La mise en œuvre homogène de la jurisprudence
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La mise en œuvre homogène de la jurisprudence
Visite d’une délégation de la Cour administrative fédérale allemande du 4 au 6 mars 2012 * « La mise en œuvre homogène de la jurisprudence au sein de la juridiction administrative française » * Par Bernard STIRN, président de la Section du contentieux du Conseil d’Etat Le doyen Carbonnier a défini la jurisprudence comme « l’autorité de ce qui a été constamment jugé dans le même sens », soulignant par là la nécessité pour le juge de veiller à l’homogénéité dans l’espace et dans le temps de ses propres décisions, non seulement pour assurer l’équilibre du système juridique et administratif dans son ensemble, mais aussi pour consolider sa crédibilité auprès des requérants par la qualité de la justice qu’il rend. Toutefois, eu égard aux évolutions inévitables – et même souhaitables – d’ordre institutionnel, politique, économique, social, sociétal ou environnemental, homogénéité ne peut signifier immobilité jurisprudentielle. Le juge est aussi conduit à opérer des revirements de jurisprudence qui rompent avec la continuité des solutions traditionnelles. Il résulte de ces revirements non pas un déséquilibre mais au contraire un nouvel état de stabilité, preuve de la fonction de régulation sociale du juge. La tension qui existe entre, d’une part, l’exigence de stabilité et d’unité, et d’autre part, le devoir d’évolution et de créativité de la jurisprudence, se retrouve au cœur des deux grandes conceptions théoriques du rôle du juge. Dans la conception française, inspirée par Montesquieu, le juge est un « être inanimé » qui n’est que la « bouche qui prononce les paroles de la loi » (L’Esprit des Lois, 1748) alors que dans la conception anglo-saxonne, formalisée par Blackstone, il est davantage un « oracle vivant » (Commentaries on the laws of England, 1765-1769). Ces divergences de vues se retrouvent aujourd’hui dans l’approche différenciée que développent les juges français et les juges anglo-saxons en matière d’opinion dissidente : en droit français, le principe du secret du délibéré en interdit l’expression alors que le droit anglo-saxon la pratique largement. Les conceptions française et anglaise tendent néanmoins à se rejoindre dès lors que, implicitement ou explicitement, tout système jurisprudentiel s’autorégule autour de la règle du précédent, qui lie le juge, mais à laquelle il peut malgré tout déroger (« distinguishing »), sous réserve d’une motivation suffisante, comme l’exige la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH, 14 janvier 2010, Anatasovski c/ République yougoslave de Macédoine). Dès lors, la fonction de juger donne nécessairement lieu à un travail d’interprétation de la norme qui implique une mise en œuvre homogène de la jurisprudence par le juge. En France, l’ordre juridictionnel administratif est fortement attaché à l’unité de jurisprudence, ce qui exclut toute dissidence, mais n’interdit pas pour autant la prise d’initiative des tribunaux administratifs ou des cours administratives d’appel. L’impératif d’unité et de stabilité de la jurisprudence peut s’analyser à un triple niveau : à l’intérieur du Conseil d’Etat (1), pour l’ensemble de la juridiction administrative (2) et vis-à-vis des autres juridictions (3). * 1/ A l’intérieur du Conseil d’Etat, l’unité de jurisprudence aurait pu être compromise par le grand nombre des décisions rendues et par la diversité des formations de jugement. Le Conseil d’Etat statue sur un peu plus de 9.000 affaires chaque année. En fonction de la difficulté de l’affaire, le jugement est rendu sous forme d’ordonnance par un juge unique ou par des formations collégiales qui groupent habituellement 3 ou 9 juges, de manière plus exceptionnelle 15 ou 17 pour les formations 1 supérieures. Ainsi, en 2012, sur les 9.131 affaires réglées par le Conseil d’Etat, 4.264 l’ont été par ordonnance d’un juge unique, 3.610 par l’une des dix sous-sections jugeant seules (composées de trois juges), 1.232 par des sous-sections réunies (neuf juges), 15 par le Section du contentieux (quinze juges) et 10 par l’Assemblée du contentieux (17 juges). Le Conseil d’Etat est néanmoins très attaché à l’unité de sa propre jurisprudence. Les réunions de la troïka, la hiérarchie des formations de jugement, les actions du Centre de recherches et de diffusion juridiques (CRDJ) permettent de l’assurer. a/ La « troïka » réunit chaque mardi le président et les trois présidents adjoints de la section du contentieux – il n’y avait auparavant que deux présidents adjoints, mais le nom de « troïka » est resté. Instance informelle, qui n’est prévue par aucun texte, la troïka veille à éviter toute discordance jurisprudentielle. Le président et les présidents adjoints de la section président en effet les formations de jugement à 9. Les présidents adjoints relisent en outre les décisions des formations à 3 avant qu’elles ne soient rendues. Lors de la réunion de la troïka, chacun informe les autres des décisions délibérées la semaine précédente sous sa présidence. Les présidents adjoints peuvent aussi faire part d’hésitations qu’ils éprouvent devant une solution retenue par une formation à 3. La troïka intervient ainsi après le stade du délibéré mais avant que la décision soit rendue. Elle ne peut pas modifier une solution mais en cas de difficulté, elle invite une formation de jugement à délibérer de nouveau. Elle peut aussi décider de renvoyer l’affaire à une formation supérieure, section ou assemblée, dans le cadre de la hiérarchie des formations de jugement. b/ Les différentes formations de jugement (juge unique, formations à 3, 9, 15 ou 17) se trouvent hiérarchisées entre elles. Par ordonnance ou dans une formation à 3 ne sont tranchées que des affaires simples, dont la solution s’impose dans le cadre d’une jurisprudence établie. Les formations à 9 tranchent des questions de droit nouvelles et importantes mais elles doivent respecter la jurisprudence. Seules les formations à 15 ou à 17 peuvent décider d’évolutions par rapport à des solutions antérieurement retenues. c/ En troisième lieu, le Centre de recherches et de diffusion juridiques du Conseil d’Etat, anciennement Centre de documentation, dirigé collégialement par trois maîtres des requêtes, auprès desquels travaille également un magistrat administratif, contribue à la cohérence de la jurisprudence administrative. Il dispose pour cela de plusieurs outils. Avant chaque audience des formations supérieures, l’élaboration et la diffusion des « feuilles vertes », en liaison avec les rapporteurs publics, permettent de rappeler à l’ensemble des membres de la juridiction les questions de droit et de fait qui se posent ainsi que la jurisprudence applicable. Les responsables du Centre, qui assistent aux délibérés, consignent ensuite la teneur des débats du délibéré dans leurs « notes de délibéré », sous le sceau de la confidentialité. Pour les affaires les plus importantes, ils contribuent à expliciter le raisonnement de la formation du jugement dans la chronique qu’ils tiennent régulièrement dans la revue l’Actualité juridique - droit administratif. Ils sont également chargés de procéder à l’analyse, au fichage, au classement et à la diffusion de la jurisprudence du Conseil d’Etat, concourant ainsi à la rendre plus accessible et plus compréhensible, non seulement pour l’ensemble de la juridiction administrative et les professionnels du droit, mais aussi plus largement pour les citoyens et les requérants. Le CRDJ diffuse largement les conclusions des rapporteurs publics. Pour les décisions, plusieurs supports de diffusion – papier ou numérique – sont utilisés : les « feuilles roses », le recueil Lebon, les bases de jurisprudence Ariane, en interne, ArianeWeb, sur le site Internet du Conseil d’Etat ou Jade, sur le site Légifrance. Le Centre effectue en outre un travail de veille juridique et offre au Conseil d’Etat un regard sur les autres juridictions grâce aux études de sa cellule de droit comparé. * 2 2/ Vis-à-vis de l’ensemble de la juridiction administrative, la cohérence jurisprudentielle est garantie par plusieurs mécanismes. a/ Les liens entre les trois degrés de la juridiction administrative (tribunaux administratifs, cours administratives d’appel et Conseil d’Etat dans ses fonctions contentieuses) sont nombreux. Le vice-président visite régulièrement les tribunaux et les cours et le président de la section du contentieux l’accompagne dans ces déplacements. A l’occasion de « visites du contentieux », les membres de la section du contentieux, se rendent également dans les tribunaux et les cours, sous la conduite d’un président de sous-section, d’un président adjoint ou du président de la section. Chaque trimestre, le président de la section réunit les présidents de cours administratives d’appel. Il entretient des contacts réguliers avec le chef de la mission d’inspection, le secrétaire général des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel et l’ensemble des chefs de juridiction. b/ L’unité de la jurisprudence administrative est également rendue possible par la possibilité ouverte aux tribunaux administratifs et aux cours administrative d’appel de poser au Conseil d’Etat des questions de droit. Ainsi, dès lors qu’une requête soulève une question de droit nouvelle ou présente une difficulté sérieuse et se pose dans de nombreux litiges, les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel peuvent, avant de statuer, transmettre le dossier de l’affaire au Conseil d’Etat qui l’examine dans un délai de trois mois. La décision au fond ne peut être rendue qu’après l’avis du Conseil d’Etat. c/ Pour faire face aux contentieux de masse qui comportent le triple risque de l’augmentation des stocks, de l’allongement des délais de jugement et de la divergence des solutions jurisprudentielles, a été mis en place le dispositif « Juradinfo ». Il s’agit d’un système de partage et d’exploitation de l’information juridique, régulièrement mis à jour, auquel participent toutes les juridictions administratives en vue de signaler l’existence de « séries » de requêtes portant sur le même sujet. Afin d’éviter l’encombrement qui résulterait du traitement simultané d’un même problème juridique par les différentes juridictions saisies, certaines requêtes « pilotes » sont instruites en priorité afin de déterminer une réponse jurisprudentielle uniforme et cohérente qui permettra de juger les autres requêtes avec harmonie. Chaque trimestre, le président de la section du contentieux préside le comité de pilotage de Juradinfo, auquel participent plusieurs chefs de juridiction. * 3/ Enfin, le juge administratif veille à la cohérence de sa jurisprudence avec celle des autres juges, dans l’ordre interne comme dans l’ordre externe. a/ Avec les juridictions de l’ordre judiciaire, les conflits de compétence, en nombre au demeurant limité, sont tranchés par le Tribunal des conflits, composé à parité de conseillers d’Etat et de conseillers à la Cour de cassation. Ce tribunal, définitivement instauré par la loi du 24 mai 1872, est un important lieu de dialogue et d’articulation des jurisprudences, au-delà des seules questions de compétence. Le système des questions préjudicielles établit quant à lui un dialogue des juges entre la juridiction administrative et la juridiction judiciaire en permettant au juge saisi à titre principal, confronté à titre incident à une difficulté d’interprétation ou d’appréciation de la légalité d’un acte qui ne relèverait pas de sa compétence, de surseoir à statuer en attendant que l’ordre de juridiction réponde à son renvoi préjudiciel. Récemment assoupli par le Tribunal des conflits dans sa décision TC, 17 octobre 2011, SCEA du Cheneau au nom du principe de bonne administration de la justice, le système des questions préjudicielles offre désormais la possibilité au juge saisi à titre incident d’une question ne relevant pas de sa compétence, de constater lui-même une illégalité manifeste au vu de la jurisprudence établie de l’autre ordre de juridiction, sans procéder à un renvoi préjudiciel. Les exigences de constance et de clarté de la jurisprudence rejoignent ici le souci de célérité de la justice. 3 b/ De nombreuses questions se posent en partage au juge administratif et au juge constitutionnel, en matière notamment de délimitation du domaine de la loi et du règlement, de contentieux électoral et d’application des principes de valeur constitutionnelle. Entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat, une écoute attentive assure la cohérence des jurisprudences. Depuis 2010, la question prioritaire de constitutionnalité renforce encore le dialogue entre les deux institutions. c/ L’unité de la jurisprudence doit de plus en plus être assurée au niveau européen. Comme tous les juges de l’union, le juge administratif est de plus en plus en dialogue avec la Cour de justice de l’Union européenne, par l’intermédiaire notamment des questions préjudicielles, et avec la Cour européenne des droits de l’homme. Notre réunion d’aujourd’hui témoigne d’ailleurs du besoin croissant d’échanges avec les autres cours suprêmes européennes. Au travers du droit de l’Union, du droit de la convention européenne des droits de l’homme et des droits nationaux, l’influence croisée des jurisprudences contribue à l’homogénéisation du droit public au niveau européen. * En conclusion, l’exigence d’unité et de stabilité de la jurisprudence, qui doit être combinée avec un certain degré d’évolution et de créativité, vise à prévenir toute forme d’incohérence involontaire qui aurait pour conséquence de nuire à la qualité de la justice comme à la sécurité juridique. Elle ne peut aujourd’hui être satisfaite sans dialogue entre de nombreux juges, nationaux et européens, qui ont pour office commun de veiller à l’homogénéité de leurs jurisprudences afin de construire ensemble un droit public européen cohérent. 4