territoires enquete_s_m_s_s_politiques - Maire-Info

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territoires enquete_s_m_s_s_politiques - Maire-Info
Territoires
Enquête
Quand les territoires ruraux
deviennent des terres d’asile
Le ministre de l’Intérieur veut mieux répartir les centres d’accueil de
demandeurs d’asile (CADA), en ciblant les départements plus ruraux.
Certains bourgs ruraux font figure de précurseurs en accueillant un CADA.
« C’était économiquement
intéressant »
La présence de CADA dans des villages comme
Carla-Bayle, Lagrasse, « plus beau village de
France » au milieu des Corbières davantage
réputé pour son abbaye bénédictine, ou
Chambon-le-Château dans le rural profond de
la Lozère surprend et interroge. Mais « les demandeurs d’asile n’y souffrent pas plus que le reste de
la population de l’isolement ou de l’éloignement
de services. Ce qui compte c’est de prévoir un mini-
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mum leur accueil », réagit Pierre Henry, délégué
général de France terre d’asile. Quant aux communes, elles y trouvent aussi leur intérêt.
À Carla-Bayle, c’est le préfet qui recherchait
un lieu propice à l’installation d’un CADA en
Ariège. « Personne n’en voulait, il s’est donc
retourné vers nous qui avions un foyer de jeunes
travailleurs vide », explique Jean-Luc Couret. Les
murs étaient déjà propriété d’ADOMA. « Le village patrie de Pierre Bayle, philosophe de la tolérance, ne pouvait pas refuser », ajoute le maire. En
revanche, il a posé deux exigences, acceptées : la
première était que les enfants puissent être scolarisés dans des conditions normales. « J’avais
eu la puce à l’oreille en me rendant dans un CADA
proche de Carcassonne où il y avait des problèmes
d’intégration des enfants à l’école. J’ai donc
demandé l’octroi d’une classe français langue
étrangère (aujourd’hui dite CLIN). » Son ouverture profite depuis à d’autres enfants étrangers
vivant dans les environs.
Deuxième exigence : que soit prévu un
transport à la demande pour que les demandeurs d’asile puissent se rendre vers les commerces extérieurs. « Carla-Bayle ne compte
qu’une boulangerie-épicerie. Sans voiture, il était
impensable qu’ils puissent donc faire un minimum de courses de façon autonome », justifie
l’élu qui a obtenu des aides de la région MidiPyrénées et du département pour monter ce
service, sous gestion municipale.
Aujourd’hui maire de Chambon-le-Château,
Michel Nouvel se rappelle aussi très bien les premiers pas du CADA en 2003, date à laquelle les
premiers enfants ont été inscrits à l’école dont
il était le directeur. « France terre d’asile (gestionnaire de ce CADA) cherchait une commune
dans notre département. Le maire de l’époque a
sauté sur l’occasion. Le village avait perdu
40 emplois avec la fermeture d’un établissement
Une poussée
des Balkans
© Franck Perry/AFP
C
e maire d’une commune de 2 000 habitants au cœur du Limousin ne se doutait pas qu’il déclencherait autant de
réactions en évoquant, lors de ses vœux
de 2013, l’ouverture d’un centre d’accueil de
demandeurs d’asile (CADA) dans la commune.
« J’ai entendu un tas de bêtises, que 200 à
300 Roms allaient débarquer », déclare-t-il. Si
la polémique a été « aisément démontée », depuis,
le maire ne veut plus souffler mot du projet.
En tout cas tant qu’il n’a pas de retour de la
préfecture à la suite de l’appel à projets pour
la création d’un CADA de 80 places, dont ADOMA
(ex-Sonacotra) pourrait être gestionnaire.
Pour le maire, le calcul est pragmatique :
redonner vie à une partie des bâtiments d’un village de vacances, recevoir un loyer (la commune
étant propriétaire), créer six ou sept emplois (1).
Le maire s’était déplacé en Ariège, visiter un
CADA rural ouvert depuis plus de douze ans.
« Un centre bien intégré », mentionne ADOMA
(qui en assure la gestion) dans son rapport d’activité 2012. Ce que le maire du village de CarlaBayle, Jean-Luc Couret, confirme sans une once
d’hésitation. Les demandeurs d’asile comptent
ici pour 10 % de la population : 74 sur les
774 habitants de la commune.
Selon le dernier rapport d’activité de
l’OFPRA (Office français de protection
des réfugiés et des apatrides), instance
chargée de l’examen des demandes
d’asile, 1  demandes ont été déposées
en 1 (dont   premières
demandes et   réexamens). Ce
nombre augmente régulièrement depuis
cinq ans, mais cette augmentation tend
à « s’amenuiser ». Les demandes de
personnes originaires des Balkans
(Albanie, Kosovo, Géorgie) et du Pakistan
progressent fortement. La République
démocratique du Congo reste en tête des
pays d’origine des demandes déposées.
En 1, la France a accordé 1  statuts
de demandeurs d’asile, derrière
l’Allemagne ( ), la Suède (1 )
et le Royaume-Uni (1 ).
© Antonio Gravante/Fotolia
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d’accueil de jeunes sous mesure de justice. Cela
permettait de recaser un peu de personnel,
même quatre emplois c’est important pour une
commune de 300 habitants », témoigne-t-il. Le
CADA ne s’est pas installé dans l’ancien centre
mais a investi des logements sociaux réhabilités
par la commune et le parc privé après un appel
à la population. « C’était économiquement intéressant et cela a facilité l’intégration de la structure dans la vie du village », souligne Michel
Nouvel.
« On s’enrichit plus sûrement par la rencontre avec d’autres cultures que fiscalement
par la présence d’un CADA », reprend toutefois Jean-Luc Couret. Comme lui, René
Mathonière, maire de Montmarault dans
l’Allier, minimise l’impact économique – une
poignée d’emplois créés, des retours limités
sur les commerces locaux quand ils existent –
mais il ne le néglige pas. « Cela aide ! » Particulièrement pour le maintien de services publics
comme la poste ou l’école. Mais si tous ont
demandé un poste d’enseignant français
langue étrangère, tous ne l’ont pas obtenu.
Chambon-le-Château aura dû attendre près
de cinq ans. À Étrochey (238 habitants, Côted’Or), on l’espère encore. En attendant, la scolarisation de ces enfants non francophones
au pôle scolaire voisin « pose des soucis »,
relève la maire, Liliane Parisot.
Cela ne l’a pourtant pas amenée à s’opposer à la
récente demande d’extension du CADA installé
sur sa commune. Il est vrai que son opposition
n’aurait été que de faible poids. « Nous ne
sommes en effet pas obligés de demander l’avis
des communes », explique Hubert Bodet, directeur du seul CADA de la Meuse, à Clermont-enArgonne (120 places réparties sur deux autres
sites urbains). Il a néanmoins tenu à rencontrer
les maires concernés par la demande d’extension
du CADA parce que « nous devons avoir une relation de confiance et de proximité avec les élus »
et parce qu’il faut aussi désamorcer les rumeurs
qui s’affolent dès qu’un projet émerge...
Or, partout, que les maires aient été à l’origine
Le taux de reconnaissance
de l’ouverture d’un du statut de réfugié est
CADA ou aient été meilleur pour les
placés devant le fait personnes logées en
CADA (près de  %).
accompli comme à
Montmarault dans
l’Allier, il a fallu désamorcer cette « petite bombe »
faite de craintes, de préjugés, de méconnaissance.
À Montmarault, le maire, René Mathonière, se souvient d’avoir «entendu de tout » lors de la réunion
publique organisée pour présenter le CADA à la
population à l’été 2010. « Mais la réalité a démontré que ces craintes n’étaient pas fondées et tout se
passe très bien », observe-t-il aujourd’hui. L’élu
vient d’ailleurs de témoigner de son expérience à
l’appel d’une commune de Corrèze qui souhaite
Les missions d’un CADA
Un centre d’accueil de demandeurs d’asile
(CADA) offre un hébergement, un suivi administratif (pour la procédure de demande d’asile), un
suivi social et une aide financière alimentaire
aux demandeurs d’asile titulaires de l’autorisation provisoire de séjour ou du récépissé de trois
mois (renouvelable). La durée du séjour est liée
à celle de l’étude de leur dossier par l’OFPRA et
la Cour nationale du droit d’asile (en cas de
recours). L’État finance les CADA, en application
de la Convention de Genève de 11. Le taux
de reconnaissance du statut de demandeur
d’asile est meilleur pour les personnes hébergées en CADA (près de  %) « grâce à l’accompagnement dont ils bénéficient pendant la procédure », soutient Pierre Henry, délégué général
de France terre d’asile. Seuls un tiers des demandeurs d’asile y bénéficient d’une place.
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Territoires
Enquête
© Bertrand Langlois/AFP
Un système à bout de souffle
Si les centres d’accueil des demandeurs d’asile
(1 1 places) « devraient être la norme pour
l’hébergement », ils « sont totalement saturés,
seuls  % des demandeurs en bénéficient »,
reconnaissait le ministre de l’Intérieur (qui a la
charge de l’asile) lors de l’installation d’une
concertation nationale sur la réforme de l’asile,
le 1 juillet dernier. Confiée au député Jean-Louis
Touraine et à la sénatrice Valérie Létard, cette
concertation vise entre autres à revoir ces
questions d’hébergement. Ses conclusions sont
attendues pour fin octobre. À défaut de places
suffisantes en CADA, les demandeurs d’asile se
reportent sur les dispositifs d’urgence (plus de
  places), aussi saturés.
l’implantation d’un CADA pour « dynamiser sa
commune » en lieu et place d’une maison de
retraite abandonnée.
À Montmarault, les élus ont pourtant tenté au
départ de baisser le nombre de places accordées à
40 plutôt qu’à 60 « de crainte des replis communautaires », mais aujourd’hui René Mathonière
observe que le nombre n’a pas compliqué l’intégration : « La diversité des nationalités la facilite au
contraire. »Le maire a « surtout compris qu’en deçà
de 60 places, ce genre de centre est difficilement
viable ». Il a d’ailleurs été déjà agrandi de 20 places.
Les CADA doivent faire avec un prix de journée
versé par l’État qui a fondu de près de 10 % en trois
ans. En moyenne de 24 euros par jour et par personne accueillie. Ce qui comprend l’hébergement,
l’accompagnement administratif et social. Autant
dire que partout on cherche à mutualiser les frais…
Aussi, alors que certains projets ont été vivement contestés par la population il y a quelques
années, aujourd’hui, certains pleureraient
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Comme le confirme le ministère, l’État ne parvient donc
« à héberger que la moitié des
demandeurs d’asile ». C’est
régulièrement que les journaux
dressent le récit de familles à la
rue, squattant des immeubles.
Cela a valu encore récemment
à la France d’être vertement
condamnée par le Haut commissariat aux réfugiés pour les
conditions dans lesquelles
vivaient des réfugiés dans une
ancienne boucherie industrielle de Dijon.
Depuis novembre 1, plusieurs appels à projets ont été lancés pour augmenter l’offre
en CADA de   places.   nouvelles
places devaient ouvrir cet été. L’ouverture de
  autres a été repoussée au lendemain des
municipales 1. Dans son dernier appel
à projets, le ministère a ciblé 1 départements
prioritaires, essentiellement ruraux, de façon
à « déconcentrer les flux ». D’après une évaluation faite par la Coordination nationale asile
(un collectif d’associations), les nouvelles
places procéderaient le plus souvent d’extension
de CADA existants, de 1 à  places, que
d’ouverture de nouveaux.
presque à l’idée que le CADA plie bagages pour
la ville. Un contraste récurrent observé par
Pierre Henry à France terre d’asile qui loue la
détermination et l’exercice de pédagogie accompli par certains maires.
Implication des résidents
dans la vie du village
À Chambon-le-Château, Michel Nouvel se souvient de « ces reproches visant ces parents oisifs,
assis sur les bancs ou ne faisant pas vivre le boucher du village ». « C’était au tout début. Une fois
que l’on explique que les demandeurs d’asile n’ont
pas le droit de travailler, qu’ils ont une allocation
d’attente qui ne leur permet pas de faire leurs
courses dans les petits commerces locaux, tout
cela s’apaise », témoigne-t-il. Comme d’autres
maires, il loue le travail d’accompagnement des
CADA qui facilite cette intégration, en poussant à
l’implication des résidents dans la vie du village.
Ici, des réfugiés ont siégé au conseil d’école. Là, les
mamans accompagnent les sorties scolaires. À
Étrochey, les demandeurs d’asile ont aidé à
déblayer les dégâts provoqués par la tornade
qui a frappé le bourg cet été.
À Bussières-et-Pruns (421 habitants, Puyde-Dôme), les résidents du CADA sont bénévoles
dans des associations comme le Secours catholique, le Secours populaire, participent au jardin potager. « C’est presqu’une obligation, relève
Fatima Bezli, directrice de ce CADA géré par
Emmaüs. Le temps est long, la durée du séjour
se prolonge plus facilement sur deux ans compte
tenu de la lenteur des procédures. S’occuper permet à certains de retrouver de la dignité. »
Un demandeur d’asile ne peut ni entrer en
formation, ni travailler, sauf à obtenir une dérogation au delà d’une année de présence en CADA,
ce qui dépend en outre des tensions sur le marché local de l’emploi. Un sésame que certains
CADA obtiennent, pour des chantiers agricoles
ou d’insertion comme à Bussières-et-Pruns, pour
des CDD dans un abattoir de volailles comme à
Carla-Bayle. « Nous avons obtenu des autorisations
de travail qui sont tombées à point nommé pour
conforter l’entreprise qui ne trouvait pas de maind’œuvre locale »,relève Jean-Luc Couret. Quelquesunes de ces recrues ont même été embauchées
en CDI une fois leur situation stabilisée.
Quand des familles sont déboutées de leur
demande d’asile, les migrants doivent, selon la loi,
quitter le centre dans un délai d’un mois (dans les
trois mois si elles obtiennent le statut de réfugié).
Certains élus craignaient que cela «se passe mal»,
la réalité est autre. « Les CADA travaillent dès l’arrivée des familles à la préparation de leur départ »,
explique Pierre Henry. En général, leur départ se
passe donc « sans histoire », ce qui ne signifie pas
« sans douleur », interrompent plusieurs élus. Dans
de rares cas, des maires reconnaissent s’être impliqués pour soutenir une ou deux familles, qui
finalement ont obtenu un titre de séjour. Ce fut le
cas à Carla-Bayle, « malgré la pression mise sur
ma tête d’encourir des poursuites pour aide au
séjour irrégulier », sourit aujourd’hui Jean-Luc
Couret. Ailleurs, on préfère ne pas en parler. « C’est
du cas par cas, les maires ne veulent pas que cela
se sache », confient des responsables de CADA.
Quant à ceux qui obtiennent le droit de vivre en
France, certains décident de rester vivre dans la
région. À Bussières-et-Pruns, une migrante rêve de
reprendre la boulangerie du village à l’abandon.
Emmanuelle STROESSER
(1) Le taux d’encadrement doit être compris entre un ETP pour
dix et un ETP pour quinze personnes accueillies.