collectifs, a contrario

Transcription

collectifs, a contrario
Raphaëlle Doyon
COLLECTIFS, A CONTRARIO
« Au lieu du Tout est vanité millénaire, un Tout est jeu,
d’un accent un peu plus positif, s’impose peut-être
alors. Cela ne paraîtra que métaphore à bon marché, que pure impuissance de l’esprit. Pourtant, c’est
là la sagesse à laquelle Platon avait atteint, lorsqu’il
nommait l’homme un jouet des dieux. Par un détour
étrange, la pensée retourne au Livre des proverbes
(VIII, 30, 31). Là, la Sagesse Éternelle, source de
justice et d’autorité, dit qu’avant toute création, elle
jouait à la face de Dieu pour le divertir, et que dans
le monde de son royaume terrestre, elle trouvait ses
divertissements parmi les enfants des hommes. »
Johan Huizinga1.
J’éprouve un certain plaisir à étudier les collectifs,
­ otamment pour des raisons idéologiques, les mêmes qu’exn
priment Howard Becker dans sa préface aux Mondes de
l’art, ce qu’il appelle son « antiélitisme viscéral2 », antiélitisme que l’on retrouve sous une forme ou une autre dans
1. Johan Huizinga, Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu
[1951], trad. du néerlandais par Cécile Seresia, Gallimard, Paris, 1988, p. 339.
2. Howard S. Becker, Les Mondes de l’art [1982], traduit de l’anglais
par Jeanne Bouniort, Flammarion, Paris, 2010, p. 21.
81
les discours et les pratiques des dits collectifs de théâtre. Ces
derniers appartiennent à une certaine élite socioculturelle ;
la reconnaissance dont ils jouissent actuellement et les lieux
dans lesquels ils se produisent le disent : ce ne sont pas des
marginaux. Ils revendiquent le refus d’un système qui a fini
par les reconnaître3. L’antiélitisme se trouve ailleurs, dans
leur manière de créer ensemble. J’adopte ici un point de vue
optimiste à rebours de la « compulsion critique4 », celui d’un
monde dans lequel évoluent les propositions des collectifs,
qui je crois, comme l’écrivait Michel Foucault au sujet de la
musique de Boulez, « rompent les règles dans l’acte qui les
fait jouer5 ».
Précisons d’emblée que mon intérêt portera sur les
­collectifs qui, signent leur spectacle à plusieurs (ce qui n’est
pas le cas des Lucioles par exemple), et cherchent ensemble
et non pas dans un répertoire préexistant (comme le font
les Possédés ou le tg STAN) la matière de leur propos.
Je m’intéresse à ceux qui mettent à l’épreuve la capacité
des êtres humains à coopérer, puisqu’il s’agit là d’un fait
anthropologique6, plus encore que ne le fait déjà une compagnie de théâtre au fonctionnement habituel, c’est-à-dire
dont les tâches sont divisées en fonction de la formation et
de la compétence de chacun. Si les collectifs dont il sera ici
question ne mobilisent ni l’action militante, ni la parole
politisante au sens propre, une contestation est à l’œuvre,
3. Nathalie Heinich écrit : « Depuis la première génération post-révolutionnaire, nous vivons dans un monde où toute une partie de l’élite se
tient dans la marginalité, revendiquant le refus de la société même qui la
reconnaît », dans « Art et compulsion critique », Art et poétique, no 11, 2007,
p. 91-101, Noesis, mis en ligne le 6 octobre 2008, <http://noesis.revues.
org/813>, consulté le 27/09/2013.
4. Cette expression fait partie du titre de N. Heinich, cité supra.
5. Michel Foucault, « Pierre Boulez, l’écran traversé », Dits et écrits,
t. IV, p. 222, cité par Mathieu Potte-Bonneville, « Foucault, la vie et la
manière », La Vie des idées, revue en ligne publiée le 07/09/2009. <http://www.
laviedesidees.fr/Foucault-la-vie-et-la-maniere.html>, consulté le 27/09/2013.
6. Joël Candau, « Pourquoi Coopérer », Terrain, Revue d’ethnologie de
l’Europe, no 58, mars 2012, p. 6.
82
et non pas parce que le théâtre serait l’activité culturelle la
plus collaborative qu’il soit7 ou qu’il serait politique et subversif en soi8 ! La contestation des collectifs se déploie dans
leur manière de faire du théâtre (et a fortiori, de penser le
travail artistique)9 tout comme elle se déployait dans les
processus et méthodes mêmes de la sociologie de l’art en
tant qu’activité collective, proposée par Howard Becker au
début des années quatre-vingt. Collectifs. En a-t-on fini
des grands noms ? Certes pas, mais à leurs côtés, les collectifs œuvrent. Il existe parfois, le plus souvent même, un-e
meneur-meneuse toujours comédien-ne par ailleurs (à la
différence de Patrice Chéreau, Georges Lavaudant, JeanPierre Vincent, Claude Régy, etc.) qui tranche et prend
les décisions finales, mais son nom, moins répandu que
celui de la compagnie, est loin de laisser dans l’anonymat
les autres membres du collectif. Ces derniers n’agissent pas
dans l’ombre d’un leader charismatique incontesté, dont
il serait admis que l’impénétrable mystère de son processus créateur surgisse en coups de gueule généreux, libérant
la créativité des comédien-ne-s. Inutile de grossir le trait,
le metteur en scène, on le sait, est dans une position de
savoir et de pouvoir, ce qui ne veut pas dire que tous en
usent avec excès, ni que le pouvoir soit pour eux une finalité. Incontestable point de référence, c’est en contestant le
système hiérarchique, qui est au cœur du fonctionnement
7. Voir à ce sujet Bruce Barton, Collective Creation, Collaboration
and Devising. Critical Perspectives on Canadian Theatre in English, vol. 12,
Playwrights Canada Press, Toronto, 2008, p. 8.
8. Voir à ce sujet Olivier Neveux, Théâtres en lutte : le théâtre militant
en France des années 1960 à aujourd’hui, La Découverte, Paris, 2007, p. 7 ou
encore Bérénice Hamidi-Kim, Les Cités du théâtre politique en France depuis
1989, l’Entretemps, Montpellier, 2013, p. 27.
9. Le travail est au cœur de plusieurs des spectacles de collectifs créés
entre 2011 et 2013. La Légende de Bornéo (2013) de L’Avantage du doute
explore l’influence du management dans la vie intime. Quand je pense que
l’on va vieillir ensemble (2012) des Chiens de Navarre sonde les méthodes de
coaching et la souffrance de personnes en recherche d’emploi.
83
théâtral et de son financement par projet ­subventionné10,
que se définissent les collectifs, à contre-courant. Ils sont
à eux seuls auteurs, metteurs en scène, dramaturges,
acteurs et actrices, et non plus interprètes ! Dans une première réflexion, afin de mieux saisir ce que les collectifs
déjouent, essayons de comprendre en quoi la signature du
seul metteur en scène a longtemps été considérée comme
­consubstantielle à la valeur de l’activité théâtrale.
Après avoir observé l’implication d’une signature ­plurielle,
j’exposerai la façon dont les collectifs ont, de fait, valorisé, la
polyvalence des comédien-n-es. J’expliquerai ensuite le lien
entre la place faite à l’improvisation et la part de responsabilité qui incombe à l’acteur dans la création. Enfin, je décrirai les collectifs du point de vue de la psychologie sociale,
en soulignant quelques-uns des traits qui les distinguent des
communautés du siècle précédent. Sont convoqués dans cet
article aussi bien Bernard Dort, « prophète11 » qui avait prédit
le retour des acteurs, que Howard Becker, Pierre-Michel
Menger, Fabio Lorenzi-Cioldi, ou Denis Laborde, tous chercheurs en sciences humaines dont les travaux ­éclairent les
conditions et l’existence artistiques des collectifs, leur mode
d’organisation, de création, et aussi leurs aspirations.
10. Les compagnies, subventionnées par projet, sont souvent dirigées
par un metteur en scène lequel est aussi producteur délégué des spectacles
qu’il monte. Voir à ce sujet Pierre-Michel Menger, « L’activité du comédien. Liens, Indépendances et Micro-organisations », Réseaux, vol. 15,
no 86, 1997, p. 61, dont les informations et la réflexion sont toujours d’actualité. Tous les collectifs soulignent d’ailleurs la difficulté à faire reconnaître la direction collective par les institutions habituées à travailler avec
un seul interlocuteur. Notons par ailleurs qu’un quart des compagnies sont
dirigées par des femmes seules. Voir le rapport de Daniel Urrutiaguer et
Philippe Henry, Territoires et ressources des compagnies en France, Ministère
de la Culture et de la Communication, octobre 2011, p. 143, rapport qui
accorde une place particulière à la discrimination de genre, disponible à
l’adresse : <http://www.cultureocentre.fr/sites/default/files/download/files/
Rapportpublic_Compagnies.pdf>, consulté le 19/09/2013.
11. Bernard Dort, « Création Partagée », La Représentation émancipée :
essai, Actes Sud, Arles, 1988, p. 146.
84
SIGNATURE INDIVIDUELLE DU METTEUR EN SCÈNE
ET RÉCOMPENSE SYMBOLIQUE PARTAGÉE
Depuis ledit avènement du metteur en scène, il s’est
i­nstauré dans le monde du théâtre une telle hiérarchisation
des tâches que cette organisation a pu sembler inhérente à
l’activité théâtrale elle-même. Les innovations techniques
ont largement participé à la division et à l’industrialisation
du travail au théâtre, et du même coup, à l’instauration
d’une figure intellectuelle capable de donner une direction
« matérielle » et « immatérielle » à l’ensemble. De ce point de
vue, il serait intéressant d’étudier la façon dont le théâtre a
pu être influencé par le cinéma, art le plus technique, collectif, hiérarchisé et divisé qui soit. L’avènement du metteur en
scène moderne à la fin du XIXe siècle se dessinerait alors que,
comme l’a montré Yves Cohen, « la recherche de nouvelles
formes et techniques de commandement et l’invention de
la figure du chef, accompagnées par l’affirmation de l’éternelle nécessité des hiérarchies, compensent la disparition
ou l’impuissance de la classe destinée au commandement,
l’aristocratie12 ». Ces liens entre l’histoire contemporaine du
commandement et celle du metteur en scène restent à établir. Ce qui, il me semble, différencie le metteur en scène
du régisseur du XIXe, c’est le discours qu’il produit sur son
travail, au moment où les intellectuels apparaissent comme
une classe naissante13. À l’instar de Foucault, je pense, en
effet, que le pouvoir des metteurs en scène repose sur un
ensemble de pratiques discursives qui orientent et légitiment
leur pratique scénique.
Le théâtre, éminemment collectif, a ainsi pu apparaître au
cours du XXe siècle comme l’œuvre vocationnelle de la seule
12. Yves Cohen, Le Siècle des chefs : une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, 1890-1940, Amsterdam, Paris, 2013, p. 9.
Selon l’auteur, Staline et Mussolini sont « l’expression la plus radicale d’un
­phénomène ordinaire de la vie de ces temps ».
13. Voir Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » : 1880-1900,
éd. de Minuit, Paris, 1990.
85
personne à qui il revenait de la signer, le metteur en scène,
cela aux dépens de la prise en compte du travail de ceux et
celles qui participaient à la création. Il y aurait un véritable
artiste dont les collaborateurs constituent pour reprendre
les mots de Howard Becker « un personnel de renfort14 ».
L’ère du metteur en scène ne disait rien d’autre que cela :
« […] l’acteur est passé au second plan des préoccupations,
écrivait Bernard Dort. On accepte, on admire les vedettes.
Quant aux autres, ils sont tenus peu ou prou, pour quantité
négligeable. Eux-mêmes ne sont pas loin de se considérer
comme tel ». Bernard Dort décrit ici un phénomène, analysé
par Fabio Lorenzi-Cioldi, chercheur en psychologie sociale,
propre à d’autres mondes professionnels, un système de
balanciers, une corrélation15, entre les membres d’une profession prestigieuse reconnus nommément, en l’occurrence les
metteurs en scène, et les autres, ici les acteurs, qui répondent
aux besoins des premiers et agissent conformément à leur
projet, dans l’anonymat.
Notons que les acteurs et actrices insoumis-e-s dont parle
Georges Banu dans un ouvrage récent, Helene Wiegel,
Ryszard Cieslak, Iben Nagel Rasmussen, etc. « ne furent ni
14. Voir Howard Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 96-97 : « Il y a
quelque indélicatesse à parler de “personnel”, ou pis encore de “personnel
de renfort”, à propos des personnes qui coopèrent à la production des
œuvres d’art. Pourtant, ce terme traduit bien la place qui leur est attribuée
dans un monde de l’art. Aux yeux des participants à ce monde, celui qui
fait “vraiment” les choses, qui prend les décisions d’où l’œuvre tire sa cohérence et son intérêt artistiques, c’est l’artiste, qui peut être une des nombreuses personnes associées à la réalisation de l’œuvre, toutes les autres
étant là pour lui prêter concours. Sans reprendre à mon compte la conception de l’importance relative du “personnel” que suppose ce vocable, je
l’utilise ici afin de bien marquer que c’est justement la ­conception ­courante
dans les mondes de l’art. »
15. Fabio Lorenzi-Cioldi, Dominants et dominés. Les Identités des
­collections et des agrégats, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble,
2009, p. 9-10. Contrairement à de nombreuses études qui reposent sur
l’analyse interne des groupes, l’auteur maintient que « la spécificité de
chaque groupe [est] défini par les relations que les groupes entretiennent
entre eux », p. 10.
86
les Sarah Bernhardt ni les Talma des temps modernes, mais
les figures hors pair, écrit Georges Banu, écloses au sein d’une
famille, groupe, ou communauté […]16 ». Situation ambiguë
d’un metteur en scène qui excédant cette seule tâche, devient
aussi chef de troupe, initiateur d’une forme de vie, dont l’influence s’exerce sur l’acteur, non seulement au moment de la
création d’un spectacle, mais aussi dans un training devenu
pratique de soi et vie.
Toujours est-il que cette signature singulière, qui
comme le décrit Nathalie Heinich, se généralise en France
au XIXe siècle17 (phénomène concomitant à celui de l’avènement du metteur en scène que nous décrivions plus
haut), apparaît comme la marque d’une authenticité, suscite l’attrait et « fait » l’œuvre. D’aucuns ont vu le dernier
Warlikowski, les reprises de Pommerat à l’Odéon, oublié le
titre du dernier Régy. Le metteur en scène s’étant souvent
associé durablement avec un scénographe (Patrice Chéreau /
Richard Peduzzi ; Jean-Paul Chambas / Jean-Pierre Vincent ;
Jean Haas / Didier Bezace), d’autres reconnaîtront d’un coup
d’œil les scénographies des années quatre-vingt, hiératiques
et onéreuses. Les quelques chaises qui tiennent lieu de décor
aux collectifs apparaissent bien laconiques18.
L’œuvre est substantivée (un Picasso, un Brook). Elle
accède ainsi à sa renommée. Renommée, le mot le dit
bien, ­s’attache au nom d’une personne. ADN, rayon X,
les chercheurs ­sondent les paternités car comme l’écrit
16. Georges Banu, Les Voyages du comédien, Gallimard, Paris, 2012,
p. 84-85. Voir également l’article de G. Banu, « Les leaders “effectifs” et les
communautés artistiques ». Il appelle ces leaders des « éveilleur[s] de ressources cachées », dans Marie-Christine Autant-Mathieu (dir.), Créer,
ensemble. Points de vue sur les communautés artistiques (fin du xixe-xxe siècles),
coll. « Les Voies de l’acteur », l’Entretemps, Montpellier, 2013, p. 69.
17. Nathalie Heinich, « La signature comme indicateur d’artification »,
Sociétés & Représentations, 2008/1 no 25, p. 97-106. Disponible à l’adresse :
<http://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2008-1-page-97.
htm>, consulté le 04/09/2013.
18. Sur cette comparaison, voir Daniel Migairou, Jean-Pierre T
­ hibaudat,
Ubu, scène d’Europe, théâtre et argent, no 54/55, 2e semestre 2013, p. 40-45.
87
Howard Becker, « ce [ne serait] pas seulement un bien mais
aussi le fondement d’une réputation qui [serait] volé19 ». Les
cartels de l’exposition de Raphaël qui a été présentée au Louvre
au cours de l’hiver 2012, ne présentaient les tableaux qu’en
termes de signature. Dans quelle mesure pouvait-on attester que telle ou telle partie de la toile était authentiquement
de la main du maître20 ? Quant aux œuvres de Shakespeare,
le monde académique se déchire, des logiciels viennent en
aide aux plus acharnés pour déceler l’irremplaçable plume
de Shakespeare dans Henry VI, la différencier de celle de
Marlowe ou d’un autre encore21. La place de la signature
individuelle est tout aussi importante quand il s’agit de mise
en scène, même s’il pourrait en apparaître autrement parce
que l’art est « vivant », et que la griffe n’est pas stockable,
autographique, c’est-à-dire inscrite dans la matière même
de l’œuvre. Le metteur en scène, a-t-on coutume de dire,
met en vision un texte. Il porte la responsabilité de ce qu’il
donne à voir et détient à lui seul le « secret de la recette22 ».
19. Howard Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 47.
20. Sur la question de l’attribution dans l’exposition de Raphaël, voir
l’article de Philippe Dagen dans Le Monde du 1er novembre 2012, également
consultable à l’adresse : <http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/11/01/
raphael-inc-un-peintre-au-service-de-sa-saintete_1784460_3246.html>,
consulté le 12/08/2013. Sur la question de la paternité de l’œuvre en
général, voir H. Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 46-47.
21. Voir par exemple Hugh Craig, Shakespeare, Computers, and the
­Mystery of Authorship, Cambridge University Press, New York, 2009. Voir
aussi la revue critique de Brian Vickers, “Shakespeare and Authorship
Studies in the Twenty-First Century”, Shakespeare Quarterly, vol. 62, no 1,
Spring 2011, p. 106-142.
22. L’expression est de Sylvain Creuzeuvault au sujet d’une manière
intrigante de diriger les acteurs, dans « Dramaturgie, écriture collective
et improvisation », rencontre avec Sylvain Creuzevault et les comédiens
du Père Tralalère, animée par Marion Boudier et Anthony Liébault pour
Agôn (en ligne), Revue des arts de la scène, <http://agon.ens-lyon.fr/index.
php?id=956>, sans date, consulté le 12/08/2013. « Je parlais beaucoup aux
acteurs seuls. Je leur disais : “Vas-y, fous-lui une beigne !” ou je ne sais quoi
de ce genre… Puis au fur et à mesure de ma réflexion sur la répétition et sur
l’association, c’est quelque chose que je me suis mis à exécrer, les metteurs
en scène qui filoutent un peu, comme si l’espace de répétition ne pouvait
88
En plus d’être visionnaire, il est directeur ­d’acteurs qu’il lui
arrive de rêver à la fois chevronnés et vierges de toute autre
expérience théâtrale véritablement déterminante. La vision
post-romantique d’un grand génie metteur en scène dissimule par ailleurs l’émulation qui est au cœur des ressorts de
la créativité entre les différents partenaires artistiques.
En mesurant l’expérience des collectifs à l’aune de
­l’importance accordée habituellement à la signature individuelle du metteur en scène, on comprend que la mutualisation de cette récompense symbolique (signer à plusieurs
et non nommément) constitue le signe d’une forte implication collective. Elle remet, en outre, profondément en question les rapports hiérarchiques et la division du travail, qui
implique une étanchéité des tâches et participe à maintenir
la position dominante du metteur en scène. Est-il exagéré
de considérer que la façon dont les collectifs ­appréhendent
la propriété intellectuelle et la direction au théâtre est
­complice d’un tournant sociétal dans lequel la figure du chef
se dissout ? Sont-ils un des signes que de nouveaux régimes
­d’autorité cherchent à se développer ? Autorité qui ne soit
ni celle du XXe siècle, « défait[e] par ses propres excès », « ni
celle de l’anti-autoritarisme des années 196823 » ?
Ainsi, bien que d’accord avec Philippe Henry pour qui
il est important de connaître les pratiques de mutualisation matérielle ou monétaire effectives des collectifs24, je
crois que le partage de la récompense symbolique et de
l’autorité intellectuelle est en soi un enjeu de taille. Par
ailleurs, les temps de répétition, les deux ou trois années
pas être démocratique. […] On se dit tout en fait, ou beaucoup de choses en
tout cas, il n’y a plus de secret de la recette. »
23. Sur l’effacement de la figure du chef au XXIe siècle, voir Yves Cohen,
Le Siècle des chefs : une histoire transnationale du commandement et de ­l’autorité,
1890-1940, op. cit., p. 12.
24. Voir Philippe Henry, « Les compagnies à direction artistique
­collective en France métropolitaine depuis 1980 : une réalité tangible mais
éminemment composite », dans cet ouvrage.
89
que prennent par exemple L’Avantage du doute pour
­préparer un ­spectacle (mener des enquêtes, recueillir des
témoignages, écrire et répéter), sont financées en grande
partie par les salaires individuels de chacun des membres.
Cet investissement en temps non rémunéré, est un
manque à gagner et témoigne d’un engagement personnel,
y compris économique. Ajoutons qu’un tel engagement est
rendu possible, comme l’a montré Pierre-Michel Menger,
grâce au système de l’intermittence, c’est-à-dire grâce au
financement collectif des risques professionnels des acteurs
et actrices des collectifs25.
Simon Bakhouche, Judith Davis, Tout ce qu’il nous reste de la révolution,
c’est Simon, L’Avantage du doute, 2010.
Photographe : Pierre Grosbois.
25. Voir Pierre-Michel Menger, « L’activité du comédien. Liens, indépendances et micro-organisations », op. cit.
90
Forts d’un risque pris et d’une signature à plusieurs — les
collectifs déclarent des œuvres dites « collaboratives » à la
SACD. Ils exposent des voix plurielles et sont traversés par
le dissensus, dont la pratique est fièrement revendiquée. Le
metteur en scène, quand il y en a un, est parmi les artistes
celui qui a tout vu, et fait du travail collectif, une œuvre.
Le procédé diffère de celui qui consiste à mettre les autres
au service d’une vision exclusive, d’un don et d’une mission
perçus comme individuels. La parole du comédien Stéphane
Olivier, du collectif bruxellois Transquiquennal, dont la
direction artistique est collective, rend compte précisément
de cette volonté de déployer une pluralité de sens :
« On était en réaction contre le poids du metteur en
scène dans le paysage théâtral et contre son rôle de
détenteur du sens (avec des aménagements que sont
le dramaturge ou des formes de convivialité avec les
acteurs) qui fait que tout le travail tend vers la définition d’un seul sens. Cette position nous semblait
complètement réactionnaire. Et le collectif, sur ce
plan-là, était le moyen — mais c’est un moyen difficile — d’arriver à essayer de transcrire artistiquement
la multiplicité du sens, l’idée même du sens, non pas
comme un concept néo-platonicien et définitif mais
comme quelque chose de plus moderne, en mouvement, qui n’est que contextualisé, circonstanciel et
forcément dynamique. C’est à notre avis l’inverse du
mouvement théâtral d’il y a vingt ans, où on avait
l’impression que dominait plutôt une espèce de tentation muséale du théâtre, avec l’idée qu’on faisait des
œuvres impérissables (y compris des œuvres très bien,
ce n’est pas parce que cette tentation dominait qu’on
détestait tout)26. »
26. Stéphane Olivier dans l’entretien « (Im)posture du collectif
­ ransquinquennal. Entretien avec Bernard Breuse, Miguel Declaire et StéT
phane Olivier », Agôn. Revue des arts de la scène, no 3, Utopies de la scène, scènes de
l’utopie, consultable à l’adresse <http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=1536>,
mis à jour le 01/02/2011, consulté le 14/08/2013. Voir aussi Judith Davis
91
C’est aussi pour rendre perceptible cette coexistence des
points de vue (postmoderniste ?) que les collectifs mettent en
abîme les expériences des comédiens et les liens qu’ils entretiennent entre eux. C’est ainsi que Simon de L’Avantage du
doute (Simon Bakhouche), qui a « tout vécu de 68 » et avait
en partie joué son rôle dans le premier spectacle du collectif,
Tout ce qu’il nous reste de la révolution, c’est Simon, caricature
dans La Légende de Bornéo, une situation d’acteur n’ayant « pas
eu tous ses trimestres » et dont les fins de mois sont difficiles.
Il propose aux spectateurs des gaufres de Dunkerque faites par
sa femme… et, lors d’un de ses intermèdes visant à « mettre
de l’ambiance » et à « débarrasser le plateau », épile maladroitement la jambe d’une comédienne pour se faire la main en
vue d’une reconversion professionnelle. De son côté, Judith
Davis, joue une comédienne qui rend visite à sa sœur et à son
beau-frère, salariés férus de management, imprégnés du vocabulaire de la compétitivité, et leur explique qu’elle a délaissé
son petit boulot de standardiste pour s’impliquer pleinement
dans son nouveau projet de collectif de théâtre « sans chef », la
sœur maintenant qu’un tel projet est irréalisable, qu’« il suffit
d’avoir vécu un tout petit peu pour se rendre compte que les
hommes, ils ont besoin d’un chef »27. L’utilisation des prénoms
des acteurs est peut-être l’un des indices de ce jeu continuel
entre réalité de la situation et fiction, entre pluralité des points
de vue et construction du récit. Ne pas faire croire que nous
sommes ailleurs que dans une salle de spectacle, éclairer les
spectateurs, ne pas jouer le jeu de l’illusion. Mis en abîme, le
projet de travailler en collectif est une matière qui fait partie de
de L’Avantage du doute, « Les collectifs en jeu hic et nunc », dans cet ouvrage,
pour qui le collectif reflète dans sa dramaturgie polyphonique la multiplication des voix recueillies au cours d’entretiens individuels sur « Mai 68 » ou « le
travail », que les acteurs et actrices mènent eux/elles-mêmes.
27. Sur la façon dont les sciences sociales ont forgé un « discours
­naturalisant sur la hiérarchie », sur l’étude des chefs et des chefferies en
anthropologie, sur la croyance en une humanité immanquablement gouvernée, voir Yves Cohen, Le Siècle des chefs : une histoire transnationale du
commandement et de l’autorité, 1890-1940, op. cit., p. 13-14.
92
l’œuvre elle-même28. Il en est question sur scène comme dans
La Légende de Bornéo où Judith Davis se joue elle-même, une
jeune femme qui travaille dans un collectif de théâtre. Sont
interrogés sur le plateau les manières de travailler, le métier et le
travail de l’acteur. Par ailleurs, la présence souvent simultanée
de tous les acteurs sur scène, met en avant la dimension collective. Il peut s’agir d’exclure, dans le récit, une figure du reste
du groupe comme chez Les Chiens de Navarre. Chez L’Avantage du doute ou les Tg STAN, les comédien-ne-s restent sur
le plateau y compris quand ils ne sont pas en jeu, rendant ainsi
visible le passage du non-jeu au jeu. Mireille Rousseau du
­collectif TOC (Théâtre Obsessionnel Compulsif) commente :
« On s’étonnait au début que le metteur en scène
et les acteurs soient cachés derrière le spectacle et il
nous paraissait important de parler de nous : le fait
de reconnaître qui on est est une des raisons du collectif. Nous voulions montrer la réalité physique de
l’existence du groupe et notre position par rapport au
matériau sur lequel on travaillait29. »
POLYVALENCE ET PERFORMANCE : LES DEUX FACES
D’UNE MÊME MÉDAILLE
Les collectifs s’accordent une marge de jeu, revendiquent et
réévaluent la polyvalence des « précaires » du spectacle vivant,
polyvalence indispensable, comme l’a montré Pierre-Michel
Menger, au fonctionnement des compagnies théâtrales de
petite taille30. Les comédiens y occupent en effet un nombre
considérable de fonctions, à leurs heures, administrateur,
28. Voir les remarques de Bernard Dort, « Le retour des comédiens »,
La Représentation émancipée, op. cit., p. 138-139, qui au sujet d’expériences
passées, parle de « narcissisme collectif ».
29. Mireille Rousseau du collectif TOC (Théâtre Obsessionnel Compulsif ), dans Emmanuelle Bouchez, « Le collectif au théâtre — enquête »,
Télérama, no 3166, 16 au 24 septembre 2010, p. 37.
30. Voir Pierre-Michel Menger, « L’activité du Comédien. Liens,
­indépendances et micro-organisations », op. cit.
93
scénographe, décorateur, enseignant, metteur en scène. Le
rapport « Territoire et ressources des compagnies en France »
rédigé par Daniel Urrutiaguer et Philippe Henry en 2011 rend
les mêmes conclusions : les actions artistiques et culturelles, les
charges gestionnaires et administratives sont indispensables et
investissent les temps de vie personnelle31. Mon propos n’est
pas tant de présenter à nouveau le contexte socio-économique
d’émergence des collectifs que de souligner le renversement
des valeurs associées à leur légitimation. En effet, la polyvalence des compétences acquises se trouve valorisée « durablement et collectivement32 » dans le fonctionnement horizontal
des collectifs où non seulement les rôles s’échangent, mais
la responsabilité et le droit de regard se partagent. Ainsi, les
« metteurs en scène » des collectifs n’endossent pas l’habit
du jour au lendemain. Ils retrouvent souvent une fonction
qu’ils avaient exercée, ne serait-ce que de manière temporaire,
dans des structures où la division du travail artistique n’était
aucunement étanche. « La réalité la plus saillante du travail
théâtral, écrit Pierre-Michel Menger en 1997, est celle d’une
imbrication des fonctions d’interprétation et de création dans
l’activité de plus d’un quart des comédiens de théâtre […]33. »
Cette situation n’a fait que s’amplifier. Il se pourrait qu’en
observant le parcours professionnel des acteurs et actrices des
collectifs, on note qu’ils et elles ont majoritairement travaillé
dans des compagnies où les activités et responsabilités étaient
démultipliées. La polyvalence, souvent liée à l’errance et à la
précarité, signe d’un manque de reconnaissance institutionnelle, voire d’un certain amateurisme s’est répandue au point
d’avoir été réexaminée et anoblie. C’est un des tournants que
semblent avoir opéré les collectifs.
31. Philippe Henry, Daniel Urrutiaguer, op. cit., p. 107-109.
32. J’emprunte ces termes à Nathalie Heinich, « La signature comme
indicateur d’artification », op. cit., p. 99 : « […] le terme d’“artification”
entraîne un déplacement durable et collectivement attesté de la frontière
entre art et non-art, et non pas seulement une revendication ponctuelle ou
individuelle ».
33. Pierre-Michel Menger, op. cit., p. 71.
94
Que déposent les collectifs à la SACD quand la pièce n’est
pas un texte ? Une œuvre de l’esprit, explique Sophie Poinsot, directrice adjointe des affaires juridiques à la SACD, lors
du débat que nous animions le 15 avril 2013 sur les collectifs
d’auteurs, est créée à partir du moment où elle est représentée. À la différence du droit américain, l’œuvre existe,
en droit français, du seul fait de sa création, en dehors du
dépôt légal d’un texte, le cas échéant. Les Chiens de Navarre
déposent, à la manière des chorégraphes, le titre du spectacle.
« Ça se rapproche davantage de l’écriture chorégraphique
même si ce sont des paroles », précise Robert Hatisi34. En
même temps, lorsqu’un des acteurs des mêmes Chiens de
Navarre, Maxence Tual en l’occurrence, est absent d’une des
représentations de La Raclette, son rôle est redistribué parmi
les autres acteurs du groupe. Il touche ses droits d’auteurs
en tant qu’auteur de répliques qui peuvent changer d’une
représentation à l’autre, mais aussi co-auteur d’une trame
narrative et textuelle qui constitue le point fixe de l’œuvre.
C’est donc entre ces deux pôles, entre répétition et différence, fixité et improvisation, que continuent à évoluer les
créations des collectifs une fois que la première a été jouée.
Dans une telle configuration, les collectifs semblent
­ artager certains partis pris qui bousculent quelques-uns
p
des codes habituels de la représentation : la volonté de présenter un travail encore inachevé lors de la première 35, le
fait d’être en jeu sur scène avant l’arrivée des spectateurs, le
statut paradoxal attribué aux répétitions chargées non pas de
­recommencer à l’identique pour rendre le spectacle plus fluide
ou organique, mais de retrouver des espaces réservés à l’improvisation, « les ressorts [du] jeu, [de] la mise en danger36 ». Dans
34. Robert Hatisi, « Les collectifs en jeu hic et nunc », p. 281 de cet
ouvrage.
35. Voir par exemple Nadir Legrand, « Les collectifs en jeu hic et nunc »,
p. 287 de cet ouvrage.
36. Caroline Binder, « Les collectifs en jeu hic et nunc », p. 280 de cet
ouvrage.
95
cette co-responsabilité d’un drame en partie improvisé (une
partie du spectacle repose sur l’illusion ­d’improvisations37, les
comédiens ne s’en cachent pas), les notes et discussions sur la
représentation de la veille ont un rôle capital, certainement
beaucoup plus important que dans d’autres formes de théâtre
où le texte fait autorité et l’avis du metteur en scène, consensus. Tous les collectifs soulignent les heures passées, avant
de rejouer, à discuter sur ce qui du rythme, de l’espace, de
la fable ou du drame doit être redéfini pour rester vivant. Il
s’agit bien là du processus inverse de celui qui consisterait à
« fixer les choses, sous prétexte que ça [a] marché la veille38 ».
Le « cadavre à réanimer » hante les discours des collectifs. Le
metteur en scène joue souvent un rôle contraire à celui qui
lui incombe habituellement. Comme le dit Maxence Tual des
Chiens de Navarre, dans l’entretien que nous publions ici,
« [il] empêche que l’on prenne une forme de confiance en soi
qui va encore une fois solidifier les choses39 ». En ­l’absence
de metteur en scène (chargé pourtant, comme on l’aura
­compris, de « démettre » en scène), c’est le public de la veille
qui, comme pour L’Avantage du doute, fournit le regard extérieur. L’improvisation in situ prolonge le processus de création
qui repose lui-même, pour les collectifs dont nous parlons
ici, ceux qui n’interprètent pas de textes préexistants (mais
les Tg STAN ne sont-ils pas aussi rompus à cet exercice ?),
sur une improvisation nourrie selon les cas, de littérature,
d’histoire, de sociologie, d’enquêtes personnelles, bref, de
tout un bagage intellectuel que les uns et les autres ­prennent
à bras-le-corps dans un rapport décomplexé à la culture et au
37. Voir Bérénice Hamidi-Kim, « Vous avez dit collectif ? Les 3/8 et
bande de Villeréal et d’ailleurs : autogestion civique vs affinités esthétiques
et affectives », dans cet ouvrage.
38. Pierre Devérines dans « Dramaturgie, écriture collective et improvisation », rencontre avec Sylvain Creuzevault et les comédiens du Père Tralalère, animée par Marion Boudier et Anthony Liébault pour Agôn (en ligne),
Revue des arts de la scène, <http://agon.ens-lyon.fr/index.php?id=956>, sans
date, consulté le 14/08/2013.
39. Maxence Tual, « Les collectifs en jeu hic et nunc », p. 280 de cet ouvrage.
96
savoir. Ils semblent inviter ainsi les spectateurs à être citoyen,
à prendre la responsabilité de réfléchir aux valeurs et patrimoines ­communs (les révolutions, la famille, le travail, etc.), à
sortir des déterminismes et histoires toutes faites.
Robespierre et la Révolution Française fut le sujet de Notre
Terreur (2009), spectacle du d’ores et déjà, analysé dans cet
ouvrage par Louise Roux. Ces thématiques s’inscrivent dans
toute une histoire de théâtre en luttes : Kateb Yacine et la
révolution algérienne, André Benedetto et Armand Gatti
s’en étaient déjà emparés40. Mnouchkine, aussi, de manière
moins directement politique. Les comédiens du d’ores et
déjà ont passé plusieurs mois à lire l’histoire de la Révolution Française de Jules Michelet (en quatre volumes) avant de
choisir de travailler plus en détail sur les années 1793-1794
et sur des documents d’époque. Ce n’est qu’une fois cette
masse de données assimilées, qu’ils ont établi un lien entre
leurs aspirations collectives et celle des figures révolutionnaires. Sur scène, les membres du salut public se rassemblent,
entourés de part et d’autre du public, autour d’une longue
table, sandwich et cigarettes au bec, Saint-Just, Robespierre
et Carnot devenant des militants d’aujourd’hui, les acteurs
regroupés autour de Sylvain Creuzevault. À la tête du collectif, mettant en abîme l’autorité dont les autres acteurs du
collectif l’ont investi, Creuzevault pose en effet la question du
pouvoir, quelle que soit sa finalité, fut-il révolutionnaire, ou
allant, comme il souhaiterait que soit le sien, à l’encontre de
la dite tyrannie du metteur en scène. Les comédiens crient
leur fureur, leur terreur, se disputent, s’extirpent… Saturés
de sons, de mouvements et d’images, d’aucuns voudraient
fermer les yeux, se boucher les oreilles, mais le risque est pris
de la chute, de l’imperfection, de la découverte par accident.
Peu importe il me semble, comme le reproche une journaliste du blog du journal Le Monde, si les comédiens ne sont
pas à la hauteur de « l’art du discours qui faisait la grandeur
40. Voir Olivier Neveux, Théâtre en lutte, op. cit., p. 207-208.
97
des figures révolutionnaires (même tyranniques) », acteurs et
personnages se déploient vivants sous des yeux enthousiastes.
De son côté, L’Avantage du doute a enquêté pendant deux
ans sur le travail et sur les techniques de rationalisation, appliquées au couple et à la famille pour La légende de Bornéo. Ce
qu’il nous reste de la révolution, c’est Simon, découlait également d’un travail d’enquêtes, de lecture et recueil de mémoire
parmi les proches de la compagnie. Les Chiens de Navarre
ont, pour leur part, consacré Quand je pense qu’on va vieillir
ensemble (2012) en partie au monde de la recherche d’emploi,
aux injonctions à être soi-même, à se maîtriser, à faire montre
de sa féminité41. Sur ce dernier point, il me semble qu’un
processus de travail effectivement collectif offre la possibilité
aux actrices d’aborder toutes sortes de thématiques, y compris
les formes d’androcentrisme domestiques, scientifiques ou
artistiques. Le Collectif 71 le dit et le met en œuvre à travers
les textes de Foucault, quelque chose se joue au sein de ces
compagnies qui ne bousculent pas seulement les conventions
de la représentation, quelque chose qui a un lien avec notre
agentivité, avec les représentations que nous nous faisons de
notre capacité à agir, individuellement et ensemble.
Pour revenir à l’improvisation, on est bien loin chez les
collectifs du sens commun qui voudrait que l’improvisation ne soit qu’a-structure et reproduction des stéréotypes,
autant d’accusations de la part des « puritains » (disons-le)
que furent Jerzy Grotoswki et Eugenio Barba à charge de
ceux qui, comme le Living ou l’Open Theatre, l’ont pratiquée dans les années soixante et soixante-dix, sans soumettre
leurs membres à la discipline intellectuelle que poursuivent
certains des collectifs dont nous parlons ici42.
41. Une femme coach violente une autre femme, stagiaire en recherche
d’emploi, en lui imposant des exercices d’ondulation et de mouvements du
bassin pour sortir de « sa raideur ». J’ai vu, dans cette scène hilarante, interprétée
par Caroline Binder et Céline Fuhrer, une critique des normes intériorisées de la
féminité, et de l’épanouissement féminin qui ne passerait que par l’attrait sexuel
que la femme serait susceptible de représenter pour l’homme recruteur.
42. Sur le stéréotype de l’improvisation comme jaillissement du lieu
98
Manu Laskar, Caroline Binder, Céline Fuhrer, Jean-Luc Vincent,
Anne-Élodie Sorlin, Thomas Scimeca, Une raclette, Les Chiens de Navarre, 2009.
Photographe : Philippe Lebruman.
DE L’IMPROVISATION
Quelle est la dimension symbolique attachée à l’improvisation ? Quels sont les valeurs et les enjeux, humains, trop
humains, attribués à ce « non-procédé » qui en est un ?
Howard Becker, qui rappelons-le est musicien de jazz et
improvisateur lui-même, souligne que l’improvisation a un
lien avec ce que le non-artiste identifie comme « la sublimité de l’inspiration43 » de l’artiste, la création ex nihilo,
sans labeur. On retombe là dans le stéréotype évoqué plus
commun, voir l’introduction de Ric Knowles au numéro de la Canadian
Theatre Review, vol. 143, Summer 2010, Improvisation, p. 3-5. Sur l’improvisation (y compris au sein des collectifs), voir aussi Hervé Charon, dans
« Gratuité de l’improvisation théâtrale », Catherine Naugrette (dir.), Le
Prix de l’art. Le Coût et la gratuité, coll. « Arts et Médias », l’Harmattan,
Paris, p. 97-102.
43. Howard Becker, Les Mondes de l’art, op. cit., p. 43.
99
haut. Or, tout spectateur de Notre terreur du d’ores et déjà
par exemple, même historien-ne de la Révolution Française,
est dans le regret de reconnaître, qu’il ou elle serait bien incapable de produire ce qui s’improvise si vivement sous ses
yeux. Il en va de l’improvisation chez les collectifs comme
de la performance du langage. En composant sur-le-champ,
elle actualise une double compétence d’acteur qui consiste,
d’une part, à improviser, d’autre part, à puiser, pour improviser, dans un socle de connaissance sur les sujets dont ils
­s’emparent : les révolutions, le travail, le chômage, la mise en
scène de soi. Les propos sont de taille, et témoignent « d’un
rapport [sinon] politique à l’histoire44 », du moins citoyen.
S’en saisir me semble être un pari audacieux. Laisser, de
­surcroît, surgir l’improvisation, est une gageure risquée.
Entre « jaillissement » et « savoir-faire », le travail ­intellectuel
semble métabolisé et disponible. Les acteurs y puisent comme
dans « un magasin de mémoire45 ». Pour Denis Laborde, spécialiste de l’improvisation dans le bertsulari basque « le mot
improvisation permet […] de désigner commodément des
répertoires d’actions qui [ont] en commun d’inclure une
indétermination relative […]46 ». Cette indétermination
repose sur un apprentissage en même temps qu’elle entretient un lien avec « le grand désordre de l’expérience esthétique47 ». Les recherches de Denis Laborde qui « [lui ont]
permis de transformer une boîte noire (le processus créateur)
en boîte de pandore » l’amène à comprendre l’improvisation (avec tout ce qu’elle comporte d’inattendu) comme une
situation de création en acte qui « incorpore la part d’in44. Olivier Neveux, « Le poids des générations mortes, le cerveau des
vivants. Théâtre, histoire et politique : Notre terreur et Que faire ? (le retour) »,
Théâtre/Public, no 203, États de la scène actuelle 2009-2011, 2012, p. 54-59.
45. Denis Laborde, « Improvisation, sérendipité, indétermination en
musique », La Sérendipité : le hasard heureux. Actes du colloque de Cerisy-laSalle, éd. Pek Van Andel et Danièle Bourcier, Hermann, Paris, 2011, p. 146.
46. Id., p. 141.
47. Id., p. 147.
100
connu qui surgit au moment de l’action48 ». Il ne s’agit pas
de réaliser un plan d’action préalablement pensé, mais de
« penser en action » et de traiter « l’environnement immédiat » comme « une mémoire externe ». Réaffirmer le présent
de sa situation, n’est-ce pas ce dont il est question quand
au détour d’un coup d’œil sur La Terrasse, un des acteurs
des Chiens de Navarre, les plus férocement désinvoltes des
collectifs, lance : « Tiens Françon, il fait du Feydeau dans un
théâtre privé maintenant ! », pied de nez autoréférentiel à la
profession49.
Suspect, on peut retourner voir les spectacles des
c­ ollectifs qui, ce soir, improvisent. D’une représentation
à l’autre, je n’ai pas été déçue : surprises, suspens, incertitudes. Homo ludens, l’homme est joueur. C’est le titre du
bel ouvrage de Johan Huizinga pour qui le jeu est au cœur
de l’activité humaine. « Le jeu se révèle être un universel
humain au même titre que la pratique du langage, que la
manipulation des objets et que la capacité à développer à
la fois une individualisation et des sentiments d’appartenance à des collectivités50 », écrit l’anthropologue Thierry
Wendling. « L’enchanteur ou l’enchanté est à la fois
conscient et dupe », écrit pour sa part Huizinga51. C’est
cette duplicité dont le spectateur jouit aussi, en consentant
librement à être dupé, qui participe d’une complicité réciproque entre acteurs et spectateurs, et du plaisir partagé
48. Id., p. 151.
49. Jean-Pierre Thibaudat, « À Vanves, un théâtre foutraque en forme
de soirée Raclette », Blog Rue 89, mis en ligne le 25/01/2011, <http://blogs.
rue89.com/balagan/2011/01/25/a-vanves-un-theatre-foutraque-en-formede-soiree-raclette-185455>, consulté le 03/09/2013.
50. Voir l’article de Thierry Wendling, « Jouer avec des mots, des
objets ou des êtres : une approche anthropologique du jeu », TRANEL
(Neuchâtel), no 46, p. 7.
51. Johan Huizinga, Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu,
op. cit., p. 51, cité par Thierry Wendling, « Jeu, illusion et altérité », La
Grande illusion, éd. Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard et Roland
Kaehr, Musée d’ethnographie de Neuchâtel, Neuchâtel, 2000, p. 25-39.
101
de ­l’improvisation, du jeu avec les spectateurs. Schiller
dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795)
­n’explique-t-il pas que l’homme n’est vraiment homme que
là où il joue ? Car seul le jeu lui permettrait de réunir sa
division intrinsèque, entre la permanence et le changement,
l’existence absolue et l’existence dans le temps, la liberté
et la dépendance, la tendance formelle et la tendance sensible52. C’est sur un équilibre précaire entre ces deux pôles
que semble reposer l’improvisation. On comprend alors
que le sens de la responsabilité de l’acteur (responsabilité
de la création qui n’est plus déléguée au metteur en scène)
ne soit pas un vain mot ou une simple déclaration d’intention. Sylvain Creuzevault s’érige contre l’idée que l’acteur
ne soit qu’un magnifique passeur53. Jean-Christophe Meurisse fait de l’acteur/actrice un-e artiste à qui les collectifs
offrent, en tant que co-signataire de l’œuvre, la liberté de
création dont il/elle est privé-e dans des productions où il/
elle retrouve une place de seul interprète.
Toute une série de rapprochements pourraient être
faits avec les groupes des années soixante-dix qui ont cherché à ne pas distinguer la vie et le monde d’un théâtre où
­l’acteur est également créateur. Julian Beck n’avait-il pas
forgé le terme de creatassor, et Grotowski celui d’actant et
de performeur ou même « doer », pour désigner, à rebours
de l’image d’un pantin au service de la fiction, celui ou
celle qui agit et réfléchit. Bernard Dort qui avait prédit
« le retour des comédiens » présente le « comédien dramaturge » comme celui qui interroge tout du naturel et de la
convention théâtrale54.
52. Voir Colas Duflo, Le Jeu : de Pascal à Schiller, Presses universitaires
de France, Paris, 1997, p. 91-114.
53. « Notre terreur », Entretien avec Eric Charon et Sylvain Creuzevault, réalisé par Aurélie Coulon et Pierre-Damien Traverso, Agôn (en ligne),
Revue des arts de la scène, mis à jour le : 16/06/2012, <http://agon.ens-lyon.
fr/index.php?id=1174>, consulté le 12/09/2013.
54. Bernard Dort, « Le retour des comédiens », La Représentation émancipée,
102
NOUS EST UN AUTRE
L’appartenance à un groupe a souvent été comprise
comme conduisant dans un premier temps à une dépersonnalisation. Dans les communautés théâtrales des décennies
précédentes, il existe des seuils d’appartenance au groupe,
seule une certaine ancienneté donnant accès à l’individuation. Les comédien-e-s du laboratoire polonais Reduta, du
Living Theater, de l’Odin Teatret, de Gardzienice, disent
avoir retrouvé un ensemble de valeurs à leur arrivée dans la
communauté : la vitalité, la vie unanime, le sens des actions
quotidiennes, qu’il s’agisse d’entraînement dans la salle de
travail ou de tâches quotidiennes. Tout ceci est en lien avec
une existence consacrée à l’art, qui implique souvent une
communauté de vie, comme contribution à un projet qui
surplombe les ambitions individuelles.
Les communautés théâtrales du siècle passé et les ­collectifs
d’aujourd’hui partagent une modalité d’intégration dans le
groupe : ils ne font pas passer d’auditions ; le groupe fluctue en fonction des affinités. Dans le cas des collectifs, s’y
rassemblent des acteurs qui, appartenant à une communauté plus large, ont fréquenté les mêmes lieux de formation,
conservatoire, écoles, stages, un des tiers commun étant le
Tg STAN, collectif fondé en 1989 par des acteurs diplômés
du Conservatoire d’Anvers. Sabine Quiriconi a souligné
« L’Effet Tg STAN » dans « l’imaginaire commun »55. Le
temps passé ensemble, et le socle commun de connaissance
propre à chacun des apprentissages créent une adhérence
tacite. D’autres les rejoignent par cooptation et affinités
affectives, comme l’explique Bérénice Hamidi-Kim dans
l’article qu’elle publie dans ce volume. Ces fonctionnements
sont proches de ceux des communautés.
op. cit., p. 138-139.
55. Sabine Quiriconi, « L’Effet TG-Stan », dans Christophe Triau et
Olivier Neveux (dir.), États de la scène actuelle 2009-2011, Théâtre/Public,
no 203, mars 2012, p. 25.
103
En revanche, l’appartenance se vit de manière différente.
L’individualité, dont nous avons vu à quel point elle est
exposée dans l’improvisation, n’est pas subordonnée à celle
du groupe. Pour Jean-Christophe Meurisse des Chiens de
Navarre, le rôle du metteur en scène consiste, non pas à
faire exécuter une action selon son propre désir (il y voit là
quelque chose d’« épouvantable »), mais à observer la personne qui est en face de lui, « savoir qui est en face, mais vraiment »56. Il ne s’agit donc pas de trouver un-e acteur/actrice
dont les compétences techniques répondraient aux constructions imaginaires a priori d’un metteur en scène ou auteur,
mais de considérer l’individu dont l’appréciation dépend de
critères à la fois subjectifs et interpersonnels, en lien avec les
valeurs de son réseau de sociabilité.
Les activités extérieures au collectif, a contrario de
l­’engagement exclusif (ésotérique, au sens propre) qui pouvait être exigé dans certaines communautés théâtrales, participent à la construction d’êtres autonomes, singuliers, dont
les qualités intrinsèques sont préalables à l’engagement au
sein de la compagnie. Toute une analyse lexicale pourrait
d’ailleurs être menée pour distinguer les différents types de
régimes groupaux et le degré d’affiliation affective et ontologique entre celui/celle qui appartient à une communauté,
ou fait partie d’un collectif. Le substantif « collectif », qui
apparaît dans les années 1930, renvoie à « collection ». Un de
ses sens modernes est la réunion d’œuvres ou d’objets artistiques dont l’assemblage et l’exposition « n’abaisse[nt] pas
l’unicité de chaque œuvre57 ». Les entités individuelles sont
valorisées pour leur distinction et leur ­complémentarité.
56. Jean-Christophe Meurisse au micro de « Travail : Les Chiens de
Navarre », Pas la peine de crier, émission radiophonique de Marion Richeux,
17 avril 2013, France Culture. L’émission peut être réécoutée à l’adresse :
<http://www.franceculture.fr/emission-pas-la-peine-de-crier-travail-55-leschiens-de-navarre-2013-05-17>, écoutée le 19/09/2013.
57. Fabio Lorenzi-Cioldi, Dominants et dominés les identités des ­collections
et des agrégats, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble, 2009, p. 75.
104
Nous avons vu qu’au contraire d’une vision uniforme, le
dialogue entre les membres des collectifs est appréhendé en
termes de points de vue complémentaires qui mettent au
jour des vécus et ancrages historiques et sociaux particuliers.
Le goût des collectifs pour la pratique dissensuelle donne
toute la place au « je » « hétérogène et spécifique58 » au sein
du « nous », lequel ne saurait d’ailleurs exister comme un
« groupe holiste, homogène et dépersonnalisé ». Ces adjectifs
qualifient pour Fabio Lorenzi-Cioldi, les groupes d’individus « placés aux échelons inférieurs de la hiérarchie sociale »,
qu’il appelle « agrégat » essentiellement défini par son identité sociale. Tous, comme Judith Davis dans l’entretien que
nous publions ici, insistent sur les différences de personnalités, provenance, formations, entre les membres des collectifs. Ces perceptions de l’intérieur peuvent être relativisées
par des données sociologiques : les acteurs et actrices appartiennent à une communauté élargie et ont, pour la plupart,
moins de 45 ans. En outre, pour des raisons qui ne sont pas
sans lien avec leur appartenance socio-éducative, les collectifs vivent leur manière d’être en groupe selon une modalité
que Fabio Lorenzi-Cioldi appelle « dominante », celle d’une
différenciation marquée entre des individus qui tous croient
que « la société » ne parviendra pas à les modeler59.
Gageons que cette croyance est fertile et agissante, qu’elle
n’est pas seulement signe d’un entre-soi, mais aussi force de
proposition. À en croire le dépit ou la jubilation que les collectifs provoquent, elle l’est. Les collectifs qui, nous l’avons
vu, brouillent les pistes et jouent avec les contraires (le projet
et l’inattendu, le drame et le plateau, la création et l’interprétation, le documentaire et la fiction, l’intime et le politique, l’individu et le groupe, le grave et le léger, le vécu, le
su et le perçu) sont loin de n’être que des épiphénomènes.
58. Id., p. 76.
59. Ce sont, selon F. Lorenzo-Cioldi, certaines des caractéristiques
sociales qui s’ignorent (puisqu’ils se pensent en termes individuels) des
groupes socialement dominants, id., p. 70.
105
Les collectifs sont la manifestation la plus évidente d’un
des états d’esprit du théâtre contemporain, qui ne cherche
pas tant à s’évader par la fiction, qu’à être en prise enjouée
avec le monde théâtral, social et culturel. Pensons à d’autres
metteurs/metteuses en scène qui, comme Julie Bérés, Marie
Rémond, Wajdi Mouawad ou, depuis quelques années,
Ariane Mnouchkine, orchestrent des processus de création collective, sans pour autant se rattacher à l’appellation
« collectif ». L’art, rendu visible grâce à la chaîne de coopération et de production dans laquelle il s’insère, ne jouit-il
pas encore, défiant en partie les normes socio-économiques
qui le conditionnent, d’une capacité critique, d’une marge
d’innovation ? Les expériences des collectifs nous semblent
partagées entre un désir de reconnaissance et une volonté
farouche d’être contestataires à l’abri de la légitimation dont
elles ont pourtant besoin pour exister. Irréductibles collectifs, au sein de ces paradoxes, ils se meuvent. La mémoire de
la vie qui en émane souvent sur scène aura le dernier mot.
106