sur ma table - Cindy Coutant

Transcription

sur ma table - Cindy Coutant
sur ma table
Si soutenir c’est « empêcher de laisser tomber en maintenant stable », alors par ces fiches,
je vais tenter de maintenir stable, pendant la durée de leur lecture, ce qu’il y a sur ma table.
Ma table relève de la langue. Elle n’existe que par son usage. Aujourd’hui, je peux par exemple
dire que j’actualise ma table par la lecture de ces fiches posées sur cette autre table.
Je nomme aujourd’hui ma table pour qu’elle se manifeste, et s’explique.
Cette table adhère au bois/plastique/métal*, elle ne peut pas y couper. Ma table adhère à ma
vie, mon travail ne peut pas y couper.
*choisir le matériau en fonction de la table utilisée lors de la lecture
Je dis que ma table est réelle.
Je peux difficilement expliquer ce que je fais, sauf dire que mon travail est mon travail. En
écrivant, je me suis rendue compte que je pouvais facilement parler de comment je fais les
choses et pas du tout du résultat, en tout cas avant que celui-ci n’existe. Je veux dire par là
que je ne présume de rien quant à ce qui advient. D’ailleurs il peut ne rien se passer. Ma
seule certitude est ce que je mets en œuvre, et l’intime conviction qu’à la fin il peut se passer
quelque chose.
Je répète, il peut se passer quelque chose. Mon travail consiste à réunir sur ma table les
conditions de cette aventure.
Mais alors que ce qui en résulte me tombe dessus, comme hors de moi, mon travail ne
m’appartient déjà plus.
Réunir les conditions, c’est être attentive. Être attentive, dans mon quotidien, à ce que je vois,
à ce que j’entends, à ce que je touche, à ce que je sens.
Sur ma table s’imprime alors tout ce que je saisis.
Ces éléments en eux-mêmes ne valent rien.
Je pense au photographe de Blow-Up qui essaie de voir le tueur du meurtre dont il a été
témoin en agrandissant sa photo, et n’y trouve que le grain de celle-ci. Moralité : plus on se
rapproche de l’image, moins on y voit.
« Comme il m’est difficile de voir ce que j’ai sous les yeux ! », dit Wittgenstein.
Je répète : ces éléments en eux-mêmes ne valent rien. Ils sont aussi utiles en eux-mêmes
qu’une corde sans rien à y attacher.
Sur ma table, tout est d’importance égale. Ma parole et mes images, la parole et les images
des autres, petites, grandes, tout peut y passer. Je prends autant de plaisir à manger une
banane qu’un bœuf bourguignon. Tout peut y passer, sans ordre et sans hiérarchie, tant que
ça m’impressionne.
Ce qui est écrit sur ces fiches, ce que je lis en ce moment-même est du déjà dit, du déjà lu,
personne n’est propriétaire de rien et je suis propriétaire de tout.
Ce qui m’intéresse, c’est ordonner.
Il s’agit de faire fuir ce qui résonne sur ma table. D’orchestrer, de faire réfléchir en réfléchissant, de faire résonner ce qui raisonne.
Un territoire privé est nommé en public.
Mon travail consiste à ne surtout pas colmater la fuite.
L’ordre atteint, tout est dit.
Si je savais exactement ce que je fais, je n’aurais aucune raison de le faire.
Si je travaille c’est pour me poser la question : « Qu’est-ce que c’est ? »
Si je travaille, c’est pour me poser la question : « Qu’est ce que je peux faire avec ça ? »
Mais l’important est ceci : il se peut que je fuie, mais tout au long de ma fuite je cherche une
arme.