1870 : la révolution de velours Un président, pour quoi faire ?

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1870 : la révolution de velours Un président, pour quoi faire ?
1870 : la révolution de velours
Article - 01/12/2009 par Fabien Cardoni Citoyenneté, République, démocratie en France (1789-1899)
En une heure, le 4 septembre 1870, le Second Empire s’effondre. Sans une goutte de sang versée. On en
sait plus aujourd’hui sur cette révolution.
Quelle est la vraie date de naissance de la IIIe République ? 1879, lorsqu’une majorité républicaine fit son
entrée au Sénat ? Après le 16 mai 1877, quand Mac-Mahon, le dernier président de la République non
républicain, dut abdiquer ? L’année 1875, qui vit les votes des lois constitutionnelles ? Le lendemain du 28
mai 1871, après la répression sanglante de la Commune ? Plus sûrement le 4 septembre 1870, trois jours
après la défaite de Sedan, lorsque Paris, ayant appris que l’empereur Napoléon III était prisonnier des
Prussiens, imposa la république.
Même si une longue rue - celle du « 4-Septembre » - la commémore à Paris, et même si de Gaulle a
délibérément choisi le 4 septembre pour présenter, en 1958, le projet de constitution de la Ve République,
cette date est un peu oubliée par les Français. Ainsi, elle ne figure pas dans la collection des « Trente
journées qui ont fait la France », qui lui préfère la proclamation de la Commune 26 mars 1871 ou encore la
chute de la IIIe République 10 juillet 1940. Et pourtant s’est jouée ce jour-là une version inédite du
scénario révolutionnaire parisien du XIXe siècle.
En effet, ce dimanche de septembre vit en quelques heures la foule parisienne envahir le Corps législatif en
séance, puis la république être proclamée à l’Hôtel de Ville par les députés républicains. Cependant, il n’y
eut ni insurrection générale, ni même émeute. C’est une première : le nouveau régime n’est pas baptisé
dans le sang. Quels furent les ressorts de cette révolution de velours ?
Le renversement de l’empire est le résultat d’une opération de maintien de l’ordre confuse qui échoua à
contenir la foule. Puis, les « députés de Paris » - les opposants républicains élus dans la capitale en 1869 ont profité de la déroute du régime pour prendre le pouvoir. Mais, surtout, la défaite de Sedan a permis aux
Parisiens de se dispenser du recours à la violence révolutionnaire traditionnelle. La bataille décisive entre
les républicains et l’empereur a eu lieu par procuration. Restait à accomplir néanmoins le rituel
révolutionnaire à Paris : envahissement de la Chambre et proclamation de la république à l’Hôtel de Ville.
Enfin, si l’empire est tombé si rapidement, c’est en grande partie parce qu’il était déjà mort dans le coeur
des troupes chargées de le défendre. Le 4 septembre 1870, par son attitude, la future garde républicaine a
laissé les Parisiens franchir le Rubicon vers, cette fois, la restauration de la république7. Ce jour-là, le
Rubicon, c’était la Seine.
Par Fabien Cardoni
Un président, pour quoi faire ?
Article - par Michel Winock dans mensuel n°372 daté février 2012 à la page 8 | Payant
La première République française, en 1792, n'avait pas de président. D'où vient l'idée, qui s'impose
finalement en 1848, de confier le pouvoir exécutif à un seul homme ? Et comment ne pas donner un
pouvoir disproportionné à celui que l'on décide, alors, de faire élire au suffrage universel ? Le casse-tête
constitutionnel autour du statut du chef de l'État est, en France, un sport national.
« Le président de la République a tous les pouvoirs de la royauté : il dispose de la force armée ; il nomme
aux emplois civils et militaires ; il dispense toutes les faveurs ; il a tous les moyens d'action, toutes les
forces actives qu'avait le dernier roi. Mais ce que n'avait pas le roi, et qui mettra le président de la
République dans une position bien autrement formidable, c'est qu'il sera l'élu du suffrage universel. » Jules
Grévy, futur président de la IIIe République - mais qui sera élu, lui, par le Parlement -, prononçait ces
fortes paroles le 6 octobre 1848, lors de la discussion du projet constitutionnel de la IIe République à
l'Assemblée constituante. Aux yeux de ce républicain, c'était un « pouvoir monarchique » que l'on était en
train de restaurer sous un autre nom. D'où venait donc la volonté de ses collègues d'inventer un président
de la République ?
Il n'en avait jamais été question après la chute de Louis XVI en 1792, tant le rejet du pouvoir personnel
était puissant.
1848, LA PREMIÈRE FOIS
Pour quelles raisons l'Assemblée avait-elle suivi la Commission favorable à un président de la République
élu au suffrage universel ? La première vient de la défiance, ressentie et publiquement exprimée, vis-à-vis
d'un retour à un régime de type conventionnel - celui que défend l'extrême gauche -, derrière lequel se
profilait le souvenir de la Terreur.
En second lieu, l'élaboration de la Constitution s'est faite dans un climat d'extrême tension sociale et
politique. L'Assemblée, le 15 mai, avait été envahie par des manifestants emmenés par les meneurs de
l'extrême gauche Blanqui et Barbès. La lutte des classes menaçait.
Finalement, la Constitution du 4 novembre 1848 attribue au président de la République, élu pour quatre ans
au suffrage universel et non immédiatement rééligible, de vastes pouvoirs : il a le droit de faire présenter
des projets de loi à l'Assemblée par les ministres ; il dispose de la force armée ; il a le droit de grâce qu'il
exerce après l'avis du Conseil d'État ; il promulgue les lois ; il nomme et révoque les ministres... En
revanche, il ne dispose pas du droit de dissolution
LES TÂTONNEMENTS DE LA IIIe RÉPUBLIQUE
Cette nouveauté, destinée à assurer l'équilibre des pouvoirs, a été un fiasco. Louis Napoléon Bonaparte, élu
président en décembre 1848, voulut se maintenir à la tête de l'État au-delà de son mandat de quatre ans ; il
échoua à convaincre les trois quarts requis de l'Assemblée pour la révision constitutionnelle nécessaire ;
pour parvenir à ses fins, il fit le coup d'État du 2 décembre 1851 et, un an plus tard, rétablit l'empire. La
mise en garde de Jules Grévy du 6 octobre 1848 se trouvait ratifiée : « Êtes-vous sûrs, demandait-il à ses
collègues, que, dans cette série de personnages qui se succéderont tous les quatre ans au trône de la
présidence, il n'y aura que de purs républicains empressés d'en descendre ? Êtes-vous bien sûrs qu'il ne se
trouvera jamais un ambitieux tenté de s'y perpétuer ? » L'élection d'un président au suffrage universel avait
été le tremplin du retour à la dictature bonapartiste. Les républicains s'en souviendront.
Tel est le paradoxe de cet amendement Wallon : c'est au moyen de l'institution présidentielle, dont les
républicains, échaudés par le 2 Décembre, n'étaient pas vraiment partisans, que la république, cessant d'être
un régime provisoire, devenait le régime officiel des Français. Tout n'était pas dit pour autant : il y a
président et président, le sous-ordre du pouvoir législatif ou le guide de la nation.
LE COUP DE FORCE DE MAC-MAHON
Les élections de 1876 ayant donné la majorité aux députés républicains, la France fait l'expérience de ce
qu'on appellera plus tard la cohabitation. Qui, du président ou de la Chambre, avait la prééminence du
pouvoir ? La réponse fut donnée par la crise du 16 mai 1877, déclenchée par Mac-Mahon, qui, en
désaccord avec le président du Conseil Jules Simon, força celui-ci à la démission, pour le remplacer par un
des siens, le duc de Broglie. Ce nouveau gouvernement, minoritaire, étant intenable, Mac-Mahon dissout la
Chambre. Les élections qui suivent sont décisives. Les républicains l'emportent, Mac-Mahon doit se
soumettre.
Lorsque celui-ci finit par démissionner en 1879, la fonction présidentielle achève de se transformer. Sans
rien changer à la lettre des lois constitutionnelles, les pouvoirs du président de la République sont dans les
faits sensiblement amenuisés. Des juristes parleront de la « Constitution Grévy », du nom du successeur de
Mac-Mahon, qui redonne pleinement la suprématie des pouvoirs au Parlement et affaiblit du coup les
siens.
Le pouvoir politique était passé, définitivement, de l'Élysée au Palais-Bourbon la Chambre des députés fut
transférée de Versailles à Paris, par la loi du 21 juin 1879. Le régime parlementaire se substituait au régime
semi-présidentiel antérieur. L'interprétation a minima de la présidence par Jules Grévy fut imitée par ses
successeurs, et lorsque, en 1924, le président de la République Alexandre Millerand manifesta des velléités
d'initiative, il fut acculé à la démission par les parlementaires. La République avait toujours un président,
mais il était interdit de gouvernement.
Les crises de la IIIe République et son instabilité endémique furent mises au compte par nombre de
réformateurs des faiblesses de l'exécutif, que d'aucuns proposèrent de renforcer, et notamment en restituant
au président des pouvoirs que la pratique parlementaire lui avait confisqués. Depuis la Révolution, la
France a balancé entre deux types de régime : tantôt un régime d'Assemblée, tantôt un régime autoritaire.
Un véritable régime parlementaire n'a pu s'enraciner. On en a vu l'ébauche sous la monarchie de Juillet ; on
en a connu l'esquisse à la fin toute dernière du Second Empire. Ces deux régimes ont été, chacun pour des
raisons particulières, balayés. Ni la IIIe ni la IVe Républiques n'ont été de vrais régimes parlementaires.
Certes, dans les deux cas, le chef du gouvernement était responsable devant les députés, ce qui est le
propre d'un régime parlementaire. Mais on n'a jamais vu sous ces Républiques ce que l'on observe au
Royaume-Uni ou en Allemagne aujourd'hui, l'alternance au pouvoir de majorités stables, qui caractérise
aussi le système parlementaire.
INAPTITUDE AU PARLEMENTARISME
La vie politique française est caractérisée par le multipartisme, la division extrême des opinions, autant de
tendances centrifuges héritées d'une histoire mouvementée. Aucun parti, de gauche comme de droite, sous
les IIIe et IVe Républiques, n'a été assez fort pour constituer une majorité de législature.
La question du président de la République ou, si l'on préfère, celle du pouvoir exécutif, est un bon fil
conducteur de l'histoire politique et constitutionnelle de la France depuis la Révolution. Les Français ont
été partagés entre le rejet du pouvoir personnel et la demande d'un État personnifié. Longtemps, les
républicains, la gauche, s'ils se sont résignés à l'existence d'un président, ont voulu que celui-ci soit soumis
au pouvoir législatif. Les aléas de l'histoire autant que les échecs du régime parlementaire en ont décidé
autrement depuis 1958. Provisoirement ?
Par Michel Winock
Et le maire devint l'élu... de tous !
Infos - par Jean-Luc Boeuf dans mensuel n°286 daté avril 2004 à la page 21 | Payant
Il y a cent vingt ans, la loi du 5 avril 1884 faisait entrer le suffrage universel dans les mairies. Un véritable
pari en faveur de la démocratie locale.
Le 7 septembre 1789, le député du tiers état Sieyès lance un appel pathétique à une Assemblée constituante
inquiète de l'anarchie et de la paralysie administrative : « Qu'il soit nommé dans la journée un comité de
trois personnes pour présenter le plus tôt possible un plan de municipalités. » Quelques semaines plus
tard, le découpage des 44 000 communes de France est opéré1. Il pèse encore sur notre vie administrative !
A la tête des assemblées locales : des représentants élus, même à Paris... Mais ce triomphe de la démocratie
locale est éphémère. Les épisodes de 1792-1793 commune insurrectionnelle de Paris et émeutes en
province conduisent en effet au décret du 14 frimaire an II 4 décembre 1793 qui suspend les assemblées
élues. Il faudra donc attendre près d'un siècle pour que le maire exerce véritablement les pouvoirs que nous
lui connaissons aujourd'hui.
Par la loi du 28 pluviose an VIII 17 février 1800, Bonaparte rétablit les municipalités, mais les maires sont
désormais nommés et soumis à l'étroite tutelle des préfets.
Pendant toute la première moitié du XIXe siècle, les municipalités resteront une simple courroie de
transmission du pouvoir, même si Louis-Philippe rétablit en 1831 l'élection des conseils municipaux au
suffrage censitaire ; le maire est quant à lui toujours nommé par le pouvoir central.
Sous le Second Empire, la revendication d'une véritable décentralisation municipale apparaît comme une
priorité pour les républicains. En 1865, le « programme de Nancy » pose les bases d'une république
décentralisée, compromis entre les libertés communales et le pouvoir préfectoral. Les partisans de Léon
Gambetta ont, quant à eux, concocté en 1869 le « programme de Belleville », aux conclusions nettement
radicales.
Il faudra cependant attendre le 5 avril 1884, soit près de dix ans après la mise en place des institutions de la
IIIe République, en 1875, pour que la « loi sur l'organisation municipale » soit promulguée et que des
pouvoirs plus larges soient accordés aux maires.
C'est que l'image même de ces derniers est altérée. Ils souffrent d'une absence de légitimité ;
instrumentalisés par le préfet, ils sont méprisés par les notables. Flaubert ne déclare-t-il pas dans son
Dictionnaire des idées reçues à propos des maires qu'il faut « toujours les tourner en ridicule » ?
En outre, le souvenir de la Commune de Paris 1871 demeure vif. On se méfie de la démocratie locale.
En 1877 cependant, Jules Ferry affirme qu'il « appartient au gouvernement républicain de relever la
dignité et d'accroître l'indépendance des assemblées municipales » 2. Il propose un cadre de
fonctionnement simple : « Le conseil municipal délibère, le maire exécute : la commune n'a pas besoin
d'un organisme plus compliqué. »
Et de préciser : « Nous voulons que les conseils municipaux constituent désormais un véritable pouvoir
délibératif, au lieu d'en faire je ne sais quels délégués administratifs, chargés d'une besogne
rigoureusement limitée, n'ayant ni le pouvoir de disposer de leur temps, ni la latitude d'ouvrir leurs portes
au public. »
Un projet de loi est déposé en ce sens au début des années 1880. Majoritaires, les partisans de la
décentralisation sont cependant divisés. Du coup, le projet, défendu par le ministre de l'Intérieur, le radical
Goblet, est rapidement amputé de ses propositions les plus audacieuses.
La loi est votée le 5 avril 1884. Il aura ainsi fallu près d'un siècle pour que « le maire devienne ce que 1789
avait souhaité qu'il fût » , pour reprendre la formule de Maurice Agulhon3.
Cette élection des conseils municipaux et des maires au suffrage universel est une véritable révolution. Elle
contribue à mettre fin au pouvoir des notables traditionnels sur les communes. Et facilite l'entrée dans la
vie politique active de nouvelles couches de la population.
On l'a parfois oublié : la République « opportuniste » a donc fait le pari de la démocratie locale. De la
multitude des élus doit sortir l'esprit républicain. La gestion municipale est aussi une école de la vie
politique qui, pour beaucoup, marque le début d'une ascension politique consacrée par le « scrutin
d'arrondissement », véritable socle électoral de la IIIe République. Ce principe républicain de l'élection au
suffrage universel ne sera remis en cause que sous Vichy.
Le maire est celui qui met en quelque sorte en musique l'esprit républicain. Les deux Expositions
universelles de 1889 et de 1900 sont l'occasion pour les présidents de la République Sadi Carnot et Émile
Loubet d'inviter tous les maires de France à de monumentaux banquets. Dans le palais de l'industrie de
l'Exposition universelle de 1889, ils sont plus de 13 000 à être rassemblés. Onze ans plus tard, ils sont 22
000 à l'occasion du « banquet des 100 000 maires ».
La mairie s'affirme dès lors comme un lieu d'enracinement du modèle républicain, comme un foyer de vie
et d'éducation politique, tout particulièrement dans le monde rural. Elle participe à la sécularisation de la
vie et de l'espace publics locaux. Aux côtés des conseillers généraux, les élus municipaux deviennent
bientôt une force politique. Le maire va être amené à intervenir sur un nombre de sujets toujours croissant
de la vie locale : lui incombent la construction des écoles aussi bien que la réglementation des débits de
boissons, l'intervention dans la vie économique locale ou l'entretien des édifices cultuels, dont la loi de
séparation des Églises et de l'État de 1905 lui confie la charge. A tous les événements clés de la vie locale,
il va progressivement imposer sa présence et sa légitimité. Un des points culminants en sera certainement
les cérémonies patriotiques du 11-Novembre autour de monuments aux morts - dont la diversité montre
clairement la vigueur des personnalités locales.
Loi de compromis, certes en deçà de ce que laissait augurer la vigueur des critiques contre le centralisme
jacobin impérial, le texte de 1884 attendra près d'un siècle, et les lois Defferre de décentralisation en 19821983, pour être relayé et amplifié.
Les pères de la IIIe République
1792-1992 Splendeurs et misères de la République - par Michel Winock dans mensuel n°155 daté mai
1992 à la page 24 (6766 mots) | Payant
C'est sous le Second Empire que la république a refait ses forces. Mais quelle république ? Celle des
révolutionnaires, des ardents, des blanquistes qui refusent les « illusions de la démocratie » et appellent de
leurs vœux une commune insurrectionnelle ? Ou celle des libéraux, ces modérés qui croient que l'on peut
concilier l'ordre et le progrès ? Michel Winock nous raconte ici comment et pourquoi ces derniers l'ont
emporté. Patients, rusés, infatigables, ce sont eux qui, entre 1860 et 1889, ont eu la charge d'établir les
assises de granit de la politique française.
Un événement, une nouvelle fois, fut déterminant pour achever cette œuvre, l'affaire Dreyfus et ses suites,
qui entraînèrent la loi de Séparation de 1905. Après l'école, l'État se trouvait définitivement laïcisé, comme
l'avaient espéré les fondateurs en leur jeunesse fervente. Ainsi, la IIP République, timide dans ses lois
sociales, sans parade politique contre l'oligarchie parlementaire, fut du moins à l'avant-garde dans la
définition des rapports modernes entre l'État et les Églises instituées. Là, fidèle à l'inspiration de la
Révolution de 1789, elle posa une des « assises de granit » de notre vie politique et intellectuelle,
contribuant ainsi à une « spécificité française » durable.
Par Michel Winock
Faut-il avoir peur du suffrage universel ?
Infos - par Michel Winock dans mensuel n°160 daté novembre 1992 à la page 68 (2169 mots) | Payant
Le référendum sur les accords de Maastricht a montré à quel point le suffrage universel - 1 homme = 1
voix - peut venir bouleverser les calculs de l'«establishment» politique. Voilà pourquoi, sous la Révolution,
les législateurs craignaient les égarements de la «vile multitude». Et la monarchie restaurée établit le
suffrage censitaire... Cest l'histoire de ces obstacles élevés pendant plus de cinquante ans contre la volonté
du plus grand nombre que Pierre Rosanvallon retrace aujourd'hui dans une étude magistrale : «Le sacre
du citoyen. Histoire du suffrage universel en France»*.
Dès les débuts de la Révolution de 1789, le problème s'est posé aux Constituants, nous dit Pierre
Rosanvallon dans son dernier ouvrage, de concilier « le nombre et la raison ». Le nombre, c'est-à-dire
l'avènement de l'individu-électeur et de l'égalité politique, et la raison, soit l'établissement d'un État
rationnel selon la philosophie des Lumières. Le renversement de l'absolutisme faisait entrer la France dans
l'ère de l'auto-gouvernement des sociétés. La fin des privilèges consacrait l'égalité de chacun avec chacun :
le suffrage universel en découlait naturellement. Mais cette logique se heurtait à des réalités sociologiques :
égaux en droits, les citoyens étaient-ils réellement égaux en raison ?
Le système électoral (et ses avatars) inventé par la Révolution tenta de répondre à cette double exigence de
l'égalité et de la rationalité. Contrairement à ce qu'on lit parfois, la Constitution de 1791 n'instaura pas un
suffrage censitaire, dont le terme s'applique à celui qui fut usité sous la Restauration et la Monarchie de
Juillet. De 1815 à 1848, le nombre des électeurs passa d'environ 100000 à 200000, chiffres sans commune
mesure avec celui des citoyens « actifs » définis en 1791 : quatre millions et demi de personnes étaient
admises à voter sur les six millions d'hommes ayant plus de vingt-cinq ans, tous restant potentiellement
électeurs jusqu'à ce qu'ils remplissent les sept conditions prévues par la loi : être né ou devenu français ;
être âgé de vingt-cinq ans accomplis (la majorité politique sera portée à vingt et un ans par les
Constitutions suivantes) ; être domicilié dans la ville ou dans le canton depuis un an ; payer une
contribution directe au moins égale à la valeur de trois journées de travail ; ne pas être domestique («
serviteur à gages ») ; être inscrit dans la municipalité de son domicile au rôle des gardes nationales ; avoir
prêté le serment civique.
Une minorité de citoyens étaient exclus, mais ce n'était qu'une minorité, et le critère des revenus n'était pas
décisif, puisque la catégorie principale à être écartée était celle des domestiques.
Cependant, la Constitution de 1791, tout en posant le principe d'un suffrage universel masculin sous
condition, n'abandonnait pas le pouvoir au nombre ; elle maintenait les prérogatives de la raison par
l'établissement d'un système électoral à deux degrés. Il fallait éviter des élections « tumultuaires », les
ravages de la démagogie, l'anarchie des intérêts individuels. Le peuple souverain, oui, mais non la
populace ! La parade fut de canaliser, de filtrer, de contrôler la volonté populaire, en localisant celle-ci par
un processus électoral en deux temps, qui réservait les choix définitifs à des assemblées électorales du
second degré triées sur le volet. La monarchie restaurée adopta carrément le régime censitaire. La Charte
fixa à 300 francs le cens électoral, à 1000 francs l'éligibilité. Cela faisait peu d'électeurs (et la Charte
révisée de Louis-Philippe ne fit qu'en doubler le faible nombre). Mais les libéraux doctrinaires, Guizot en
tête, en défendirent le principe en faisant valoir que le nouveau système établissait l'élection directe : les
électeurs du troisième degré sous l'Empire étaient 16000 ; désormais ceux qui choisissaient les députés
étaient environ 100000. Sur le plan théorique, Guizot défendit contre le dangereux principe de la
souveraineté populaire l'idée d'une souveraineté de la raison.
La révolution de 1848 devait établir une fois pour toutes le suffrage universel. Toutefois, au début de 1850,
un certain nombre d'élections partielles - dont celle d'Eugène Sue - sonnèrent aux oreilles de la droite
comme un signal d'alarme. On réforma la loi électorale. Ce fut l'occasion pour Thiers de mettre en garde
ses collègues contre les dangers présentés par « la vile multitude ». La loi du 31 mai 1850, sans remettre en
cause le principe du suffrage universel, désormais irréversible, utilisa la clause de la domiciliation
obligatoire de trois ans, pour éliminer environ 30 % des inscrits, ceux qui se recrutaient dans la population
instable des travailleurs urbains.
Dès lors Louis-Bonaparte eut beau jeu de rétablir le suffrage universel en faisant son coup du 2-Décembre.
La France retombait dans la solution bonapartiste : vote populaire et confiscation de la démocratie par le
pouvoir personnel. On n'avait toujours pas réussi à associer l'exigence du nombre et l'impératif de la raison,
sinon par la dictature.
Il appartenait donc aux fondateurs de la IIIe République d'y réussir. « Il faut, lance Gambetta, se retourner
vers les ignorants et les déshérités, et faire du suffrage universel, qui est la force par le nombre, le pouvoir
éclairé par la raison. Il faut achever la Révolution. » L'œuvre scolaire devenait inséparable de la
démocratisation républicaine.
Cependant, les républicains ne firent pas confiance aux femmes jusqu'en 1944 (cf. dossier « Les femmes au
pouvoir », p. 6). Pierre Rosanvallon a tenté d'en donner une explication neuve. Certes, les arguments qu'on
avance habituellement ont joué leur rôle, notamment la crainte d'une réaction antirépublicaine, à cause de
l'influence de l'Église catholique sur les femmes. Mais l'auteur avance un autre argument, philosophique
celui-là, qui tient à la vision française du champ politique et de la citoyenneté. Pour l'universalisme
français, et contrairement à l'empirisme démocratique des pays anglo-saxons qui considère les groupes et
les intérêts de groupes, la femme n'était pas perçue comme individu social, mais enfermée dans la sphère
de la domus, la maison.
Ce problème du vote des femmes illustre au mieux la spécificité française que Pierre Rosanvallon étudie
tout au long de son livre - spécificité qui combine la précocité du suffrage universel dans notre pays et les
pathologies de la démocratie moderne qui l'accompagnent. Les Français ont, plus tôt que les autres
peuples, conçu le cadre d'une démocratie d'intégration, sans savoir vraiment organiser une démocratie
gouvernante. Les ruptures, depuis 1789, ont dominé notre histoire, là où les processus évolutifs,
gradualistes, et empiriques, ont caractérisé la plupart des autres pays. Le mythe de l'unité, transféré de la
monarchie à la volonté générale, a fait obstacle à la représentation des intérêts. L'horreur du conflit, la
recherche de l'unanimité, la haine des « factions » ont obscurci la spécificité du politique. D'où s'ensuit «
un perpétuel balancement entre l'affirmation des grands principes et leur modulation pratique par un
ensemble de petits arrangements discrets ».
Nous n'avons évoque ici qu'un des aspects de ce grand livre, où l'intelligence le dispute à l'érudition [2].
Voilà une belle réussite d'« histoire intellectuelle du politique », dont Pierre Rosanvallon s'affirme après
chaque livre un des meilleurs représentants.
Par Michel Winock
L'apprentissage de la politique
Dossiers - par Pierre Serna dans mensuel n°342 daté mai 2009 à la page 58 | Payant
L'éclat violent des journées révolutionnaires ou les débats sur le vote ont longtemps occulté les
manifestations plus réelles et durables d'une politisation du peuple.
Dès 1795, c'est entendu. Le responsable de la Terreur, le coupable du débordement de violence qui a
secoué la France révolutionnaire a un nom vague et effrayant : le peuple. Il s'agit pour le personnel
politique du Directoire de construire, par une pure fiction, l'innocence des députés de la Convention qui
avaient pourtant voté toutes les lois de la Terreur.
La violence devenait ainsi pour longtemps un marqueur identitaire immédiat du peuple en révolution,
occultant ses manifestations plus discrètes et non moins prégnantes.
Une nouvelle histoire du peuple est possible. Peu spectaculaire, moins saignante et romantique, mais bien
plus dense et plus proche de la réalité. Il s'agit pour cela d'entremêler l'histoire longue de l'infra-politisation
sous l'Ancien Régime et une histoire courte de la politisation nouvelle de la décennie révolutionnaire. Un
peuple doté et se dotant d'une force tranquille.
Dans les seigneuries de Sade ou de Mirabeau en Provence, Michel Vovelle a démontré comment, en 1789,
pour bien des communautés de paysans mobilisés depuis des décennies contre les exigences seigneuriales
augmentation des baux, refus de verser des sommes pour l'entretien des pauvres, conflits incessants autour
de la chasse, une émancipation politique s'était produite pacifiquement, mais non sans tensions3. Une
forme de révolution était déjà faite avant 1789 et les voies de la politique largement préparées. Après la
Révolution, le peuple est une entité politique. Il ne sera plus jamais comparable à la masse des sujets de
1789.
Par Pierre Serna
Discipline, patriotisme, virilité...Quand la vie de caserne
forgeait les hommes
Recherche - par Odile Roynette dans mensuel n°259 daté novembre 2001 à la page 60 | Gratuit
Le service militaire vit ses dernières heures. Il était pourtant devenu, au cours du XIXe siècle, une étape
obligatoire dans la vie des Français. Tous ont fait, à la caserne, univers de règles et de brimades,
l'apprentissage de la souffrance masculine. Et de la virilité. Fabrique de soldats, le régiment forgeait aussi
des hommes.
le 19 août 1871 était adopté à l'unanimité le principe d'un service militaire* obligatoire et personnel pour
tous les citoyens français âgés de vingt à quarante ans. Il constituait le socle d'une nouvelle loi sur le
recrutement, votée le 27 juillet 1872. Intervenant au lendemain de la défaite militaire contre les États
allemands et de l'épisode sanglant de la Commune, cette réforme introduisait une modification
considérable, quoique peu perceptible à première vue, de la relation que les Français entretenaient avec le
service armé*. Celui-ci devenait un phénomène social, un élément essentiel dans le parcours de chaque
homme.
Dès la fin du XVIIe siècle, via la milice royale1 qui touchait essentiellement les campagnes, les Français
avaient pu faire l'expérience de l'enrôlement, du départ aux frontières et du combat.
Cependant, c'est avec la Révolution française et la nécessité de défendre la patrie en danger que la présence
sous les drapeaux, mais aussi la guerre, deviennent une expérience de masse.
La conscription, qui arrache les jeunes gens à leurs proches, n'a pas bonne presse, et le sacrifice massif
consenti par les Français pendant l'Empire — au moins 2100000 d'entre eux ont été appelés sous les
drapeaux et un million sont morts sur les champs de bataille entre 1804 et 18152 — approfondit cette
répugnance. Défaite aidant, l'institution est devenue si impopulaire que la Charte la supprime en 1814,
après la chute de l'Empire.
Les besoins en hommes demeurent néanmoins importants. La conscription assortie du remplacement est
donc rétablie en 1818 par le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, ministre de la Guerre. Dès lors, elle s'inscrit de
manière durable dans la vie des Français pour devenir, au cours du XIXe siècle, une réalité de plus en plus
familière.
Quelques chiffres permettent de saisir cette évolution. Au début de la Restauration, en 1820, le contingent
prélevé annuellement sur une classe d'âge ne dépasse pas 40 000 hommes et, en moyenne, en tenant
compte des exemptés et des dispensés, un jeune Français sur dix effectue un service actif pendant six ans ;
l'effectif global de l'armée atteint 197 000 hommes. En 1862, il a presque doublé alors que la population
française n'a progressé que d'environ 20 %.
En 1870, le choc de la défaite contre les armées allemandes opère comme un catalyseur. La loi votée en
1872 rappelle l'obligation d'un service en temps de paix alors paré de toutes les vertus, et supprime
définitivement le remplacement. Conséquence : l'augmentation décisive du nombre des conscrits. 150000
hommes sont invités à gagner chaque année les casernes, soit un jeune Français sur deux.
Les lois plus égalitaires de 1889 et de 1905, en réduisant les possibilités d'exemption et de dispense,
confirment ce processus. Le nombre d'appelés est porté à deux tiers d'une classe d'âge, maximum qui ne
sera jamais dépassé avant la Grande Guerre. Quant à la durée du service, si elle est dans un premier temps
raccourcie, passant dans les faits de trois ans en 1887 à deux ans en 1907, elle est de nouveau fixée à trois
ans en 1913.
Enfin s'allonge progressivement la durée des obligations militaires, c'est-à-dire le temps pendant lequel un
homme est susceptible d'être utile à l'armée, soit dans l'active* ou la réserve*, soit dans la territoriale*. Elle
passe de vingt ans en 1872, à vingt-cinq ans en 1889, puis à vingt-huit ans en août 1913. A la veille de la
Grande Guerre, les appelés passent donc trois ans à la caserne et peuvent être rappelés, en cas de besoin,
jusqu'à quarante-huit ans. On mesure là le renforcement considérable de la contrainte intervenu au XIXe
siècle, particulièrement dans sa deuxième moitié.
Ce service militaire qui s'installe au coeur de la vie des Français constitue une épreuve physique et morale.
L'arrivée à la caserne, l'immersion dans une société presque exclusivement masculine avec ses rites
propres, la modification brutale de l'apparence physique liée à la coupe des cheveux et au port de
l'uniforme représentent un bouleversement intime de grande ampleur.
Ces nouveautés s'accompagnent de l'apprentissage des règles de vie commune : l'appelé devra pouvoir
identifier immédiatement le grade d'un homme par son uniforme, connaître la manière de désigner ses
supérieurs et de les saluer, apprendre à s'habiller selon les différents moments de la journée et selon les
services, savoir ranger et entretenir ses effets ou faire son lit. L'acquisition de ces rudiments est considérée
dès le début du XIXe siècle comme un signe de soumission et de bonne volonté qui distingue le « bon
soldat » de la « forte tête ». Cette mise en condition s'accompagne d'une instruction militaire fondée pour
l'essentiel sur le principe de l'obéissance. Une obéissance qui passe par le corps.
Cette brutalité, physique et verbale, est intentionnelle. Elle a une fonction : endurcir le coeur et le corps
d'adolescents que l'armée s'efforce de transformer en adultes capables d'affronter les épreuves de la guerre
et les terreurs du champ de bataille — même si la frontière qui sépare ces pratiques du pur sadisme est
parfois ténue. Cette brutalité, physique et verbale, est intentionnelle. Elle a une fonction : endurcir le coeur
et le corps d'adolescents que l'armée s'efforce de transformer en adultes capables d'affronter les épreuves de
la guerre et les terreurs du champ de bataille — même si la frontière qui sépare ces pratiques du pur
sadisme est parfois ténue. A partir de la fin des années 1880, on constate une amélioration sensible des
conditions de vie sous les drapeaux. Les 150 nouvelles casernes construites entre 1875 et 1910 sur le
territoire métropolitain tentent de répondre aux normes d'hygiène les plus modernes. Tous ces progrès
entraînent une amélioration sensible des conditions sanitaires dans les garnisons de l'Hexagone : la
mortalité diminue, passant de 7,6 ‰ en 1886 à 4,8 ‰ en 1902 et 3,7 ‰ en 1911. La discipline devient elle
aussi moins rigoureuse. Enfin, signe de la réprobation qui entoure à la fin du siècle l'usage de la brutalité et
de l'humiliation dans les rapports sociaux, en octobre 1887, les brimades sont officiellement interdites dans
l'armée. Pour autant, la souffrance a-t-elle disparu ? La réalité est plus complexe : de nombreux médecins
militaires l'ont souligné, beaucoup d'hommes dissimulent soigneusement la tristesse qu'ils éprouvent. Le
suicide, qui reste au début du XXe siècle plus fréquent dans l'armée deux à trois hommes pour 10000 par
an que dans la société civile, peut être un moyen, radical, de mettre fin à sa détresse. Cette pudeur
masculine est le signe d'une intériorisation précoce d'un idéal viril fondé sur la résistance à la douleur
physique ou morale.
Louis-Ferdinand Céline, jeune engagé dans un régiment de cuirassiers, écrit en septembre 1912 : « Que de
fois [...] tout seul sur mon lit, pris d'un immense désespoir, j'ai malgré mes dix-sept ans pleuré comme une
première communiante. » (L.-F. Céline, Carnet du cuirassier Destouches. Romans , t. III, Paris,
Gallimard, « La Pléiade », p. 74. )
Un témoignage conforme à celui laissé par bien d'autres artistes ou jeunes gens issus de milieux favorisés
qui, avant 1890, échappaient souvent au service mais qui, au début du XXe siècle, sont sommés de revêtir
l'uniforme.
Contribuant à ce consentement de la part des appelés, le régiment a aussi été le théâtre d'une lutte contre
l'analphabétisme. Dès 1831, soit deux ans avant l'adoption de la loi Guizot9, les cours d'alphabétisation
organisés dans les écoles régimentaires deviennent obligatoires pour les soldats illettrés. Une éducation
morale dispensée dans les chambrées par les officiers subalternes s'efforce d'enraciner chez tous l'amour du
devoir et le culte de la patrie.
Avec l'arrivée des républicains au pouvoir au milieu des années 1880, cette éducation civique devient une
priorité.Instrument d'une vaste acculturation nationale et patriotique, le séjour au régiment a donc aussi été
un vecteur de la modernité dans les campagnes les plus reculées.
Point de repère dans la vie d'un homme, facteur d'émancipation des tutelles traditionnelles, le service
militaire a ainsi permis à des jeunes gens issus de milieux modestes de découvrir des espaces nouveaux et
de parfaire l'éducation reçue à l'école du village ou du quartier. Instrument d'une militarisation en
profondeur de la société française, il a contribué à ancrer encore plus profondément que n'avaient pu le
faire la famille ou l'école les valeurs de devoir et de sacrifice qui seront tant sollicitées et de manière si
dramatique dans l'épreuve de la Grande Guerre.
Par Odile Roynette
Quand la République s'apprenait au tableau noir
Mille ans d'école - par Mona Ozouf dans collections n°6 daté octobre 1999 à la page 60 | Gratuit
Enseigner la République, c'est former des citoyens libres, qui pensent par eux-mêmes. Bien loin d'un
quelconque catéchisme uniformément enseigné à tous les enfants de la nation.
Et cet enseignement, dans les années 1880, paraissait d'autant plus impératif que la naturalisation du
régime n'était pas achevée et la forme républicaine pas encore perçue comme le cadre normal où inscrire
désormais les luttes politiques. La république était là, mais, comme le répétaient les préfaces des manuels
d'instruction* civique, il fallait « l'asseoir » , terme révélateur d'un paisible rêve d'installation, mais aussi
d'un tremblement mal apaisé. Donc, il fallait enseigner la république : certitude centrale de l'école primaire
française entre 1870 et 1914. Mais qu'entendait-on par là ? Quel objet enseigner au juste ? Et comment ?
Qui consulte les programmes de 1887 s'aperçoit qu'on ne souffle mot de cette personne abstraite dans la
classe enfantine ; au cours moyen, on doit entretenir les enfants de la France, de ses grandeurs, de ses
malheurs, de leurs devoirs envers la patrie ; au cours supérieur seulement - c'est-à-dire de onze à treize ans
- voici enfin la république qui fait son apparition dans un programme d'instruction civique et morale qui
comporte l'explication de la devise républicaine. Pas un mot encore de la « forme » républicaine, réservée à
d'autres niveaux de l'enseignement, comme l'école primaire supérieure.
Les best-sellers de l'école publique eux-mêmes, comme le célèbre Tour de la France par deux enfants de
Bruno, n'usaient du mot de république que pour l'appliquer à la vie des fourmis. Si présente, et même
obsédante, dans l'intention du législateur, la république l'était donc bien peu dans les programmes, guère
davantage dans les manuels. Au point qu'on peut les parcourir en se demandant si, comme la vertu chez
Platon, la république est enseignable.
Dans l'école primaire de la IIIe République, jusqu'à la Première Guerre mondiale au moins, la disciplinereine, depuis qu'on attribue à son ignorance coupable la défaite de 1870, c'est la géographie. Elle célèbre
pour l'écolier français l'heureuse et harmonieuse centralité de sa patrie.
Avec la leçon de gymnastique, obligatoire depuis 1880 et qui, selon les programmes de 1887, devait
explicitement préparer les enfants aux « travaux du soldat ».
Qu'est-elle au juste ? On dit surtout aux écoliers ce qu'elle n'est pas. Comme si, fait remarquable, il fallait
surtout la définir par son envers.
Pour mieux apercevoir les traits de cette évanescente république, rien ne vaut en effet le repoussoir de la
monarchie. Georges, l'écolier-modèle du manuel de Gabriel Compayré (G. Compayré, Éléments
d'éducation civique et morale , Paris, P. Garcet, Nisius et Cie, 1881. ) Antimonarchie donc, la république.
Et tout autant, antirévolution. Une fois de plus, il faut évoquer les violences de la guerre civile et les
chimères agitées par les partisans de la révolution sociale pour faire sentir les bienfaits d'une république
qui les rend obsolètes. « Mes amis, aimez la république, enjoint le manuel de Guiot et Mane, elle a tout fait
pour la France et pour vous. » Le maître doit établir qu'elle est le meilleur des régimes.
Les livres de classe pourtant proposent aux écoliers quelque chose à apprendre et à aimer à la fois. Et
d'abord le vote, inséparable de la république, comme l'avait dit Gambetta, et qu'il n'est pas trop tôt pour
enseigner à l'école.
La république est née à gauche !
Les grandes batailles de la gauche - par Maurice Agulhon dans collections n°27 daté avril 2005 à la page
18 | Payant
Quand la république s'installe dans les années 1875-1880, jamais peut-être la dichotomie droite-gauche n'a
été aussi simple : être à gauche, c'est être républicain ; être à droite, c'est être contre la république.
La république qui se définit ainsi en quelques années, autour de 1880, date ronde, voulait être le parti du
peuple, et du travail. De fait, largement majoritaire à Paris, Lyon et Marseille, elle l'était dans quelques
autres villes et centres industriels importants et déjà dans quelques régions rurales, notamment dans l'Est et
le Sud-Est. Cela remontait loin : peut-être au fait que le premier essai de république, de 1792 à l'an II
surtout, avait coïncidé avec une forte poussée populaire, celle de la sans-culotterie parisienne, riche
d'aspirations égalitaires vaguement anticipatrices de l'idée socialiste. Cette liaison entre le système
politique républicain, la poussée des masses et l'idéal de justice sociale, liaison rappelée et comme
rafraîchie en 1848, était devenue un facteur historique actif, une sorte de donnée permanente de la vie
nationale, et quasiment un caractère spécifique de notre pays car on peut concevoir en principe un
démocratisme sincère et profond sans connotations socialistes - voir les États-Unis d'Amérique -, ou bien
un socialisme très vivace s'accommodant de la monarchie - voir la Grande-Bretagne sous les
gouvernements travaillistes. Chez nous, au contraire, l'histoire a lié fortement démocratie républicaine et
aspirations socialisantes.
Qu'en était-il cependant de cette « guerre de religion » à la fin des années 1870 ? Pour toutes ces raisons :
nationale, intellectuelle et enfin philosophique, l'anticléricalisme était vraiment consubstantiel à la gauche
des années 1870. Et la formule de Gambetta proclamant : « Le cléricalisme voilà l'ennemi ! » avait pour les
siens valeur d'évidence.
Les applications pratiques de ces principes sont dans toutes les mémoires : laïcisation de l'école publique
par les lois de Jules Ferry, lutte sous diverses formes contre les congrégations religieuses, notamment en
1880 et en 1902, et enfin séparation de l'Église et de l'État 1905, avec à chaque fois une active contribution
maçonnique. Il est à peine besoin de dire aussi que la croisade anticléricale est, dans le souvenir du siècle
passé, ce qui est le plus daté, non pas parce que la gauche aurait changé de principes, mais parce que
l'Église, au XXe siècle, s'est retirée du jeu. En dissociant peu à peu sa cause de celle de la réaction, l'Église
a rendu l'anticléricalisme caduc.
Tout cela nous a fait anticiper sur la question que le lecteur d'aujourd'hui trouvera la plus importante : que
reste-t-il, dans la gauche de 1978, de la gauche d'il y a cent ans ? Et la continuité de l'une à l'autre, qui est
d'abord continuité du mot, entraîne-t-elle quelque chose de plus ? On est évidemment frappé par les
différences de programme. La république démocratique et libérale ? Certes, la gauche d'aujourd'hui lui est
attachée, mais non spécifiquement, puisque ce cadre institutionnel est, en principe, accepté aussi par la
droite. L'anticléricalisme ? Nous nous en sommes expliqués. Reste la question sociale. Il n'est pas question
d'atténuer ou de minimiser la différence entre la gauche du temps de Gambetta et de Ferry et celle
d'aujourd'hui. La première restait attachée au libéralisme économique, visait à la conciliation des classes, et
pensait améliorer le sort des humbles par des réformes pratiques sans toucher pour l'essentiel à la propriété
ni à la libre entreprise ; ces réformes allaient d'ailleurs avec une bien trop sage lenteur et, pendant ce temps,
l'on réprimait les grèves trop vives. Aujourd'hui, au contraire, la gauche met le socialisme au premier rang
de ses valeurs, et même - un peu trop ignorante de sa propre histoire7 - tend à se définir par lui. Faut-il
croire alors à l'antagonisme moral complet entre la gauche d'aujourd'hui et cette république « bourgeoise »
et capitaliste, et chauvine, et colonialiste... qui est maintenant centenaire ?
Cette logique apparente ne saurait pourtant nous satisfaire, parce qu'elle ne rend pas compte de toutes les
expériences. En voici une qui donne à penser. Peu de militants ouvriers du XXe siècle méritent mieux le
qualificatif de révolutionnaire que le communiste et syndicaliste antistalinien Pierre Monatte 1881-1960, le
fondateur de la revue Révolution prolétarienne . Or il confessa un jour que c'est, dans son adolescence, la
lecture des Misérables de Victor Hugo qui l'avait orienté vers le socialisme. Victor Hugo, à le prendre à la
lettre, n'a pourtant rien d'un socialiste8 ; Les Misérables contiennent même, avec le personnage de
M. Madeleine Jean Valjean industriel à Montreuil, une apologie du bon patron paternaliste qui était déjà
archaïque quand elle fut écrite.
C'est donc bien à cette évidence qu'il faut se rendre, même si elle a quelque allure de paradoxe. La
république « bourgeoise », en diffusant officiellement l'humanisme et l'humanitarisme dont nous avons pris
ici Victor Hugo pour symbole, mais qui eurent aussi bien d'autres aspects, a contribué à ensemencer de
socialisme son propre avenir, elle a contribué à créer les conditions de sa propre critique et de son propre
dépassement.
Les Français et la tentation antiparlementaire (1789-1990)
Les français et la tentation antiparlementaire - par Michel Winock dans mensuel n°137 daté octobre 1990 à
la page 34 (7827 mots) | Payant
Abstentionnisme électoral, désertion des militants, effondrement de l'esprit civique, montée en force du
national-populisme - incarné par le Front national (page 44). On croirait assister aujourd'hui à une
recrudescence inédite de l'antiparlementarisme. Michel Winock nous rappelle pourtant ici que ce
sentiment est une tendance lourde de la vie politique française. L'antiparlementarisme est né... avec le
Parlement, dès 1789. Et ses racines sont profondes. Le président de l'Assemblée nationale, Laurent
Fabius, partage cette conviction qu'il faut relativiser l'antiparlementarisme français des années 1990.
Mais non le sous-estimer. Dans l'entretien exclusif (page 49) qu'il a accordé à L'Histoire, l'ancien Premier
ministre passe même à l'offensive. Il propose une solution radicale pour remédier à l'absentéisme des
députés, si nuisible à leur travail et à leur image dans l'opinion : la limitation à un seul mandat des
fonctions de chaque élu !
En France, l'antiparlementarisme se fait entendre depuis qu'existe le régime parlementaire. Et même mieux
: avant que celui-ci ne s'installe pour de bon, c'est-à-dire avant que ne soit pratiquée la responsabilité
ministérielle* devant une représentation élue - ce qui n'est, en pratique, réalisé que sous la monarchie de
Juillet (1830-1848). Dès l'Assemblée constituante (1789-1791) - qui refusa un tel régime en préférant une
stricte séparation des pouvoirs* selon le modèle américain -, des écrits féroces contestent le principe même
du système représentatif ou stigmatisent la médiocrité supposée des élus.
Aux origines donc de la politique moderne en France, on peut relever trois types de contestation, que l'on
retrouve dans leurs avatars tout au long de notre histoire : celle d'une droite monarchiste, ou
ultramonarchiste, foncièrement antidémocratique ; celle d'une gauche jacobine ou sans-culotte, prêchant la
démocratie directe* selon Rousseau (ex. Robespierre) ; enfin, celle, plus mêlée, des éreinteurs de la
députation telle qu'elle est, sans être hostiles à tous crins aux principes du régime parlementaire* (ex.
l'Anglais Edmund Burke, qui n'est pas un adversaire du système parlementaire, lui-même étant député à la
Chambre des communes. )
A partir de ces trois attitudes, on peut se risquer à construire trois modèles de rejet du régime parlementaire
: 1) L'antiparlementarisme de droite, tour à tour légitimiste, bonapartiste, bou-langiste (non sans ambiguïté,
car on aura aussi un boulangisme de gauche), nationaliste (antidreyfusard et antisémite), ligueur (dans les
années trente), fasciste, pétainiste, poujadiste et même - par certains aspects - gaulliste. Au nom des valeurs
d'autorité, d'efficacité et d'unité, ce courant irrigue la vie politique française jusqu'à la Ve République. 2)
L'antiparlementarisme de gauche, lui, dénonce l'oligarchie des élus qui trahit en permanence le suffrage
populaire. Rousseauiste, il prône la défiance systématique envers la médiation parlementaire et entend
substituer au pouvoir de celle-ci la voix authentique du peuple - celle, sous la Révolution, des sectionnaires
et des militants des sociétés populaires, puis celle des syndicalistes et des manifestants. Farouche
adversaire du bicamérisme*, il entend - s'il faut accepter une Chambre - que celle-ci soit étroitement
subordonnée au contrôle de ses mandants, par exemple par l'institution du mandat impératif* qui prive les
députés de toute autonomie.
Au besoin, on remplacera la Chambre, suspecte par définition, par une dictature populaire. Cette tendance
reprendra forme dans certaines chapelles socialistes [3], le syndicalisme d'action directe, le communisme et
les diverses variantes du gauchisme. Pour l'extrême gauche et Pultra-gauche, le « crétinisme parlementaire
» n'a d'autre vocation que de perpétuer la domination de classe exercée par la bourgeoisie. 3)
L'antiparlementarisme émotionnel échappe aux délimitations assez précises des deux précédents, dont on
peut suivre les discours et les actes, repérer les « héros et les pitres » et cataloguer les idées. Cette
troisième forme de la contestation antiparlementaire est plus difficile à caractériser. Elle n'est point
doctrinale (malgré Edmund Burke) mais viscérale ; elle n'est pas constante mais conjoncturelle ; elle n'est
pas unifiée et peut alimenter, renforcer, seconder les deux premières traditions.
UNE FLAMBÉE PROTESTATAIRE NÉE D'UNE DÉTRESSE
Il s'agit, le plus souvent, d un antiparlementarisme de crise ; une flambée protestataire contre « les princes
qui nous gouvernent » (Michel Debré) ; le désir profond, né d'une situation de détresse, que « ça change ».
On rencontre ces éléments sommaires mais explosifs dans le boulangisme des années 1887-1889 ; ils
président à la journée d'émeutes du 6 février 1934 ; ils font écho à l'effondrement de la IIIe République le
10 juillet 1940 ; ils composent une maladie endémique de la IVe République.
A coup sûr, cette typologie a sa part d'arbitraire et d'abstraction : dans la réalité, les trois courants mêlent
souvent leurs eaux. Du moins permet-elle de voir un peu plus clair dans la complexité du phénomène et ses
variations.
L histoire de l'antiparlementarisme en France commence vraiment avec la IIIe République. Celle-ci, après
la crise du 16 mai 1877, la victoire des républicains qui s'ensuivit et l'élection du président Jules Grévy,
attribuait à la Chambre des députés et au Sénat un pouvoir sans précédent et, contrairement à l'esprit des
lois constitutionnelles de 1875, sans réel contrepoids du côté du pouvoir exécutif.
Cette situation resulte de l'incapacité des Français, eu égard aux révolutions passées, aux passions héritées,
aux luttes de classes, de clans, de chapelles, à organiser leur vie politique selon les règles d'un bipartisme*
structuré. Cette situation resulte de l'incapacité des Français, eu égard aux révolutions passées, aux
passions héritées, aux luttes de classes, de clans, de chapelles, à organiser leur vie politique selon les règles
d'un bipartisme* structuré.
Entre 1887 et 1889, le général Boulanger symbolise ainsi, de manière abusive car l'homme n'est pas à la
mesure des ambitions de ses partisans, une autorité perdue-retrouvée. Pour les antiparlementaires de droite,
il représente l'espoir d'une restauration monarchique. Mais il flatte aussi les vœux des antiparlementaires de
gauche. Du reste, on sait qu'au départ de l'aventure, ce sont des radicaux, particulièrement Naquet, qui ont
lancé Boulanger, aux fins de faire réviser la Constitution. En triomphant du boulangisme, les dirigeants de
la IIIe République en arrivent à défendre le statu quo comme le régime républicain par excellence. Formés
pour la plupart contre l'idée bonapartiste, ils se défient de l'appel au peuple : le plébiscite* est l'arme
démagogique de la dictature. Du même coup, ils entérinent le système avec ses défauts, ses insuffisances,
ses déséquilibres : défendre la République, ce sera aussi, de fait, s'opposer aux réformes constitutionnelles
qui s'imposent.
Deuxième temps fort de l'antiparlementarisme : l'affaire Dreyfus qui, devenue politique, provoque la
formation d'une nouvelle tendance qui revendique l'estampille « nationaliste », sans réussir à unifier ses
diverses composantes.
Dans ce nationalisme qui se fonde alors en doctrine et assimile les acquis ou supposés tels des sciences
naturelles et biologiques, le parlementarisme apparaît comme une maladie. Maurice Barrés, encore excellent guide en la matière décidément -, diagnostique à son sujet « un poison du cerveau comme
l'alcoolisme, le saturnisme, la syphilis », par lequel les Français s'intoxiquent.
La République parlementaire, malgré ses faiblesses, démontre alors ses vertus défensives. Le
gouvernement de « défense républicaine » de Waldeck-Rousseau (1899) puis le Bloc des Gauches (1902),
tous deux fondés sur une majonté dreyfusarde, rassemblent l'opinion et l'électorat sur le thème du combat à
mener contre l'extrême droite subversive, les rêveurs de coups de force et les ligueurs de sacristies. Au
cours de cet épisode, un événement de taille consolide le régime : l'alliance des forces socialistes, qui sont
en plein essor, avec les républicains - radicaux et modérés.
Ce ralliement de l'extrême gauche parlementaire aux radicaux et aux autres républicains contre les dangers
nationalistes, cléricaux, populistes, devient la règle : de la « discipline républicaine », pratiquée lors des
élections depuis 1885, à la « défense républicaine », la gauche s'affirme la gardienne du régime. Rarement
capable de gouverner dans l'union, elle sait serrer les rangs face à ses adversaires. Le parti communiste,
fondé en 1920, adoptera, à ses débuts, la même attitude de rejet à l'égard du régime parlementaire que le
syndicalisme révolutionnaire du début du XXe siècle - tout en participant aux élections. Mais la nouvelle
vague d'antiparlementarisme des années 1930 se heurtera en 1934-1936 à une nouvelle union défensive, où
les communistes prendront, à leur tour, leur part : ce sera le Front populaire.
A-t-elle fait régresser la cause des femmes ?
La Révolution française - par Mona Ozouf dans collections n°60 daté juillet 2013 à la page 42 (2179 mots)
| Payant
Malgré la proclamation de l'universalité des droits de l'homme, les femmes ont été exclues de la vie
politique. C'est pourtant de la Révolution que date leur émancipation.
La Révolution ? Une grande défaite historique des femmes, a-t-on dit et répété au moment du bicentenaire.
UN MONDE D'HOMMES
De cette défaite, on pourrait en effet multiplier les signes et les raisons. Parmi les signes, chacun garde en
mémoire les scènes spectaculaires dont ont été victimes les héroïnes révolutionnaires : Théroigne de
Méricourt, fouettée publiquement comme brissotine* (partisan de Brissot) en mai 1793, puis internée, et
qui meurt misérablement à la Salpêtrière ; Olympe de Gouges, qui avait brillamment plaidé pour les droits
de la femme, incarcérée, guillotinée avec pour seule épitaphe - elle servira aussi pour madame Roland : «
Elle avait oublié les vertus propres à son sexe. » Le signe emblématique de cette misogynie révolutionnaire
est la fermeture des clubs* de femmes par les Jacobins* en octobre 1793.
Les grands tableaux de David, le Brutus ou les Horaces, illustrent magnifiquement cette séparation des
sphères. A gauche, le groupe héroïquement dressé des frères, ou la détermination farouche du père qui a
donné deux fils à la patrie. A droite, le groupe replié sur lui-même, enseveli dans le chagrin, des femmes
qui, toute patrie oubliée, pleurent les pères, les frères et les époux.
A la mauvaise grâce que leur montrait la Révolution, les femmes ont, du reste, répondu par une hostilité
jumelle. Si on excepte les années heureuses, où on les a vues défiler dans les cortèges, voire réclamer une
participation plus active aux sociétés des droits de l'homme, elles ont manifesté une répugnance collective
aux innovations révolutionnaires. Et plus encore sans doute la politique religieuse de la Révolution.
Pas si vite pourtant. Car toutes les innovations révolutionnaires sont loin d'avoir été défavorables aux
femmes. Les hommes de la Révolution s'en sont pris, de manière très explicite, à la puissance paternelle et
maritale. Ils ont reconnu l'égalité successorale. Ils ont donné aux femmes les mêmes droits qu'aux hommes
dans le partage des biens communaux. Ils ont reconnu l'existence du divorce par consentement mutuel.
Mieux encore, ils ont, par la loi du 20 septembre 1792, fait du mariage un contrat purement civil.
DES MESURES INOUÏES
Des voix se soient fait entendre pour plaider que la féminité n'empêche nullement l'exercice de la raison.
Voix féminines, comme celle, éclatante et véhémente, d'Olympe de Gouges, ou celle, fort oubliée, de
madame de Cambis8. Voix masculines, comme celle de Condorcet.
C'est du reste cette promesse de la Révolution que les femmes ont immédiatement captée. On peut donc
conclure que si la passion égalitaire a mis en péril les avantages dont le beau sexe pouvait se prévaloir dans
la subtile culture des salons, la déclaration des droits a sauvegardé pour l'avenir la liberté des femmes.
Fiction mystificatrice, a-t-on beaucoup dit, que ces individus déclarés, contre toute évidence, libres et
égaux. C'est de cette fiction pourtant que le féminisme a tiré sa force : en faisant mesurer le vertigineux, le
scandaleux écart ouvert entre les principes et la réalité, elle a nourri pour plus de deux siècles - la chose
n'est pas terminée - la revendication féminine. La Révolution française n'a donc pas fait régresser la cause
des femmes, elle l'a inventée.
1848 : la révolution des femmes
Infos - 08/02/2008 par Michelle Perrot
Il y a cent soixante ans, la révolution de 1848 donne aux femmes, pour la première fois, la possibilité
d’intervenir sur la scène publique. Au travers de journaux, pétitions, associations… Femmes célèbres,
femmes du peuple, côte à côte, prennent la parole. Brève libération : les hommes confisquent bien vite
cette parole révolutionnaire ! Un article de Michelle Perrot publié dans L’Histoire n°218.
C’est, semble-t-il, en juin 1848 que La Voix des femmes, journal d’Eugénie Niboyet, parla pour la première
fois des « femmes de 1848 », les érigeant, par le langage, en actrices de l’histoire. L’expression a fait
fortune, avec des éclipses, des refoulements, des retournements liés aux révisions historiographiques qui
menacent particulièrement l’histoire du féminisme, « niée dans le même temps où elle se fait » [1], et par
les femmes elles-mêmes.
Daniel Stern (nom de plume de Marie d’Agoult), qui fut l’amie de Franz Liszt et la précoce historienne de
1848 (Histoire de la Révolution, 1850), oppose les femmes du peuple aux « excentriques » des clubs et des
journaux. Moquées par les publicistes, elles sont tournées en dérision par les compagnons – des séries à
succès du Charivari. Le théâtre les prend pour cibles. En 1849, un vaudeville « réactionnaire » met en
scène Les Femmes saucialistes, par des comédiens d’âge mûr, aux allures grotesques, voire monstrueuses.
Au mieux, c’est le silence : dans la peinture des barricades, les femmes sont absentes, bien plus qu’en
1830, lors de la révolution des « Trois Glorieuses » qui fut à l’origine de la monarchie de Juillet ; ou alors
dans la position de la femme-qui-aide, ou sous les traits d’une virago qui préfigure la « pétroleuse »,
femme incendiaire de la Commune. Cependant, l’historiographie contemporaine a redécouvert les «
femmes de 1848 », que nous appellerions plus volontiers « des femmes en 1848 » pour éviter les pièges
d’une trompeuse unité verbale : fugitivement d’abord, lors du premier centenaire, grâce à Édith Thomas,
cette pionnière (cf. Pour en savoir plus) ; de façon beaucoup plus soutenue, aujourd’hui, en raison des
développements d’une histoire des femmes devenue plus soucieuse du politique. Les travaux de Michèle
Riot-Sarcey, de Christiane Veauvy et de Christine Fauré, dont l’Encyclopédie politique et historique des
femmes est particulièrement attentive à la dimension européenne, ont notamment contribué à réévaluer une
expérience sans précédent. 1848 a constitué sinon une rupture, du moins une brèche, où se sont
engouffrées des femmes, avides de leurs droits ou simplement rebelles. Bref épisode qui frappe par son
intensité, la variété de ses manifestations, et son extension à la fois sociale et spatiale, sans qu’on puisse
mesurer vraiment la part de la contagion ou de la simultanéité. Moment fulgurant d’une prise de parole où
les femmes se font, pour une fois, entendre sans médiation.
Une élite de femmes urbanisées, éprises de liberté
Les plus actives ont fait leurs premières armes dans les journaux nés de 1830, tel La Femme libre. Le
socialisme, surtout le saint-simonisme, qui prêchait l’émancipation jumelle des prolétaires et des femmes,
appuyé sur l’unité du « couple-prêtre » des deux sexes réconciliés, avait constitué un formidable
apprentissage . Michèle Riot-Sarcey a évoqué la trilogie Niboyet-Gay-Deroin, « trois figures critiques du
pouvoir » (cf. Pour en savoir plus). Eugénie Niboyet (1807-1883), une protestante philanthrope, secrétaire
de la Société de la morale chrétienne, visiteuse de prison et militante de l’abolition de la peine de mort,
publiciste expérimentée, fut la principale animatrice du Club des femmes et de La Voix des femmes. Jeanne
Deroin (1805-1894), lingère, puis institutrice, compagne d’un socialiste dont elle eut trois enfants, attachait
beaucoup de prix à l’éducation. Elle fut candidate aux élections du printemps 1849, avant de s’exiler à
Londres. Jeanne-Désirée Véret (1810-1890), devenue Gay par son mariage avec un disciple du socialiste
anglais Robert Owen, rencontré à Londres en 1837, lors de son premier exil, lingère, saint-simonienne,
puis fouriériste (cf. encadré « Les socialistes utopistes et les femmes »), s’investit surtout dans les
associations ouvrières et mena le combat pour les ateliers nationaux [2] féminins et le droit au travail des
femmes. Déléguée par les travailleurs du Faubourg-Montmartre, elle milita pour la présence des femmes à
la Commission du Luxembourg, instituée le 28 février 1848 pour étudier les questions sociales, et fut, pour
cette raison, destituée. Plus qu’aucune autre, cette femme passionnée tenta de vivre ensemble l’amour et la
révolution, ce dont témoignent ses superbes lettres [3].
Mais il y en eut bien d’autres : Pauline Roland (1805-1852), fille du directeur des Postes de Falaise,
montée à Paris pour rencontrer le disciple de Saint-Simon Prosper Enfantin (cf. encadré « Les socialistes
utopistes et les femmes »), mère célibataire de quatre enfants, gagnant sa vie par l’aiguille et la plume.
Institutrice, elle fonda en 1849 avec Jeanne Deroin l’Association fraternelle des instituteurs socialistes.
Arrêtée, déportée en Algérie, après le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, elle
mourut sur la route du retour en 1852. Et encore Suzanne Voilquin, sage-femme, disciple d’Enfantin, qui
fit en 1834 le voyage d’Égypte pour y chercher, conformément à la doctrine saint-simonienne, la « Mère »
qui devait s’y trouver ; Adèle Esquiros, Jenny d’Héricourt, Élisa Lemonnier, zélatrice de l’instruction
professionnelle des filles, la toute jeune Victoire Tinayre, future communarde. Et toutes celles qui écrivent
anonymement, signant de leurs prénoms, encore une fois selon la pratique saint-simonienne, dans les
colonnes de La Voix des femmes, ou le courrier des lectrices. Une élite de femmes, urbanisées,
alphabétisées, voyageuses, gagnant leur vie de toutes les manières, éprises d’écriture et de liberté, «
intellectuelles » avant la lettre, forment l’armature de ce mouvement. Elles organisent des réunions, à leur
domicile, « chez celle qui aura le plus de chaises », se démènent dans tous les sens, conscientes de vivre
une conjoncture historique dont il importe de tirer parti.
Elles s’appuient sur une nébuleuse de lingères, brodeuses, couturières, que Jeanne-Désirée Gay tente
d’organiser en coopératives au sein des ateliers nationaux. Mais au-delà – et en dehors – , bien d’autres
femmes s’ébranlent, et dans des milieux très divers.
De la pétition à l’opuscule, elles ont tout osé
Le plus intéressant réside dans l’existence d’un « courrier des lectrices » où s’expriment des ouvrières en
quête d’emploi. La Voix reçoit le soutien d’écrivains illustres, de correspondantes étrangères ; elle donne
des informations sur le mouvement en province et en Europe. Elle prend position pour le vote des femmes
et soutient, sans succès, la candidature de George Sand aux élections à l’Assemblée nationale. Lorsque,
miné par les dissensions internes, le journal s’interrompt, Jeanne-Désirée Gay lance La Politique des
femmes, plus ouvrier, et Jeanne Deroin, L’Opinion des femmes.
Mais quelles revendications ? être enfin reconnue comme sujet. Ce qui veut dire : droits civils, y compris
droit au divorce, droit au travail, à l’éducation et enfin droits civiques. La question de la citoyenneté fut, de
toutes, la plus conflictuelle. Le désir de participer à l’espace public – du port des armes au droit de vote, en
passant par les libertés de réunion et d’association – était ardent pour une active minorité. Le droit de
suffrage, surtout, fut controversé en cette phase cruciale de redéfinition des limites. Il divisa à peine les
démocrates, tant pour l’immense majorité l’exclusion des femmes allait de soi, et il opposa les femmes
entre elles.
Un échec qui aggrava la solitude des femmes dans la cité
Dans ces perspectives, le refus de George Sand d’être la candidate de « ces dames » n’est pas seulement
répugnance de star à être manipulée – elles l’avaient officiellement choisie sans l’avoir consultée – mais
adhésion à une conception différente et, à certains égards, plus moderne du droit de suffrage et de l’avenir
de l’« individue »-femme. Sand fait de l’obtention des droits civils un préalable absolu. « Les femmes
doivent-elles participer un jour à la vie politique ? Oui, un jour, je le crois avec vous, mais ce jour est-il
proche ? Non, je ne le crois pas. […] La femme étant sous la tutelle et dans la dépendance de l’homme par
le mariage, il est absolument impossible qu’elle présente des garanties d’indépendance politique, à moins
de briser individuellement et au mépris des lois et des m?urs, cette tutelle que les m?urs et les lois
consacrent. »
On mesure l’importance du débat politique ouvert en 1848, et d’où les femmes sortent provisoirement
vaincues.
En effet, en dépit de l’ampleur d’un mouvement de dimension européenne, où se combinent, dans des
proportions indiscernables, effets de similitude et de contagion (entre féministes françaises, belges,
allemandes, italiennes, etc., des échanges existent), 1848 fut, à court terme, un échec qui aggrava encore un
peu plus la solitude des femmes dans la cité. Entre mouvement ouvrier, dont Proudhon, rigoureusement
hostile à toute intervention publique des femmes, est le principal inspirateur (cf. encadré « Les socialistes
utopistes et les femmes »), et féminisme, qualifié désormais de « bourgeois », la rupture est totale. Tandis
que le sandisme est rendu responsable du dérèglement des moeurs, Michelet, dans son cours au Collège de
France (1850), accuse les femmes de l’échec de la République, incriminant leurs liens avec les prêtres,
selon une thèse classique qui fondera la bonne conscience et la défiance républicaines à leur égard.
Caricaturées, moquées, dans un déferlement d’antiféminisme que seule explique la peur éprouvée de leur
présence, les « femmes de 1848 », exilées (ainsi pour Jeanne Deroin et Jeanne-Désirée Gay),
emprisonnées, déportées Pauline Roland, réduites au silence, sombrent dans l’oubli, tandis que triomphent
bourgeoises et demi-mondaines à crinoline, dames de charité et « petites femmes de Paris ».
Les socialistes utopistes et les femmes
Les socialistes utopistes ont inspiré les femmes dans leur recherche d’une plus grande autonomie.
Les saint-simoniens
Ils se réclament du philosophe et économiste Henri de Saint-Simon 1760-1825 qui plaidait pour le
développement de la production afin d’améliorer le sort du peuple. A sa suite, Prosper Enfantin 1796-1864
crée une éphémère communauté socialiste à Ménilmontant. A l’analyse économique et sociale, s’adjoint un
courant mystique et religieux, manifestant un intérêt pour l’Orient, prônant la recherche de la « Mère ».
Les saint-simoniens prêchaient l’égalité des sexes, et l’affranchissement des femmes leur paraissait aussi
important que celui des prolétaires, dont ils faisaient deux causes jumelles. Dans la pratique, toutefois, la «
publicité des m?urs » c’est-à-dire la liberté et la transparence profita surtout aux hommes, et Enfantin se
comporta en vrai patriarche. Le saint-simonisme n’en constitua pas moins pour les femmes une
extraordinaire occasion de prise de parole, privée et publique, et une expérience inédite d’émancipation,
dont La Femme libre est le symbole et le fantasme.
Fourier et le fouriérisme
Charles Fourier 1772-1837 invente un modèle de société organisée en phalanstères, groupes d’hommes et
de femmes mettant en commun le produit de leur travail et partageant les tâches domestiques. Critiquant la
famille monogamique, il plaide pour une communauté sexuelle absolue à l’intérieur du phalanstère, pour
les hommes comme pour les femmes, dites « pivotales » quand elles changent de partenaires. Dans la
pratique, les choses seront bien différentes, et les disciples de Fourier, Victor Considérant par exemple,
mettront une sourdine à cet aspect des choses.
Proudhon 1809-1865
Ouvrier typographe, il développe une critique violente contre le capital, l’État et la religion : « Dieu c’est le
mal ; la propriété c’est le vol. » Cette critique de toute autorité le mène à l’anarchisme. Mais s’il désire
l’avènement d’une société égalitaire, il est hostile à toute intervention publique, voire au salariat des
femmes, avant tout mères et ménagères, dans une famille résolument patriarcale.
Deux siècles de luttes
1792 : les femmes obtiennent l’égalité civile dans le mariage et le divorce.
1804 : promulgation du Code civil. Y prévaut un modèle de famille patriarcale où la femme est placée sous
la dépendance de son mari.
1816 : le divorce est interdit.
1848
24 février : Louis-Philippe abdique à la suite de l’insurrection de Paris à laquelle les femmes prennent part.
Un gouvernement provisoire proclame la IIe République.
2 mars : le suffrage « universel » masculin est adopté.
4 mars : la liberté totale de presse et de réunion est accordée ; les femmes prennent la parole aux côtés des
hommes.
23-26 juin : « journées de Juin » ; une insurrection ouvrière éclate à Paris, provoquée par la fermeture des
ateliers nationaux. Les femmes participent au soulèvement.
27 juillet : faisant suite à la répression de l’insurrection, l’Assemblée restreint l’activité des clubs ; un
décret précise que la participation des femmes et enfants à un club ou à une réunion est interdite.
1884 : loi Naquet autorisant le divorce pour faute.
1900 : le barreau est ouvert aux femmes.
1906 : Marie Curie est la première femme nommée professeur à la Sorbonne.
1920 : loi réprimant les pratiques anticonceptionnelles.
1936 : trois femmes entrent dans le gouvernement du Front populaire.
1940 : l’embauche d’une femme mariée est interdite dans la fonction publique.
1942 : une loi assimile l’avortement à un crime contre la sûreté de l’État.
1944 : une ordonnance accorde le droit de vote aux femmes.
1965 : la permission du mari n’est plus exigée pour l’ouverture d’un compte en banque. Le mari ne peut
plus s’opposer à l’exercice d’une profession séparée par sa femme.
1967 : loi Neuwirth autorisant la contraception.
1975 : loi Veil autorisant l’interruption volontaire de grossesse.
L’auteur
Michelle Perrot a tout d’abord orienté ses recherches vers le monde ouvrier sa thèse « Jeunesse de la grève
», a été publiée dans une version abrégée au Seuil, en 1984, la délinquance et les prisons, puis vers
l’histoire de la vie privée. Depuis vingt ans, elle se consacre prioritairement à l’histoire des femmes : elle a
dirigé avec Georges Duby une Histoire des femmes en Occident 5 vol., Plon, 1990-1991.
Mot-clé
1848 a correspondu en Europe à un formidable soulèvement des peuples, animés d’un même idéal de
liberté. En France, le mouvement révolutionnaire renverse la monarchie de Juillet et établit la IIe
République. Des émeutes à Vienne, Budapest, Prague et bientôt en Pologne ébranlent le pouvoir autrichien.
En Allemagne et en Italie, les idées d’unité nationale progressent. Partout, les pouvoirs en place doivent
accorder des réformes en faveur des droits et de l’autonomie des peuples. Mais la réaction va être brutale.
Au « printemps des peuples » succède un été de répression.
Ce qu’il faut retenir
1848 voit les femmes investir les lieux d’expression nés de la révolution : journaux, pétitions, assemblées,
manifestations. Quelques personnalités se détachent, dont George Sand ou Eugénie Niboyet. A travers
leurs écrits, s’exprime un puissant désir de reconnaissance et d’autonomie que doit couronner l’obtention
du droit au travail, des droits civils, et, selon certaines, du droit de vote. Mais, loin de répondre à leurs
attentes, la IIe République condamne ces femmes au silence. Et les hommes les rendront responsables tout
à la fois des débordements révolutionnaires et de l’échec final de la République.
Une République très coloniale
La colonisation - par Michel Winock dans mensuel n°302 daté octobre 2005 à la page 40 | Payant
La République est en accusation : c'est ce régime démocratique fondé sur les droits de l'homme qui, à la fin
du XIXe siècle, lance l'aventure coloniale et la justifie au nom de ses idéaux. Un paradoxe qu'il faut tenter
de comprendre - en évitant l'anachronisme.
Quel a été le projet colonial de la France ? Et plus précisément celui de la république ? Car la république
voulait être un régime démocratique, fondé sur les droits de l'homme : d'où vient l'écart, choquant à nos
yeux, entre ses grands principes et ses entreprises de conquête et de colonisation ? On a un peu de mal,
aujourd'hui, à comprendre Jules Ferry : comment le fondateur de l'école pour tous a-t-il pu être aussi un des
hérauts de la politique d'expansion coloniale ?
Ferry est à la tête du gouvernement à deux reprises, entre septembre 1880 et mars 1885. Il est renversé sur
les difficultés de l'expédition française au Tonkin, pour laquelle il formule une nouvelle demande de
crédits, à un moment où l'on croit - à tort - que la place de Lang Son est tombée. Quatre mois plus tard, le
28 juillet 1885, il a l'occasion d'exposer sa politique coloniale, dans un discours à la Chambre resté célèbre,
pour avoir l'aspect d'une véritable doctrine en faveur de la colonisation.
Le premier argument est politique. Quatorze ans après la défaite face à la Prusse, Ferry entend contribuer
au retour du pays au premier rang des nations.
Le deuxième argument est économique. Tenir sa place, c'est aussi être une puissance industrielle, qui a
besoin de débouchés et doit avoir un accès facile aux sources de matières premières. En termes de
rentabilité, les historiens ont pu débattre sur l'intérêt strictement économique des colonies cf. p. 59 . Les
hommes d'affaires et les capitaines d'industrie n'ont pas été les plus empressés à s'y lancer. Mais ce n'est
pas ici la question ; retenons seulement que, pour Ferry et nombre de ses contemporains, la compétition
économique entre les États capitalistes implique nécessairement l'expansion.
Ferry use enfin de l'argument humanitaire. C'est celui qui nous étonne, nous intrigue, nous indigne peutêtre le plus. Pourtant, la sincérité de l'homme d'État, formé à la philosophie d'Auguste Comte, est totale.
L'abîme de développement économique et technique entre l'Europe et les contrées lointaines oblige : « Les
races supérieures, c'est-à-dire les sociétés occidentales parvenues à un haut degré de développement
technique, scientifique et moral, ont à la fois des droits et des devoirs à l'égard des «races inférieures» »,
c'est-à-dire, précise-t-il, des peuples non encore engagés sur la voie du progrès. Ce sont les droits et les
devoirs de « la civilisation » à l'égard de « la barbarie » . Ferry ne convainc pas tout le monde, et la
question coloniale est dans la France des années 1880 un objet de débat. Clemenceau, dans un grand
discours du 30 juillet 1885, révoque en doute ses arguments . Surtout, Clemenceau démolit l'argument
humanitaire de Ferry, dans le passage le plus fameux de son discours : « Races supérieures, races
inférieures, c'est bientôt dit ! Pour ma part, j'en rabats singulièrement depuis que j'ai vu des savants
allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande,
parce que le Français est d'une race inférieure à l'Allemand. [...]
Malgré ces résistances, et d'autres à venir, la IIIe République a construit un empire colonial, le deuxième
du monde derrière l'empire britannique. Malgré ces résistances, et d'autres à venir, la IIIe République a
construit un empire colonial, le deuxième du monde derrière l'empire britannique.
La colonisation était-elle alors l'axe de la politique française ? L'affaire majeure des gouvernements ? Un
de nos meilleurs spécialistes, Charles-Robert Ageron, nous a appris à distinguer la « France coloniale » du
« parti colonial »3. C'est celui-ci, qui n'est pas un « parti » stricto sensu mais un groupe de pression actif et
efficace, au sein même du Parlement, qui est à l'origine des décisions et fait voter les budgets nécessaires.
Ce « parti colonial » - l'expression est devenue courante dans les années 1890 - recrute dans tous les partis,
rassemble des personnalités et des associations, dispose de nombreux relais dans la presse. A la Chambre,
le groupe colonial un peu plus de 90 députés est présidé par Eugène Étienne, député d'Oran, et ancien soussecrétaire d'État aux Colonies. A partir de 1898, le Sénat a aussi son groupe colonial, présidé par Jules
Siegfried, sénateur de la Seine-Inférieure. Parmi les associations importantes qui épaulèrent les élus,
mentionnons, outre les sociétés de géographie, le Comité de l'Afrique française et ses futures filiales le
Comité de l'Asie française, le Comité du Maroc, fondé en 1890, aux motivations surtout politiques,
nationalistes, animé par un journaliste du Journal des débats , Hippolyte Percher, et l'Union coloniale
française, créée en 1893, aux vues d'abord économiques, et présidé par Mercet, de la banque Perrier frères.
Ces associations avaient pour but d'alimenter une propagande coloniale à travers des conférences, des
réunions publiques, et les journaux. L'Union coloniale disposait de sa propre publication, La Quinzaine
coloniale . En 1902 apparaît encore la Ligue coloniale de la jeunesse, destinée à développer la vocation
coloniale dans la jeunesse des écoles4.
Malgré la multiplicité de ses organes et l'efficacité de son groupe parlementaire, le parti colonial n'a pas
réussi à conquérir l'opinion et s'en plaint. Cette réflexion nous avertit sur les limites de la « France
coloniale ». La conscience « impériale » ne s'est fixée en France que fort tard, à la fin des années 1930 :
« Lorsque, au moment de la crise de Fachoda [1898], le peuple paraît touché , écrit Charles-Robert
Ageron, c'est un accès de patriotisme anglophobe qui l'agite, non la volonté de se tailler un empire aux
sources du Nil. »
Tout se passe comme si l'empire colonial de la France s'était formé au coup par coup, sans volonté
directrice, sinon la volonté d'un puissant groupe de pression, ce parti colonial aux cent tentacules. Le
partage du monde à partir des années 1880 a fait admettre la réalité coloniale, les résistances ont faibli. Les
anticolonialistes ont eu tendance à changer leur fusil d'épaule : ce n'était plus la colonisation en soi qui était
condamnable, mais ses méthodes d'oppression, de domination. L'attitude des socialistes est suggestive à cet
égard. « Toute colonisation détermine la violence, la guerre, le sac des villes, la spoliation des tribus,
l'asservissement plus ou moins déguisé » , écrivait le socialiste Paul Louis dans sa brochure sur Le
Colonialisme de 1905. L'attitude de Jaurès fut plus nuancée.
Avant de devenir socialiste, Jaurès adhérait pleinement à l'idéal civilisateur de l'expansion française .
Vingt ans plus tard, il est moins naïf, mais le leader socialiste n'a pas renoncé à l'idéal, comme il le déclare,
lors d'une séance de la Chambre consacrée aux débuts de la crise marocaine : « J'ajoute que la France a
autant le droit de prolonger au Maroc son action économique et morale qu'en dehors de toute entreprise,
de toute violence militaire, la civilisation qu'elle représente en Afrique auprès des indigènes est
certainement supérieure à l'état présent du régime marocain. » Mais la légitimité d'une colonisation
humanitaire ne peut s'accompagner des méthodes inhumaines de l'exploitation .
Y aurait-il une « bonne » colonisation ? Une méthode socialiste de coloniser ? La question occupe
plusieurs séances du congrès socialiste international de Stuttgart 1907. Le rapporteur de la commission ad
hoc, le Néerlandais Van Kol, propose d'en finir avec l'attitude traditionnelle, purement négative et
accusatrice de l'Internationale. Il faut, déclare-t-il en substance, tenir compte des faits : les colonies
existent, les socialistes peuvent-ils se contenter de réitérer une vaine condamnation ? Ne peut-on pas
élaborer « un programme de réformes dans la politique coloniale » ? La Première Guerre mondiale
relance cependant le mouvement anticolonialiste, alors que s'éveille le nationalisme des peuples colonisés.
La fondation de la IIIe Internationale jette le Parti communiste français dans la bataille, notamment lors de
la guerre du Rif en 1921-1926.