Pas de ma faute. Régulièrement, une envie de mer me prend, m
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Pas de ma faute. Régulièrement, une envie de mer me prend, m
Pas de ma faute. Régulièrement, une envie de mer me prend, m'emporte et m'amène à elle, comme un veau à sa mamelle…Mais j'ai des excuses Docteur... Permettez que je m’étale et vous raconte : Ma mer à moi, celle qui m'a grandi, est océan, Atlantique il s'entend. C'est aussi une Grandmère et sa maison de guingois, tordue comme un arbre généalogique, ensemble de rajouts successifs, de récupérations hasardeuses posées à la va-vite lors de trop rares moments libres… J'aimais cette maison, et même son odeur de vieux. S'y mêlaient des effluves d'herbes séchées, des odeurs de cuisine, de feu de bois et de cendre, d'amour et de mort… Celle du Grand-père, parti quasiment le jour de sa retraite. De lui ne restait qu’un bleu de travail, un habit du dimanche et de vieux outils de couvreur... Autant de souvenirs qui auraient pué la poussière si le vent marin n’avait pas tout balayé… Dans cette antre hors du temps, l'air fleur de sel racontait l'Ailleurs, tellement plus grand encore que celui des rêves. Le soir, ma sœur et moi écoutions. Grand-mère répétait une énième fois son service auprès de son petit Prince. Dans nos petites têtes, elle faisait revivre la petite bretonne qu'elle fut et qui, comme des milliers d'autres, était partie gagner son pain noir dans le Paris gris des années trente. Du creux de sa voix, des personnages surgissaient : le curé qui l'excommunie quand elle déchire en deux son cahier d'écolière pour une gitane, la mère, qui l'emmène à pieds à Nantes, voir l'évêque, pour sauver son âme, le père, revenu des tranchées, de l'horreur sans nom, encore plus taiseux et anarchiste, le cuistot japonais qu'elle retient alors qu'il poursuit sabre en main et hurlant l'incompétent commis dans les rues du XVème, l'aide de Mistinguett ! Mistinguett à moitié nue dans sa loge, les cours de cuisine de Maxime, les dignitaires anglais, russes et allemands, qu'elle sert à la table du prince, qui s'indignent de l'élection du petit parvenu Hitler, et surtout, le préféré de Grand-mère, le petit Prince Pierre, grand dignitaire russe, exilé par le révolution des Rouges (prononcer avec un couteau entre les dents), un adolescent à peine plus jeune qu'elle, dont elle a la charge et qu'elle laisse traîner dans sa cuisine, mettre le doigt dans ses plats, à qui elle apprend en cachette à tenir un marteau sans se taper sur les doigts…, à lui qui sait parler tant de langues. En filigrane, la rencontre avec l'Homme, couvreur. Il travaille sur les toits, elle dans les arrière-cuisines. Ils sont pays, nés à quelques ajoncs l'un de l'autre. Puis la guerre, la drôle, l'emprisonnement de l'Homme, le retour en Bretagne à pieds sous les bombes avec ses quatre mômes, l'Homme aux camps, la résistance, la débâcle allemande avec des enfants dans des restes d'uniformes SS trop grands, armés de fusils en bois, le tout dans une Bretagne où les fées et les salauds vivent toujours… Le ventre plein par ses soins, soûls de nourriture et de bonheur, étalés sur son lit, fascinés par son regard intelligent et rieur, seule lumière véritable dans le décor de photo jaunie, elle était la maîtresse de nos imaginations. Seul le vent de mer osait affronter cette hégémonie. Il apportait par brassées ses effluves iodés, ses senteurs, ses cris de départs et d'arrivées, des échos lointains de chants marins comme des esquisses de voix échouées d'un passé immémorial… Ma sœur et moi frissonnions. Etait-ce le froid ? Le kapo qui tire Grand-mère de sa planque ? Le plaisir d'être là, au chaud, à faire semblant d'avoir peur ? Ou la peur de l'Ankou, la Mor t, dont le chariot grinçant n'est audible que des mourants ? Le lendemain, après avoir englouti des tonnes de tartines calefatées au beurre demi-sel dans des mers de chocolat au lait, puis épluché quelques légumes dans la lumière du matin, nous avions quartier libre. Dans la seconde, j’avais semé ma soeurette et j'étais à Ptrébezy (on donne des noms aux gens qu’on aime et aux plages chez nous). J'étais corsaire redoutable ou Superman ou encore Loup des steppes, sautant le ciel, avalant les rochers, escaladant les falaises et investigant les pêcheries, taquinant le congre, décapsulant les berniques à l'opinel, pêchant le boucot, chopant les étrilles, échouant les méduses, retournant le varech, agaçant les hippocampes, dénichant les goélands, délogeant les dormeurs (tourteaux), faisant des ricochets avec les palourdes, dénichant les huîtres, les dévorant, égarant les parisiens, arrosant les touristes imbéciles, insultant les scouts et surtout à la baille dès que l'eau dépassait 14 degrés…, c'est-à-dire tout le temps. Et je revenais, toujours trop tard, trop trempé, trop épuisé, trop affamé, comblé, enfin prêt pour une nouvelle tournée de nourriture et d'histoires. Ces journées, ces pluies de ciels et de soleils, sont en moi comme une joie intense qui brille comme un feu animal... Et depuis, il me semble que chacun de mes voyages vers l'océan n'est qu'une promesse de retour, un pélerinage vers le pays à jamais inaccessible qu'est le temps de notre enfance. Cette interminable introduction somme toute sans grand intérêt pour dire que, ouais, tiens, eh, hein, allez les gars, hein, dis, si on allait voir la mer, allez, hein dis. … Autant profiter du fait de devoir aller acheter des billets à Puerto Madero pour l'Uruguay (qui est aussi un peu étranger comme pays, pas pareil que la Belgique mais quand même autrement que l'Argentine, quoique pas tant que ça d'après Sergio, l'homme à tout faire de notre immeuble et, accessoirement, bilingue porteños- argentin.) Las ! Toujours un peu léger en géo, je confondais port et mer… Depuis le Québec, j'aurais dû me méfier… Alors que je longeais à pinces, tel le crabe, les rives du Saint Laurent, j'attendais pendant quelques centaines de kilomètres le moment où il deviendrait mer. Mais le Saint Laurent, quand il s'estuaire, nous étale en un coude sa vingtaine de manches de largeur. Et tout ça en douce ! Ce qui, si cela ne manquait pas de sel, me la laissait saumâtre (le breton n'aime pas l'eau douce, diluant redoutable qui dissout pratiquement tout et trouble même le pastis le plus serin). Arrivé à Puerto Madero, le manque de mouette me mit la puce à l'oreille... Aucun goéland, aucun fou de Bassan, aucun pélican. Juste de bêtes foulques à bec jaune et à air con, des marrants d'eau douce !… Aucune odeur de sel, de varech, et une eau toute petite, riquiquite, limoneuse, avec des petites vaguelettes de rien du tout… Ma mer était dans le lac… et l'absence des cris stridents « Océaaaan, Océaaaaann ! » des mouettes rieuses me plombait encore davantage un moral qui me la rejouait Potemkine… Buenos Aires est un port, certes, mais à 500 km de la mer... Je le savais, mais ne voulais pas le croire… A veces estoy un necio! Pero casi siempre yo soy un boludo! Heureusement que l'Argentine est pleine d'Argentins… Et sur le port, ils étaient là à se promener comme le faisaient les Parisiens sur les bords de Marne au temps des impressionnistes. A profiter du simple plaisir d'être au bord de l'eau, ensemble. A rire, à boire et à manger. A chanter et danser, admirer les artistes de rue ou simplement bavarder… Cette humeur bonne enfant et ces femmes pleines de courbes me firent reconsidérer les voiliers chamarrés à leur bite, dressant fièrement leur mât et je me dis, aux quais, que mon moral remontait peu ou proue… L'air du soir était doux comme une étole de soie et le soleil cuivrait les buildings édifiés à l'amerloque. Le vent soufflait doucement, trimbalant des odeurs de bœuf grillés, d'eau et de gasoil ; traînant aussi une voix de chanteur de charme enroulant ses roucoulades autour des passantes, tout à coup passives, lascives, accrochées, comme autant de prises arrachées à la foule en dérive. Leurs hommes du coup arrêtés, écoutaient aussi. Un accordéon, une guitare, un violon, et une femme qui contrepointe, la voix comme un espoir déchu… Quelques couples enlacés tangotaient déjà. Qu'ils ne fussent plus de prime jeunesse, lui déguisé en maquereau rital, la gueule pleine de dents jaunes et l’haleine au fromage, le complet à rayures verticales boudinant la brioche horizontale, et elle en rombière de village affidée aux bidasses, qu'ils chantassent au milieu de gros attablés en goguette n'y faisait rien, ces deux karaokés sur pattes nous prenaient à l'âme et aux tripes et avec des paroles tellement cucul qu'on aurait aimé pouvoir débrancher la traduction automatique, ou se faire une petite lobotomie sur le pouce... Ô mon Namour, mi corazon, je t'aimerai toujours, même si t’es conne, si t'as plus d'sous, même si t'as les cheveux blancs, t’inquiète mon chou, j’resterai para siempré ton Namant… L'englué sirupeux et la choucroutée rococo débitaient large et ample, mais leur prodigieuse générosité les rendait décidément irrésistibles. Proche à me toucher l'épaule dans cette foule captive, une femme aux cheveux argent et aux bras croisés tremblait … Alors que je la regardais, elle excusa sa larme d'un sourire poli, puis sortit un mouchoir brodé grand comme une nappe de table et se moucha dedans... Couvrant son bruit de trompette, les applaudissements crépitèrent comme un feu après la pluie.. La chanson était finite... Le silence revenu en paraissait surpris. La foule reprit son cours comme un coeur se remet à battre. Quand le flux se régula, la femme se retourna lentement, très digne. Elle suivit sans enthousiasme son tailleur rouge un peu strict qui voulait rentrer à la maison, retrouver son cintre, son placard et sa naphtaline. Pour la décider, il lui sussurait que chez elle l’attendaient ses souvenirs, son gramophone et la photo de son défunt mari quand il essayer d’imiter l'inimitable sourire de Carlos Gardel. Heureusement, Axel, notre ado hexagonal était là pour remettre à l'heure nos cœurs suspendus dans ce moment cristal...« Pfff, c nuuuuul…, on comprend rien, y sont gros et pourquoi qu'y chantent pas français, on s'en va, y'a des glaces ? On mange une parilla ? J’ai faaaiiim ! » Guidés par l'inextinguible instinct stomacal de l'ado, nous reprîmes notre déambulade, une chanson bête dans la tête et comme une nostalgie légère au coeur. Le soir violet montait . Le soleil se noyait dans une braise rouge sombre et tentait de surnager en s’accrochant à la ligne d’horizon. Ses griffes laissaient dans le ciel des stries d’or et de feu. Sur ce fond un peu trop théâtral éclairé par les lumières vertes des lampadaires, se dressaient, noires et menaçantes, les carcasses titanesques des dinosaures domptés par les dockers... Entre leurs pattes gigantesques, des zotoctones de toutes tailles s'amusaient des vaches peintes par des artistes locaux (locos ?). La première de ces ruminantes m'avait peu enthousiasmé. Un peu dessinateur moi-même, je suis sévère dans mes goûts, et si je trouvais le concept rigolo, cela me semblait sans plus d'intérêt que ça, et de facture médiocre. Mais l'originalité résidait dans la profusion. Et on ne pouvait que saliver en voyant ces délicieuses bêtes à cornes déclinées à toutes les sauces : Vaca fait du ski Vaca écrit, Vaca prend son bain, Vaca fait du parachute, Vaca est folle, Vacca fait du foot, Vaca Fangio, Vaca Star Trek, Vaca fait de la physique quantique, Vaca danse le tango... etc . Et pour ma part, de constater que Martine a finalement réalisé peu de choses en comparaison de ces sympathiques artiodactyles ne faisait qu'ajouter à ma joie… Même l’Ado en oubliait de ruminer. C'est toujours rigolo de voir ado qui s’oublie un peu, qui oublie sa posture. On voit l’enfant réapparaître, fragile et encore pur... Tout à fait charmant au fond. Jusqu’à ce qu’il se rappelle de surtout ne pas être ridicule, et qu’il reprenne son déguisement de grand... Cette posture de l'ado qui une fois figée, devient l'imposture de l'adulte. Bref... Pour finir de démécontenter l'Axou , nous achetâmes une grosse glace au « dulce de leche » con « crema americana », le genre de truc léger dont l'Argentine a le secret. Sous les fils à couper l’heure du pont de la mujer (plus phallique, tu meurs !) l’air de Buenos aires s’immobilisa. Un instant magique et bleu, si parfait que la mer de mon enfance, si loin si proche ne me manquait plus.. Pas même les robes noires et les coiffes blanches. Peut-être un peu les gâteaux au beurre... A la rigueur. Le bonheur était tangible et nous entourait de sa chaleur bienveillante. Nous sommes rentrés repus d’images et de musiques, de senteurs et de fatigue... A la maison, je me suis fait un petit dessin. Un Argentin breton.. ça a une touche ! David Buenos Aires... Mai 2006