Le gaz naturel, un service public ? Analyse des disparités entre

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Le gaz naturel, un service public ? Analyse des disparités entre
Sujet d'expert n°3
Le gaz naturel, un service public ?
Analyse des disparités entre départements
Moins onéreux que l'électricité et le propane, plus écologique que le fioul, le gaz naturel est
aujourd'hui l'énergie de chauffage préférée des Français1. Symbole de modernité dans les Trente
Glorieuses, le raccordement au gaz naturel est alors le souhait de nombreuses communes.
Aujourd'hui, avec ses 37 000 kilomètres de long, le réseau de transport et de distribution de gaz
permet à 77% de la population française d’avoir accès au gaz, mais ne dessert pourtant que 26% des
communes.
Ces chiffres cachent naturellement de profondes inégalités entre les territoires. A titre d'exemple, le
taux de raccordement des communes est de 83% dans les Bouches-du-Rhône, alors qu'il est égal à
zéro dans la Lozère, pourtant l'un des départements où les besoins en chauffage sont les plus
importants.
Ces variations spectaculaires ont des origines multiples. En 1946, lorsqu'il nationalise les activités
gazières pour créer Gaz de France, l'Etat inscrit le développement du réseau national gazier dans une
mission de service public. Il est cependant conscient que son installation coûte cher (à potentiel
identique, le transport du gaz coûte 5 fois plus cher que celui du pétrole), et qu'il s'agit d'un produit
substituable dans pratiquement tous ses usages. C'est pourquoi la carte actuelle des raccordements
est le résultat de plusieurs arbitrages, dans lesquels l'histoire du développement du réseau de
transport joue un rôle central.
1
BatiEtude (2014) : 52% des nouveaux logements sont équipés d'un chauffage au gaz
Taux de raccordement des communes au réseau de gaz naturel par département. La médiane est de
22. Pour accéder à la carte animée, rendez-vous sur l'article en ligne.
Paris et périphérie : des taux de raccordement record
Sur la carte ci-dessus, on remarque une forte corrélation entre les départements profitant de forts
taux de raccordements et l'emplacement des grandes aires urbaines. Cette tendance prend sa source
au 19e siècle, quand les grandes villes ont commencé à faire recours au gaz de ville pour l'éclairage
urbain. Par la suite, Gaz de France a favorisé le raccordement au réseau des grandes villes qui ne
l'étaient pas encore, de sorte à ce qu'aujourd'hui, l'essentiel des communes de plus de 10 000
habitants sont raccordées au gaz naturel. La proximité avec d'autres communes disposant du gaz
facilite également le raccordement. Pour ces raisons, les départements comportant une ou plusieurs
grandes aires urbaines profitent d'un taux de raccordement systématiquement très élevé.
Sur les 12 départements comptant la plus grosse proportion de communes raccordées au gaz, on
trouve les 10 départements les plus densément peuplés.
Département
Proportion
de Classement de densité
communes raccordées de population
au gaz
Val-de-Marne
Seine-Saint-Denis
Hauts-de-Seine
100
100
100
4
3
2
Paris
Essonne
Nord
Bouches-du-Rhône
Val-d'Oise
Yvelines
Seine-et-Marne
Rhône
Loire-Atlantique
100
87
86
83
68
67
61
61
54
1
6
9
10
5
7
14
8
19
Dans ce classement, on trouve Paris ainsi que les sept départements qui entourent la capitale par
deux cercles concentriques. Les départements d'Ile-de-France, avec leur taille réduite et leur forte
densité de population, ont vu 100% de leurs communes raccordées au gaz naturel. Autour de l'Ile-deFrance, les départements de l'Essonne, du Val-d'Oise, des Yvelines et de la Seine-et-Marne ont
profité de leur appartenance à la zone urbaine métropolitaine.
Le développement des réseaux de distribution de gaz dans les grandes villes, au milieu du 19e siècle,
coïncide avec l'entrée en exploitation des gisements de houille et la construction des premières
usines à gaz. Durant l'entre-deux-guerres, la coïncidence d'une forte densité de population et de la
présence de nombreux gisements de houille a même incité les autorités à mettre en place des
réseaux de transport de gaz de ville, permettant ainsi de desservir tout un groupe de communes à la
fois. L'Ile-de-France, dont les cokeries concentraient en 1946 40% de la production gazière française,
a été la première région à se doter d'une ébauche de réseau de transport.
Deux autres territoires ont mis en place précocement un réseau de transport de gaz significatif, qui a
constitué la base d'un développement important à partir de 1946. C'est le cas des départements du
Nord et du Pas-de-Calais, qui comptaient de nombreuses mines et qui enregistrent aujourd'hui
respectivement 86% et 42% de villes raccordées au gaz naturel, ainsi que du département du Rhône,
qui compte 61% de villes raccordées dont la métropole de Lyon.
L'empreinte du gisement de Lacq
La constitution d'un réseau national de transport gazier sous l'égide de l'Etat a véritablement débuté
en 1958, suite à la découverte en 1951 du gisement de gaz naturel de Lacq, dans les PyrénéesAtlantiques (Aquitaine). Ce fut la découverte sur le sol français d'une source d'énergie plus rentable
que le gaz de ville, non toxique contrairement à ce dernier, et disponible en abondance. La seule
complication tenait dans le fait que le gisement de Lacq était très éloigné par rapport aux grandes
agglomérations consommatrices de gaz.
Le réseau de transport de gaz en 1964 : les lignes épaisses représentent le réseau de gaz naturel, et
les lignes fines représentent le réseau de gaz de houille.
Le plan était d'une part de déployer le réseau pour desservir les grandes agglomérations proches :
Bordeaux (en Gironde, qui compte aujourd'hui 40% de villes raccordées), et Toulouse, 4e plus grosse
ville de France. Si les entreprises ont été incitées à s'installer dans les départements proches de Lacq
via des tarifs du gaz attractif, la situation excentrée et la faible densité de population semblent avoir
fortement réduit le développement du réseau de gaz sur ces territoires du Sud-Ouest.
L'ambition première de l'Etat était de raccorder les grandes agglomérations de la partie Nord du
pays, seules capables de procurer un débouché aux 10 millions de mètres-cubes par jour produits par
le gisement de Lacq. En plus de la zone de Paris, les gros pôles les plus fortement raccordés furent les
aires urbaines les plus proches : celle de Lyon (3e ville de France, département du Rhône et
limitrophes) et celle de Nantes (département de Loire-Atlantique).
Pour raccorder ces zones, le réseau de transport a été déployé à travers une série de départements
ayant une densité de population faible ou moyenne. Dans les premières années du déploiement du
réseau, il était plus fréquent qu'aujourd'hui pour une commune de demander et d'obtenir son
raccordement au réseau de transport, ce qui explique pourquoi ces départements disposent
aujourd'hui d'une desserte de gaz plus complète comparativement à leur densité de population. Le
développement du gaz naturel sur le territoire français a par la suite été freiné par deux facteurs
majeurs : d'une part, l'apparition dans les années 1970 du chauffage électrique alimenté par l'énergie
nucléaire à moindre coût ; d'autre part, en 1985, le vote d'une loi fixant un objectif de rentabilité
pour le déploiement du réseau ainsi qu'un seuil minimum de population pour le raccordement d'une
commune au réseau.
Pour mettre en évidence ces disparités, Selectra propose l'indice gazpop, qui consiste en la formule
suivante :
gazpop = C - D + 50
où
C est le classement du département pour la proportion de communes raccordées
D est le classement du département pour la densité de population
Indice gazpop par département. Pour accéder à la carte animée, rendez-vous sur l'article en ligne.
Alors que l'indice gazpop évolue de 1 à 100 selon les départements, on observe que plus de la moitié
des départements (50 sur 96) ont un indice gazpop compris entre 40 et 60. C'est le cas des
départements les plus peuplés, que nous avons déjà étudiés - Paris (50), Rhône (48), Pas-de-Calais
(51), le Val-d'Oise (47) - mais aussi d'autres départements moins densément peuplés qui ont
également un gazpop proche de 50 - Corrèze (47), Haute-Vienne (52), Vendée (52), et de nombreux
autres. Cela souligne la corrélation entre la densité de population et le taux de desserte en gaz
naturel.
En revanche, le gazpop est en moyenne bien plus élevé dans les départements ayant profité du
passage du réseau de transport dans les années 1960. Sur la ligne de transport raccordant Lyon, on
compte la Saône-et-Loire (gazpop 92), l'Allier (79), la Nièvre (78) et le Puy-de-Dôme (71). Sur la ligne
de Paris, on compte le Loir-et-Cher (81), le Cher (76), l'Eure-et-Loire (69) et le Loiret (62), ainsi que
l'Yonne (100). Ce dernier département est 75e en densité de population et se situe pourtant au 25e
rang en termes de raccordement au gaz. Cette statistique impressionnante résulte en partie d'un
ambitieux plan de développement du réseau de gaz mené par le département à partir de 2003.
Sur la carte représentant le réseau de transport de gaz en 1964, on observe l'absence de
raccordement des départements de la Côte d'Azur. On peut spéculer sur le fait que ces départements
ne présentaient pas de besoins en chauffage très urgents, étant données leurs moyennes de
températures clémentes. Par la suite, la concentration d'aires urbaines sur le territoire (Marseille,
Montpellier, Nice...) a cependant posé la question du raccordement au gaz. Celui-ci a été rendu
possible avec le développement des importations de gaz naturel liquéfié (GNL) en prévision de
l'épuisement du gisement de Lacq, dont la production commença à baisser dans les années 1980.
Dans ce domaine, Marseille a fait figure de pionnier, avec l'inauguration en 1972 du terminal
méthanier de Fos Cavaou pour l'importation de GNL en provenance d'Algérie. La région profite
aujourd'hui d'un réseau significatif, que l'on observe sur la carte (83% de communes raccordées dans
les Bouches-du-Rhône, et entre 30 et 43% dans les départements voisins).
Faibles taux de raccordement : des causes diverses
Certains départements se situent nettement sous la médiane du taux de raccordement des
communes, du fait essentiellement de leur très faible densité de population, et malgré un besoin de
chauffage généralement plus élevé que la moyenne. C'est le cas des départements peu peuplés du
Nord-Est (Meuse, Haute-Marne, Haute-Saône) et du centre sud (Corrèze, Cantal, Lot, Creuse, Lozère).
On relève que le département de l'Aveyron, avec un taux de raccordement de seulement 18%, se
distingue cependant par un gazpop très élevé de 73%. Cela semble tenir à deux choses : le fait que la
population du département est concentrée dans le centre-ouest du département, permettant une
mise en connexion des villes ; et la volonté des autorités locales de développer les réseaux dans des
zones où le gaz est plus coûteux à desservir (la majeure partie du réseau de l'Aveyron se trouvant en
zone tarifaire 6, soit la plus coûteuse).
Par ailleurs, de nombreux départements se distinguent par un gazpop très bas, qui témoigne d'une
faible diffusion du réseau de gaz malgré une densité de population moyenne. Cette situation peut
être liée à la présence d'énergies de chauffage concurrentes et dont la présence date d'avant le
déploiement du réseau de gaz.
Au premier rang de ces énergies, le fioul occupe encore une place de choix dans des régions telles
que la Lorraine, le Pays de Loire, le Rhône-Alpes et la Franche-Comté. Il en occupait déjà largement le
paysage lors du déploiement du réseau de transport de gaz à partir des années 1960. A cette
époque, c'était une énergie peu onéreuse dont on ne considérait pas les dangers environnementaux,
ce qui lui a permis de persister durablement. Le recours traditionnel au fioul a pu réduire la demande
en raccordements au gaz naturel, ce qui est particulièrement apparent dans les départements du
Calvados (gazpop 24), de la Seine Maritime (27) et du Doubs (15).
D'autres territoires se caractérisent par un recours historique au bois de chauffage : il s'agit de
départements boisés caractérisés par un hiver rigoureux, tels que la Drôme (36) et la Lozère (qui ne
compte aucun réseau de gaz). Il est possible que l'usage du bois énergie ait permis à de nombreuses
petites villes de se passer d'un raccordement au gaz. La proximité de forêts coïncide parfois avec un
territoire accidenté, lequel complique la pose de canalisations de gaz. C'est le cas de l'Isère (34), de
trois départements du Sud-Ouest - le Tarn et Garonne (22), le Tarn (33) et la Haute-Garonne (25) - et
dans une moindre mesure de la Charente-Maritime (25), qui abrite le marais poitevin.
La Corse, de son côté, est un territoire resté inaccessible au réseau de gaz naturel jusqu'à
aujourd'hui, du fait de son territoire accidenté mais surtout de son insularité. La population y est
desservie par un réseau de gaz propane, qui constitue la première énergie de chauffage. Un projet
est aujourd'hui ouvert pour la desserte sur l'île du gaz naturel, énergie plus économique, via une
barge et des gazoducs, mais la réalisation concrète reste incertaine.
Le développement du réseau de gaz peut aussi être conditionné par les choix du gestionnaire de
réseau à l'échelon local. Cas spectaculaire, le Bas-Rhin affiche un gazpop de 1, indiquant un taux de
raccordement au gaz significativement inférieur à la densité de population. L'explication se trouve
dans la présence sur le territoire de l'ELD Electricité de Strasbourg, le gestionnaire de réseau local,
qui a opéré dans les années 1970 des choix stratégiques en faveur du chauffage électrique plutôt que
du chauffage au gaz, jugé alors trop onéreux.
Un réseau déjà "final" ?
Du milieu du 20e siècle jusqu'à nos jours, le rythme du raccordement des communes françaises aura
connu une courbe descendante, ravivée en 2000 par le "plan national de desserte gazière".
Echelonné sur trois ans, ce plan a eu pour principal objet d'infléchir le seuil théorique d'équipement,
permettant à des communes de petite taille d'être raccordées au réseau. Le plan devait être
reconduit pour trois ans, mais la volonté politique semble avoir fléchi devant les coûts que
représente une extension supplémentaire du réseau de distribution sur un territoire national
globalement peu densément peuplé. On note que les communes qui le souhaitent peuvent, depuis
2000 et la libéralisation du marché de l'énergie, faire recours à des opérateurs privés pour leur
raccordement au réseau.
Si les raccordements ont stagné au cours de la décennie 2000, c'est aussi parce que le gaz naturel a
pâti de son image d'énergie fossile à l'heure du débat sur la transition énergétique. Les Français
étaient 22% à considérer le gaz naturel comme l'énergie de chauffage idéale en 2010, contre 51% en
1999. Pour fidéliser sa clientèle, le gestionnaire du réseau de distribution GrDF s'est engagé dans un
effort de réhabilitation de cette énergie, centré sur une campagne de communication à grande
échelle qui a déjà porté ses fruits. Le gaz naturel est une énergie dont la part devrait progresser en
France et dans le monde sur les décennies à venir, parce qu'il est peu polluant et peu cher. Début
2015, le prix du kWh de gaz est en effet presque deux fois plus bas que celui de l'électricité.
Pour le moment, 27 départements français parmi les plus ruraux comptent moins de 15% de
communes raccordées au gaz. On constate donc un phénomène que l'on pourrait qualifier de
fracture géographique du gaz naturel. Dans ces départements, l'accès réduit au gaz naturel conduit
souvent à un effort énergétique significativement plus élevé, de l'ordre de 20% pour le ménage
moyen2. Pour mettre un terme à cette inégalité profonde entre les territoires, la balle est aujourd'hui
dans le camp du gestionnaire de réseau GrDF.
sources
 Gaz de France et le secteur gazier depuis 1940
in Flux, 1992, volume 8, numéro 8
Alain Beltran
 Le marché de détail de l'énergie
Xavier Pinon et Thomas Véron
 developpement-durable.gouv
 ADEME
 grdf.fr
 Le Parisien (archives)
2
Pour un foyer faisant une consommation annuelle d'électricité de 10 000 kWh, la facture aux tarifs
réglementés d'EDF est de 1526,48€. Le même ménage, s'il fait une consommation de 3000 kWh d'électricité et
de 7000 kWh de gaz naturel (couvrant ses besoins en chauffage, eau chaude et cuisson), doit s'acquitter d'une
facture de seulement 1204,85€. Entre les deux types d'énergies, la différence de facture est donc de 321,63€,
soit une réduction de 21%. Source : comparateur.selectra.info

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