Le Rwanda, c`est aussi notre histoire…

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Le Rwanda, c`est aussi notre histoire…
Le Rwanda, c’est aussi notre histoire…
« C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau ; tel est le noyau de ce que
nous avons à dire. Cela peut se passer, et partout »
Primo Lévi
1.Dix ans après…
Dix ans après le génocide du Rwanda, du moins sa phase la plus abominable et
la plus systématique, puisqu’il s’agit d’un processus d’au moins trente-cinq ans,
les Rwandais cherchent toujours le chemin d’une nouvelle vie. Mais la tâche est
énorme ! Comment faire le deuil de ses proches assassinés, lorsque souvent
toute la lumière n’est pas faite sur leur disparition ? Comment obtenir qu’une
certaine forme de justice soit dite alors que 125.000 génocidaires sont en prison
en attente de jugement, et que des milliers d’autres sont en exil et ne rêvent que
de revenir pour effacer leur défaite ? Comment simplement vivre ensemble,
rescapés, bourreaux et complices, alors que l’horreur vécue est si difficile à dire,
et encore plus à penser et à assumer par les uns et les autres ?
Dans le monde et en Suisse, malgré les puissants mécanismes dans l’opinion qui
tendent à mettre à distance, à relativiser voire même à nier la signification de ce
quatrième génocide du 20ème siècle, les consciences commencent à s’ouvrir.
Historiens et politologues tentent d’en éclairer les différentes dimensions,
révélant notamment la responsabilité écrasante de la colonisation belge dans les
prémisses du génocide (responsabilité reconnue par l’actuel gouvernement belge
qui a demandé pardon au peuple rwandais)1, mais aussi celle de la France, qui a
puissamment soutenu le régime génocidaire sous couvert de défense de la
francophonie, ainsi que celle de l’Eglise. Est mis en lumière également,
l’aveuglement des pays coopérants, dont la Suisse, qui accordaient leur crédit à
la « démocratie ethnique » du régime Habyarimana.
Un travail théâtral admirable mené par le Groupov, une troupe belge, a inauguré
pour le public européen et québecois, qui n’avait quasiment aucun référent sur
l’histoire du Rwanda et la complexité de sa société, une rigoureuse mise en
perspective critique du génocide. Le spectacle « Rwanda 94, une tentative de
réparation symbolique envers les morts à l’usage des vivants » mêle musique,
récit, théâtre, témoignages et analyse pour ouvrir un chemin d’émotion,
d’imagination et de pensée critique vers la conscience de la singularité de ce
génocide. Il nous permet notamment, à travers le témoignage de Yolande
Mukagasana, de donner un visage aux victimes, car comme le dit Jacques
Delcuvellerie, créateur du Groupov, « Il fallait que quelqu’un, par la réalité la
plus simple de son existence, sans aucune espèce de fioritures ou de mélodrame,
incarne tous ces gens qui n’avaient pas eu de visage ».2
S’il est fait mention de ce travail théâtral dans le cadre d’un document
pédagogique sur le racisme, c’est qu’avec le mélange de l’émotion, de
l’imagination et de la pensée critique, il constitue à notre connaissance une
première réponse à la question que nous nous posons : « Comment parler du
Rwanda, dans nos écoles et partout ailleurs, comment l’intégrer à notre propre
1 Lors de la cérémonie de commémoration, le 7 avril 2004 au stade de Kigali, le premier ministre belge Guy
Verhofstadt a été vivement applaudi pour l’honnêteté de son gouvernement et son engagement dans la
reconstruction.
2 Le livre du spectacle, accompagné d’un double CD, est diffusé par le Groupov. Groupov asbl, rue Bois
d’Evêque.Belgique-4000 Liège.e-mail [email protected]
1
histoire ? ». Tâche difficile, mais tellement nécessaire, ne serait-ce que pour
vivre en conscience avec les Rwandais qui sont parmi nous.
S’agissant de racisme nous nous concentrerons sur trois enseignements majeurs
que la lecture des études pénétrantes de quelques historiens et politologues
permettent de dégager:3
1)
Malgré les connotations archaïques qu’ont pu comporter pour le public les
quelques images de massacres à la machette brièvement apparues dans les
médias, le génocide de 1994 est bien un génocide moderne: une politique
conçue, théorisée, planifiée et accomplie avec les moyens d’un Etat
totalitaire moderne.
2)
La « haine ethnique », bien loin d’être un atavisme profondément ancré
dans l’histoire du peuple rwandais, est au contraire elle-même une
construction d’importation européenne, directement liée aux formes de
domination directes et indirectes qu’ont exercées tour à tour les différents
pouvoirs coloniaux et puissances tutélaires d’après l’indépendance à travers
les élites locales.
3)
L’histoire récente du Rwanda révèle aussi comment le regard que nous
autres Européens avons sur les réalités africaines, même lorsqu’il se veut
porteur de compassion et de solidarité, contribue à nous mettre à distance
d’une conscience vive de notre responsabilité historique et politique à leur
égard.4
La fabrication de l’image de l’autre, sa manipulation à travers des pratiques de
domination politique seront donc le fil rouge de cette modeste invitation à
« penser après le génocide des Tutsi ».
2. Cent jours en 1994: l’exécution d’un génocide programmé.
Le 6 avril 1994 l’avion transportant le président Juvénal Habyarimana et son
homologue burundais est abattu au moment de se poser à Kigali dans des
circonstances qui restent non élucidées. Quelle que soit l’hypothèse retenue à ce
sujet il apparaît bien vite que la « machine à tuer » qui se met à fonctionner dès
le 7 avril au matin avec une effroyable efficacité était en place bien avant cette
date. A partir de février 1993 des dizaines de milliers de jeunes Hutu avaient été
recrutés, armés et entraînés pour former les milices « interhamwe » (les
solidaires). Dès juillet de la même année la radio des Mille Collines financée par
les ultras du régime avait commencé à diffuser sa propagande haineuse à l’égard
des Tutsi qualifiés d’ennemis intérieurs, et à dénoncer les accords de paix
d’Arusha5. Un informateur anonyme, ancien membre de la garde présidentielle
Nous nous appuyons en particulier sur les ouvrages de Christian P. Scherrer Ethnisierung in ZentralAfrika : Genozid in
Rwanda, Bürgerkrieg in Burundi und die Rolle der Weltgemeinschaft Frankfurt.a.M.; New York: Campus Verlag 1997 et de
Jean-Pierre Chrétien Le défi de l’ethnisme Paris Karthala 1997 et Rwanda, les médias du génocide. Paris. Karthala 1995.
4 S’agissant de responsabilités, il n’est pas possible de traiter ici des questions de première importance, telles que la
responsabilité de la Communauté internationale, celles de la Belgique et de la France, enfin celle de l’Eglise. De
même il n’est pas possible d’éclairer les aspects géostratégiques déterminants, le jeu infernal d’effets et de contreeffets entre le Rwanda et le Burundi , ainsi que le rôle et les responsabilités historiques du FPR (Front Patriotique
Rwandais). Nous renvoyons le lecteurs sur ces sujets aux ouvrages de référence cités en notes.
5 Sur le contenu des accords d’Arusha cf 3.7.b
3
2
avait même informé par télégramme un colonel des casques bleus que tous les
Tutsi de Kigali avaient été enregistrés dans la perspective d’un plan
d’extermination éclair.
Dans la nuit du 7 au 8 un « comité de salut public » s’autoproclame et met sur
pied le gouvernement, formé pour l’essentiel de membres du « Hutu Power »,
qui dirigera le « travail »: tuer tous les Tutsi et les Hutu qui se refusent à la
guerre ethnique. Parmi les premières victimes on compte les politiciens hutu
modérés, partisans des accords d’Arusha, ainsi que la Première ministre ellemême, Mme Agathe Uwilingiyimana qui est tuée en même temps que ses 10
gardes du corps belges de la Minuar6.
Les équipes de tueurs dressent des barrages dans Kigali et partout dans le pays
en triant Hutu et Tutsi et en liquidant systématiquement tous les seconds. La
Radio des Mille collines diffuse en continu ses appels au meurtre: « Coupez les
pieds des enfants pour qu’ils marchent toute leur vie sur les genoux !»; « Tuez
les filles pour qu’il n’y ait pas de générations futures ! »; « Les fosses communes
ne sont pas encore pleines »; «Tuez les tous, ne commettons pas la même
erreur qu’en 1959 »7. Sur les collines de Bisesero près du lac Kivu 50.000 Tutsi
se réfugient et mettent leurs espoirs sur les montagnards abaseseros qui
avaient su se défendre lors des massacres antérieurs8; ils résistent trois mois
avec des arcs et des flèches contre les milices armées, il n’en restera que 1000.
Le génocide ne s’arrêtera qu’avec la victoire du FPR9. En 100 jours, du 7 avril au
19 juillet 1994, 800.000 victimes sont massacrées. Le chiffre de un million est
jugé plausible par les historiens. « C’est la rapidité, la simultanéité,
l’encadrement politique, administratif et militaire, le caractère systématique et
impitoyable des massacres visant les Tutsi et des Hutu opposants traités de
complices, qui attestent la sinistre réalité du génocide : un mélange de barbarie
et de sophistication bureaucratique. »10 Nous nous bornerons à commenter ces
deux aspects qui caractérisent le génocide des Tutsi: la logique d’entraînement
collectif et la mise en œuvre de la totalité des rouages de l’appareil d’Etat.
Le premier aspect est attesté par les récits des témoins. Un génocidaire
emprisonné interviewé par Jean Hatzfeld en 2003 raconte : « Il y a ceux qui
chassaient moutonnement, ceux qui chassaient férocement. Ceux qui chassaient
lentement parce qu’ils étaient apeurés; ceux qui chassaient lentement parce
qu’ils étaient paresseux ; ceux qui cognaient lentement par méchanceté et ceux
qui cognaient vite, pour terminer le programme et pour rentrer plus tôt, à cause
d’une autre activité. Cela n’avait pas d’importance, c’était chacun sa technique et
son caractère. »11
Ces récits nous interrogent: comment pour la première fois dans l’histoire
moderne autant de personnes ont-elles pu participer directement à un génocide ?
Comment en quelques semaines a-t-on pu entraîner dans cette folie meurtrière
des agriculteurs contre leurs voisins amis, des instituteurs contre leurs élèves,
des hommes d’église contre leurs paroissiens (dans les massacres précédents les
Tutsi avaient trouvé refuge dans les églises), des Hutu contre des Tutsi de leur
La mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda envoyée en novembre 1993 pour superviser les accords
de cessez-le-feu entre le gouvernement et le FPR.
7 Cité par Colette Braeckmann dans Autopsie d’un génocide. Le Monde Diplomatique. Manière de Voir 76. Aoûtseptembre 2004.
8 Au début de cette résistance héroïque les réfugiés étaient composés aussi bien de Tutsi que de Hutu paniqués qui
n’avaient pas compris la nature des massacres en cours, jusqu’à ce que les chefs de la résistance la leur explique.
9 Le Front Patriotique Rwandais est formé d’exilés politiques rwandais en Ouganda.
10 Jean-Pierre Chrétien. Le défi de l’ethnisme . p.91.Paris Karthala 1997.
11 Jean Hatzfeld « Une saison de machettes ». Seuil 2003.
6
3
propre famille ? Ces questions resteront longtemps ouvertes. Rony Braumann
note à ce sujet: « Dans toute société, les tueurs psychopathes, les monstres, ne
représentent qu’une infime minorité et lorsque, par malheur quelques enragés de
la « purification » parviennent à se saisir du pouvoir, ils ne peuvent réaliser seuls
leur programme. Il leur faut pour cela(…)le concours d’une partie significative de
la population que le martèlement de la propagande doit gagner à la paranoïa des
nouveaux maîtres: la hantise d’une menace mortelle qu’une race infra-humaine,
venue de contrées étrangères, fait peser sur la communauté originelle.(…)
Comme le mouvement se prouve en marchant, la bestialité se démontre par les
prouesses bestiales. Infliger d’insupportables souffrances psychiques en
obligeant des parents à écraser leurs enfants à coups de pilon, en violant les uns
sous les yeux des autres, en forçant des voisins à tuer leurs voisins, c’est
affirmer -en toute logique paranoïaque- d’une part que l’objet de ce traitement
ne peut être humain, d’autre part que le péril est si grand que le pire est non
seulement permis, mais encore nécessaire. C’est enfin contraindre, au besoin par
la force, en leur faisant franchir le point de non-retour, les membres du
groupe « menacé » à s’approprier cette menace en la mettant à exécution contre
l’ennemi.»12
Cependant cette logique infernale d’implication collective n’aurait pas été
possible sans un encadrement idéologique, politique et administratif
soigneusement préparé qu’ont démontré les historiens et qui n’est possible que
dans le cadre d’un Etat totalitaire moderne. Nous en retiendrons en synthèse les
éléments suivants:
• Le génocide a été conçu et planifié par des membres du gouvernement et
plus particulièrement par une cellule extrémiste l’akazu (la petite maison)
proche de la belle-famille du président, composée de politiques, de
militaires et d’hommes d’affaires. Le plan de l’akazu était de faire
participer le plus grand nombre au génocide, volontairement, sur ordre ou
contrainte, il a réussi.13
• La liquidation immédiate de milliers de civils considérés comme ennemis
intérieurs a été opérée sur la base de listes préparées longtemps à
l’avance, des listes informatisées et distribuées dans toutes les
préfectures.
• Les organisations qui ont été les fers de lance du génocide ont été
soigneusement endoctrinées et préparées militairement à effectuer les
actes qu’il implique: tout particulièrement la garde présidentielle, deux
organisations de jeunesse paramilitaires les Interhamwe et les « Impuza
Mugambi » du CDR14 ainsi que la gendarmerie.
• Les méthodes de propagande qui ont préparé le génocide et nourri sa
logique d’implication collective ont été soigneusement pensées, théorisées
et mises en œuvre.
• L’appui massif de l’administration a été favorisé par son organisation
pyramidale décrite par Jean-Pierre Chrétien : « Ce pays rural à plus de
90% (…) est en fait étroitement encadré et fiché par une hiérarchie
bureaucratique qui descend du président aux préfets et sous-préfets, puis
Rony Braumann. Devant le mal. Rwanda : un génocide en direct. Médecins Sans Frontières. Juillet 1994.
Un génocidaire emprisonné interviewé par Jean Hatzfeld en 2003 confirme : « Il y a ceux qui chassaient
moutonnement, ceux qui chassaient férocement. Ceux qui chassaient lentement parce qu’ils étaient apeurés ; ceux qui
chassaient lentement parce qu’ils étaient paresseux ; ceux qui cognaient lentement par méchanceté et ceux qui
cognaient vite, pour terminer le programme et pour rentrer plus tôt, à cause d’une autre activité. Cela n’avait pas
d’importance, c’était chacun sa technique et son caractère. » Une saison de machettes . Seuil 2003.
14 Comité de Défense de la République.
12
13
4
•
•
•
aux bourgmestres et aux chefs de secteurs ou de collines, tous nommés
par le pouvoir de Kigali.»15
Les opérations ont été planifiées méthodiquement et
menées
simultanément dans toutes les régions du pays, dirigées par les cadres
administratifs soutenus par les militaires et les miliciens. (L’écrasante
majorité des préfets a participé avec zèle à la notable exception de JeanBaptiste Habyarimana, préfet de Butare, qui a réussi a maintenir la paix
civile, jusqu’à son élimination le 20 avril).
Les assassinats de masses souvent importantes (plus de mille à Nyamata,
plus de quatre mille à Butare) ont été menés sur un même schéma: on
rassemble les Tutsi et les Ibyitso (leurs « complices », c’est-à-dire les
Hutu qui refusent de participer aux massacres), puis on les fait fuir vers
des refuges supposés (églises, dispensaires, écoles, stades, et l’on procède
à leur exécution collective avec toutes les armes à feu disponibles.
La participation importante des élites de la société civile est avérée,
notamment d’ universitaires de Butare qui élaboraient des stratégies de
propagande, mais aussi celle de l’Eglise16. Jean Pierre Chrétien relève le
rôle des cadres techniques, les « marqueurs de la modernité de cette
politique de mort au niveau local : des agronomes, des commerçants, des
directeurs d’école, des infirmiers des médecins, des catéchistes, des
prêtres même ».17
3. Les étapes de la mise en place du « piège ethnique ».
Jean-Pierre Chrétien note dans l’introduction de son ouvrage « le défi de
l’ethnisme »18 que « le regard de l’autre représente toujours un facteur culturel
fondamental dans les sociétés qui ont subi l’emprise coloniale, avec la dimension,
non seulement « disciplinaire »19, mais aussi « théologique » qu’a représentée
cette domination « civilisatrice ». S’agissant du Rwanda il importe de comprendre
comment, au début du 20ème siècle, ce regard était constitué d’un imaginaire
racial, totalement étranger à la culture africaine à laquelle il s’est imposé, le
même qui a produit en Europe le génocide des juifs et des tziganes. Cet
imaginaire, traduit en pratiques administratives, politiques, religieuses et
intellectuelles (l’histoire écrite du pays, enseignée à l’université en était
entièrement empreinte) a été intégré par une partie des élites locales qui y
trouvait des moyens de promotion de ses intérêts propres. La montée d’un
« intégrisme ethnique », porté à incandescence en 1994, mais précédé de
trente-cinq années ponctuées de massacres et de pogromes, s’est faite avec la
caution, la complaisance ou l’aveuglement des puissances tutélaires et pays
coopérants (les historiens en jugeront au cas par cas). De nombreux éléments
tendent cependant à montrer qu’elle était résistible: d’abord, même si elle a
réussi à capitaliser des ressentiments issus de l’époque féodale, la ségrégation
entre Tutsi, Hutu et Twa a toujours été en porte-à-faux avec la complexité de la
société rwandaise. Enfin et surtout, dans la période qui a précédé le génocide la
société civile rwandaise était en maturation, les revendications de démocratie et
de pluralisme politique, les ouvertures en faveur du retour des réfugiés Tutsi
Jean-Pierre Chrétien.Opus cité. p 93.
Voir à ce sujet « Rwanda, l’honneur perdu de l’Eglise, sous la direction de Christian Terras, collection Les dossiers de
Golias. Villeurbanne, 1990.
17 Jean-Pierre Chrétien.Opus cité. p.93.
18 Jean-Pierre Chrétien. Opus cité. p. 6.
19 Qualificatifs repris de A Mbembe Afriques Indociles. Paris 1998.
15
16
5
nourrissaient le débat politique, et c’est en jouant leur va-tout que les
extrémistes du « Hutu Power » ont accompli l’irréparable. Essayons de
caractériser de façon synthétique les différentes étapes de cette « ascension
résistible ».
L’église de Nyange renversée au moyen d’un bulldozer avec ses 2000 réfugiés tutsi tués
d’un seul coup : le prêtre de la paroisse est accusé pour cet acte.
3.1.Hutu, Tutsi et Twa, avant la colonisation.
Le Rwanda et le Burundi font partie des rares Etats africains qui coïncident avec
d’anciennes unités politiques et culturelles. Les premiers explorateurs découvrent
un pays féodal, culturellement unifié et bien organisé, ce qui lui a valu
rapidement son image de « Suisse d’Afrique de l’Est ». Les habitants parlent la
même langue, le kinyarwanda, cohabitent sur les mêmes territoires et pratiquent
le même culte monothéiste du Dieu Imana. Aucun des critères qui définissent
habituellement les ethnies n’est donc applicable à Hutu, Tutsi et Twa. Lorsque
l’administration belge décide d’introduire la mention de l’ethnie dans les livrets
d’identité (notion équivalente alors à celle de race) elle le traduit par
« ubwoko ». Or « ubwoko » pour les rwandais était une façon de marquer son
identité où l’appartenance clanique ou lignagière20, voir régionale, était bien plus
déterminante que Hutu, Tutsi et Twa. Ces trois catégories n’étaient qu’une des
composantes de l’identité et correspondaient à un fait social et non biologique.
L’historien Dominique Franche insiste :
Le clan est constitué d’un ensemble de familles se réclamant du même ancêtre mythique, alors que les membres
d’un lignage sont les descendants d’une personne ayant existé.
20
6
« …les pensées rwandaise et burundaise ignoraient l’idée de race. L’identité
sociale ne se transmettait pas par le sang, ce qui aurait inclus la filiation par les
femmes, mais uniquement de père en fils, et, qui plus est, en fils illégitime et
adoptif au même titre que « biologique » »21.
Quelle est donc l’origine de cette différenciation ? Probablement des migrations
anciennes sur lesquelles l’historiographie n’a que des hypothèses fragiles, que
dénoteraient certaines différences physiques, du reste toute relatives. Le plus
simple est peut-être de s’en tenir aux définitions que donne J. Semujanga : « sur
le plan sociologique, le terme Tutsi servait à désigner un ensemble varié de
lignages ayant le monopole de l’élevage du gros bétail, et qui s’est constitué au
cours de l’histoire. Il désignait par métaphore tout gardien de troupeau de
vaches. De son côté, le mot Hutu désignait un groupe large composé de lignages
dont l’activité principale était l’agriculture. Le Twa définissait une communauté
qui vivait principalement de la chasse et de la poterie. Mais il existait des
passerelles entre les différents groupes. »22
Notons encore qu’au début de la colonisation le Rwanda n’était pas le pays
paisible que l’on décrit parfois: les différents royaumes exerçaient leurs pouvoirs
avec une certaine violence, créatrice de ressentiments et de vengeances. Par
ailleurs l’historien Dominique Franche met en évidence la conflictualité créée par
la tentative d’hégémonie de la dynastie des banyiginya et les résistances qu’elle
a suscitées: « En 1900 s’affrontaient au sein des frontières actuelles du Rwanda,
non pas Hutu et Tutsi en tant que tels, mais, d’une part, les Tutsi reconnaissant
la souveraineté du mwami (roi) Musinga et servis par des Hutu et Twa, et,
d’autre part, les Hutu, Tutsi et Twa de l’est, de l’ouest et surtout du Nord du
Rwanda qui refusaient d’admettre l’autorité du mwami et de ses chefs. »23 Les
lignes de fracture étaient donc politiques et jamais ethniques. Hutu et Tustsi
suivaient leurs chefs communs.
3.2 Les projections imaginaires des colonisateurs : le mythe hamitique et
la genèse des stéréotypes.
Les premiers explorateurs et colonisateurs européens du « pays des mille
collines » et de l’Afrique des Grand Lacs étaient porteurs d’un imaginaire
mythique qui allait imprégner durablement les pratiques politiques. Souvenonsnous que dans cette région se trouvent les sources du Nil, fleuve auquel est lié
l’histoire de la plus brillante des civilisations, l’Egypte ancienne et celle des
peuples du Livre. L’imaginaire européen avait investi cette région de mille récits
fabuleux bien avant que les colons ne l’occupent. Déjà Aristote avait dit dans
son « Histoire des animaux » que l’on trouve dans cette région des pygmées
vivant dans des cavernes. C’est ainsi que l’on considéra les Twa, que le premier
archevêque du Rwanda, Monseigneur Classe, continua du reste d’appeler des
pygmées.
Plus merveilleux encore les premiers Européens découvrirent une civilisation
étonnante, bien organisée, dirigée par des « nègres » dont beaucoup avaient la
peau claire: les explorateurs allemands les appelèrent les « nègres blancs ».
Dominique Franche. Généalogie du génocide rwandais. P. 25 Bruxelles Tribord 2004.
J. Semujanga. Université de Montréal, Université Nationale du Rwanda. « Formes et usages des préjugés dans le
discours social du Rwanda » dans Rwanda. Identité et citoyenneté .p. 23 Ed de l’Université Nationale du Rwanda. Butare
2003.
23 Dominique Franche.Opus cité. p. 26.
21
22
7
Depuis le 17ème siècle le mythe de la malédiction de Cham appliqué aux noirs
d’Afrique avait servi de « caution morale » aux marchands d’esclaves: cette race
était pourrait-on dire « bibliquement maudite ». (Rappelons que dans la Bible
Noé maudit son fils Cham qui l’avait vu nu et ivre, à travers son fils Chanaan,
condamné à l’esclavage avec sa descendance).
Or sous le coup de l’expédition d’Egypte et de l’admiration pour cette civilisation
on réinterpréta la Bible et fit des Egyptiens, des Ethiopiens et des Tutsi, des
descendants d’un autre fils de Cham sur lequel ne pesait pas la malédiction. Ce
fut la naissance du mythe hamitique: on jugea, examens anthropométriques à
l’appui, que ces « nègres blancs » étaient des peuples de race caucasique au
même titre que les Sémites et les Indo-européens. En conquérant le pays des
mille collines les Tutsi avaient fait œuvre civilisatrice et exercé cette supériorité
naturelle qu’attestent leur taille et leur beauté. Il s’agissait en fait, comme le
note Dominique Franche, d’un schéma d’explication de l’histoire et des sociétés
que l’on appliquait au monde entier: « celui des conquêtes et de la guerre des
races »24.
Les stéréotypes du Tutsi et du Hutu tels qu’ils furent imposés et intériorisés
jusqu’à générer la haine que l’on sait, furent construits sur ce schéma. Deux
citations emblématiques les résument parfaitement. Un médecin belge explique
en 1948 que les Batutsi25, ces « hamites, race de seigneurs distants, polis, fins,
avec un fond de fourberie » dominent naturellement les « Bahutu, des nègres au
nez épaté, aux lèvres épaisses, au front bas, au caractère d’enfant, à la fois
timides et paresseux, la classe des serfs »26
L’idée d’une « domination naturelle » est développée par un chanoine français
Louis de Lacger dont les travaux, avec ceux du Père belge Pagès, ont dominé
l’historiographie officielle rwandaise des années 30 aux années 50 et, selon J.P.
Chrétien, « inspiré l’enseignement à la nouvelle génération « évoluée », faisant
écran à la richesse et à la diversité des traditions orales des différentes régions
du pays »27. Voici ce que Louis de Lacger dit à propos des Tutsi: « Leur
suprématie n’est pas contestée. A quoi tient-elle? A trois éléments: l’un racial,
leur supériorité de type physique; ce sont des gens de haute mine qui en
imposent chez les simples et les demi-civilisés, la taille, le port, la noblesse des
traits sont générateurs de prestige et d’ascendant.
L’autre économique: ce sont des magnats, dont la richesse est constituée de
troupeaux de bovins -des bene inka-. Le troisième est politique: ce sont des
hommes nés pour le commandement, tel le Romain de Virgile ».28
3.3. La période coloniale (1899-1962): imposition du mythe de la
supériorité hamitique, centralisation administrative et rigidification de la
société.
Les administrations coloniales, allemande et puis belge, ont ainsi été construites
sur le mythe de la supériorité de ces « conquérants sémito-hamitiques venus
d’Ethiopie »29. En même temps qu’elles ont privilégié à l’extrême les élites Tutsi,
elles ont ethnicisé la société par le haut et rigidifié la gestion politique et
Idem .p 25.
Bahutu et Batutsi est la forme plurielle de Hutu et Tutsi.
26 J.Sasserath Le Ruanda-Urundi, étrange royaume féodal .Bruxelles 1948. Cité par J.P. Chrétien. Opus cité p.14
27 J.P.Chrétien. Les médias du génocide. Karthala 1995.
28 Louis de Lacger Le Rwanda . Kabgayi, 1939. Cité par J. Semujanga. Opus cité.
29 C’est ainsi que les avaient dénommés en 1863 l’explorateur John Speke dans son Journal Of The Discovery Of The
Source Of The Nile.
24
25
8
administrative du pays, réduisant ainsi les formes de conflictualité et de
médiation traditionnelles.
Suite à la Conférence de Berlin en 1885, le Rwanda devient un Protectorat
allemand en 1899. Peu doté en fonctionnaires l’administration allemande
s’appuie sur les Pères Blancs présents dans le pays depuis 1900, auxquels
viendront s’ajouter les missionnaires luthériens, même si tous ne partagent pas
ses partis pris (certains avaient en effet perçu le danger d’un mode de gestion
qui privilégie une très petite minorité de la population). L’explorateur Richard
Kandt, nommé premier résident, met en place un principe d’administration
indirecte qui exige d’avoir un seul interlocuteur plutôt qu’une kyrielle de rois et
de chefs hutu, twa et tutsi. Le roi Musinga et les Tutsi banyiginya sont ainsi
instrumentalisés, mais en même temps ils disposent d’un puissant appui pour
réduire oppositions et révoltes.
La première autorité écclésiastique du Rwanda, Mgr Hirth, ainsi que son vicaire
Mgr Classe, qui lui succédera, appuient de tout leur poids moral la vision ethniste
et la gestion verticale du pays, scellant ainsi « l’alliance du glaive et du
goupillon » qui ne cessera de s’approfondir avec les Belges.
Ces derniers conquièrent le Rwanda en 1916, après la défaite de l’Allemagne en
1918, elle obtient le Mandat sur le « Rwanda-Urundi » confirmé par la Société
des Nations en 1924 et par l’ONU en 1946.
Ils poursuivent en la radicalisant la politique initiée par les Allemands et
approfondissent ainsi le clivage Hutu/Tutsi. L’administration dite « indirecte » se
révèle être la plus directe et la plus verticale qui soit. On forme des
circonscriptions homogènes, les derniers royaumes hutu sont destitués.
Entre 1926 et 1934 une série de mesures discriminatoires lourdes de
conséquences pour l’avenir sont prises. L’accès à l’enseignement et aux fonctions
publiques est exclusivement réservé aux élites tutsi. Une carte d’identité est
délivrée indiquant à chaque Rwandais qu’il est hutu, tutsi ou twa. Plus encore
cette mention est apposée dans tous les documents officiels utilisés dans
l’administration et l’éducation, afin de figer chaque Rwandais dans cette identité.
Une tâche pas vraiment aisée puisque pour faciliter les distinctions le résident
Mortehan décrète que seul le Rwandais qui possède dix vaches ou plus est un
vrai Tutsi.
La politique de l’administration belge trouve dans l’Eglise catholique un appui
massif. C’est elle qui assure l’enseignement et la formation des élites.
Le roi Musinga, opposé à l’Eglise est déposé au profit de son fils, fervent
catholique, Rudahigwa Mutara III. Les chefs tutsi banyiginya suivent son
exemple et on assiste à un mouvement de conversion massif surnommé « la
tornade » initié par Mgr Classe, qui sera à la tête de l’Eglise catholique de 1922
à 1945.
Les chefs tutsi banyiginya jouissent dès lors d’un pouvoir sans précédent
notamment sur les Bakiga (Hutu, Tutsi et Twa du Nord) ainsi que d’une manière
générale sur tous les Rwandais de condition modeste. Ils accomplissent sur un
mode autoritaire et souvent violent les basses besognes de l’administration
coloniale, accumulant ainsi le ressentiment que soulève les corvées obligatoires
et l’usage de la chicote. En revanche, note Dominique Franche, « quand les abus
dépassaient les bornes, c’étaient les administrateurs belges, souvent informés
par les Pères Blancs qui déplaçaient ou révoquaient le chef ; quand survenait une
famine, c’étaient les Européens qui organisaient les secours,(…). Les Européens
avaient donc le beau rôle ».30
30
Dominique Franche. Opus cité. p. 40.
9
3.4. Renversement d’alliances et retournement du mythe hamitique.
Dans la deuxième moitié des années 50, une multiplicité de facteurs induisent un
renversement d’alliances de la part des autorités coloniales: les aspirations à
l’indépendance formulée par les élites tutsi, y compris par le roi Rudahigwa qui
demande la fin de l’occupation coloniale, un changement d’esprit du côté des
Pères Blancs qui, face au vent de décolonisation et de justice sociale qui souffle
sur l’Afrique (incarné par Patrice Lumumba), encouragent la création d’un parti
démocrate-chrétien hutu. L’administration belge, en parfait accord avec l’Eglise,
opère alors un changement d’alliance stratégique qui conforte la ségrégation
ethnique tout en la renversant.
Ce retournement a son idéologue en la personne du nouvel archevêque du
Rwanda, Mgr Perraudin, un Suisse nommé par le Vatican en 1957, qui est un des
principaux inspirateurs de la « révolution sociale ». Dans un mandement de
Carême il écrit ce qui suit: « Dans notre Rwanda les différences et les inégalités
sociales sont pour une grande part liées aux différences de race, en ce sens que
les richesses d’une part et le pouvoir politique et même judiciaire d’autre part,
sont en réalité entre les mains d’une même race »31. C’est au nom de l’égalité
entre les races et de la charité que Mgr Perraudin soutient de tout son poids
cette « révolution sociale » où émergent les leaders du mouvement hutu.32 JeanPierre Chrétien note qu’ « au départ, la « conscientisation hutu » emprunte la
forme d’un populisme chrétien, mêlant la justice à la double référence du nombre
et de l’autochtonie ». Or cette « conscientisation » opère un pas décisif vers la
désignation des Tutsi comme boucs émissaires en renversant terme à terme le
mythe hamitique: du statut de race supérieure les Tutsi passent à celui de
minorité d’envahisseurs. Des envahisseurs identifiés de surcroît au régime féodal
que le nouveau pouvoir s’apprête à renverser.
Le manifeste des Bahutu, publié en 1957 et signé par Grégoire Kayibanda, un
proche de Mgr Perraudin, synthétise l’idéologie et la stratégie du futur
PARMEHUTU, mouvement de l’émancipation hutu, lancé en 1959 par le même
Kayibanda. Le manifeste déclare que « le problème est avant tout un problème
de monopole politique dont dispose une race »33. Tout en proposant une série de
mesure destinées à promouvoir l’égalité dans l’enseignement et l’administration il
exige le maintien des mentions ethniques dans le carnet d’identité (alors que le
Conseil supérieur du pays, formé de dignitaires tutsi demande son abolition)
« pour respecter les proportions dans l’enseignement secondaire ». En même
temps il fait appel à la science des médecins pour rétablir la généalogie face aux
métissages. S’agissant de l’indépendance il « met en garde contre une méthode
qui tout en tendant à la suppression du colonialisme blanc, laisserait la place à
un colonialisme pire, celui du hamite sur le Muhutu. »34
Cité par Bernardin Muzungu in Le rôle des religions reconnues au Rwanda, pendant le génocide . OUA. Commission
d’enquête sur le génocide perpétré au Rwanda. 1999.
32 Le personnage de Mgr Perraudin a été très controversé jusque dans le milieu des Pères Blancs. Son amitié et son
influence sur les dirigeants des deux Républiques n’est pas contestée. Différentes interprétations ont été avancées
quant au rôle historique qu’il a joué. Les historiens en décideront. Vers la fin de sa vie il a publié un livre intitulé Un
évêque au Rwanda témoigne» à la fin de ce livre il écrit « Sans hésitation, on doit affirmer que la première et principale
cause du génocide des Tutsi d’avril 1994 est l’attaque du pays par les Tutsi eux-mêmes ».
33 Manifeste des Bahutu. 24 mars 1957. Retranscrit sur www.n’oublions-jamais.com
34 idem
31
10
3.5. Un « 1789 dévoyé »35, prélude à la Première République
La « révolution sociale » qui débute en 1959 se transforme en guerre des races,
sur le mode de la « prophétie auto-réalisante ». Dans une vague de violence que
l’on appellera la « Toussaint rwandaise » des milliers de tutsi sont tués, leurs
maisons brûlées et leurs biens saisis, des dizaines de milliers sont exilés (pour
l’écrasante majorité bien sûr il s’agit de paysans, d’éleveurs, d’artisans et
d’intellectuels qui n’appartiennent aucunement aux couches privilégiées). Cette
révolte, que certains auteurs disent prudemment « tolérée »par l’administration
coloniale, l’armée et l’Eglise, et d’autres « appuyée et supervisée » par ces
mêmes acteurs, a en tout cas un résultat paradoxal: alors que les Tutsi sont
durablement désignés par le pouvoir émergent comme ennemis intérieurs, la
Belgique reste amie du Rwanda et puissance protectrice. En 1960 un premier
gouvernement provisoire est formé, Grégoire Kayibanda en est le premier
ministre. Le Rwanda recouvre son indépendance le 1er juillet 1962. Kayibanda est
élu président de la République en 1965 en même temps que le PARMEHUTU
(rebaptisé MDR36) est proclamé parti unique, il sera ré-élu en 1969.
La première République marque la « dé-tutsisation » dans tous les organes de
l’administration et de l’armée. Elle voit surtout en décembre 1963 le premier
génocide de Tutsi sur un scénario qui préfigure celui de 1994. Sous prétexte de
représailles contre l’ennemi intérieur supposé complice des incursions de réfugiés
tutsi venant du Burundi ou de l’Ouganda dans la préfecture de Gikongoro de 8 à
12.000 hommes, femmes et enfants sont massacrés. 200.000 Tutsi s’exilent vers
les pays voisins. Déjà à l’époque le philosophe Bertrand Russel parle « du
massacre le plus horrible et le plus systématique depuis l’extermination des juifs
par les nazis ». Le drame est occulté par les autorités rwandaise et la hiérarchie
catholique. Il suscite peu de réactions dans le monde.
Une seconde vague de pogromes et d’exil a lieu en 1973 en réaction aux
massacres de Hutu au Burundi: une chasse aux Tutsi est lancée au début 1973.
Des listes de cadres et d’enseignants sont placardées, ceux qui n’obéissent pas à
l’ordre de « déguerpir » sont exécutés (leur nombre n’est pas connu).
3.6. La deuxième république (1973-1994): paternalisme populiste,
développement et organisation totalitaire de l’Etat.
Le 5 juillet 1973, le général Juvénal Habyarimana, représentant les élites hutu du
Nord, prend le pouvoir au terme d’un putsch contre le MDR au pouvoir37.
Pour essayer de comprendre l’incroyable soutien dont a joui le régime de Juvénal
Habyarimana jusqu’au génocide de 1994, et particulièrement dans les années qui
ont précédé la crise ouverte en 1990, ainsi que l’aveuglement international à son
égard on peut retenir quelques unes de ses caractéristiques relevées par les
analystes :
1) Tout à fait paradoxalement alors qu’il a pris le pouvoir par un coup d’Etat
militaire et qu’il impose le règne d’un parti unique il parvient à faire passer
à l’extérieur l’image d’un gouvernement « de tout le peuple », d’une
« démocratie à l’Africaine », image confortée par son plébiscite aux
élections.
Expression due à Jean-Pierre Chrétien. Opus cité p.18.
Mouvement Démocratique Républicain.
37 C’est la raison pour laquelle la deuxième république sera nommée République de Ruhengeri (préfecture du nord
du Rwanda alors que la première était dite de « Gitarama » ( du nom de la préfecture du centre du pays d’où venaient
tous ses cadres).
35
36
11
2) Habyarimana apparaît sur la scène internationale comme arbitre et
modérateur, un rôle qu’il joue effectivement quant aux tensions apparues
entre le nord et le sud. Quelques déclarations sur la nécessité de dépasser
les tensions ethniques confortent cette image.
3) S’agissant de tensions ethniques il met en place une politique des quotas
censée résoudre tous les problèmes. Les quotas règlent les accès à l’école
et aux emplois. Or dans les chiffres de l’Etat les Tutsi sont passés de 17%
en 1959 à 9%dans les années 80. L’accès à l’université ou à un poste de
cadre dans l’administration tient pour eux du miracle.
4) Son parti est un parti-Etat qui assure le quadrillage du pays. A la base de
la structuration pyramidale de l’Etat il y a sur chaque colline, pour 10 à 50
familles, un comité de cellule chargé du contrôle « des mouvements
d’humeur des habitants », de l’organisation des travaux communautaires
de développement, dits « Umuganda », de l’organisation des animations
politiques de soutien, de l’enregistrement des mouvements de population
dans la cellule ainsi que de l’information sur la conduite de chaque
citoyen pour le service de renseignement du MRND.38 A l’extérieur cette
organisation pyramidale donne une image de dynamisme et de cohésion.
5) L’image que se donne ce régime monolithique à l’extérieur est « celui d’un
pays-modèle du développement rural intégré , du développement
endogène, d’un Etat-paysan bien géré. Une série de réalités donnaient
d’ailleurs corps à cette image. »39. En fait des études plus serrées
montrent que les inégalités sociales s’accroissent et que l’affairisme se
développe chez les dirigeants politiques, économiques et militaires.40
6) Cette bonne image du Rwanda suscite un engouement sans précédent du
côté des pays investisseurs et des ONG pour cette Suisse de l’ Afrique de
Est, considérée comme un terrain d’élection pour l’idéologie du nouveau
développement et de la lutte contre la surpopulation. Les démocratieschrétiennes européennes jouent un rôle déterminant dans ce mouvement.
7) Dernier élément, relevé par Jean-Pierre Chrétien: « La référence
chrétienne, cautionnée par nombre d’ONG belges et suisses associées par
le pouvoir à l’encadrement des populations est venue renforcer la bonne
conscience stupéfiante qui a accompagné la montée de la logique
d’extermination »41
3.7. Les années de crise (1990-1994) : réveil de la société civile,
négociations de paix et dynamique génocidaire.
La crise rwandaise, induite entre autres par de graves difficultés économiques (
en 1989-1990 une grave famine éclate, près de 20.000 personnes fuient en
Tanzanie et au Burundi) et le retour de la question des réfugiés avec l’attaque au
Nord des maquisards du Front Patriotique Rwandais, engendre un phénomène
double: le réveil d’une opposition démocratique et d’autre part la fascisation et la
militarisation de l’appareil d’Etat.
a) Le réveil de la société civile
Du côté de la société civile deux questions clefs sur lesquelles le régime a fait
l’impasse pendant 30 ans reviennent sur la place publique. La question des
D’après Emmanuel Nkunzumwami La tragédie rwandaise. Historique et perspectives L’Harmattan 1996.
J :P :Chrétien opus cité.p.75.
40 Sur ce point voir F.Bézy. Rwanda bilan socio-économique d’un régime. 1962-1989. Louvain-La –Neuve. Institut des pays
en développement.1990.
41 J.P. Chrétien. Opus cité.p.37.
38
39
12
quotas ethniques et celle du droit au retour des réfugiés. L’absurdité de la
pratique des quotas est dénoncée par plusieurs groupes, alors que pour les
défenseurs du régime elle est censée avoir contribué à l’équilibre du pays. Les
liens existants entre Hutu et Tutsi dans la vie économique et intellectuelle,
comme du reste dans la vie civile (60% des Tutsi épousent des Hutu) font
apparaître la nature étroitement politique des positions ethnistes. Quant à la
question du droit à la nationalité rwandaise des personnes réfugiées dans les
pays d’accueil de la région (Tanzanie, Zaïre, Burundi, Ouganda), évalués à
600.000, une fraction de l’opinion réalise qu’elle est incontournable. En août
1990 l’abolition de l’inscription obligatoire au MRND est revendiquée dans un
Manifeste signé par 33 intellectuels d’origines diverses. Une presse indépendante
apparaît qui dénonce la confiscation du pouvoir par le clan du président (plus
précisément de son épouse). Des partis d’opposition et des associations de
défense de droits de l’homme dénoncent la manipulation des fractures socioethniques. On assiste à une polarisation de la société entre un courant
démocratique à plusieurs faces et un courant conservateur qui cherche à
prolonger la dictature.
Sous la pression des « pays amis », de la France surtout42, des mesures de
démocratisation formelle sont adoptées en juin 1991: constitution pluraliste,
développement de l’Etat de droit, multipartisme et liberté d’organisation et de la
presse. On s’apercevra bientôt que les extrémistes du Hutu power en tireront le
meilleur profit, notamment en organisant « librement » un puissant appareil de
propagande.
b) Les négociations de paix et les accords d’Arusha
L’intrusion du FPR en 1990 accélère la recherche de solutions. La Tanzanie tente
une diplomatie préventive qui aboutit aux accords d’Arusha en 1993 et qui aurait
pu changer le cours des choses si l’ONU et les puissances impliquées s’étaient
donné les moyens de peser de tout leur poids en faveur de l’application des
accords. Ils prévoyaient en effet le droit à la citoyenneté rwandaise et au retour
dans leur pays pour un demi million d’exilés tutsi, ainsi que le retour sur leurs
terres d’un million de paysans du Nord déplacés du fait de la guerre civile. Ils
engageaient une démocratisation du pouvoir à travers la formation d’un
gouvernement de transition élargi incluant des représentants du FPR et du MRND
et présidé par un leader du principal parti d’opposition, le MDR. Ils définissaient
le principe d’une assemblée nationale de transition représentant les différentes
forces politiques du pays. Ils prévoyaient enfin l’intégration des différentes forces
armées en une seule armée nationale.
c) Les prémisses du génocide
Les accords d’Arusha marquent l’échec de la politique d’Habyarimana. La période
des négociations et celle qui les ont suivies immédiatement sont marquées par la
montée en puissance de l’extrémisme à l’intérieur de son parti, dans son
entourage immédiat, ainsi que dans différents groupes dont le fasciste Comité de
Défense de la République. C’est la période où apparaissent les prémisses d’une
« solution finale » annoncée de plus en plus clairement. Nous retiendrons trois
aspects déterminants de cette dynamique d’escalade.
1) La croissance accélérée de l’appareil militaire étatique et paraétatique.
En 1990 l’offensive du FPR n’a été arrêtée qu’avec l’aide du Zaïre et de la France.
Habyarimana fait passer son armée de 5.000 soldats en 1990 à 36.000 soldats
Le président Mitterand avait inauguré une politique dite de la « Paristroïka » qui impliquait au Rwanda des
pressions pour une démocratisation de l’Etat contre la promesse d’un soutien militaire en cas d’invasion du FPR.
42
13
en 1994. Les armes sont fournies par la France, l’Egypte et l’Afrique du Sud. La
France assure des tâches de formation et d’encadrement militaire. Parallèlement
les milices Interhamwe, composées de jeunes gens désoeuvrés, sont formées à
la lutte « anti-insurrectionnelle ». On leur apprend à travailler avec la machette,
à frapper les nuques, à sectionner les articulations. En 1993 ils sont au nombre
de 60.000. Avec la police il y aura donc 100.000 personnes armées et formées
au moment du génocide.43
2) La généralisation d’une culture de l’impunité.
Après l’offensive meurtrière du FPR dans le Nord la minorité des Bahima est
massacrée « en représailles » par l’armée. En janvier 1992 c’est la tribu des
Bagogwe, apparentés aux Tutsi qui
est exterminée sous la conduite de
l’administration locale dans la commune de Kinigi. Des pogromes sur les Tutsi
ont lieu dans le Bugesera en 1992: 500 coupables sont arrêtés puis relâchés
sans procès. 44 Dans la même période, qui coïncide avec les pourparlers de paix
15.000 membres de l’opposition sont liquidés discrètement. L’Etat d’urgence
permanent facilite une véritable « institutionnalisation de l’impunité »45
3) La mise en œuvre des « medias de la haine ».
Face au quotidien d’opposition Kanguka, qui dispose de peu de moyens,
apparaissent des médias « privés » jouissant de l’appui politique et financier de
personnes faisant partie du cercle étroit du pouvoir: le journal Kangura publié à
15.000 exemplaires, Radio Rwanda et la fameuse Radio Télévision Libre des
Milles Collines. Les analystes ne manqueront pas de noter la similitude des
procédés utilisés dans ces médias avec ceux que les nazis avaient développés en
leur temps:46
• La référence à un passé mythique. Léon Mugesera appelle en 1992 à
« jeter les Tutsi dans la rivière Nyabarongo pour qu’ils retournent en
Ethiopie d’où ils viennent », une prophétie qui sera réalisée 18 mois plus
tard.
• La thèse du complot tutsi. Une thèse qui n’est pas sans rappeler les
« Protocoles des sages de Sion »47. Kangura publie en 1990 les « Dix
commandements du Bahutu dont le premier est: « Tout Muhutu doit savoir
que Umutsikazi48, où qu’elle soit, travaille à la solde de son ethnie tutsi.
Par conséquent, est traître tout Muhutu qui épouse une mututsikazi, qui
fait d’une Umutzikazi sa concubine, qui fait d’une Umutzikazi sa
protégée »49. Jean-François Dupacquier cité comme témoin de contexte
devant la cour d’Assises de Bruxelles commente: « Il est très frappant de
constater la façon dont on disqualifie la femme tutsi en la présentant
comme un ventre, c’est-à-dire une prostituée espionne-(…)qui agit
uniquement au profit de son groupe dit ethnique ». D’une manière
générale est considéré comme traître par les auteurs des « Dix
commandements » tout Hutu qui s’associera d’une manière ou d’une autre
à un Tutsi puisque celui-ci est par nature voué à trahir ou comploter pour
la « suprématie de son ethnie ».
Selon l’analyse de Christian P.Scherrer.Opus cité p.59.
Christian P.Scherrer.Opus cité.p.60.
45 L’expression est due à Rakiya Omaar. Death, Despair and Defiance.London.African Rights 9/94.
46 Sur ce point Joseph Ngarambe, J.P.Chrétien, Marcel Kabanda, Jean-François Dupaquier. Les médias du génocide.
Karthala 1995.
47 Un faux produit par la police tzariste et réactivé par la propagande nazie tendant à « révéler l’existence d’un
complot juif mondial.
48 Femme tutsi
49cité par Jean-Pierre Chrétien. Rwanda. Les médias du génocide . Karthala 1995.p.141.
43
44
14
•
•
•
La « dés-humanisation » des Tutsi, à travers l’image, répétée
inlassablement, de cancrelats (inyenzi) appliquée d’abord aux soldats du
FPR, puis par extension à tous les Tutsi.
- Le brouillage systématique de l’information qui met l’opinion en état
de tout croire. Un procédé qui a beaucoup servi au moment de
l’attaque du FPR dans le Nord pour entretenir la peur chez les
populations hutu.
Le procédé en miroir qui consiste à accuser les Tutsi du crime que l’on se
prépare à commettre contre eux.
Enfin les appels à des actes génocidaires à travers des métaphores, déjà
utilisées en 1959, liées au travail, et plus particulièrement aux travaux
communautaires (Umuganda) dont nous avons déjà parlé : nettoyer,
débroussailler(ce qui signifie tuer les bébés), couper.
Au signal donné le 6 avril 1994 on a pu se mettre à « travailler »…
La salle des disparus dans le mémorial de Gisozi. Avril 2004
4. La Suisse et le Rwanda : une histoire d’amour…aveugle
Entre 1963 et 1993 il y a eu entre la Suisse et le Rwanda 30 ans d’une histoire
d’amour et de développement initiée par Kayibanda très probablement sur
l’initiative de Mgr Perraudin. C’est une des raisons pour lesquelles l’onde de choc
qui a suivi le génocide a été ressentie très fortement en Suisse; le Rwanda, cette
Suisse de l’Afrique ne nous était pas inconnu. Le public romand a pu mesurer la
terrible désillusion qui fort logiquement a été le lot des coopérants en comparant
deux émissions de la TSR. La première, datant de 1988 et intitulée « L’Afrique de
15
l’espoir »50, donnait une image dithyrambique de la coopération suisse qu’un
sociologue français André Guichaoua définira ainsi: « La coopération suisse
présentait l’envergure financière d’une coopération bilatérale et la dimension
philosophique d’une ONG »51. La seconde, une émission de Temps Présent de
2004 intitulée très significativement « Silence on développe !» montrait des
coopérants et des responsables de la DDC52 revenant sur les lieux du
désastre…pour licencier leurs anciens employés rescapés. Pendant ces 30 années
la Suisse a investi 300 M dans des projets conçus sur des modèles de
développement coopératif, notamment dans le domaine agricole et forestier. La
fierté de la coopération suisse a été l’Union des Banques Populaires Rwandaise
qui a joué un rôle de premier rang dans la vie économique du pays, et dont
certains membres du Conseil d’administration appartenaient au cercle étroit du
pouvoir53. Plus encore, fait unique dans l’histoire de la coopération, la Suisse a
mis à la disposition du Rwanda successivement cinq conseillers présidentiels,
payés par la DDC, dont le dernier en poste, Charles Jeanneret, n’a été rappelé
qu’en 1993.
Suite à l’émotion suscitée dans le pays « la question a été soulevée au Parlement
de savoir si la coopération suisse avait failli à sa tâche au Rwanda, ou pire,
portait-elle même une responsabilité dans ces crimes contre l’humanité »54. Un
rapport intitulé « La coopération suisse au Rwanda » connu sous le nom de
« rapport Voyame » a été rendu par quatre experts indépendants. Pour
l’essentiel, avec quelques regrets sur lesquels nous reviendrons, le rapport tirait
un bilan positif de l’action de la coopération. De ce fait il a soulevé de nouvelles
polémiques et blessé les associations rwandaises proches des victimes. Pour
l’essentiel il esquivait la question des responsabilités politiques et historiques, la
tâche des experts se bornait, estimaient-ils, à « évaluer le travail de la
coopération suisse dans ces circonstances difficiles»55. C’est la raison pour
laquelle le conseiller national Nils de Dardel (socialiste de Genève) revenait à la
charge dans son interpellation au Parlement Fédéral du 19 juin 1996: « Quelle
est l’appréciation du Conseil Fédéral sur les responsabilités du génocide au
Rwanda d’avril à juin 1994 ? N’y a-t-il pas lieu de corriger l’analyse du rapport
Voyame ? Quelle contribution la Suisse doit-elle apporter pour que justice soit
faite à l’encontre des responsables du génocide et que réparation soit accordée
aux victimes ou à leurs survivants ? Selon quelles modalités et dans quel esprit
la Suisse entend-elle collaborer avec le gouvernement actuel du Rwanda ? »56.
Dans sa réponse le Conseil fédéral faisait référence à des éléments qui n’étaient
pas abordés dans le rapport: « l’idéologie « totalitaire »57, « le recours à
l’ethnisme dans les luttes pour les pouvoir économique et politique », la
« tradition d’impunité »: des éléments qui n’étaient pas abordés dans le rapport.
Il s’engageait à œuvrer dans le sens de la justice, de la réconciliation nationale et
du renforcement de l’Etat de droit.
Temps Présent. TSR. 5 mai 1988.
Cité dans le rapport Voyame
52 Direction du Développement et de la Coopération dépendant de la Direction fédérale des affaires étrangères
53 Le journaliste Jean Musy relève que « l’UBPR » était présidée par Augustin Bizimana, ministre de la Défense de
Habyarimana, puis de Jean Kambanda, celui qui deviendra Premier ministre du gouvernement responsable du
génocide. Le rapport Voyame passé au crible… dans Regards Africains n.37. 1996.
54 Richard Friedli. Regards Africains n.37 hiver 1996 p 30
55 idem
56 Interpellation du conseiller national Nils de Dardel (socialiste Genève) 19 juin 1996)
57 Dans le rapport Voyame le terme totalitaire n’est utilisé qu’à l’égard du FPR.
50
51
16
Nous dirons ici quelques mots, en dehors de tout souci polémique, de l’ampleur
du problème des responsabilités historiques et politiques que nous devrons
intégrer, historiens, politologues ou simples citoyens, à notre propre histoire.
Nous reviendrons enfin sur quelques aspects de la polémique suscitée par le
rapport Voyame en ce qu’ils mettent en évidence le voile de banalisation qui
immédiatement est posé sur un événement de cette ampleur.
Sur la question des responsabilités on se référera aux interrogations développées
par Christian P.Scherrer58. Cet auteur souligne que le génocide des Tutsi est le
premier génocide de l’histoire moderne co-financé par l’argent du
développement 59. Il relève que dans la période qui a précédé le génocide, cet
argent (venant essentiellement de Belgique, d’Allemagne et de France) était
devenu la principale source de revenu de l’Etat rwandais (jusqu’à 20% du PNB en
1992). Dès lors comment expliquer l’incapacité des pays donateurs à peser sur la
dynamique génocidaire, explicite depuis 1990, malgré les avertissements lancés
par les organisations humanitaires. S’agissant de la Suisse Scherrer se demande
pourquoi elle n’a pas usé de son influence et posé des conditions à son aide qui
n’a cessé de croître jusqu’en 1994. Pourquoi, en particulier, n’a-t-on pas agi
contre le système des cartes d’identité ethnique, pourquoi n’y a-t-il pas eu de
réaction conséquente aux pogromes, aux assassinats politiques, à la culture
d’impunité ?
Les regrets exprimés dans le rapport Voyame éclairent en partie cette retenue.
Résumés par Richard Friedli, un des quatre experts mandatés, ils portent
principalement sur quatre points.
Le premier est que « les responsables de projets étaient presque exclusivement
fixés sur leur tâche locale et qu’ils n’avaient guère, ou pas assez, perçu la
dégradation de la situation sociale, l’inquiétude de la population et les abus de
l’ethnicisation »60. Richard Friedli ajoute à titre d’appréciation personnelle:
« alors que la responsabilité globale de la coopération suisse au développement
est davantage que la somme des responsabilités individuelles et des
compétences spécialisées, cette question n’a guère été abordée et encore moins
reçu de réponse ».61
Le second porte sur la constatation que « ce que les experts suisses savaient de
la langue, de la mentalité et de l’histoire rwandaises n’allaient assurément audelà de quelques notions pratiques et observations stéréotypées »62. A la lecture
de ces regrets une première question se pose: l’ethnisme, l’élimination
d’opposants en toute impunité, les pogromes sont-ils des phénomènes exotiques,
comment expliquer ces œillères ?
Les deux autres regrets sont plus directement politiques et plus
substantiels: « On regrette que Charles A. Jeanneret, dernier conseiller du
président, n’ait été rappelé qu’en janvier 1993 au lieu de partir au début des
hostilités en 1990, et aussi que la Suisse n’ait pas coopéré activement aux
phases de médiation et à l’élaboration des accords d’Arusha en 1992-1993».63
Scherrer est chercheur à l’Université d’Hiroshima et travaille sur la notion de prévention de génocide.
Scherrer Opus cité ch.3.4 et 3.5 et Donor Complicity aided genocide in Rwanda
60 Richard Friedli. Regards Africains n.37 hiver 1996 p 31
61 idem
62 idem
63 idem
58
59
17
Les reproches adressés au rapport Voyame par les associations rwandaises sont
plus graves64. Un d’eux, repris par les parlementaires signataires de
« l’interpellation De Dardel », est d’attribuer globalement la responsabilité du
« génocide rwandais » (parle-t-on de « génocide allemand »?) aux deux
adversaires en présence, le régime génocidaire et le FPR, et cela au prix d’une
référence erronée à un rapport d’une commission d’enquête internationale. Cette
commission relevait en effet les violations des droits de l’homme commises par le
FPR dans ses zones de contrôle, mais elle réservait la qualification de génocide à
l’état rwandais. Or, on le sait, la thèse du « double génocide », qui est apparue
rapidement dans les médias dès l’été 1994, a servi à quelques acteurs impliqués
à jeter le doute sur leurs responsabilités historiques 65. Elle a retardé la
reconnaissance du génocide des Tutsi.
Notre préoccupation à ce propos sera en conclusion la violence qui est faite aux
rescapés et aux proches des victimes à travers de telles tentatives de
banalisation. D’autant plus que nous croyons à l’efficacité de l’argument dans
l’opinion: « Tous coupables, tous victimes, emportés par des haines ancestrales
venues du fonds des âges ! Face à de tels évènements nous ne pouvons que
nous indigner et compatir dans le cours laps de temps que nous réserve
l’actualité du monde ». N’y a-t-il pas à notre époque, face à un racisme qui
procède d’une survalorisation identitaire et de sa manipulation, un autre danger
plus insidieux et tout aussi grand, celui de l’indifférence et de la « banalisation du
mal » qui nous empêche d’exercer ce que Hannah Arendt appelait « notre coresponsabilité pour le monde ». Notre co-responsabilité ne consiste certes pas,
pour nous autres Européens, à nous charger, en raison de notre rôle historique,
de la culpabilité du génocide des Tutsi dont les principaux responsables sont
traduits devant le Tribunal Pénal International. Elle consiste tout au moins à
nous souvenir de l’interrogation de Berthe Mwanankabandi, une jeune femme de
Kanzenze : « Quand j’entends à la radio les nouvelles de toutes ces guerres
africaines, j’ai peur d’une fin prochaine de l’Afrique. Les chefs africains tranchent
leurs affaires avec trop de brutalité. C’est un insurmontable problème, pour nous
les petites gens. Mais le cas du Rwanda échappe aux coutumes africaines. Un
Africain massacre avec la colère ou la faim au creux du ventre. Ou il massacre
pour confisquer les diamants et consorts. Il ne massacre pas le ventre plein et le
cœur en paix sur des collines de haricots comme les interhamwe. Je crois que
ceux-là ont mal appris une leçon venue d’ailleurs, hors de l’Afrique. Je ne sais
pas qui a semé l’idée de génocide. Non je ne dis pas que c’est le colon. Vraiment,
je ne sais pas qui, mais ce n’est pas un Africain !»66
Roland Junod
Août 2004
Article extrait de Racismes et citoyennetés.Ed IES (institut d’Etudes Sociales)
Et FET (Fondation pour l’Education à la Tolérance) 2005
64 Réponse au « Rapport Voyame » sur l’avenir de la coopération entre la Suisse et le Rwanda ».Lettre des
associations rwandaises au Conseil fédéral et aux parlementaires fédéraux, 1er juin 1996. Abishema (Femmes d’origine
rwandaise), Association Suisse-Rwanda (ASR), Communauté Rwandaise de Suisse (CORS), Ibuka-Mémoire et justice
65 Voir sur ce point J-P.Chrétien, opus cité, chapitre 13, le deuxième génocide.66 cité par Jean Hatzfeld. Dans le nu de la vie . p.183 Seuil 2000.
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