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O. PRINTZ, LA GUÉRISON DE L’ENFANT ÉPILEPTIQUE
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QUELQUES RÉFLEXIONS SUR L’ÉPILEPSIE
À PARTIR DES RÉCITS DE LA GUÉRISON
DE L’ENFANT ÉPILEPTIQUE
Marc 9,14-29 et les récits parallèles
de Matthieu 17,14-21 et Luc 9,37-43
Othon Printz
Médecin - psychiatre, licencié en théologie
Ancien directeur de la Fondation Protestante Sonnenhof
1, rue des Roses – 67240 Gries
Résumé : La péricope dite de l’enfant épileptique de Marc 9 aborde au moins
trois questions fondamentales :
1. D’où viennent les maux ?
2. Comment aborder ces maux et celui qui en est le porteur ?
3. Y a-t-il un sens qui se profile derrière les maux ?
Ces trois questions, dont la première est de nature étiologique ou mieux étioarchéologique, la seconde d’ordre éthique et la dernière eschatologique ont
servi de grille de lecture et constituent le plan de la présente étude.
Abstract : The so-called pericope of the epileptic boy in Mark 9 tackles at least
three fundamental questions :
1. Where do diseases come from ?
2. How to tackle these diseases and the one who is carrying them ?
3. Do diseases have a hidden meaning ?
These three questions, the first of which is of an etiological or rather etioarchaeological, the second one of an ethical, and the third one of an eschatological nature, make up the perspective and the outline of the present paper.
INTRODUCTION
La péricope de Marc 9,14-29 porte dans nos traductions françaises de l’Évangile des titres très variés. La TOB parle de la
« guérison d’un enfant possédé ». La version Segond intitule le texte
« Guérison d’un démoniaque ». André Chouraqui propose « Le fils
muet » et la Bible de Jérusalem « Le démoniaque épileptique ».
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De quel mal ou de quelle maladie s’agit-il pour un médecin ?
De toute évidence nous sommes ici en présence d’un cas complexe
d’épilepsie.
Durant plus de 30 ans d’activité professionnelle de médecin
généraliste et de psychiatre 1 nous avons vu convulser un très grand
nombre d’enfants, d’adolescents et d’adultes, muets à cause de la
gravité de leur déficience. D’autres étaient sourds, ou aveugles de
surcroît, dans le cadre d’un polyhandicap. Nous les avons entendus
crier malgré leur mutité. En relisant, aujourd’hui, la péricope de
l’enfant épileptique de Marc 9 à la lumière de cette expérience,
nous retrouvons parfaitement l’image de ces affections complexes
que nous avons connues dans notre pratique 2.
L’affection rapportée par l’Évangile de Marc sera simplifiée
par Matthieu et Luc.
Luc, qui était probablement médecin, décrit en termes très cliniques une crise classique d’épilepsie de type grand mal.
Quant à Matthieu, qui ne décrit pas de crise, nous avons essayé
de montrer ailleurs que le « lunatisme » dont souffre le patient vise
plutôt un enfant autiste qu’épileptique 3.
Pour conclure cette partie introductive il nous semble que le
choix du cas clinique présenté par le rédacteur de l’Évangile de
Marc recèle un sens précis, à savoir : la richesse symptomatologique de l’affection permet à son auteur de communiquer, à travers
un authentique cas de malade, la pluralité des messages que son
récit veut transmettre à la communauté de ses auditeurs ou de ses
lecteurs.
—————
1
Essentiellement à la Fondation Protestante Sonnenhof, à Bischwiller (Bas-Rhin), institution qui accueille plus de cinq cents personnes handicapées mentales dont un tiers présentent
une épilepsie.
2
Beaucoup de commentateurs estiment que ce texte, long et complexe, est constitué par la
fusion de deux récits parallèles. Ainsi Bornkamm, 1971, p. 24-36, y voit un « conglomérat fait
d’épilepsie et de surdi-mutité ». Bultmann, 1973, p. 261-262, et Schweizer, 1963, p. 32 et 76,
estiment, eux aussi, qu’il s’agit d’une juxtaposition de deux récits de guérison. Cette thèse a
encore été reprise en 1999 par Michael Wohlers de Marbourg dans une thèse de doctorat en
théologie intitulée Maladie sacrée. L’épilepsie en médecine, astrologie et religion antiques
(Wohlers, 1999, p. 79ss).
Parmi les auteurs récents qui ne croient pas à la nécessité de distinguer deux récits de
guérison nous n’évoquerons ici que deux théologiens strasbourgeois : Étienne Trocmé (notre
Maître en Nouveau Testament que nous remercions d’avoir bien voulu lire le manuscrit de ce
travail et nous communiquer ses observations) dans son commentaire de l’Évangile de Marc
(Trocmé, 2000, p. 243) et Caroline Runacher (Runacher, 1992, p. 228) qui a présenté une thèse
de doctorat sur la péricope qui nous intéresse devant la Faculté de théologie catholique.
Notre lecture « médicale » de la péricope rejoint la lecture « exégétique » de ceux qui
optent pour un récit unique. Mais nous sommes redevable au Professeur Christian Grappe de
nous avoir appelé à la prudence lorsqu’on veut faire interférer données médicales et hypothèses historiques.
3
Printz, 1991, p. 1-2.
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I. D’OÙ VIENNENT LES MAUX ?
De tout temps et dans toutes les civilisations, la vue d’une crise
épileptique a entraîné des attitudes de surprise, de crainte et de
fascination. D’où vient ce mal ?
Au § 278 du code d’Hamourabi nous trouvons un terme –
SCHiBTu – qui désigne fort probablement l’épilepsie 4. Il est possible
de voir dans ce terme la racine SCHaBaT qui signifie à l’origine :
cesser, interrompre. La crise épileptique interrompait dans l’ancienne
Babylonie la vie et le temps profane au profit de l’irruption d’un
temps sacré, du Grand Temps pour reprendre l’expression de Mircea
Eliade 5.
En Grèce, depuis Héraclite, l’épilepsie est maladie sacrée (Àmy£
u÷{wz).
Plus tard, à Rome, une crise épileptique – morbus sacer – interrompait les discours aux comices, ce qui aujourd’hui encore nous
conduit à parler de crises comitiales.
Chez les Mayas, la crise épileptique d’un homme était le reflet
direct d’une crise similaire de la déesse Tlazoltéotl 6.
Dans les textes du Nouveau Testament que nous examinons,
l’origine (ÖyÄ¢), plutôt que la cause (i…|ƒi) du mal, est liée à
l’intervention d’esprits ou de démons. Cette interprétation pose
plusieurs problèmes.
—————
4
5
6
Sudhoff, 1963, p. 134.
Eliade, 1987.
Thorwald, 1963, p. 267.
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Notons d’abord que Marc parle d’esprit, d’esprit muet, d’esprit
sourd et muet et d’esprit impur. Matthieu parle à deux reprises d’un
démon alors que le terme esprit n’est pas utilisé. Dans l’Évangile
de Luc, nous trouvons une fois le mot démon, une fois le terme
esprit et une fois celui d’esprit impur.
Dans sa thèse, déjà citée, Michael Wohlers ne trouve aucune
référence aux esprits ou aux démons, au sens néotestamentaire du
terme, dans la littérature antérieure au premier siècle après J.-C. Il
en conclut, après une étude extrêmement fouillée, que cette interprétation est spécifique au christianisme primitif. Il en serait de
même de l’approche thérapeutique qui en résulte : « Les ordres
d’expulsion et les exorcismes correspondent à des types de soins
spécifiques au christianisme primitif ». Et encore : « C’est là que
réside le cœur des traitements chrétiens primitifs » 7. Tout juste
consent-il une éventuelle allusion aux esprits dans la littérature rabbinique de l’époque 8. Quant au seul texte grec profane du premier
siècle après J.-C. – il a été rédigé par Arétée de Cappadoce 9 – qui
évoque l’intervention de démons dans l’épilepsie, il serait, selon
Wohlers, influencé par la perception des premières communautés
chrétiennes.
Cette interprétation nous surprend. En effet les livres d’Hénoch
et surtout les Jubilés 10 parlent expressément d’un recours aux
esprits impurs pour expliquer et interpréter les maladies. Ainsi au
chapitre 10 des Jubilés, Noé invoque le « Dieu des esprits » pour
que ceux-ci ne rendent plus malades « et qu’ils n’exterminent pas
sur cette terre » ses enfants et petits-enfants 11. Il demande à Dieu,
« qui seul sait les dominer », que « les esprits qui sont en vie »
soient enfermés dans un « lieu de jugement ». Après des tractations
entre Dieu et Mastéma, le « Prince des Esprits », neuf dixièmes des
esprits « mauvais et pervers » ont été enchaînés, un dixième a été
laissé en liberté « pour obéir à Satan sur la terre ». Par ailleurs, Noé
a reçu de l’ange Raphaël – dont le nom contient la racine hébraïque
)pr guérir – un livre de remèdes qui permet « de tenir les esprits
mauvais à l’écart ».
Le livre des Jubilés date de l’époque de Jean Hyrcan 12 (134 à
104 avant J.-C.). Son Sitz im Leben se situe en milieu essénien. On
—————
7
Wohlers, 1999, p. 79 : « Ausfahrbefehle und Exorzismen sind spezifische urchristliche
Behandlungsformen », et encore : « Hier liegt das Herz urchristlicher Behandlungen ».
8
Wohlers, 1999, p. 137 : excursus sur le nifal de la racine hpk.
9
Aretaus, Die auf uns gekommenen Schriften des Kappadocier Aretaeus, Trad. A. Mann,
1858, réimprimé à Wiesbaden, 1969.
10
La Bible, Écrits intertestamentaires, 1987, p. 471-810.
11
Pour les citations, voir La Bible, Écrits intertestamentaires, 1987, p. 680ss (textes traduits et commentés par André Caquot).
12
La Bible, Écrits intertestamentaires, 1987, Introduction générale, p. LXXIV.
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a d’ailleurs trouvé plusieurs fragments du texte hébreu des Jubilés
à Qoumrân.
Dans la perspective qui nous intéresse il convient d’ajouter un
texte qoumrânien 13 intitulé l’Apocryphe de la Genèse. DupontSommer a souligné les fortes affinités qui existent entre ces deux
textes 14. Ici, Abraham apparaît comme guérisseur du Pharaon. Il lui
a imposé « ses mains sur sa tête, et la plaie fut écartée de lui,
[l’esprit] mauvais fut chassé [loin de lui] et il vécut » 15.
Un autre écrit essénien, la Prière de Nabonide, évoque un
exorciste juif – sans doute Daniel – qui remet au roi ses péchés et
le guérit d’une inflammation maligne 16.
Enfin un texte fort intéressant, découvert dans la grotte XI de
Qoumrân en 1956, nous parle de quatre chants du roi David « à
jouer sur des instruments de musique pour les personnes frappées
par des esprits mauvais » 17.
Concluons ce premier chapitre. Le recours aux esprits et aux
démons pour comprendre l’épilepsie se situe dans un cadre général
que l’on peut appeler la symbolique d’un innocent souffrant, victime
de forces occultes qui le dépassent. Contrairement à une conception
du monde (Weltanschauung) qui considère la maladie comme
l’expression de la transgression d’un tabou, nous touchons ici à
celle du conflit entre le Bien et le Mal. L’épilepsie est l’expression,
à la fois réelle et symbolique, du dualisme ultime qui oppose les
forces créatrices aux forces destructrices, les esprits à Jésus, Dieu à
Satan. Il n’est pas question, dans les trois récits que nous étudions,
d’une quelconque relation entre la maladie de l’enfant et une éventuelle faute commise par quelqu’un. Le père dans son malheur et
l’enfant dans ses souffrances ne peuvent qu’assister au spectacle de
la bataille qui, tout en les concernant, les dépasse. Ainsi, au-delà du
livre des Jubilés et de son aspect comptable, au-delà du milieu
essénien, la problématique qui se profile derrière la guérison de
l’enfant épileptique pourrait-elle être celle du Juste Souffrant incarnée par Job.
Nous proposons, pour aborder la suite de notre étude, de nous
souvenir de Job et de son Dieu « qui gouverne les {yimfr, les esprits
célestes » 18.
—————
13
Les références des textes qui suivent nous ont tous été aimablement communiqués par le
Professeur Marc Philonenko. Nous tenons ici à lui exprimer notre gratitude pour son aide.
14
Dupont-Sommer, 1983, p. 293.
15
Ibid., p. 301 et note 2 de la même page.
16
Ibid., p. 339.
17
La Bible, Écrits intertestamentaires, 1987, p. 331.
18
Job 21,22 version hébraïque.
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II. COMMENT ABORDER LES MAUX ET CELUI QUI EN EST LE
PORTEUR ?
Dans les trois Évangiles, après une écoute et un questionnement
particulièrement détaillé chez Marc, qui lui permet de se faire une
idée sur l’état d’esprit du père demandeur et sur l’affection dont
souffre le fils, Jésus donne un premier ordre : « Amenez le malade ! »
Matthieu et Marc parlent de ~ôym|m, Luc de xyw{çkikm. Le texte
original araméen comportait sans doute la racine )&n qui signifie
amener, proférer un ordre mais aussi recevoir quelqu’un.
Pour notre part nous voyons, en première lecture, dans cet ordre
d’amener une dimension éthique, et ceci à deux titres. D’une part,
Jésus accepte de prendre en charge le problème grave et complexe
posé par cet enfant ; d’autre part, il établit une relation de proximité
entre lui et le malade alors que les disciples discutaient manifestement d’une manière impersonnelle du cas de l’enfant.
L’ordre d’amener est suivi par la menace adressée à l’esprit
impur, sourd et muet ou au démon, selon qu’il s’agit de Marc, Luc
ou Matthieu. Le terme õxm|ƒto{mu, du verbe õxq|ƒtiÇ, signifie en
grec classique reprocher, menacer, infliger une punition, mais aussi
rendre les honneurs, essentiellement les honneurs funèbres. Dans le
Nouveau Testament, ce terme, relativement fréquent dans les synoptiques, n’apparaît ailleurs que dans la deuxième épître de Timothée
(2 Tm 4,2) et celle de Jude (v. 9). Dans l’Ancien Testament, il
correspond à la racine r(g : « Yahweh menace la mer de Joncs »
(Ps 106,9).
Affronter des esprits particulièrement pervers, les menacer, les
chasser hors du malade, nécessite un courage ou un savoir-faire,
que les disciples n’avaient sans doute pas. D’où, au moins en partie,
leur impuissance.
La force de caractère de Jésus, ce charisme de chef qui apparaît
ici, conjugué à la compassion pour le père et son enfant, sont typiques,
à notre avis, du grand thaumaturge que le Maître de Galilée a sans
aucun doute été.
Cette attitude éthique face aux auteurs de la maladie, au malade
et à son entourage nous parait essentielle. Mais elle n’épuise pas le
sens de la péricope.
III. Y A-T-IL UN SENS QUI SE PROFILE DERRIÈRE LES MAUX ?
Si nous plaçons à présent l’intervention de Jésus dans la perspective de l’aide au Juste Souffrant telle qu’elle se dégage de la lecture
de Job, la « menace » prend une toute autre dimension. Face au
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spectacle de la bataille que les esprits livrent, le père et le fils ne
sont tout à coup plus seuls. Dans leur cruelle et innocente souffrance, un sauveur se présente pour combattre à leur place et dans
leur intérêt. Jésus incarne la fonction de rédempteur, l)g (Goël), ce
qui en fait un égal de Dieu. Ce rôle unique, les disciples ne pouvaient pas le remplir, ce qui, d’une autre manière encore, explique
leur impuissance relatée en termes totalement similaires par les
trois Évangiles. C’est pour cette raison aussi que Luc termine, à
notre avis, son récit par la phrase : « Tous étaient frappés par la
grandeur de Dieu. » 19 Et Martin Dibelius voit certainement juste
lorsque, au sujet de la colère de Jésus et de l’exclamation « jusqu’à
quand serai-je avec vous ? », il écrit : « Ainsi parle le Dieu qui
n’est que passagèrement apparu sous forme humaine pour aussitôt
retourner au ciel. » 20
Le recours à la symbolique du Juste Souffrant et à un Rédempteur,
Christ cosmique, se profilant derrière Jésus médecin-thaumaturge,
nous permet, à notre avis, de comprendre les éléments qui, selon la
plupart des exégètes, ne figuraient pas dans le récit primitif de Marc,
à savoir les thèmes de la foi, de la prière ou du jeûne évoqué par
plusieurs manuscrits tardifs. Souvenons-nous que la découverte faite
par Job de l’inadéquation d’une relation entre faute et maladie le
conduit à ce constat : la consolation et la guérison ne viennent, ni
d’une explication ni de considérations éthiques, mais d’une méditation sur la souffrance qui débouche finalement sur une rencontre
avec le Dieu vivant.
Pour conclure ce troisième paragraphe, nous poserons une
nouvelle question. La péricope de Marc 9, en ses versets 26 et 27,
fait-elle explicitement référence à la Passion et à la Résurrection du
Christ ? Les exégètes restent divisés à ce sujet. Nous n’évoquerons
que les deux commentateurs strasbourgeois précédemment cités.
Pour Étienne Trocmé, un tel détour n’est absolument pas nécessaire
pour comprendre les termes allant de la mort apparente de l’enfant
à son rétablissement 21. Par contre le vrai problème réside dans le
choix du contexte dans lequel ce récit, au même titre d’ailleurs que
les parallèles, a été inséré. Dans les trois cas, le récit de guérison suit
le dialogue sur Élie et précède la deuxième annonce de la passion et
de la résurrection. Pour Caroline Runacher 22, seul Öuô{|o a été ajouté
par Marc, alors que umry÷z, Öxôpiumu et ©kmqymu appartiennent au
récit primitif. Il est vrai que les trois récits qui annoncent la passion
dans l’Évangile de Marc (8,31, 9,31 et 10,32ss) s’achèvent par le
—————
19
Luc 9,43.
Dibelius, 1966, p. 278.
Trocmé, 2000, p. 245.
22
Runacher, 1992, p. 215 et 416-418.
20
21
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verbe Öuƒ{|otq, ce qui permet à l’auteur de conclure que le terme est
emprunté au kérygme chrétien et entre ainsi dans la « propagande
missionnaire ».
Nous ne pouvons entrer dans ce débat de spécialiste ; par contre,
pour le médecin praticien que nous étions, observateur de l’entourage assistant aux convulsions, pour le lecteur de récits anciens sur
l’affection et pour le voyageur intéressé par la signification des
crises dans des cultures non occidentales, il est clair que l’épilepsie
apparaît toujours, outre sa dimension sacrée, comme révélateur d’un
mythe fondateur de l’humanité, à savoir le symbolisme de la mort
et de la résurrection.
CONCLUSION
Que signifie pour nous aujourd’hui la péricope de Marc 9 ?
Notre conclusion se situe dans la perspective ouverte par C.G. Jung 23
qui admet que les anciennes mythologies ne sont pas mortes ; elles
sont inscrites dans notre inconscient collectif et se voient réactualisées dans certaines circonstances. Les crises épileptiques font partie
de celles-ci. Notre conclusion tient aussi compte de travaux déjà
anciens de P. Ricœur sur « la symbolique du mal » 24. Pour lui la
question « d’où vient le mal » ne peut avoir de réponse rationnelle,
objective. La réponse est irrationnelle et c’est le mythe qui raconte
« comment cela a commencé ».
Le premier niveau de lecture de la péricope, le niveau qui fait
partie de la quête du savoir et que nous avons appelé étioarchéologique, renvoie, à travers l’épilepsie, d’abord au sacré puis
à un mythe universel, celui de la souffrance des innocents et à
l’intervention d’un rédempteur capable de dompter les forces du
mal. Le recours aux mauvais esprits ou aux démons, pour décrire
ce qui se passe, n’est plus compréhensible pour un « esprit » rationnel occidental. Il n’en va pas de même dans d’autres cultures. Nous
avons pu le vérifier, récemment encore, aux îles Marquises, au
Gabon et au Sénégal.
Le deuxième niveau de lecture est d’ordre éthique. La compassion, la rencontre du malade, le toucher, l’autorité de l’intervenant,
ont en soi une valeur thérapeutique. L’autre, même habité – nous
allions écrire possédé – par des microbes ou des virus, envahi par
des cellules cancéreuses ou des idées délirantes reste une personne
digne d’intérêt.
—————
23
24
Voir en particulier Jung, 1952.
Ricœur, 1960, p. 15ss.
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Le troisième niveau de lecture est eschatologique. L’aspiration
à recouvrer la santé cache et révèle l’aspiration au salut. Santé et
salut – Heil und Heilung en allemand – restent des entités proches.
L’aspect particulier de la crise d’épilepsie, les cris et les secousses
qui l’accompagnent, en font, même aujourd’hui encore en Occident,
une maladie à caractère « numineux », pour utiliser la terminologie
de R. Otto. Le spectateur l’aborde, toujours et encore, avec un
certain « tremblement » (tremendum chez Otto). Quant au recouvrement de la conscience, après la phase de coma, il donne à
l’épilepsie une connotation fortement symbolique : le dernier mot
n’appartient pas à la mort mais à la vie qui renaît.
Pour l’homme de foi, pour le chrétien en particulier, méditation, prière et jeûne calment l’angoisse face à la dramatique réalité
de la mort et stimulent sa foi en un avenir.
Peut-être est-ce pour marquer qu’en définitive l’amour triomphera de la mort que saint Valentin, le patron des amoureux, a été
aussi choisi comme patron des épileptiques… !
Saint Valentin guérit les épileptiques
25
—————
25
Billet de pèlerinage de Rouffach datant de 1480 (Heitz, 1901, pl. 37), voir Leser, 1999, p. 9.
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BIBLIOGRAPHIE
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1973.
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Dupont-Sommer, 1983 : A. Dupont-Sommer, Les Écrits Esséniens découverts près
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Heitz, 1901 : Pestblätter des XV. Jahrhunderts, hgg. von Paul Heitz, Strasbourg, 1901.
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Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1987.
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Sudhoff, 1963 : K. Sudhoff, cité par J. Thorwald, Macht und Geheimnis der frühen
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Thorwald, 1963 : J. Thorwald, Macht und Geheimnis der frühen Ärzte, Berlin, 1963.
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Wohlers, 1999 : M. Wohlers, Heilige Krankheit. Epilepsie in antiker Medizin, Astrologie und Religion, Marburg, 1999.
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