Toxicomanie

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Toxicomanie
Toxicomanie
Document de travail à l’intention du
Tribunal d’appel de la sécurité professionnelle et
de l’assurance contre les accidents du travail
Octobre 2009
Révisé en septembre 2013
préparé par le
Dr Tony George, M.D., FRCPC
professeur de psychiatrie,
codirecteur, Division du cerveau et de la thérapeutique
du Département de psychiatrie
de l’Université de Toronto
Directeur médical, Traitement des maladies mentales complexes
Chef, Division de traitement de la schizophrénie
Centre de toxicomanie et de santé mentale (CAMH)
Le Dr Tony George est professeur de psychiatrie et codirecteur de la Division du cerveau
et de la thérapeutique du Département de psychiatrie de l’Université de Toronto. Il
est également directeur médical du Programme de traitement des maladies mentales
complexes et chef de la Division de traitement de la schizophrénie du Centre de
toxicomanie et de santé mentale (CAMH).
Le Dr George a fait ses études de premier cycle et ses études de médecine à
l’Université Dalhousie d’Halifax en Nouvelle-Écosse au Canada où il a obtenu son
doctorat en médecine en 1992. Il a fait sa résidence en psychiatrie (1992-1996) pour
ensuite faire un stage de spécialisation en neurosciences/psychopharmacologie de la
toxicomanie (de 1996 à 1998) à la faculté de médecine de la Yale University School à
New Haven au Connecticut. Il s’est joint au corps professoral de la faculté médicale de
Yale en 1998.
Avant de venir à Toronto en septembre 2006, le Dr George était professeur agrégé de
psychiatrie de la faculté de médecine de Yale et directeur du programme de recherche
Toxicomanie
sur les fumeurs atteints de maladies mentales (PRISM) au Connecticut Mental Health
Center où il a établi le premier programme de recherche clinique au monde visant à
comprendre et à traiter les cas de comorbidité faisant intervenir la dépendance à la
nicotine et la maladie mentale. Ses recherches sont financées par le National Institute
on Drug Abuse (NIDA) du National Institute of Health et par le NARSAD depuis la fin
des années 90 et, plus récemment, par les Instituts de recherche en santé du Canada
(IRSC) et la Fondation canadienne pour l’innovation (FCI). Il a à son actif plus de
190 articles évalués par des pairs parus dans des revues prestigieuses telles que
The Archives of General Psychiatry, Biological Psychiatry, The American Journal of
Psychiatry et Trends in Pharmacological Sciences. Il est corédacteur de la prestigieuse
revue de psychiatrie Neuropsychopharmacology et a rédigé en 2007 la publication
de Medication Treatment for Nicotine Dependence, un ouvrage de premier plan sur le
traitement pharmacologique de la dépendance à la nicotine.
Ce document de travail médical sera utile à toute personne en quête de renseignements
généraux sur le sujet médical traité. Il vise à donner un aperçu général d’un sujet médical
fréquent dans les appels.
Chaque document de travail médical est rédigé par un expert reconnu dans son domaine qui a
été choisi sur la recommandation des conseillers médicaux du Tribunal. Chaque auteur a pour
directive de brosser un tableau équilibré de l’état des connaissances médicales sur le sujet traité.
Les documents de travail médicaux ne font pas l’objet d’un examen par les pairs, et ils sont
rédigés pour être compris par les personnes n’appartenant pas à la profession médicale.
Les documents de travail médicaux ne reflètent pas nécessairement le point de vue du Tribunal.
Les décideurs du Tribunal peuvent tenir compte des renseignements contenus dans les
documents de travail médicaux et s’appuyer sur ceux-ci, mais le Tribunal n’est pas lié par les
opinions exprimées dans ces documents. Chaque décision du Tribunal doit être fondée sur les
faits entourant le cas particulier visé. Les décideurs du Tribunal reconnaissent que les parties à
un appel peuvent toujours s’appuyer sur un document de travail médical, s’en servir pour établir
une distinction ou le contester à l’aide d’autres éléments de preuve. Voir Kamara c. Ontario
(Workplace Safety and Insurance Appeals Tribunal) [2009] O.J. No. 2080 (Ont Div Court).
Traduit de l’anglais par A+ Translations
Odette Côté, trad. a. (Canada)
Membre du Conseil des traducteurs et interprètes du Canada
(par affiliation à l’Association des traducteurs et interprètes de l’Ontario)
Toxicomanie
LA TOXICOMANIE
1. Introduction :
La toxicomanie désigne les conséquences néfastes liées à la recherche compulsive
de certaines substances. D’après les estimations, le fardeau économique annuel
de la dépendance à l’alcool et à d’autres substances, et des maladies mentales
concomitantes, serait de 40 à 52 milliards de dollars au Canada [1, 2] et avoisinerait
les 559 milliards aux États-Unis [3]. Par ailleurs, le Canada manque cruellement de
services d’évaluation et de traitement de la toxicomanie, les services de traitement
spécialisés ne sont souvent disponibles que dans les centres urbains, et la demande
dépasse très largement la capacité de traitement. À vrai dire, seulement 10 à 12 %
des personnes aux prises avec un problème de toxicomanie cherchent véritablement
un traitement [4], et l’insuffisance dans la capacité constitue un obstacle considérable
au traitement et au rétablissement de ces personnes. Heureusement, la dépendance
à l’alcool et à d’autres substances est de plus en plus largement reconnue comme
une maladie chronique, qui nécessite un traitement médical et doit bénéficier d’une
protection de l’assurance-santé et d’une couverture d'invalidité [5]. À cette fin, elle
est considérée comme une forme de handicap aux termes du Code des droits de la
personne de l’Ontario.
Ce document de travail médical contient un aperçu des principes qui sous-tendent
l’évaluation et le traitement des troubles de toxicomanie. Il décrit également les
changements apportés au DSM-5 à propos des diagnostics de la toxicomanie et
passe en revue quelques thèmes récurrents dans les cas soumis au Tribunal d’appel
de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail.
2. Définitions :
L’American Psychiatric Association [6] a publié en mai 2013 la nouvelle version de
ses critères diagnostiques pour les troubles de psychiatrie et de toxicomanie, le
Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 5e édition (DSM-5). Dans
cette édition, les intitulés « abus » et « dépendance » ont été remplacés par la seule
catégorie des « troubles liés à l’utilisation d’une substance » (ainsi, le « trouble lié à
l’utilisation d’alcool » a remplacé les catégories « abus d’alcool » et « dépendance
alcoolique »). Ci-après figure un résumé de la terminologie actuelle (voir [4]) :
Troubles liés à l’utilisation d’une substance : ensemble de symptômes cognitifs,
comportementaux et physiologiques indiquant qu’une personne continue à utiliser
une substance malgré les problèmes significatifs engendrés par cette utilisation. Les
critères diagnostiques pour ces troubles sont les suivants :
Critère A : mode d’utilisation problématique d’une substance conduisant à une
altération du fonctionnement ou à une souffrance cliniquement significative, et
3
Toxicomanie
caractérisé par la présence d’au moins 2 des 11 critères suivants au cours des 12
derniers mois :
1. Consommation de la substance en quantité plus importante ou pendant une
période plus longue que prévu.
2. Envie persistante d’utiliser la substance, ou efforts infructueux pour diminuer ou
contrôler cette utilisation.
3. Mobilisation d’une grande quantité de temps pour se procurer la substance,
l’utiliser ou récupérer de ses effets.
4. État de manque se traduisant par une puissante envie ou un besoin irrésistible
d’utiliser la substance.
5. Utilisation répétée de la substance, qui conduit à l’incapacité de remplir des
obligations majeures au travail, à l’école ou à la maison.
6. Utilisation de la substance malgré des problèmes interpersonnels ou sociaux
récurrents, causés ou exacerbés par les effets de cette substance.
7. Abandon ou réduction d’activités sociales, professionnelles ou récréatives
importantes à cause de l’utilisation de la substance.
8. Utilisation répétée de la substance dans des situations où cela peut être
physiquement dangereux.
9. Poursuite de l’utilisation tout en sachant que celle-ci peut provoquer un problème
psychologique ou physique, ou exacerber un problème existant.
10.Apparition d’une tolérance, caractérisée par : a) un besoin de quantités
notablement plus fortes de la substance pour obtenir l’intoxication ou l’effet
désiré; b) un effet notablement diminué en cas d’utilisation continue d’une même
quantité de cette substance.
11.Sevrage se manifestant par : a) l’apparition d’un syndrome de sevrage
caractéristique de la substance, à l’arrêt ou à la réduction de son utilisation; b) la
nécessité d’utiliser la substance elle-même ou une substance très proche pour
soulager ou éviter les symptômes de sevrage.
Critères de rémission
a) Rémission précoce – absence des critères susmentionnés au cours des 3 à 12
derniers mois.
b) Rémission prolongée – absence des critères susmentionnés depuis 12 mois ou
plus.
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Toxicomanie
Gravité
Légère – Présence de 2 à 3 des critères susmentionnés.
Moyenne – Présence de 4 à 5 des critères susmentionnés.
Sévère – Présence d’au moins 6 des 11 critères susmentionnés.
Il faut souligner que dans le DSM-5, la plupart des critères qui dans le DSM-IV
caractérisaient l’« abus d’une substance » et la « dépendance à une substance
» ont été regroupés sous l’intitulé « troubles liés à l’utilisation d’une substance ».
Toutefois, les considérations d’ordre « judiciaire » ont été exclues, et l’état de manque
a été ajouté au rang des caractéristiques. Le tableau ci-après contient un résumé
des changements apportés à la classification des troubles liés à l’utilisation d’une
substance dans le DSM-5 par rapport au DSM-IV :
Tableau 1 : Changements apportés à la classification de l’utilisation inappropriée d’une
substance dans le DSM-5 par rapport au DSM-IV.
Changement
DSM-IV
Classification catégorielle
Présence des
diagnostics d’abus et de
dépendance
Considérations d’ordre
judiciaire
Inclusion dans les
critères du DSM-IV
concernant l’abus d’une
substance (critère no 3)
État de manque
Non mentionné dans le
DSM-IV
5
DSM-5
Suppression de la
terminologie relative
à l’abus et à la
dépendance et création
du diagnostic de «
troubles liés à l’utilisation
d’une substance ».
Suppression de cette
mention dans le
diagnostic des troubles
liés à l’utilisation d’une
substance.
Ajouté au DSM-5
parmi les 11 critères
diagnostiques des
troubles liés à l’utilisation
d’une substance (un
diagnostic de troubles
liés à l’utilisation d’une
substance est posé
quand le patient présente
au moins 2 des 11
critères).
Toxicomanie
Changement
Seuils de diagnostic
DSM-IV
Présence des critères de
rémission précoce et de
rémission prolongée
DSM-5
Conservation des
critères de rémission
précoce, par opposition à
rémission prolongée.
Instauration de paliers de
gravité pour les troubles
liés à l’utilisation d’une
substance : légère (2 à 3
critères sur 11), moyenne
(4 à 5 critères sur 11)
et sévère (au moins 6
critères sur 11).
3. Description physiopathologique
a. Causes : la toxicomanie relève d’un processus biologique complexe. Selon les chercheurs,
elle est induite par les changements à long terme qui se produisent dans le système
dopaminergique mésolimbique du mésencéphale, une région du tronc cérébral [7] qui est
modulée par les centres supérieurs du cerveau, comme le cortex préfrontal. Plusieurs
autres systèmes de transmetteurs convergent vers ces projections dopaminergiques du
mésencéphale, y compris le système opioïde endogène (qui comprend notamment les
enképhalines et les endorphines), le système GABAergique, le système glutamatergique
et le système endocannabinoïde. La voie commune finale liée aux effets des substances
ayant fait l’objet d’une utilisation abusive s’avère être l’activation des systèmes
dopaminergiques mésolimbiques (voir figure 1). En fait, les causes de la toxicomanie
semblent multifactorielles (par exemple, il peut s’agir d’une interaction entre des facteurs
biologiques, sociaux, psychologiques et culturels).
6
Toxicomanie
Figure 1 – Voie dopaminergique mésolimbique
b. Profil clinique : la toxicomanie commence souvent par l’utilisation d’une substance à
titre expérimental, sans abus ni dépendance, pour rapidement passer à une recherche
compulsive de la substance assortie d’une perte de contrôle, qui se transforme
en dépendance et en utilisation abusive. On pense que cette progression résulte
de changements à long terme qui se produisent dans le système dopaminergique
mésolimbique et les systèmes de neurotransmetteurs connexes.
c. Évolution naturelle : la toxicomanie est généralement un trouble clinique qui apparaît
à l’adolescence ou au début de l’âge adulte, et dont l’expression atteint son point
culminant au milieu de l’âge adulte. Dans les années suivant leur apparition, la plupart
des toxicomanies tendent à connaître des fluctuations d’intensité. Lorsqu’elles concernent
l’alcool et les substances de type sédatif-hypnotique, elles peuvent apparaître à un âge
plus avancé (par exemple, entre 30 et 50 ans) et se caractériser par une progression
rapide (par exemple, « télescopage »).
d. Effets du traitement sur les systèmes cérébraux intervenant dans la toxicomanie : les
éléments de preuve laissent penser que moyennant un traitement et une abstinence
totale, non nombre des changements des fonctions cérébrales décrits à la section 3a
finissent par s’inverser, mais on ignore le temps requis pour ce retour à la normale.
Cependant, d’après des études réalisées en utilisant des stimuli de consommation (par
exemple, en mettant des personnes dépendantes à une substance en contact avec des
gens, des lieux ou des objets leur rappelant leur utilisation passée afin de stimuler un état
de manque), il semblerait qu’après une exposition chronique à une substance, le cerveau
devienne « conditionné » pour réagir aux stimuli liés à cette substance, ce qui entraîne un
état de manque, lequel est immédiatement à l’origine de la rechute.
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Toxicomanie
4. Établissement du diagnostic
a. Tests diagnostiques : généralement, l’utilisation inappropriée de substances est mise
en évidence grâce à des méthodes objectives de dépistage dans les urines, le sang ou
la salive. Le diagnostic clinique d’utilisation abusive et de dépendance se fonde sur les
antécédents médicaux, selon des tableaux diagnostiques comme le DSM-5 et la CIM-10.
b. Diagnostic différentiel : les tableaux cliniques associés à l’utilisation abusive de
certaines substances sont parfois similaires à ceux de plusieurs troubles médicaux et
psychiatriques. Par conséquent, la réalisation d’analyses toxicologiques de l'urine et du
sang peut être très instructive et contribuer à affiner le diagnostic différentiel afin d’établir
l’utilisation abusive d’une substance.
5. Facteurs de risque
Il est important de remarquer que des facteurs tant génétiques qu’environnementaux
rendent vulnérable à l’adoption et au maintien d’un comportement d’utilisation abusive
de substances. Le meilleur exemple de cette double contribution vient probablement
des études menées en utilisant le registre des jumeaux ayant combattu au Vietnam,
dans le cadre desquelles des vrais jumeaux (souvent adoptés à la naissance) ayant
combattu dans l’armée américaine pendant la guerre du Vietnam [8] ont fait l’objet
d’un suivi après cette guerre (au cours de laquelle ils ont été exposés pour la première
fois à l’héroïne et à d’autres substances). Le taux de concordance le plus élevé
pour l’utilisation d’héroïne a été observé, dans l’ordre décroissant, chez les jumeaux
monozygotes, puis chez les jumeaux dizygotes, et enfin chez les frères non jumeaux,
ce qui semble montrer l’importance du facteur génétique dans la toxicomanie.
Toutefois, même chez les jumeaux monozygotes, les taux de concordance étaient
de 50 à 60 %, ce qui laisse penser que les facteurs environnementaux contribuant
à l’adoption ou à la poursuite de l’utilisation de substances ont eux aussi de
l’importance.
Il a été démontré que plusieurs caractéristiques accroissent le risque d’utilisation
de narcotiques sur ordonnance, notamment le fait d’être de sexe masculin, celui
d’avoir moins de 41 ans, des antécédents familiaux d’utilisation de médicaments sur
ordonnance, des antécédents personnels d’abus de substance ou de comorbidité
psychiatrique, de problèmes judiciaires et d’accidents de la route [9], ainsi que
des expériences négatives vécues pendant l’enfance [10]. De plus, la disponibilité
croissante de médicaments sur ordonnance grâce à Internet n’a fait que rendre plus
rapide et plus facile l’accès à ces produits, ce qui a aussi aggravé les problèmes liés à
la surveillance de leur utilisation et des abus en la matière.
8
Toxicomanie
6. Controverses autour de la toxicomanie : distinguer les mythes des
faits
Cette section présente deux grandes controverses cliniques liées la prescription des
analgésiques narcotiques.
A) Utilisation non médicale des analgésiques narcotiques sur ordonnance
Malgré des réductions des taux concernant l’utilisation de l’alcool, du tabac et des
drogues illicites, les taux d’utilisation des analgésiques narcotiques sur ordonnance
continuent à augmenter fortement [11]. Aux États-Unis, environ 5 % de la population
aurait utilisé des psychotropes sans avoir obtenu d’ordonnance au cours du mois
écoulé, et les analgésiques narcotiques représenteraient environ les deux tiers de
la consommation. En fait, entre 1995 et 2005, le nombre d’Américains ayant abusé
de médicaments sur ordonnance dont l’utilisation est réglementée a bondi, passant
de 6,2 millions de personnes à 15,2 millions. Aux États-Unis, les médicaments sur
ordonnance les plus couramment utilisés sont les hydromorphones (par exemple,
en combinaison avec l’acétaminophène), avec plus de 100 millions de prescriptions
en 2005, très loin devant les autres médicaments couramment prescrits comme
l’atorvastatine (63 millions) et l’amoxicilline (52 millions). Un schéma de consommation
similaire semble se dessiner au Canada [2]. Le fardeau économique et social de
l’abus de médicaments sur ordonnance est donc lourd et significatif, et les auteurs de
ces abus génèrent des coûts de soins de santé largement supérieurs (8 à 9 fois plus
élevés) par rapport aux personnes ayant une utilisation normale [12].
Nombre des personnes qui abusent des analgésiques narcotiques sur ordonnance
souffrent d’un syndrome de douleur non diagnostiqué ou inadéquatement traité
[12,15]. Malgré les préoccupations des médecins et des autres fournisseurs de soins
de santé, qui trouvent inopportun de prescrire des analgésiques narcotiques en doses
plus élevées ou sur de longues périodes, il est fortement recommandé de prescrire
des doses suffisantes et pendant assez longtemps pour apaiser dûment les douleurs
aiguës ou chroniques [13]. Cependant, quand le soulagement de la douleur est
insuffisant, il arrive que les patients augmentent leur utilisation afin de contrôler euxmêmes leur douleur. On parle de « pseudo-dépendance » pour désigner ce genre
de comportements, qui d’après les observations ont les caractéristiques suivantes :
1) les patients utilisent de plus fortes doses dans le but de soulager leur douleur et
non de ressentir une euphorie; 2) ces comportements aberrants disparaissent si le
médecin traitant augmente suffisamment les doses d’analgésiques narcotiques. Une
fois encore, la solution pour réussir à traiter ces patients aux prises avec un syndrome
de douleur chronique grâce aux analgésiques narcotiques est que le médecin traitant
assure une surveillance et un suivi minutieux.
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B) Traitement de la douleur aiguë ou chronique chez les patients ayant des
antécédents de troubles liés à l’utilisation d’une substance.
Dans le cadre du traitement de la douleur, plus de 90 % des patients ont déclaré
recevoir des opiacés pour soulager un syndrome de douleur chronique. Selon les
estimations, dans ce cadre, le taux d’utilisation abusive est de 18 à 41 % [11], et
une étude sur les patients souffrant de douleurs lombaires chroniques indique une
prévalence de 36 à 56 % [14]. Certes, les antécédents d’abus de substances ou
d’alcool sont à prendre en compte pour tout patient auquel on envisage de prescrire
un narcotique, mais ils ne doivent pas constituer une contre-indication absolue [15],
car ces médicaments peuvent clairement contribuer à soulager la douleur. Une
surveillance attentive est de mise pour ce type de patients (comme pour tout autre
patient auquel on prescrit ce genre de médicaments), et la fréquence et la quantité
des prescriptions doivent être réduites au minimum, avec des consultations plus
fréquentes du médecin prescripteur. L’utilisation fréquente de tests de dépistage
dans l’urine est aussi un élément important dans la planification du traitement, et
permet de savoir rapidement si un patient a rechuté. Dans ce cas, il faut indiquer au
patient que, compte tenu des craintes de surdose ou d’interaction entre les produits,
le traitement de la douleur par analgésiques peut être interrompu, à moins qu’il cesse
d’utiliser les substances illicites, ou qu’il suive un traitement contre la toxicomanie,
avec des dépistages urinaires prouvant son abstinence. L’emploi d’outils comme
la grille d’évaluation des risques liés à l’administration d’opiacés (Opioid Risk Tool)
permet au prescripteur d’évaluer le risque d’abus avant le début de la thérapie [16].
Pendant le traitement, il est recommandé d’utiliser des outils comme le Current
Opioid Misuse Measure [17], un questionnaire soumis au patient afin d’établir si son
utilisation d’opiacés est inappropriée. Cet outil permet de surveiller les éventuels
comportements aberrants liés à l’utilisation d’opiacés chez les patients suivant un
traitement d’entretien analgésique à base d’opiacés pour soulager une douleur
chronique. Il est important que les cliniciens qui traitent des troubles concomitants de
douleur et d’utilisation de substances adoptent une approche intégrée combinant les
principes pharmacothérapeutiques appropriés avec des thérapies psychosociales et
comportementales [18].
7. Protocoles pour la prescription de narcotiques aux personnes ayant
des antécédents d’abus d’alcool ou d’autres substances.
Les gens croient souvent qu’il est contre-indiqué de prescrire des analgésiques
narcotiques à des personnes ayant des antécédents de toxicomanie. Cependant,
dans beaucoup de cas, la prescription de ces agents en cas de douleur aiguë est
nécessaire et dans le droit fil de soins compatissants. Les stratégies visant à réduire
au minimum les risques d’utilisation détournée et de dépendance aux analgésiques
narcotiques sont également importantes.
10
Toxicomanie
Quand l’administration de ce type de médicaments s’avère nécessaire, il faut donner
la priorité à la surveillance attentive des prescriptions et de leur utilisation. Les agents
ayant une demi-vie longue et peu susceptibles d’induire un abus (par exemple, la
méthadone et la buprénorphine) sont à privilégier par rapport à des agents ayant
une action brève et une demi-vie courte comme l’oxycodone et l’hydrocodone. La
conclusion d’une entente de traitement aux opiacés est vivement recommandée,
car elle décrit les objectifs thérapeutiques du traitement ainsi que les responsabilités
respectives du patient et du médecin, et désigne une source pharmaceutique unique
pour l’obtention des médicaments [19]. Il a été démontré que ces dispositions
améliorent l’observance du traitement et réduisent les risques de rechute ou de
consommation de drogues illicites.
Le recours aux traitements pharmacologiques et comportementaux acceptés doit
être fortement envisagé pour ce type de personnes, assorti d’une étroite surveillance
médicale. Les traitements pharmacologiques de la dépendance aux opiacés sont
notamment la naltrexone (antagoniste des opiacés utilisé dans le cadre d’une
stratégie de prévention des rechutes), et les traitements de substitution utilisant des
agonistes (un agoniste est un agent qui stimule le récepteur de la substance, en
imitant les effets du neurotransmetteur endogène) comprenant la méthadone et la
buprénorphine [3]. Les traitements comportementaux comprennent le counseling
(individuel et collectif), l’entrevue motivationnelle (pour encourager les patients et les
aider à prendre conscience de leur problème de consommation) et l’entraînement
cognitif et comportemental ainsi que l’entraînement aux habiletés sociales (afin
d’apprendre aux patients à gérer l’état de manque et de réduire les situations à
haut risque liées à la rechute). En outre, il convient d’envisager le recours à des
interventions thérapeutiques ciblant les relations dysfonctionnelles dans la vie du
patient, notamment avec son conjoint, sa famille ou les deux.
8. Droit à une indemnité pour une pharmacodépendance résultant d’un
traitement à base d’analgésiques narcotiques administrés suite à
une blessure indemnisable : nécessité d’adaptations sur le lieu de
travail et d’une indemnité adéquate.
La dépendance aux analgésiques narcotiques est hélas une complication courante
du traitement d’une douleur chronique, et n’est pas facilement prévisible. En fait,
dans l’état actuel des connaissances, on peut difficilement prédire avec exactitude si
une personne deviendra dépendante aux narcotiques après un essai thérapeutique
à base d’analgésiques opioïdes sur ordonnance, et de meilleurs tests prédictifs sont
nécessaires [13]. Néanmoins, l’apparition d’une dépendance aux narcotiques est
une séquelle prévisible du traitement d’une douleur due à une lésion professionnelle,
et quand ce problème survient, il requiert un traitement et un suivi professionnels.
Par conséquent, il faut envisager le versement d’une indemnité pour un état ou une
lésion indemnisable dans les cas suivants : 1) la présence avérée d’une recherche
compulsive de la substance, avec une dépendance psychologique et physique et une
11
Toxicomanie
déficience fonctionnelle importante dans la vie quotidienne; 2) l’échec des tentatives
faites par le patient et le médecin à l’origine de la prescription pour réduire la gravité
et les conséquences de la narcodépendance. Le traitement de la toxicomanie
(interventions pharmacologiques et psychosociales) est un élément obligatoire du
processus d’évaluation, et doit être mené par des thérapeutes chevronnés exerçant
dans un établissement agréé. Un comité ou un vice-président du Tribunal doit
examiner si la personne aux prises avec cette toxicomanie est admissible à une
indemnité en attendant la réussite de son traitement en soins internes ou externes.
Cette réussite sera mesurée à l’aune des progrès réalisés en regard des objectifs fixés
pour le traitement de la toxicomanie et l’amélioration du fonctionnement du patient en
vue d’un retour à l’emploi.
9. Questions et réponses
A) La toxicomanie est-elle un choix personnel?
Même s’il est évident que dans de nombreux cas, une personne ayant une
consommation inappropriée d’alcool ou d’autres substances peut choisir de mettre
un terme à ce comportement, dans beaucoup de cas plus graves de troubles liés à
l’utilisation d’une substance, le comportement de toxicomanie est involontaire [20]
et le choix personnel n’existe plus. Dans ce genre de cas, une aide professionnelle
est souvent nécessaire. Ce constat est probablement lié à l’observation selon
laquelle l’utilisation chronique d’alcool ou d’autres substances peut provoquer des
changements permanents dans les centres de récompense et de renforcement du
cerveau, d’après les études de neuroimagerie réalisées chez les personnes atteintes
de troubles de toxicomanie [21] (voir figure 1).
B) Quels sont les signes et les symptômes des comportements de recherche
de substance et leurs liens avec l’utilisation inappropriée d’alcool ou d’autres
substances?
Avant l’apparition des troubles de toxicomanie, il existe souvent des antécédents
d’impulsivité, de comportements prémorbides de recherche de nouveauté ou de
drogues et d’expérimentation de drogues, qui se manifestent généralement à
l’adolescence [22]. Selon une théorie de longue date connue sous le nom de « théorie
de la drogue d’introduction », l’expérimentation et la consommation précoces de
substances comme l’alcool ou le tabac amène progressivement à la consommation
de drogues illicites comme le cannabis, l’héroïne et la cocaïne. Cependant, cette
théorie est critiquée et ce cheminement s’expliquerait peut-être mieux par les facteurs
génétiques, neurobiologiques et environnementaux courants liés à l’apparition et au
maintien de comportements de toxicomanie [23].
12
Toxicomanie
C) Quel est le lien entre la toxicomanie et l’état de stress post-traumatique?
De solides éléments de preuves indiquent que les troubles de toxicomanie sont
hautement concomitants avec l’état de stress post-traumatique (50 à 70 %; [24])
et que l’utilisation inappropriée d’alcool et d’autres substances peut être due à une
réaction d’automédication due à une expérience traumatisante aiguë correspondant
à un diagnostic d’état de stress post-traumatique [25]. Cependant, il est important
de noter que toutes les victimes d’un évènement traumatique ne développent pas
un état de stress post-traumatique et que toutes les personnes ayant développé un
état de stress post-traumatique après un évènement traumatique ne développent
pas un trouble de dépendance concomitant. Tout est une question de résilience et il
existe des déterminants de santé complexes sur le plan biologique, psychologique
et social qui provoquent un état de stress post-traumatique et/ou une dépendance
concomitante à l’alcool ou à d’autres substances [26].
Literature Cited:
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