Enseignement de la philosophie et création – Pierre Bertrand
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Enseignement de la philosophie et création – Pierre Bertrand
Enseignement de la philosophie et création 1 Pierre Bertrand L’enseignement ne suffit pas. Il laisse de côté toute une partie de l’expérience humaine qui ne peut s’y exprimer. Or la création, a fortiori sous la forme de l’écriture, a justement, entre autres fonctions, de donner la parole à ce qui ne l’a pas. En effet, écrire consiste à amener à la parole le non-dit, ce qui se trouve dans les coulisses, dans les marges. Certes, mon écriture peut être qualifiée de «philosophique» − ma formation, mes intérêts et mes références le sont. Néanmoins, cela demeure secondaire à mes yeux, car j’écris surtout à partir de ce que j’ignore, de ce qui m’est problématique, énigmatique. La philosophie pose spontanément des questions. L’acte d’écrire consiste lui aussi à ouvrir de nouveaux horizons. L’enseignement de la philosophie et l’écriture, pour moi, vont de pair; ils se stimulent mutuellement. En fait, l’écriture permet souvent de prolonger le discours public de l’enseignement dans des zones plus privées, voire secrètes. Il n’y a donc pas d’opposition entre les deux activités. L’écriture laisse davantage les coudées franches en s’adressant à un lectorat anonyme, permettant ainsi d’être soi-même à la fois plus singulier et plus impersonnel. Si j’aime, comme c’est le cas aujourd’hui ou dans l’enseignement, parler à des personnes que je vois, j’aime aussi être lu par des personnes qui me sont inconnues. Écrire pour moi est une hygiène. C’est une manière de faire face au défi de la réalité, quelle que soit celle-ci. Cela se passe bien au-delà de la valeur de ce que j’écris. Le point de départ est confus, obscur, informe, chaotique. Je n’ai pas de mots pour nommer ce point de départ : il insiste sourdement. Je suis certain que quelque chose de semblable se produit chez tous et toutes. Nous sommes agités, hantés par des affects obscurs situés bien en deçà de la raison. Ces affects expriment la condition humaine, mais ils le font sans l’entremise des mots. Mon défi devient dès lors le suivant : mener à la parole ces affects obscurs, leur donner une forme sans les trahir, en demeurant au plus près d’eux, de leur énigme, les éclairer tout en restant fidèle à leur obscurité. En d’autres mots, le défi 1 Conférence donnée au 4e colloque annuel de la Napac (Nouvelle alliance pour la philosophie au collège), le 4 juin 2009, au cégep de Saint-Hyacinthe consiste à ne pas recouvrir les problèmes de réponses toutes faites, telles celles fournies par la tradition et la culture. «La vie au plus près» n’est pas que le titre d’un de mes livres, c’est aussi le fil conducteur de toute ma démarche créatrice. Je n’aspire donc pas à donner des réponses, à proposer une explication, à révéler un secret − encore que cela puisse se produire partiellement en cours d’écriture. Je tente d’exprimer ce qui est ou ce qui arrive. Aussi modeste puisse sembler à première vue cette ambition, elle est démesurée. Je ne peux en venir à bout. La réalité ne cesse d’advenir − nouvelle, étonnante, déjouant mes attentes, mes connaissances et mes croyances. Alors, le mouvement de l’écriture repart de plus belle, ne pouvant jamais épuiser une réalité dont il n’est lui-même qu’«un fragment minuscule», pour employer l’expression de Spinoza. Le chemin de la création ne conduit nulle part, car il ne consiste que dans l’acte de cheminer. L’écriture aide à faire face à la réalité telle qu’elle est, aussi inépuisable, indicible ou indescriptible soit-elle. L’enseignement aussi consiste à cheminer et trouve son sens dans son acte même, bien au-delà des résultats visés. Certes, le chemin de l’enseignement est plus étroit que celui de l’écriture, mais c’est aussi un chemin de création. Dans l’enseignement, nous avons entre autres défis celui de nous faire comprendre par de jeunes adultes. Il nous faut trouver une manière, un style qui puisse transmettre assez clairement une réalité éminemment complexe et profonde; cette démarche ou ce questionnement se situe bien loin des facilités du divertissement. Une certaine passion doit se trouver au moteur de cette entreprise pour qu’elle en vaille la peine et la joie. Cette passion ou cet amour est central. Quels que soient les problèmes soulevés, c’est l’énergie d’un certain amour − amour de la vie, amour du monde, amour de l’être humain − qui permet d’empoigner les questions, de les déplacer, sinon de les résoudre. L’enseignement de la philosophie n’est pas une profession comme une autre. Nous devons nous y mettre nous-mêmes en jeu. Sur ce plan également, le lien est étroit avec l’acte d’écrire. Pour écrire, comme pour créer dans quelque domaine que ce soit − peinture, musique, danse −, nous devons donner le meilleur de nous-mêmes. Ce n’est que dans cette mesure que l’acte d’écrire peut rejoindre d’éventuels lecteurs. Il en va de même dans l’enseignement. On pourra me rétorquer que les conditions pour créer n’y sont pas bonnes, ce à quoi je répondrai que c’est presque toujours en dépit des mauvaises conditions que nous sommes amenés à créer. Les conditions sont-elles bonnes pour l’écriture philosophique au Québec? Le sont-elles pour l’enseignement de la philosophie? Qu’importe! Il nous faut aller de l’avant dans ces conditions. Ce n’est qu’ainsi que quelque chose de grand peut se produire. Ce quelque chose n’est pas attendu, encore moins invité. Il doit s’imposer. Pour ce faire, l’homme et la femme créateurs doivent y investir leur énergie vitale. Cette énergie, si elle est celle de l’amour − amour de la vie, amour du monde, amour de l’être humain −, est aussi parfois, il faut bien l’admettre, celle d’un certain désespoir. Paradoxalement, la création peut émaner d’une sorte d’impossibilité. Antonin Artaud n’allait-il pas jusqu’à dire que c’est pour sortir de l’enfer que l’homme et la femme créent? Bien sûr, Artaud pousse les choses à l’extrême, mais cet extrême, comme souvent, révèle une vérité: si tout va bien, nous n’avons pas besoin de créer. En fait, les choses ne vont jamais parfaitement bien! C’est pourquoi il y a toujours motif à création. À mon avis, une forme de malaise se trouve au moteur de la création. Elle oblige l’être humain à se dépasser, le sortant de lui-même, lui ouvrant de nouveaux horizons. Souvent, on ne voit pas le lien entre philosophie et création. La création serait le propre de l’art et de la littérature, alors que la philosophie se situerait plutôt du côté de la connaissance et de la science. Cependant, nous pouvons avoir une vision plus large de la création, de manière à y inclure aussi l’acte de connaissance ou de science, ainsi que leurs applications dans la technologie. Tout n’appartient-il pas d’une certaine façon à l’acte de créer? Certes, l’artiste apparaît comme le créateur par excellence. Mais n’est-ce pas plutôt la nature qui est le premier créateur, la culture ne pouvant que s’inscrire en elle, ainsi que tout ce qu’elle comporte − religions, philosophies, sciences, techniques, arts, littérature? La nature − et rappelons-nous qu’aux yeux de Spinoza, nature et Dieu ne font qu’un − crée à partir ou avec tout ce qu’elle est. Elle n’est d’ailleurs rien d’autre que processus de création. N’est-ce pas aussi de cette façon que l’homme et la femme doivent s’y prendre s’ils veulent que leurs créations s’approchent tant soit peu de celles de la nature? C’est avec tout leur être − avec leurs percepts, leurs affects et leurs concepts − que l’homme et la femme créent, et non seulement avec une part spécialisée de cet être, qu’on l’appelle raison, entendement ou intellect. Il est vrai qu’une certaine tendance en philosophie a insisté sur le rôle central de la raison, donnant ainsi naissance au rationalisme comme courant dominant. Cependant, cette mise en valeur de la raison s’est faite dans un contexte où la philosophie cherchait à s’imposer contre les forces du mythe ou de la religion. Le terme de «raison» a résumé l’exigence de la philosophie, sa rigueur ou sa discipline. Cependant, ce qui au départ est libérateur peut devenir à la longue une nouvelle prison. N’est-ce pas le cas de toute forme? C’est pourquoi il faut sans cesse reprendre contact avec les forces du chaos, seules capables d’enclencher un nouveau cosmos ou un nouveau mouvement de création. Ce sera tantôt tel aspect, tantôt tel autre qui prendra le dessus, car il n’est pas toujours possible de procéder avec notre être entier, tellement nous avons appris à le scinder et à le spécialiser. Cependant, au-delà du moyen d’expression particulier utilisé par le créateur − danse, peinture, musique, philosophie, poésie −, la source de la création demeure l’expérience du corps-esprit. La philosophie privilégie dans son mode d’expression les concepts, mais le point de départ de son mouvement de création comprend tout autant les percepts, notamment les pures vision et audition de la réalité telle qu’elle est, et les affects, au premier chef l’étonnement mettant en branle l’activité de questionnement. La création explore l’inconnu. Elle soulève des questions hors des sentiers battus. Elle aussi, comme la réalité, surprend. La réalité est déjà créatrice, et en créant, l’homme et la femme ne font que prendre leur place en elle. La réalité n’offre pas de réponses, mais soulève des questions, même si celles-ci sont implicites ou silencieuses − alors que les réponses, elles, se doivent d’être explicites. La réalité se présente pour l’essentiel aux yeux des humains sous la forme de l’énigme. Comment le mieux répondre à l’énigme, si ce n’est par la création? La création ne résout pas l’énigme, mais la pousse plus loin, la déplace, la transforme, trouve une solution vivante au coeur même de l’énigme, consistant justement dans une manière de faire corps avec elle, de s’en faire une alliée. L’homme et la femme, à leur façon, sont aux prises avec le chaos, l’informe, l’indistinct, l’indéterminé. Certes, les idées, les connaissances, les croyances, les formes occupent une grande place, mais ce sont elles, entre autres, que la philosophie questionne. Il nous faut donner une forme à l’informe, c’est d’ailleurs en cela que consiste l’acte de créer, mais cette forme, pour demeurer vivante, doit se tenir au plus près de l’informe, de manière à ce que celui-ci puisse étonner et inspirer de nouveau. On insiste beaucoup en philosophie sur la capacité de penser par soi-même. N’est-ce pas là une autre façon d’exprimer le lien essentiel existant entre philosophie et création? Partout où il y acte de philosopher, il doit y avoir tentative de penser par soi-même. Penser par soi-même, telle est sans doute l’expression résumant le mieux la créativité propre à la philosophie, que cette créativité s’exprime dans l’écriture ou dans l’enseignement. À cet égard, l’écriture offre sans aucun doute des possibilités plus grandes que l’enseignement. Inutile de nier que le programme d’études que nous devons respecter est contraignant. Cela dit, à l’intérieur d’un tel programme, nous avons la marge de manoeuvre nécessaire pour penser par nous-mêmes, et ne pas nous contenter de commenter les théories des grands philosophes. Non seulement enseignons-nous par ce que nous disons, mais encore enseignons-nous par notre passion. La passion se fait le plus sentir quand nous tentons de penser par nous-mêmes, au milieu de la pensée des autres, en nous engageant nous aussi dans la mêlée, en devenant nous aussi philosophes, et pas seulement professeurs de philosophie. La salle de classe se transforme alors en un lieu vivant de création. Peut-être manquons-nous d’audace dans notre enseignement, au sens où nous n’osons pas assez nous mouiller ou nous impliquer dans ce que nous disons. Il ne s’agit pas de jouer le jeu des opinions, même provocantes, ou de pratiquer le débat comme forme philosophique du divertissement. Cependant, face aux problèmes que nous soulevons, aux théories que nous exposons, nous ne pouvons manquer d’être nousmêmes partie prenante, surtout si nous voulons que nos étudiants le soient grâce à nous. Il nous faut prêcher par l’exemple, si je puis dire, faire nous-mêmes ce que nous demandons à nos étudiants de faire, être nousmêmes philosophes, s’il est vrai que l’acte de philosopher nous apparaît si essentiel. En ce sens, il nous faut sortir d’une humilité stérile, sans tomber pour autant dans une vanité, elle aussi, stérile. Il nous faut nous prendre tels que nous sommes, avec nos forces et nos faiblesses, nos capacités et nos limites, sans nous comparer aux grands philosophes du passé. D’ailleurs, ces derniers ont dû, eux aussi, apprendre à penser par euxmêmes. Comme nous, ils ont cheminé dans l’incertitude, ont trébuché, ont continué d’avancer. Ce n’est qu’après coup qu’ils ont été déclarés «grands». À leurs propres yeux, sans doute étaient-ils, comme nous, davantage sensibles à leurs faiblesses qu’à leurs forces, à leur ignorance qu’à leur savoir. Je suis convaincu que la part de création que nous faisons entrer dans notre enseignement est souvent plus formatrice que les contenus objectifs que nous nous devons de transmettre. Impossible toutefois de planifier cette part de création, puisque toute création implique une sorte d’abandon. Nous faisons tous et toutes l’expérience d’être à certains moments emportés par notre discours et de découvrir ce que nous disons presque en même temps que les étudiants. Les conditions de l’enseignement, aussi difficiles puissent-elles être par ailleurs, nous ont permis d’aller au bout de notre pensée, plus encore de l’inventer. C’est la contrainte de l’enseignement, l’obligation même de prendre la parole qui nous a amenés à cette découverte ou à cette invention. Les contraintes ne sont pas toujours mauvaises, ou si elles sont mauvaises sur un plan, elles peuvent être bonnes sur un autre, en rendant possible ce qui ne l’aurait pas été sans elles. Nous expérimentons tous et toutes cet aspect positif ou créatif de la pression ou de la tension. Des pistes stimulantes de réflexion nous viennent parfois juste avant d’entrer en classe. Elles mûrissaient en sourdine. Là encore, les voies de l’enseignement et de l’écriture se croisent. De la même manière qu’un écrivain découvre en partie ce qui sera lu en l’écrivant, le professeur de philosophie découvre ce qui sera appris en l’enseignant. Ici, l’inspiration de l’écrivain ressemble grandement à celle du professeur. Qui plus est, il arrive qu’une pratique créatrice s’exerçant dans un autre domaine facilite celle propre à l’enseignement. Comme le souffle ou l’esprit, l’inspiration ne connaît pas les frontières. Pour créer, il faut plonger, abandonner nos balises, oser. Craignons-nous d’échouer? Le seul échec à mes yeux est de ne pas oser créer. Le cadre institutionnel ne doit surtout pas étouffer notre vitalité, la lettre de la loi, notre esprit créateur. À nous de faire une juste évaluation de ce qui est en jeu. À nous de nous demander ce qui importe le plus dans l’acte d’enseigner, ce qui est le plus formateur. Qu’est-ce que les étudiants apporteront avec eux? Qu’est-ce qui les aura touchés ou affectés en profondeur, au point de ne plus faire qu’un avec eux? N’oublions jamais la nature même de la philosophie qui est de s’adresser à ce qu’il y a de fondamental en l’humain. N’oublions pas le sens même de ce que nous faisons. La philosophie peut avoir mauvaise presse, on peut ne pas trop savoir à quoi elle sert, elle ne cesse pourtant d’insister en soulevant les questions essentielles que tous les humains se posent, dans toutes les langues, et même silencieusement. Si proche de l’être humain, il n’est pas surprenant que la philosophie apparaisse aussi étrange, aussi énigmatique que lui. Nous pouvons, en tant que philosophes et que professeurs de philosophie, souffrir d’un manque de reconnaissance sociale, mais sachons être secrètement reconnus par la part humaine et vivante de ceux et celles à qui nous parlons dans nos classes. Par-delà les règles, les programmes, les compétences et les objectifs, tentons de toucher l’être humain dans les parts secrètes, silencieuses, laissées pour compte de lui-même. Ce rôle que nous avons est très précieux, même s’il n’est pas toujours estimé à sa juste valeur. L’enseignement de la philosophie donne le privilège d’entrer en contact sur un plan fondamental avec de jeunes êtres humains. Si nous savons y mettre le meilleur de nous-mêmes, il n’y a pas de doute que nous saurons en toucher certains d’une manière essentielle. C’est aussi cela, la création.