La grande cordée
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Fernand Deligny La grande cordée In: Enfance. Tome 2 n°1, 1949. pp. 72-76. Citer ce document / Cite this document : Deligny Fernand. La grande cordée. In: Enfance. Tome 2 n°1, 1949. pp. 72-76. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/enfan_0013-7545_1949_num_2_1_2173 LA GRANDE CORDÉE par Fernand Deligny Une étonnante docilité aux injonctions d'ordre pratique ou administratif amène invariablement les organismes dits d'observation ou d'éducation d'enfantret d'adolescents réputés difficiles, dans une impasse où ils finissent tous par se retrouver quelle que soit, par ailleurs, leur situation géographique. Forts désaffectés, anciens couvents, recoins d'asile sont d'ordinaire les bâtisses choisies pour abriter le premier repos d'étape des garçons partis « en marge » et que l'on voudrait ramener vers la vie normale. Et tous ces points de stationnement frappés par l'inertie ou la fébrilité concentrationn aires, se souciant très peu, en fait, d'une efficacité quelconque, justifient leur existence par un effectif incontestable de « présences », dûment enregistré. Alors que la mise en collectivités artificielles tarit les sources d'observation, avachit les individus alors privés de la responsabilité d'eux-mêmes, attire et rémunère des « éducateurs » dont le moins qu'on. puisse en dire est qu'ils sont des « sans-métiers » dont les caractéristiques se nourrissent et sont ren forcées par l'atmosphère même qui les intoxique et qu'ils contribuent à vicier, on ne peut guère s'étonner de voir ces collectivités atteintes périodiquement des mêmes malaises, expectorer les mêmes scandales. A côté de ces hernies malsaines où les dégoûts et les excitations passagères ne font que se renforcer passe le courant de la vie réelle et complexe, riche en sympathie humaine et en occasions d'« être » qu'il s'agit d'offrir aux exclus provisoires. , . Telle est la tâche que s'est fixée la Grande Cordée, organisation encore en chantier, et pour des années sans doute. Le plan décrit ci-après est avant tout un appel à des présences multiples. Il salue respectueusement les théori ciens, sans aucune ironie, et se tourne vers les autres, pour les embaucher, tels qu'ils sont, sans scrupule... ni rémunération. Cette embauche latente qui pourrait être taxée d'utopie s'en réfère, en fait, aux innombrables dévouements qui jaillissent spontanément mais s'épuisent, au hasard, sur un cas d'enfant difficile ou vont s'étouffer dans un cul-de-sac pédagogique, alors que mis à leur place dans une organisation cohérente ils verraient, sans quitter pour autant métier et préoccupations personnelles, leur efficacité démultipliée. Ce qui, en fin de compte, semble tout de même plus sain que l'utilisation empirique de vocations totales dont l'origine est toujours suspecte. LA GRANDE CORDÉE 73 Un autre argument-massue est souvent brandi contre les efforts « sociaux » du type « Grande Cordée » : les jeunes délinquants, vagabonds, anormaux sont les plus flagrantes victimes d'un ordre social, économique et politique gangrené. Ils sont en jquelque sorte des victimes-témoins. A quoi sert de leur venir en aide alors que toutes les énergies devraient être employées à suppri mer les causes d'accident, c'est-à-dire à -transformer les conditions sociales, économiques et politiques? Toute entreprise de rééducation est un passer temps d'idéaliste, de mystique refoulé, de charitable en rupture de bonneœuvres. Outre le fait que les victimes sont là et que les plus pures armées révolutionnaires soignent les blessés d'où qu'ils viennent, reste à considères l'intérêt d'une expérience tentée dans un domaine où les préjugés les plus nuisibles risquent de se transmettre par-delà les barricades. Il y a des expé riences que l'on ne peut pas faire en laboratoire : celles, par exemple, sur la psycho-sociologie de l'enfant. Il y a des maquettes précises à fournir pour le jour où... Il y a l'ignorance humaine à prendre en défaut sans attendre. Il y a que, si l'on exècre à juste droit les « bonnes œuvres », abcès de fixa tion de l'ordre établi, encore faut-il s'entraîner à prendre en charge, en leur lieu et place et d'une autre manière, / ceux qui ont exaspéré leur entourage. En fait et dans l'état actuel des choses, la Grande Cordée se présente comme un organisme de réadaptation sociale offert aux adolescents de quatorze à dix-huit ans. Elle prévoit de créer : 1° Un réseau d'activités d'observation et de cure caractérielle libres. Partout où des jeunes gens sont groupés régulièrement avec, pour pré texte, une activité créatrice précise (cinéma, mime-marionnettes, céramique,, expression graphique, danse, recherche de prototypes de jouets modernes, émission radiophonique, etc.), la Grande Cordée propose l'adhésion discrète d'un cas difficile qui, une ou deux fois par semaine, se livrera ainsi à l'acti vitéchoisie par lui. Seul averti de sa présence, un observateur bénévole,, adhérent quelconque du groupe, formé un peu à la fois à la technique de l'observation, communiquera à la Grande Cordée ce qu'il aura relevé du com portement du garçon observé aux prises avec l'activité offerte. Il est prévisible que, de leur propre impulsion, les garçons à observer passe rontd'une activité à une autre, donc d'un groupe à un autre, tenteront aussi de participer aux sorties de fin de semaine de leurs nouveaux camarades. (le foyer ajiste semble en effet être le type même de ces groupes qui alimente ront en présences humaines les « ateliers » éparpillés dans les quartiers lesplus divers, aidés par des techniciens et des artistes déjà alertés par la Grande Cordée). L'accord de principe du Centre*Laïque des Auberges de Jeunesse a déjà permis quelques essais. Pour être entière, la gamme des activitéscréatrices doit être complétée par des activités d'un autre ordre et tout aussi révélatrices, telles que : vol à voile, parachutage, canoé, boxe et sports d'at- 74 -' y- FERNAND DELIGNY taque et de défense, rocher-montagne, etc. qui proposent aux jeunes gens une exploration de leurs réactions, profitables sans doute pour l'observation mais capables aussi à elles seules et proposées en fonction de certains troubles du caractère, d'être curatives en tant qu'incident de choc. La moisson d'observations recueillies et enregistrées semaine après semaine, ajoutée aux résultats des tests éventuellement passés, nous amène à une connaissance du sujet non seulement libre mais « révélé ». S'il en est besoin, cette première observation sera complétée par un temps de séjour sur un des points du réseau d'essai. 2° Réseau de points d'essai. Le type même du point d'essai est l'Auberge de Jeunesse (sans que son usage à cet effet soit exclusif) à condition que le père ou la mère aubergiste accepte d'entrer dans le réseau. Climat humain, sympathique et mouvant, lieu d'accueil où notre garçon est du côté de celui qui accueille, l'Auberge de Jeunesse offre à l'instable une première occasion de se fixer un peu : c'est le décor humain qui bougera pour lui. Autour de l'Auberge, une petite gamme d'embauchés provisoires (bri queterie, artisan, ferme, petite entreprise, culture maraîchère) proposée par le père Aubergiste, quand il pressent le garçon pris en charge prêt à « voul oir bosser ». Temps d'essai individuel, qui ne doit pas dépasser quelques mois pendant lesquels se précisent les possibilités réelles du cas « difficile » hors des circons tances qui avaient provoqué ses réactions antisociales. Pendant ce temps, se prépare le réencastrement social. 3° Réseau de réencastrement. Grâce à de multiples informateurs répartis sur tout le pays, la Grande Cordée est informée d'une multitude d'embauchés possibles « en fait » pour des ado lescents. Un sélectionneur professionnel vérifie les informations : il fait une étude du poste de travail envisagé, prend une empreinte du climat humain, note les activités de loisir possibles dans les environs et suscite, sur le lieu même de travail, un correspondant qui restera en liaison avec la 'Grande Cordée. Par confrontation des fiches « études de poste, climat humain, caracté ristiques du correspondant », et des fiches d' « observation, essai, sélection professionnelle » des garçons pris en charge par la Grande Cordée, les réen castrements qui seront tentés le seront en connaissance de cause et auront au moins quelques chances de réussir. 4° Caravanes. Pour un certain nombre de cas (conflit familial aigu, délits en cascades, \ hostilité du milieu ambiant,- etc.), l'observation libre (grâce au réseau esquissé au paragraphe 1°), qui suppose un milieu de vie existant, ne pourra pas être employée. • LA GRANDE CORDÉE 75 Périodiquement, partira des locaux centraux de la Grande Cordée une -caravane composée par une dizaine de garçons difficiles, quatre jeunes ouvriers et ouvrières qui prendront ainsi leur congé annuel et un meneur de caravane, •adulte solide et membre de l'équipe de base de la Grande Cordée. Ces « éducateurs » ne peuvent évidemment pas être recrutés par voie de ■concours ou soir diplôme ou références. Il faut d'abord qu'ils aient un métier, comme tout le monde, et qu'ils soient, dans leur métier, des professionnels hautement qualifiés. Ils devront tendre à constituer, en annexe d'une grande entreprise existante, une équipe volante qui, rémunérée à la tâche, pourra travailler en coopérative, c'est-à-dire que les présents sur le lieu de travail ■assureront la paie de celui d' entra eux qui partira, par roulement, en cara vane. L'itinéraire de ces caravanes reliera un ou deux points d'essai, et traversera •des zones de travaux saisonniers (type vendange) où une embauche col lective aura été prévue. Il est primordial, en effet, que les caravaniers subviennent à leurs besoins ■en cours de route. La « caravane » doit être une occasion offerte et non une colonie de vacances pour enfants prolongés. Mais la caravane doit être surtout un petit « tour de France de l'apprenti », c'est-à-dire passer par les points d'embauché possible les plus attractifs (ports, grands chantiers de barrage, centrales hydro-électriques, etc.) car l'atmosphère réelle de certains lieux de travail peut susciter un éla"h affectif ■qui n'est certes pas suffisant, mais peut être utilisé par la suite, si, après séjour individuel aux points d'essai et vérification des possibilités profes sionnelles, le désir du garçon vers un travail entrevu reste constant et n'est pas rendu illusoire par une contre-indication d'ordre constitutionnel par trop formelle. De plus, la caravane repassant de temps en temps sur les points d'embauché où séjourneront des « encastrés » récents, peut intervenir pour raccrocher ■et emmener avec elle ceux qui, de nouveau, -seraient découragés ou auraient, d'une manière ou d'une autre, « dégoûté » le milieu. Resterait à décrire le réseau annexe de dépannage immédiat prévu, pour •désencombrer les réseaux Grande Cordée des « cas » qui n'exigent pas un tel déploiement de circonstances. Il suffira de dire que la Grande Cordée procédant par informations tirera tout le parti possible de ce qui existe, quitte à promouvoir, à aider ou à préciser les points inexistants ou insuffisants ■des réseaux prévus. • En annexe également, un « groupe de recherches » comprenant les médecins, psychologues, psychoteehniciens et assistantes sociales intéressés par le champ d'expériences offert par la Grande Cordée, se réunira périodiquement. Ce schéma rapide proposé à l'orée de l'expérience prévue se modifiera sans doute au fur et à mesure qu'il se réalisera. Tel quel, il s'adresse à ceux, aussi éloignés de Paris et aussi « encastrés » soient-ils, qui se sentent confusément responsables chaque fois qu'ils voient un gosse à peine pubère entre deux gen darmes. Grâce à la grande variété des informations que commence à recevoir la Grande Cordée (1), on peut prévoir le temps proche où sera constituée autour (1) La Grande Cordée, 8, rue de l'Orient, Paris, 18e. 76 FERNAND DELIGNY d'elle et à travers notre pays une mosaïque très nuancée de circonstances de vie, éducatives par elles-mêmes et par l'ordre dans lequel elles seront pro posées à des adolescents difficiles. Les essais tentés durant ces derniers mois n'ont fait que confirmer notre intuition de départ : à savoir que bon nombre de troubles 'du comportement se ramènent à une défense désordonnée de l'être humain socialement asphyxié,, c'est-à-dire privé des événements et des rencontres que son évolution exige. Notre intention est, d'abord, de parer à cette asphyxie en souhaitant que, par la suite, se dessine, en filigrane discret sur le souvenir des maisons closesà prétentions éducatrices, quelque esquisse de méthode rationnelle de réadap tation sociale pour enfants difficiles, marquée, dans un petit coin, du sceau bien discret du vulgaire bon sens.