collectifs, a contrario
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collectifs, a contrario
Raphaëlle Doyon COLLECTIFS, A CONTRARIO « Au lieu du Tout est vanité millénaire, un Tout est jeu, d’un accent un peu plus positif, s’impose peut-être alors. Cela ne paraîtra que métaphore à bon marché, que pure impuissance de l’esprit. Pourtant, c’est là la sagesse à laquelle Platon avait atteint, lorsqu’il nommait l’homme un jouet des dieux. Par un détour étrange, la pensée retourne au Livre des proverbes (VIII, 30, 31). Là, la Sagesse Éternelle, source de justice et d’autorité, dit qu’avant toute création, elle jouait à la face de Dieu pour le divertir, et que dans le monde de son royaume terrestre, elle trouvait ses divertissements parmi les enfants des hommes. » Johan Huizinga1. J’éprouve un certain plaisir à étudier les collectifs, otamment pour des raisons idéologiques, les mêmes qu’exn priment Howard Becker dans sa préface aux Mondes de l’art, ce qu’il appelle son « antiélitisme viscéral2 », antiélitisme que l’on retrouve sous une forme ou une autre dans 1. Johan Huizinga, Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu [1951], trad. du néerlandais par Cécile Seresia, Gallimard, Paris, 1988, p. 339. 2. Howard S. Becker, Les Mondes de l’art [1982], traduit de l’anglais par Jeanne Bouniort, Flammarion, Paris, 2010, p. 21. 81 les discours et les pratiques des dits collectifs de théâtre. Ces derniers appartiennent à une certaine élite socioculturelle ; la reconnaissance dont ils jouissent actuellement et les lieux dans lesquels ils se produisent le disent : ce ne sont pas des marginaux. Ils revendiquent le refus d’un système qui a fini par les reconnaître3. L’antiélitisme se trouve ailleurs, dans leur manière de créer ensemble. J’adopte ici un point de vue optimiste à rebours de la « compulsion critique4 », celui d’un monde dans lequel évoluent les propositions des collectifs, qui je crois, comme l’écrivait Michel Foucault au sujet de la musique de Boulez, « rompent les règles dans l’acte qui les fait jouer5 ». Précisons d’emblée que mon intérêt portera sur les collectifs qui, signent leur spectacle à plusieurs (ce qui n’est pas le cas des Lucioles par exemple), et cherchent ensemble et non pas dans un répertoire préexistant (comme le font les Possédés ou le tg STAN) la matière de leur propos. Je m’intéresse à ceux qui mettent à l’épreuve la capacité des êtres humains à coopérer, puisqu’il s’agit là d’un fait anthropologique6, plus encore que ne le fait déjà une compagnie de théâtre au fonctionnement habituel, c’est-à-dire dont les tâches sont divisées en fonction de la formation et de la compétence de chacun. Si les collectifs dont il sera ici question ne mobilisent ni l’action militante, ni la parole politisante au sens propre, une contestation est à l’œuvre, 3. Nathalie Heinich écrit : « Depuis la première génération post-révolutionnaire, nous vivons dans un monde où toute une partie de l’élite se tient dans la marginalité, revendiquant le refus de la société même qui la reconnaît », dans « Art et compulsion critique », Art et poétique, no 11, 2007, p. 91-101, Noesis, mis en ligne le 6 octobre 2008, <http://noesis.revues. org/813>, consulté le 27/09/2013. 4. Cette expression fait partie du titre de N. Heinich, cité supra. 5. Michel Foucault, « Pierre Boulez, l’écran traversé », Dits et écrits, t. IV, p. 222, cité par Mathieu Potte-Bonneville, « Foucault, la vie et la manière », La Vie des idées, revue en ligne publiée le 07/09/2009. <http://www. laviedesidees.fr/Foucault-la-vie-et-la-maniere.html>, consulté le 27/09/2013. 6. Joël Candau, « Pourquoi Coopérer », Terrain, Revue d’ethnologie de l’Europe, no 58, mars 2012, p. 6. 82 et non pas parce que le théâtre serait l’activité culturelle la plus collaborative qu’il soit7 ou qu’il serait politique et subversif en soi8 ! La contestation des collectifs se déploie dans leur manière de faire du théâtre (et a fortiori, de penser le travail artistique)9 tout comme elle se déployait dans les processus et méthodes mêmes de la sociologie de l’art en tant qu’activité collective, proposée par Howard Becker au début des années quatre-vingt. Collectifs. En a-t-on fini des grands noms ? Certes pas, mais à leurs côtés, les collectifs œuvrent. Il existe parfois, le plus souvent même, un-e meneur-meneuse toujours comédien-ne par ailleurs (à la différence de Patrice Chéreau, Georges Lavaudant, JeanPierre Vincent, Claude Régy, etc.) qui tranche et prend les décisions finales, mais son nom, moins répandu que celui de la compagnie, est loin de laisser dans l’anonymat les autres membres du collectif. Ces derniers n’agissent pas dans l’ombre d’un leader charismatique incontesté, dont il serait admis que l’impénétrable mystère de son processus créateur surgisse en coups de gueule généreux, libérant la créativité des comédien-ne-s. Inutile de grossir le trait, le metteur en scène, on le sait, est dans une position de savoir et de pouvoir, ce qui ne veut pas dire que tous en usent avec excès, ni que le pouvoir soit pour eux une finalité. Incontestable point de référence, c’est en contestant le système hiérarchique, qui est au cœur du fonctionnement 7. Voir à ce sujet Bruce Barton, Collective Creation, Collaboration and Devising. Critical Perspectives on Canadian Theatre in English, vol. 12, Playwrights Canada Press, Toronto, 2008, p. 8. 8. Voir à ce sujet Olivier Neveux, Théâtres en lutte : le théâtre militant en France des années 1960 à aujourd’hui, La Découverte, Paris, 2007, p. 7 ou encore Bérénice Hamidi-Kim, Les Cités du théâtre politique en France depuis 1989, l’Entretemps, Montpellier, 2013, p. 27. 9. Le travail est au cœur de plusieurs des spectacles de collectifs créés entre 2011 et 2013. La Légende de Bornéo (2013) de L’Avantage du doute explore l’influence du management dans la vie intime. Quand je pense que l’on va vieillir ensemble (2012) des Chiens de Navarre sonde les méthodes de coaching et la souffrance de personnes en recherche d’emploi. 83 théâtral et de son financement par projet subventionné10, que se définissent les collectifs, à contre-courant. Ils sont à eux seuls auteurs, metteurs en scène, dramaturges, acteurs et actrices, et non plus interprètes ! Dans une première réflexion, afin de mieux saisir ce que les collectifs déjouent, essayons de comprendre en quoi la signature du seul metteur en scène a longtemps été considérée comme consubstantielle à la valeur de l’activité théâtrale. Après avoir observé l’implication d’une signature plurielle, j’exposerai la façon dont les collectifs ont, de fait, valorisé, la polyvalence des comédien-n-es. J’expliquerai ensuite le lien entre la place faite à l’improvisation et la part de responsabilité qui incombe à l’acteur dans la création. Enfin, je décrirai les collectifs du point de vue de la psychologie sociale, en soulignant quelques-uns des traits qui les distinguent des communautés du siècle précédent. Sont convoqués dans cet article aussi bien Bernard Dort, « prophète11 » qui avait prédit le retour des acteurs, que Howard Becker, Pierre-Michel Menger, Fabio Lorenzi-Cioldi, ou Denis Laborde, tous chercheurs en sciences humaines dont les travaux éclairent les conditions et l’existence artistiques des collectifs, leur mode d’organisation, de création, et aussi leurs aspirations. 10. Les compagnies, subventionnées par projet, sont souvent dirigées par un metteur en scène lequel est aussi producteur délégué des spectacles qu’il monte. Voir à ce sujet Pierre-Michel Menger, « L’activité du comédien. Liens, Indépendances et Micro-organisations », Réseaux, vol. 15, no 86, 1997, p. 61, dont les informations et la réflexion sont toujours d’actualité. Tous les collectifs soulignent d’ailleurs la difficulté à faire reconnaître la direction collective par les institutions habituées à travailler avec un seul interlocuteur. Notons par ailleurs qu’un quart des compagnies sont dirigées par des femmes seules. Voir le rapport de Daniel Urrutiaguer et Philippe Henry, Territoires et ressources des compagnies en France, Ministère de la Culture et de la Communication, octobre 2011, p. 143, rapport qui accorde une place particulière à la discrimination de genre, disponible à l’adresse : <http://www.cultureocentre.fr/sites/default/files/download/files/ Rapportpublic_Compagnies.pdf>, consulté le 19/09/2013. 11. Bernard Dort, « Création Partagée », La Représentation émancipée : essai, Actes Sud, Arles, 1988, p. 146. 84 SIGNATURE INDIVIDUELLE DU METTEUR EN SCÈNE ET RÉCOMPENSE SYMBOLIQUE PARTAGÉE Depuis ledit avènement du metteur en scène, il s’est instauré dans le monde du théâtre une telle hiérarchisation des tâches que cette organisation a pu sembler inhérente à l’activité théâtrale elle-même. Les innovations techniques ont largement participé à la division et à l’industrialisation du travail au théâtre, et du même coup, à l’instauration d’une figure intellectuelle capable de donner une direction « matérielle » et « immatérielle » à l’ensemble. De ce point de vue, il serait intéressant d’étudier la façon dont le théâtre a pu être influencé par le cinéma, art le plus technique, collectif, hiérarchisé et divisé qui soit. L’avènement du metteur en scène moderne à la fin du XIXe siècle se dessinerait alors que, comme l’a montré Yves Cohen, « la recherche de nouvelles formes et techniques de commandement et l’invention de la figure du chef, accompagnées par l’affirmation de l’éternelle nécessité des hiérarchies, compensent la disparition ou l’impuissance de la classe destinée au commandement, l’aristocratie12 ». Ces liens entre l’histoire contemporaine du commandement et celle du metteur en scène restent à établir. Ce qui, il me semble, différencie le metteur en scène du régisseur du XIXe, c’est le discours qu’il produit sur son travail, au moment où les intellectuels apparaissent comme une classe naissante13. À l’instar de Foucault, je pense, en effet, que le pouvoir des metteurs en scène repose sur un ensemble de pratiques discursives qui orientent et légitiment leur pratique scénique. Le théâtre, éminemment collectif, a ainsi pu apparaître au cours du XXe siècle comme l’œuvre vocationnelle de la seule 12. Yves Cohen, Le Siècle des chefs : une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, 1890-1940, Amsterdam, Paris, 2013, p. 9. Selon l’auteur, Staline et Mussolini sont « l’expression la plus radicale d’un phénomène ordinaire de la vie de ces temps ». 13. Voir Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » : 1880-1900, éd. de Minuit, Paris, 1990. 85 personne à qui il revenait de la signer, le metteur en scène, cela aux dépens de la prise en compte du travail de ceux et celles qui participaient à la création. Il y aurait un véritable artiste dont les collaborateurs constituent pour reprendre les mots de Howard Becker « un personnel de renfort14 ». L’ère du metteur en scène ne disait rien d’autre que cela : « […] l’acteur est passé au second plan des préoccupations, écrivait Bernard Dort. On accepte, on admire les vedettes. Quant aux autres, ils sont tenus peu ou prou, pour quantité négligeable. Eux-mêmes ne sont pas loin de se considérer comme tel ». Bernard Dort décrit ici un phénomène, analysé par Fabio Lorenzi-Cioldi, chercheur en psychologie sociale, propre à d’autres mondes professionnels, un système de balanciers, une corrélation15, entre les membres d’une profession prestigieuse reconnus nommément, en l’occurrence les metteurs en scène, et les autres, ici les acteurs, qui répondent aux besoins des premiers et agissent conformément à leur projet, dans l’anonymat. Notons que les acteurs et actrices insoumis-e-s dont parle Georges Banu dans un ouvrage récent, Helene Wiegel, Ryszard Cieslak, Iben Nagel Rasmussen, etc. « ne furent ni 14. Voir Howard Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 96-97 : « Il y a quelque indélicatesse à parler de “personnel”, ou pis encore de “personnel de renfort”, à propos des personnes qui coopèrent à la production des œuvres d’art. Pourtant, ce terme traduit bien la place qui leur est attribuée dans un monde de l’art. Aux yeux des participants à ce monde, celui qui fait “vraiment” les choses, qui prend les décisions d’où l’œuvre tire sa cohérence et son intérêt artistiques, c’est l’artiste, qui peut être une des nombreuses personnes associées à la réalisation de l’œuvre, toutes les autres étant là pour lui prêter concours. Sans reprendre à mon compte la conception de l’importance relative du “personnel” que suppose ce vocable, je l’utilise ici afin de bien marquer que c’est justement la conception courante dans les mondes de l’art. » 15. Fabio Lorenzi-Cioldi, Dominants et dominés. Les Identités des collections et des agrégats, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 2009, p. 9-10. Contrairement à de nombreuses études qui reposent sur l’analyse interne des groupes, l’auteur maintient que « la spécificité de chaque groupe [est] défini par les relations que les groupes entretiennent entre eux », p. 10. 86 les Sarah Bernhardt ni les Talma des temps modernes, mais les figures hors pair, écrit Georges Banu, écloses au sein d’une famille, groupe, ou communauté […]16 ». Situation ambiguë d’un metteur en scène qui excédant cette seule tâche, devient aussi chef de troupe, initiateur d’une forme de vie, dont l’influence s’exerce sur l’acteur, non seulement au moment de la création d’un spectacle, mais aussi dans un training devenu pratique de soi et vie. Toujours est-il que cette signature singulière, qui comme le décrit Nathalie Heinich, se généralise en France au XIXe siècle17 (phénomène concomitant à celui de l’avènement du metteur en scène que nous décrivions plus haut), apparaît comme la marque d’une authenticité, suscite l’attrait et « fait » l’œuvre. D’aucuns ont vu le dernier Warlikowski, les reprises de Pommerat à l’Odéon, oublié le titre du dernier Régy. Le metteur en scène s’étant souvent associé durablement avec un scénographe (Patrice Chéreau / Richard Peduzzi ; Jean-Paul Chambas / Jean-Pierre Vincent ; Jean Haas / Didier Bezace), d’autres reconnaîtront d’un coup d’œil les scénographies des années quatre-vingt, hiératiques et onéreuses. Les quelques chaises qui tiennent lieu de décor aux collectifs apparaissent bien laconiques18. L’œuvre est substantivée (un Picasso, un Brook). Elle accède ainsi à sa renommée. Renommée, le mot le dit bien, s’attache au nom d’une personne. ADN, rayon X, les chercheurs sondent les paternités car comme l’écrit 16. Georges Banu, Les Voyages du comédien, Gallimard, Paris, 2012, p. 84-85. Voir également l’article de G. Banu, « Les leaders “effectifs” et les communautés artistiques ». Il appelle ces leaders des « éveilleur[s] de ressources cachées », dans Marie-Christine Autant-Mathieu (dir.), Créer, ensemble. Points de vue sur les communautés artistiques (fin du xixe-xxe siècles), coll. « Les Voies de l’acteur », l’Entretemps, Montpellier, 2013, p. 69. 17. Nathalie Heinich, « La signature comme indicateur d’artification », Sociétés & Représentations, 2008/1 no 25, p. 97-106. Disponible à l’adresse : <http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2008-1-page-97. htm>, consulté le 04/09/2013. 18. Sur cette comparaison, voir Daniel Migairou, Jean-Pierre T hibaudat, Ubu, scène d’Europe, théâtre et argent, no 54/55, 2e semestre 2013, p. 40-45. 87 Howard Becker, « ce [ne serait] pas seulement un bien mais aussi le fondement d’une réputation qui [serait] volé19 ». Les cartels de l’exposition de Raphaël qui a été présentée au Louvre au cours de l’hiver 2012, ne présentaient les tableaux qu’en termes de signature. Dans quelle mesure pouvait-on attester que telle ou telle partie de la toile était authentiquement de la main du maître20 ? Quant aux œuvres de Shakespeare, le monde académique se déchire, des logiciels viennent en aide aux plus acharnés pour déceler l’irremplaçable plume de Shakespeare dans Henry VI, la différencier de celle de Marlowe ou d’un autre encore21. La place de la signature individuelle est tout aussi importante quand il s’agit de mise en scène, même s’il pourrait en apparaître autrement parce que l’art est « vivant », et que la griffe n’est pas stockable, autographique, c’est-à-dire inscrite dans la matière même de l’œuvre. Le metteur en scène, a-t-on coutume de dire, met en vision un texte. Il porte la responsabilité de ce qu’il donne à voir et détient à lui seul le « secret de la recette22 ». 19. Howard Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 47. 20. Sur la question de l’attribution dans l’exposition de Raphaël, voir l’article de Philippe Dagen dans Le Monde du 1er novembre 2012, également consultable à l’adresse : <http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/11/01/ raphael-inc-un-peintre-au-service-de-sa-saintete_1784460_3246.html>, consulté le 12/08/2013. Sur la question de la paternité de l’œuvre en général, voir H. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 46-47. 21. Voir par exemple Hugh Craig, Shakespeare, Computers, and the Mystery of Authorship, Cambridge University Press, New York, 2009. Voir aussi la revue critique de Brian Vickers, “Shakespeare and Authorship Studies in the Twenty-First Century”, Shakespeare Quarterly, vol. 62, no 1, Spring 2011, p. 106-142. 22. L’expression est de Sylvain Creuzeuvault au sujet d’une manière intrigante de diriger les acteurs, dans « Dramaturgie, écriture collective et improvisation », rencontre avec Sylvain Creuzevault et les comédiens du Père Tralalère, animée par Marion Boudier et Anthony Liébault pour Agôn (en ligne), Revue des arts de la scène, <http://agon.ens-lyon.fr/index. php?id=956>, sans date, consulté le 12/08/2013. « Je parlais beaucoup aux acteurs seuls. Je leur disais : “Vas-y, fous-lui une beigne !” ou je ne sais quoi de ce genre… Puis au fur et à mesure de ma réflexion sur la répétition et sur l’association, c’est quelque chose que je me suis mis à exécrer, les metteurs en scène qui filoutent un peu, comme si l’espace de répétition ne pouvait 88 En plus d’être visionnaire, il est directeur d’acteurs qu’il lui arrive de rêver à la fois chevronnés et vierges de toute autre expérience théâtrale véritablement déterminante. La vision post-romantique d’un grand génie metteur en scène dissimule par ailleurs l’émulation qui est au cœur des ressorts de la créativité entre les différents partenaires artistiques. En mesurant l’expérience des collectifs à l’aune de l’importance accordée habituellement à la signature individuelle du metteur en scène, on comprend que la mutualisation de cette récompense symbolique (signer à plusieurs et non nommément) constitue le signe d’une forte implication collective. Elle remet, en outre, profondément en question les rapports hiérarchiques et la division du travail, qui implique une étanchéité des tâches et participe à maintenir la position dominante du metteur en scène. Est-il exagéré de considérer que la façon dont les collectifs appréhendent la propriété intellectuelle et la direction au théâtre est complice d’un tournant sociétal dans lequel la figure du chef se dissout ? Sont-ils un des signes que de nouveaux régimes d’autorité cherchent à se développer ? Autorité qui ne soit ni celle du XXe siècle, « défait[e] par ses propres excès », « ni celle de l’anti-autoritarisme des années 196823 » ? Ainsi, bien que d’accord avec Philippe Henry pour qui il est important de connaître les pratiques de mutualisation matérielle ou monétaire effectives des collectifs24, je crois que le partage de la récompense symbolique et de l’autorité intellectuelle est en soi un enjeu de taille. Par ailleurs, les temps de répétition, les deux ou trois années pas être démocratique. […] On se dit tout en fait, ou beaucoup de choses en tout cas, il n’y a plus de secret de la recette. » 23. Sur l’effacement de la figure du chef au XXIe siècle, voir Yves Cohen, Le Siècle des chefs : une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, 1890-1940, op. cit., p. 12. 24. Voir Philippe Henry, « Les compagnies à direction artistique collective en France métropolitaine depuis 1980 : une réalité tangible mais éminemment composite », dans cet ouvrage. 89 que prennent par exemple L’Avantage du doute pour préparer un spectacle (mener des enquêtes, recueillir des témoignages, écrire et répéter), sont financées en grande partie par les salaires individuels de chacun des membres. Cet investissement en temps non rémunéré, est un manque à gagner et témoigne d’un engagement personnel, y compris économique. Ajoutons qu’un tel engagement est rendu possible, comme l’a montré Pierre-Michel Menger, grâce au système de l’intermittence, c’est-à-dire grâce au financement collectif des risques professionnels des acteurs et actrices des collectifs25. Simon Bakhouche, Judith Davis, Tout ce qu’il nous reste de la révolution, c’est Simon, L’Avantage du doute, 2010. Photographe : Pierre Grosbois. 25. Voir Pierre-Michel Menger, « L’activité du comédien. Liens, indépendances et micro-organisations », op. cit. 90 Forts d’un risque pris et d’une signature à plusieurs — les collectifs déclarent des œuvres dites « collaboratives » à la SACD. Ils exposent des voix plurielles et sont traversés par le dissensus, dont la pratique est fièrement revendiquée. Le metteur en scène, quand il y en a un, est parmi les artistes celui qui a tout vu, et fait du travail collectif, une œuvre. Le procédé diffère de celui qui consiste à mettre les autres au service d’une vision exclusive, d’un don et d’une mission perçus comme individuels. La parole du comédien Stéphane Olivier, du collectif bruxellois Transquiquennal, dont la direction artistique est collective, rend compte précisément de cette volonté de déployer une pluralité de sens : « On était en réaction contre le poids du metteur en scène dans le paysage théâtral et contre son rôle de détenteur du sens (avec des aménagements que sont le dramaturge ou des formes de convivialité avec les acteurs) qui fait que tout le travail tend vers la définition d’un seul sens. Cette position nous semblait complètement réactionnaire. Et le collectif, sur ce plan-là, était le moyen — mais c’est un moyen difficile — d’arriver à essayer de transcrire artistiquement la multiplicité du sens, l’idée même du sens, non pas comme un concept néo-platonicien et définitif mais comme quelque chose de plus moderne, en mouvement, qui n’est que contextualisé, circonstanciel et forcément dynamique. C’est à notre avis l’inverse du mouvement théâtral d’il y a vingt ans, où on avait l’impression que dominait plutôt une espèce de tentation muséale du théâtre, avec l’idée qu’on faisait des œuvres impérissables (y compris des œuvres très bien, ce n’est pas parce que cette tentation dominait qu’on détestait tout)26. » 26. Stéphane Olivier dans l’entretien « (Im)posture du collectif ransquinquennal. Entretien avec Bernard Breuse, Miguel Declaire et StéT phane Olivier », Agôn. Revue des arts de la scène, no 3, Utopies de la scène, scènes de l’utopie, consultable à l’adresse <http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=1536>, mis à jour le 01/02/2011, consulté le 14/08/2013. Voir aussi Judith Davis 91 C’est aussi pour rendre perceptible cette coexistence des points de vue (postmoderniste ?) que les collectifs mettent en abîme les expériences des comédiens et les liens qu’ils entretiennent entre eux. C’est ainsi que Simon de L’Avantage du doute (Simon Bakhouche), qui a « tout vécu de 68 » et avait en partie joué son rôle dans le premier spectacle du collectif, Tout ce qu’il nous reste de la révolution, c’est Simon, caricature dans La Légende de Bornéo, une situation d’acteur n’ayant « pas eu tous ses trimestres » et dont les fins de mois sont difficiles. Il propose aux spectateurs des gaufres de Dunkerque faites par sa femme… et, lors d’un de ses intermèdes visant à « mettre de l’ambiance » et à « débarrasser le plateau », épile maladroitement la jambe d’une comédienne pour se faire la main en vue d’une reconversion professionnelle. De son côté, Judith Davis, joue une comédienne qui rend visite à sa sœur et à son beau-frère, salariés férus de management, imprégnés du vocabulaire de la compétitivité, et leur explique qu’elle a délaissé son petit boulot de standardiste pour s’impliquer pleinement dans son nouveau projet de collectif de théâtre « sans chef », la sœur maintenant qu’un tel projet est irréalisable, qu’« il suffit d’avoir vécu un tout petit peu pour se rendre compte que les hommes, ils ont besoin d’un chef »27. L’utilisation des prénoms des acteurs est peut-être l’un des indices de ce jeu continuel entre réalité de la situation et fiction, entre pluralité des points de vue et construction du récit. Ne pas faire croire que nous sommes ailleurs que dans une salle de spectacle, éclairer les spectateurs, ne pas jouer le jeu de l’illusion. Mis en abîme, le projet de travailler en collectif est une matière qui fait partie de de L’Avantage du doute, « Les collectifs en jeu hic et nunc », dans cet ouvrage, pour qui le collectif reflète dans sa dramaturgie polyphonique la multiplication des voix recueillies au cours d’entretiens individuels sur « Mai 68 » ou « le travail », que les acteurs et actrices mènent eux/elles-mêmes. 27. Sur la façon dont les sciences sociales ont forgé un « discours naturalisant sur la hiérarchie », sur l’étude des chefs et des chefferies en anthropologie, sur la croyance en une humanité immanquablement gouvernée, voir Yves Cohen, Le Siècle des chefs : une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, 1890-1940, op. cit., p. 13-14. 92 l’œuvre elle-même28. Il en est question sur scène comme dans La Légende de Bornéo où Judith Davis se joue elle-même, une jeune femme qui travaille dans un collectif de théâtre. Sont interrogés sur le plateau les manières de travailler, le métier et le travail de l’acteur. Par ailleurs, la présence souvent simultanée de tous les acteurs sur scène, met en avant la dimension collective. Il peut s’agir d’exclure, dans le récit, une figure du reste du groupe comme chez Les Chiens de Navarre. Chez L’Avantage du doute ou les Tg STAN, les comédien-ne-s restent sur le plateau y compris quand ils ne sont pas en jeu, rendant ainsi visible le passage du non-jeu au jeu. Mireille Rousseau du collectif TOC (Théâtre Obsessionnel Compulsif) commente : « On s’étonnait au début que le metteur en scène et les acteurs soient cachés derrière le spectacle et il nous paraissait important de parler de nous : le fait de reconnaître qui on est est une des raisons du collectif. Nous voulions montrer la réalité physique de l’existence du groupe et notre position par rapport au matériau sur lequel on travaillait29. » POLYVALENCE ET PERFORMANCE : LES DEUX FACES D’UNE MÊME MÉDAILLE Les collectifs s’accordent une marge de jeu, revendiquent et réévaluent la polyvalence des « précaires » du spectacle vivant, polyvalence indispensable, comme l’a montré Pierre-Michel Menger, au fonctionnement des compagnies théâtrales de petite taille30. Les comédiens y occupent en effet un nombre considérable de fonctions, à leurs heures, administrateur, 28. Voir les remarques de Bernard Dort, « Le retour des comédiens », La Représentation émancipée, op. cit., p. 138-139, qui au sujet d’expériences passées, parle de « narcissisme collectif ». 29. Mireille Rousseau du collectif TOC (Théâtre Obsessionnel Compulsif ), dans Emmanuelle Bouchez, « Le collectif au théâtre — enquête », Télérama, no 3166, 16 au 24 septembre 2010, p. 37. 30. Voir Pierre-Michel Menger, « L’activité du Comédien. Liens, indépendances et micro-organisations », op. cit. 93 scénographe, décorateur, enseignant, metteur en scène. Le rapport « Territoire et ressources des compagnies en France » rédigé par Daniel Urrutiaguer et Philippe Henry en 2011 rend les mêmes conclusions : les actions artistiques et culturelles, les charges gestionnaires et administratives sont indispensables et investissent les temps de vie personnelle31. Mon propos n’est pas tant de présenter à nouveau le contexte socio-économique d’émergence des collectifs que de souligner le renversement des valeurs associées à leur légitimation. En effet, la polyvalence des compétences acquises se trouve valorisée « durablement et collectivement32 » dans le fonctionnement horizontal des collectifs où non seulement les rôles s’échangent, mais la responsabilité et le droit de regard se partagent. Ainsi, les « metteurs en scène » des collectifs n’endossent pas l’habit du jour au lendemain. Ils retrouvent souvent une fonction qu’ils avaient exercée, ne serait-ce que de manière temporaire, dans des structures où la division du travail artistique n’était aucunement étanche. « La réalité la plus saillante du travail théâtral, écrit Pierre-Michel Menger en 1997, est celle d’une imbrication des fonctions d’interprétation et de création dans l’activité de plus d’un quart des comédiens de théâtre […]33. » Cette situation n’a fait que s’amplifier. Il se pourrait qu’en observant le parcours professionnel des acteurs et actrices des collectifs, on note qu’ils et elles ont majoritairement travaillé dans des compagnies où les activités et responsabilités étaient démultipliées. La polyvalence, souvent liée à l’errance et à la précarité, signe d’un manque de reconnaissance institutionnelle, voire d’un certain amateurisme s’est répandue au point d’avoir été réexaminée et anoblie. C’est un des tournants que semblent avoir opéré les collectifs. 31. Philippe Henry, Daniel Urrutiaguer, op. cit., p. 107-109. 32. J’emprunte ces termes à Nathalie Heinich, « La signature comme indicateur d’artification », op. cit., p. 99 : « […] le terme d’“artification” entraîne un déplacement durable et collectivement attesté de la frontière entre art et non-art, et non pas seulement une revendication ponctuelle ou individuelle ». 33. Pierre-Michel Menger, op. cit., p. 71. 94 Que déposent les collectifs à la SACD quand la pièce n’est pas un texte ? Une œuvre de l’esprit, explique Sophie Poinsot, directrice adjointe des affaires juridiques à la SACD, lors du débat que nous animions le 15 avril 2013 sur les collectifs d’auteurs, est créée à partir du moment où elle est représentée. À la différence du droit américain, l’œuvre existe, en droit français, du seul fait de sa création, en dehors du dépôt légal d’un texte, le cas échéant. Les Chiens de Navarre déposent, à la manière des chorégraphes, le titre du spectacle. « Ça se rapproche davantage de l’écriture chorégraphique même si ce sont des paroles », précise Robert Hatisi34. En même temps, lorsqu’un des acteurs des mêmes Chiens de Navarre, Maxence Tual en l’occurrence, est absent d’une des représentations de La Raclette, son rôle est redistribué parmi les autres acteurs du groupe. Il touche ses droits d’auteurs en tant qu’auteur de répliques qui peuvent changer d’une représentation à l’autre, mais aussi co-auteur d’une trame narrative et textuelle qui constitue le point fixe de l’œuvre. C’est donc entre ces deux pôles, entre répétition et différence, fixité et improvisation, que continuent à évoluer les créations des collectifs une fois que la première a été jouée. Dans une telle configuration, les collectifs semblent artager certains partis pris qui bousculent quelques-uns p des codes habituels de la représentation : la volonté de présenter un travail encore inachevé lors de la première 35, le fait d’être en jeu sur scène avant l’arrivée des spectateurs, le statut paradoxal attribué aux répétitions chargées non pas de recommencer à l’identique pour rendre le spectacle plus fluide ou organique, mais de retrouver des espaces réservés à l’improvisation, « les ressorts [du] jeu, [de] la mise en danger36 ». Dans 34. Robert Hatisi, « Les collectifs en jeu hic et nunc », p. 281 de cet ouvrage. 35. Voir par exemple Nadir Legrand, « Les collectifs en jeu hic et nunc », p. 287 de cet ouvrage. 36. Caroline Binder, « Les collectifs en jeu hic et nunc », p. 280 de cet ouvrage. 95 cette co-responsabilité d’un drame en partie improvisé (une partie du spectacle repose sur l’illusion d’improvisations37, les comédiens ne s’en cachent pas), les notes et discussions sur la représentation de la veille ont un rôle capital, certainement beaucoup plus important que dans d’autres formes de théâtre où le texte fait autorité et l’avis du metteur en scène, consensus. Tous les collectifs soulignent les heures passées, avant de rejouer, à discuter sur ce qui du rythme, de l’espace, de la fable ou du drame doit être redéfini pour rester vivant. Il s’agit bien là du processus inverse de celui qui consisterait à « fixer les choses, sous prétexte que ça [a] marché la veille38 ». Le « cadavre à réanimer » hante les discours des collectifs. Le metteur en scène joue souvent un rôle contraire à celui qui lui incombe habituellement. Comme le dit Maxence Tual des Chiens de Navarre, dans l’entretien que nous publions ici, « [il] empêche que l’on prenne une forme de confiance en soi qui va encore une fois solidifier les choses39 ». En l’absence de metteur en scène (chargé pourtant, comme on l’aura compris, de « démettre » en scène), c’est le public de la veille qui, comme pour L’Avantage du doute, fournit le regard extérieur. L’improvisation in situ prolonge le processus de création qui repose lui-même, pour les collectifs dont nous parlons ici, ceux qui n’interprètent pas de textes préexistants (mais les Tg STAN ne sont-ils pas aussi rompus à cet exercice ?), sur une improvisation nourrie selon les cas, de littérature, d’histoire, de sociologie, d’enquêtes personnelles, bref, de tout un bagage intellectuel que les uns et les autres prennent à bras-le-corps dans un rapport décomplexé à la culture et au 37. Voir Bérénice Hamidi-Kim, « Vous avez dit collectif ? Les 3/8 et bande de Villeréal et d’ailleurs : autogestion civique vs affinités esthétiques et affectives », dans cet ouvrage. 38. Pierre Devérines dans « Dramaturgie, écriture collective et improvisation », rencontre avec Sylvain Creuzevault et les comédiens du Père Tralalère, animée par Marion Boudier et Anthony Liébault pour Agôn (en ligne), Revue des arts de la scène, <http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=956>, sans date, consulté le 14/08/2013. 39. Maxence Tual, « Les collectifs en jeu hic et nunc », p. 280 de cet ouvrage. 96 savoir. Ils semblent inviter ainsi les spectateurs à être citoyen, à prendre la responsabilité de réfléchir aux valeurs et patrimoines communs (les révolutions, la famille, le travail, etc.), à sortir des déterminismes et histoires toutes faites. Robespierre et la Révolution Française fut le sujet de Notre Terreur (2009), spectacle du d’ores et déjà, analysé dans cet ouvrage par Louise Roux. Ces thématiques s’inscrivent dans toute une histoire de théâtre en luttes : Kateb Yacine et la révolution algérienne, André Benedetto et Armand Gatti s’en étaient déjà emparés40. Mnouchkine, aussi, de manière moins directement politique. Les comédiens du d’ores et déjà ont passé plusieurs mois à lire l’histoire de la Révolution Française de Jules Michelet (en quatre volumes) avant de choisir de travailler plus en détail sur les années 1793-1794 et sur des documents d’époque. Ce n’est qu’une fois cette masse de données assimilées, qu’ils ont établi un lien entre leurs aspirations collectives et celle des figures révolutionnaires. Sur scène, les membres du salut public se rassemblent, entourés de part et d’autre du public, autour d’une longue table, sandwich et cigarettes au bec, Saint-Just, Robespierre et Carnot devenant des militants d’aujourd’hui, les acteurs regroupés autour de Sylvain Creuzevault. À la tête du collectif, mettant en abîme l’autorité dont les autres acteurs du collectif l’ont investi, Creuzevault pose en effet la question du pouvoir, quelle que soit sa finalité, fut-il révolutionnaire, ou allant, comme il souhaiterait que soit le sien, à l’encontre de la dite tyrannie du metteur en scène. Les comédiens crient leur fureur, leur terreur, se disputent, s’extirpent… Saturés de sons, de mouvements et d’images, d’aucuns voudraient fermer les yeux, se boucher les oreilles, mais le risque est pris de la chute, de l’imperfection, de la découverte par accident. Peu importe il me semble, comme le reproche une journaliste du blog du journal Le Monde, si les comédiens ne sont pas à la hauteur de « l’art du discours qui faisait la grandeur 40. Voir Olivier Neveux, Théâtre en lutte, op. cit., p. 207-208. 97 des figures révolutionnaires (même tyranniques) », acteurs et personnages se déploient vivants sous des yeux enthousiastes. De son côté, L’Avantage du doute a enquêté pendant deux ans sur le travail et sur les techniques de rationalisation, appliquées au couple et à la famille pour La légende de Bornéo. Ce qu’il nous reste de la révolution, c’est Simon, découlait également d’un travail d’enquêtes, de lecture et recueil de mémoire parmi les proches de la compagnie. Les Chiens de Navarre ont, pour leur part, consacré Quand je pense qu’on va vieillir ensemble (2012) en partie au monde de la recherche d’emploi, aux injonctions à être soi-même, à se maîtriser, à faire montre de sa féminité41. Sur ce dernier point, il me semble qu’un processus de travail effectivement collectif offre la possibilité aux actrices d’aborder toutes sortes de thématiques, y compris les formes d’androcentrisme domestiques, scientifiques ou artistiques. Le Collectif 71 le dit et le met en œuvre à travers les textes de Foucault, quelque chose se joue au sein de ces compagnies qui ne bousculent pas seulement les conventions de la représentation, quelque chose qui a un lien avec notre agentivité, avec les représentations que nous nous faisons de notre capacité à agir, individuellement et ensemble. Pour revenir à l’improvisation, on est bien loin chez les collectifs du sens commun qui voudrait que l’improvisation ne soit qu’a-structure et reproduction des stéréotypes, autant d’accusations de la part des « puritains » (disons-le) que furent Jerzy Grotoswki et Eugenio Barba à charge de ceux qui, comme le Living ou l’Open Theatre, l’ont pratiquée dans les années soixante et soixante-dix, sans soumettre leurs membres à la discipline intellectuelle que poursuivent certains des collectifs dont nous parlons ici42. 41. Une femme coach violente une autre femme, stagiaire en recherche d’emploi, en lui imposant des exercices d’ondulation et de mouvements du bassin pour sortir de « sa raideur ». J’ai vu, dans cette scène hilarante, interprétée par Caroline Binder et Céline Fuhrer, une critique des normes intériorisées de la féminité, et de l’épanouissement féminin qui ne passerait que par l’attrait sexuel que la femme serait susceptible de représenter pour l’homme recruteur. 42. Sur le stéréotype de l’improvisation comme jaillissement du lieu 98 Manu Laskar, Caroline Binder, Céline Fuhrer, Jean-Luc Vincent, Anne-Élodie Sorlin, Thomas Scimeca, Une raclette, Les Chiens de Navarre, 2009. Photographe : Philippe Lebruman. DE L’IMPROVISATION Quelle est la dimension symbolique attachée à l’improvisation ? Quels sont les valeurs et les enjeux, humains, trop humains, attribués à ce « non-procédé » qui en est un ? Howard Becker, qui rappelons-le est musicien de jazz et improvisateur lui-même, souligne que l’improvisation a un lien avec ce que le non-artiste identifie comme « la sublimité de l’inspiration43 » de l’artiste, la création ex nihilo, sans labeur. On retombe là dans le stéréotype évoqué plus commun, voir l’introduction de Ric Knowles au numéro de la Canadian Theatre Review, vol. 143, Summer 2010, Improvisation, p. 3-5. Sur l’improvisation (y compris au sein des collectifs), voir aussi Hervé Charon, dans « Gratuité de l’improvisation théâtrale », Catherine Naugrette (dir.), Le Prix de l’art. Le Coût et la gratuité, coll. « Arts et Médias », l’Harmattan, Paris, p. 97-102. 43. Howard Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 43. 99 haut. Or, tout spectateur de Notre terreur du d’ores et déjà par exemple, même historien-ne de la Révolution Française, est dans le regret de reconnaître, qu’il ou elle serait bien incapable de produire ce qui s’improvise si vivement sous ses yeux. Il en va de l’improvisation chez les collectifs comme de la performance du langage. En composant sur-le-champ, elle actualise une double compétence d’acteur qui consiste, d’une part, à improviser, d’autre part, à puiser, pour improviser, dans un socle de connaissance sur les sujets dont ils s’emparent : les révolutions, le travail, le chômage, la mise en scène de soi. Les propos sont de taille, et témoignent « d’un rapport [sinon] politique à l’histoire44 », du moins citoyen. S’en saisir me semble être un pari audacieux. Laisser, de surcroît, surgir l’improvisation, est une gageure risquée. Entre « jaillissement » et « savoir-faire », le travail intellectuel semble métabolisé et disponible. Les acteurs y puisent comme dans « un magasin de mémoire45 ». Pour Denis Laborde, spécialiste de l’improvisation dans le bertsulari basque « le mot improvisation permet […] de désigner commodément des répertoires d’actions qui [ont] en commun d’inclure une indétermination relative […]46 ». Cette indétermination repose sur un apprentissage en même temps qu’elle entretient un lien avec « le grand désordre de l’expérience esthétique47 ». Les recherches de Denis Laborde qui « [lui ont] permis de transformer une boîte noire (le processus créateur) en boîte de pandore » l’amène à comprendre l’improvisation (avec tout ce qu’elle comporte d’inattendu) comme une situation de création en acte qui « incorpore la part d’in44. Olivier Neveux, « Le poids des générations mortes, le cerveau des vivants. Théâtre, histoire et politique : Notre terreur et Que faire ? (le retour) », Théâtre/Public, no 203, États de la scène actuelle 2009-2011, 2012, p. 54-59. 45. Denis Laborde, « Improvisation, sérendipité, indétermination en musique », La Sérendipité : le hasard heureux. Actes du colloque de Cerisy-laSalle, éd. Pek Van Andel et Danièle Bourcier, Hermann, Paris, 2011, p. 146. 46. Id., p. 141. 47. Id., p. 147. 100 connu qui surgit au moment de l’action48 ». Il ne s’agit pas de réaliser un plan d’action préalablement pensé, mais de « penser en action » et de traiter « l’environnement immédiat » comme « une mémoire externe ». Réaffirmer le présent de sa situation, n’est-ce pas ce dont il est question quand au détour d’un coup d’œil sur La Terrasse, un des acteurs des Chiens de Navarre, les plus férocement désinvoltes des collectifs, lance : « Tiens Françon, il fait du Feydeau dans un théâtre privé maintenant ! », pied de nez autoréférentiel à la profession49. Suspect, on peut retourner voir les spectacles des c ollectifs qui, ce soir, improvisent. D’une représentation à l’autre, je n’ai pas été déçue : surprises, suspens, incertitudes. Homo ludens, l’homme est joueur. C’est le titre du bel ouvrage de Johan Huizinga pour qui le jeu est au cœur de l’activité humaine. « Le jeu se révèle être un universel humain au même titre que la pratique du langage, que la manipulation des objets et que la capacité à développer à la fois une individualisation et des sentiments d’appartenance à des collectivités50 », écrit l’anthropologue Thierry Wendling. « L’enchanteur ou l’enchanté est à la fois conscient et dupe », écrit pour sa part Huizinga51. C’est cette duplicité dont le spectateur jouit aussi, en consentant librement à être dupé, qui participe d’une complicité réciproque entre acteurs et spectateurs, et du plaisir partagé 48. Id., p. 151. 49. Jean-Pierre Thibaudat, « À Vanves, un théâtre foutraque en forme de soirée Raclette », Blog Rue 89, mis en ligne le 25/01/2011, <http://blogs. rue89.com/balagan/2011/01/25/a-vanves-un-theatre-foutraque-en-formede-soiree-raclette-185455>, consulté le 03/09/2013. 50. Voir l’article de Thierry Wendling, « Jouer avec des mots, des objets ou des êtres : une approche anthropologique du jeu », TRANEL (Neuchâtel), no 46, p. 7. 51. Johan Huizinga, Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu, op. cit., p. 51, cité par Thierry Wendling, « Jeu, illusion et altérité », La Grande illusion, éd. Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard et Roland Kaehr, Musée d’ethnographie de Neuchâtel, Neuchâtel, 2000, p. 25-39. 101 de l’improvisation, du jeu avec les spectateurs. Schiller dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795) n’explique-t-il pas que l’homme n’est vraiment homme que là où il joue ? Car seul le jeu lui permettrait de réunir sa division intrinsèque, entre la permanence et le changement, l’existence absolue et l’existence dans le temps, la liberté et la dépendance, la tendance formelle et la tendance sensible52. C’est sur un équilibre précaire entre ces deux pôles que semble reposer l’improvisation. On comprend alors que le sens de la responsabilité de l’acteur (responsabilité de la création qui n’est plus déléguée au metteur en scène) ne soit pas un vain mot ou une simple déclaration d’intention. Sylvain Creuzevault s’érige contre l’idée que l’acteur ne soit qu’un magnifique passeur53. Jean-Christophe Meurisse fait de l’acteur/actrice un-e artiste à qui les collectifs offrent, en tant que co-signataire de l’œuvre, la liberté de création dont il/elle est privé-e dans des productions où il/ elle retrouve une place de seul interprète. Toute une série de rapprochements pourraient être faits avec les groupes des années soixante-dix qui ont cherché à ne pas distinguer la vie et le monde d’un théâtre où l’acteur est également créateur. Julian Beck n’avait-il pas forgé le terme de creatassor, et Grotowski celui d’actant et de performeur ou même « doer », pour désigner, à rebours de l’image d’un pantin au service de la fiction, celui ou celle qui agit et réfléchit. Bernard Dort qui avait prédit « le retour des comédiens » présente le « comédien dramaturge » comme celui qui interroge tout du naturel et de la convention théâtrale54. 52. Voir Colas Duflo, Le Jeu : de Pascal à Schiller, Presses universitaires de France, Paris, 1997, p. 91-114. 53. « Notre terreur », Entretien avec Eric Charon et Sylvain Creuzevault, réalisé par Aurélie Coulon et Pierre-Damien Traverso, Agôn (en ligne), Revue des arts de la scène, mis à jour le : 16/06/2012, <http://agon.ens-lyon. fr/index.php?id=1174>, consulté le 12/09/2013. 54. Bernard Dort, « Le retour des comédiens », La Représentation émancipée, 102 NOUS EST UN AUTRE L’appartenance à un groupe a souvent été comprise comme conduisant dans un premier temps à une dépersonnalisation. Dans les communautés théâtrales des décennies précédentes, il existe des seuils d’appartenance au groupe, seule une certaine ancienneté donnant accès à l’individuation. Les comédien-e-s du laboratoire polonais Reduta, du Living Theater, de l’Odin Teatret, de Gardzienice, disent avoir retrouvé un ensemble de valeurs à leur arrivée dans la communauté : la vitalité, la vie unanime, le sens des actions quotidiennes, qu’il s’agisse d’entraînement dans la salle de travail ou de tâches quotidiennes. Tout ceci est en lien avec une existence consacrée à l’art, qui implique souvent une communauté de vie, comme contribution à un projet qui surplombe les ambitions individuelles. Les communautés théâtrales du siècle passé et les collectifs d’aujourd’hui partagent une modalité d’intégration dans le groupe : ils ne font pas passer d’auditions ; le groupe fluctue en fonction des affinités. Dans le cas des collectifs, s’y rassemblent des acteurs qui, appartenant à une communauté plus large, ont fréquenté les mêmes lieux de formation, conservatoire, écoles, stages, un des tiers commun étant le Tg STAN, collectif fondé en 1989 par des acteurs diplômés du Conservatoire d’Anvers. Sabine Quiriconi a souligné « L’Effet Tg STAN » dans « l’imaginaire commun »55. Le temps passé ensemble, et le socle commun de connaissance propre à chacun des apprentissages créent une adhérence tacite. D’autres les rejoignent par cooptation et affinités affectives, comme l’explique Bérénice Hamidi-Kim dans l’article qu’elle publie dans ce volume. Ces fonctionnements sont proches de ceux des communautés. op. cit., p. 138-139. 55. Sabine Quiriconi, « L’Effet TG-Stan », dans Christophe Triau et Olivier Neveux (dir.), États de la scène actuelle 2009-2011, Théâtre/Public, no 203, mars 2012, p. 25. 103 En revanche, l’appartenance se vit de manière différente. L’individualité, dont nous avons vu à quel point elle est exposée dans l’improvisation, n’est pas subordonnée à celle du groupe. Pour Jean-Christophe Meurisse des Chiens de Navarre, le rôle du metteur en scène consiste, non pas à faire exécuter une action selon son propre désir (il y voit là quelque chose d’« épouvantable »), mais à observer la personne qui est en face de lui, « savoir qui est en face, mais vraiment »56. Il ne s’agit donc pas de trouver un-e acteur/actrice dont les compétences techniques répondraient aux constructions imaginaires a priori d’un metteur en scène ou auteur, mais de considérer l’individu dont l’appréciation dépend de critères à la fois subjectifs et interpersonnels, en lien avec les valeurs de son réseau de sociabilité. Les activités extérieures au collectif, a contrario de l’engagement exclusif (ésotérique, au sens propre) qui pouvait être exigé dans certaines communautés théâtrales, participent à la construction d’êtres autonomes, singuliers, dont les qualités intrinsèques sont préalables à l’engagement au sein de la compagnie. Toute une analyse lexicale pourrait d’ailleurs être menée pour distinguer les différents types de régimes groupaux et le degré d’affiliation affective et ontologique entre celui/celle qui appartient à une communauté, ou fait partie d’un collectif. Le substantif « collectif », qui apparaît dans les années 1930, renvoie à « collection ». Un de ses sens modernes est la réunion d’œuvres ou d’objets artistiques dont l’assemblage et l’exposition « n’abaisse[nt] pas l’unicité de chaque œuvre57 ». Les entités individuelles sont valorisées pour leur distinction et leur complémentarité. 56. Jean-Christophe Meurisse au micro de « Travail : Les Chiens de Navarre », Pas la peine de crier, émission radiophonique de Marion Richeux, 17 avril 2013, France Culture. L’émission peut être réécoutée à l’adresse : <http://www.franceculture.fr/emission-pas-la-peine-de-crier-travail-55-leschiens-de-navarre-2013-05-17>, écoutée le 19/09/2013. 57. Fabio Lorenzi-Cioldi, Dominants et dominés les identités des collections et des agrégats, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 2009, p. 75. 104 Nous avons vu qu’au contraire d’une vision uniforme, le dialogue entre les membres des collectifs est appréhendé en termes de points de vue complémentaires qui mettent au jour des vécus et ancrages historiques et sociaux particuliers. Le goût des collectifs pour la pratique dissensuelle donne toute la place au « je » « hétérogène et spécifique58 » au sein du « nous », lequel ne saurait d’ailleurs exister comme un « groupe holiste, homogène et dépersonnalisé ». Ces adjectifs qualifient pour Fabio Lorenzi-Cioldi, les groupes d’individus « placés aux échelons inférieurs de la hiérarchie sociale », qu’il appelle « agrégat » essentiellement défini par son identité sociale. Tous, comme Judith Davis dans l’entretien que nous publions ici, insistent sur les différences de personnalités, provenance, formations, entre les membres des collectifs. Ces perceptions de l’intérieur peuvent être relativisées par des données sociologiques : les acteurs et actrices appartiennent à une communauté élargie et ont, pour la plupart, moins de 45 ans. En outre, pour des raisons qui ne sont pas sans lien avec leur appartenance socio-éducative, les collectifs vivent leur manière d’être en groupe selon une modalité que Fabio Lorenzi-Cioldi appelle « dominante », celle d’une différenciation marquée entre des individus qui tous croient que « la société » ne parviendra pas à les modeler59. Gageons que cette croyance est fertile et agissante, qu’elle n’est pas seulement signe d’un entre-soi, mais aussi force de proposition. À en croire le dépit ou la jubilation que les collectifs provoquent, elle l’est. Les collectifs qui, nous l’avons vu, brouillent les pistes et jouent avec les contraires (le projet et l’inattendu, le drame et le plateau, la création et l’interprétation, le documentaire et la fiction, l’intime et le politique, l’individu et le groupe, le grave et le léger, le vécu, le su et le perçu) sont loin de n’être que des épiphénomènes. 58. Id., p. 76. 59. Ce sont, selon F. Lorenzo-Cioldi, certaines des caractéristiques sociales qui s’ignorent (puisqu’ils se pensent en termes individuels) des groupes socialement dominants, id., p. 70. 105 Les collectifs sont la manifestation la plus évidente d’un des états d’esprit du théâtre contemporain, qui ne cherche pas tant à s’évader par la fiction, qu’à être en prise enjouée avec le monde théâtral, social et culturel. Pensons à d’autres metteurs/metteuses en scène qui, comme Julie Bérés, Marie Rémond, Wajdi Mouawad ou, depuis quelques années, Ariane Mnouchkine, orchestrent des processus de création collective, sans pour autant se rattacher à l’appellation « collectif ». L’art, rendu visible grâce à la chaîne de coopération et de production dans laquelle il s’insère, ne jouit-il pas encore, défiant en partie les normes socio-économiques qui le conditionnent, d’une capacité critique, d’une marge d’innovation ? Les expériences des collectifs nous semblent partagées entre un désir de reconnaissance et une volonté farouche d’être contestataires à l’abri de la légitimation dont elles ont pourtant besoin pour exister. Irréductibles collectifs, au sein de ces paradoxes, ils se meuvent. La mémoire de la vie qui en émane souvent sur scène aura le dernier mot. 106