Contextualité et déconstruction In D. Cohen

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Contextualité et déconstruction In D. Cohen
Contextualité et déconstruction
In D. Cohen-Levinas et G. Michaud (eds.), Lectures de J. Derrida, Paris,
Hermann, à paraître, 2014
Raoul Moati
Il faut commencer par rappeler que l’analyse de « Signature Événement
Contexte » ne porte pas essentiellement, ni substantiellement, sur la notion de
contexte, mais d’abord sur une analyse du concept de communication. Le
premier paragraphe de la première section de « Signature Événement Contexte »
(intitulé « Écriture et télécommunication ») part d’une interrogation sur le statut
de l’écriture dans la communication de contenus de signification. Il s’agit de se
demander si l’écriture est capable d’assurer sans dommage la transmission d’un
ou de plusieurs contenus de sens. C’est selon toute apparence le cas : « Si l’on
reçoit la notion d’écriture dans son acception courante – ce qui ne veut surtout
pas dire innocente, primitive ou naturelle –, il faut bien y voir un moyen de
communication 1 . » D’après cette conception courante, l’écriture assurerait au
0F
même titre que la parole la transmission d’un contenu de sens d’un émetteur à
un récepteur, et ceci, sans que le message ne soit affecté par la médiation du
signe écrit censé le transmettre. La difficulté que pose une telle conception
courante réside dans le nivellement des régimes de la parole et de l’écriture
qu’elle introduit. D’après l’acception courante, le passage de la communication
orale à la communication écrite – impliquant l’inscription matérielle du message
et son maintien dans le temps par-delà le moment de sa production –
n’affecterait en rien le mécanisme de la transmission communicationnelle. Au
contraire, ainsi que l’affirme Derrida, « On doit même y reconnaître [dans
l’écriture] un puissant moyen de communication qui étend très loin, sinon
1
Jacques Derrida, « Signature Événement Contexte », dans Marges, de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p.
369.
1
infiniment, le champ de la communication orale ou gestuelle » 2 . Pour les
1F
partisans de la conception communicationnelle de l’écriture, cette dernière
assurerait l’extension dans le temps et l’espace de la communication « orale ou
gestuelle ». L’écriture s’appliquerait à relayer sans dommage la communication
de visu. Un tel dispositif repose ainsi nécessairement sur une conception
continuiste et isomorphique de l’écriture. D’après cette conception, l’écriture
disposerait d’un pouvoir de communiquer identique à ceux de la parole et de la
gestualité concrètes. L’écriture permettrait une extension de la communication
malgré l’absence de l’émetteur effectif. L’écriture, dans un tel cas de figure, est
considérée comme l’expression paradoxale d’une oralité ou d’une gestualité,
bref d’une présence émettrice (d’un locuteur transmettant, par la parole ou par
des gestes indicateurs, un message) sans l’effectivité de cette oralité et de cette
gestualité. Elle représenterait, en d’autres termes, l’extension de la présence
productrice détachée de cette présence. Or, commente Derrida, il faut que la
rupture dans le passage de l’oralité à l’écriture ait été en somme désactivée pour
voir dans l’écriture une puissance de communication identique à celle de la
parole. Voire plus, car l’écriture paraît même rendre possible une extension des
pouvoirs de la parole, en permettant à celle-ci de se libérer des contraintes
corrélées à son assignation spatiale et temporelle. Dans la communication en
effet, « La portée de la voix ou du geste y rencontrerait certes une limite
factuelle, une borne empirique dans la forme de l’espace et du temps ; et
l’écriture viendrait, dans le même temps, dans le même espace, desserrer les
limites, ouvrir le même champ à une très longue portée » 3. On assisterait ainsi
2F
par le biais à l’écriture à une extension du champ de la communication :
Le sens, le contenu du message sémantique serait transmis, communiqué, par des moyens
différents, des médiations techniquement plus puissantes, à une distance beaucoup plus
2
3
Ibid., p. 369.
Ibid., p. 370.
2
grande, mais dans un milieu foncièrement continu et égal à lui-même, dans un élément
homogène à travers lequel l’unité, l’intégrité du sens ne serait pas essentiellement affectée.
4
Toute affectation ici serait accidentelle .
3F
Ainsi que le début de La Voix et le phénomène pouvait l’annoncer, nous
assisterions dans la communication écrite à l’hypostase d’une parole idéalement
soustraite aux conditions de son inscription effective, c’est-à-dire à l’émergence
d’une parole hors sol, décontextualisée, transgressant tout appartenance de fait
au monde. On comprend pourquoi Derrida dans Limited Inc ne pourra manquer
d’insister sur ses affinités avec Austin et de saluer chez le philosophe
britannique un même rejet de l’idéalisme communicationnel ici décrit, une
même attention à la conditionnalité du sens au regard de son inscription
effective, contextuellement déterminée.
Pour être considérée comme un moyen de communication, l’écriture doit
surmonter la carence que représente l’absence de l’émetteur dans le message
écrit transmis. Dans l’écriture, une scission inévitable se crée entre le moment de
l’émission du message et sa transmission, qui sont contemporaines l’une de
l’autre dans la communication orale ou gestuelle, mais qui ne le sont absolument
plus dans le cas d’un texte écrit dont il ne reste que le matériau scriptural
détaché de la présence de son producteur et du contexte originaire de sa
production. Cette non-contemporanéité de l’intention productrice par rapport
aux signes restants autrefois mobilisés est impliquée par le recours à l’écriture.
Or cette implication reste impensée par la théorie traditionnelle de l’écriture,
laquelle conçoit illusoirement la communication écrite comme l’extension de la
communication orale. Pour celle-ci, quand bien même les conditions
élémentaires de la communication – au premier chef, la présence effective du
locuteur – ne seraient plus remplies, rien n’affecterait l’universelle
transmissibilité d’un message, et ceci, dès lors que serait accordé à la parole le
4
Ibid.
3
décuplement de son efficacité communicationnelle grâce à l’écriture. Par
l’écriture, et toujours selon cette acception courante, la présence empirique ne
serait plus requise pour l’accomplissement de l’activité de communiquer. Dans
une telle configuration, l’écriture permettrait de maintenir accessibles des
intentions de signification d’un locuteur/émetteur lointain dans l’espace et/ou
autrefois vivant. La communication écrite aurait pour vertu d’abolir toute
distance, aussi bien spatiale que temporelle, entre l’émetteur et le destinataire.
D’après cette conception, l’écriture parviendrait à abstraire la présence de son
empiricité initiale, pour en préserver la forme intemporelle et éternelle, le noyau
idéal transmissible comme vouloir-dire, comme présence d’un acte intentionnel
maintenu et archivé par-delà son porteur effectif. La communication orale ne
connaîtrait ainsi plus de limite, elle surmonterait grâce à l’écriture les tracas de
la séparation, de l’absence et de la disparition empiriques. Les signes n’auraient
plus besoin de leur émetteur pour continuer à vouloir dire quelque chose, à
transmettre sans dommage l’intention de signification d’un émetteur. Autrement
dit, l’écriture garantirait la préservation de la présence intentionnelle d’un
émetteur par-delà sa présence empirique : son absence actuelle ne changerait
rien à la lisibilité de son vouloir-dire exprimé par un texte. Le maintien du
vouloir-dire à même l’écriture présuppose que le « présent » soit mis dans une
position temporelle privilégiée : le présent n’est plus un mode temporel distinct
du passé et du futur, il devient la modalité transcendantale permettant la
temporalisation du passé et du futur. Au niveau de la communication écrite, le
passé du signe, autrefois mobilisé par un locuteur maintenant disparu, ne saurait
se comprendre autrement que sous la forme d’un passé présent pour la
conscience réceptrice qui s’en saisit en s’ouvrant au vouloir-dire originaire de
son émetteur. Cette violence faite à la finitude de la présence, transformée en
présent continu et éternel de la présence émettrice, procède d’une restriction
« logocentrique » de l’écriture – où l’écriture étend les pouvoirs de la parole
plutôt qu’elle ne vient les limiter –, restriction qui représente aux yeux de
4
Derrida la négation de l’écriture, à travers la répression de son irréductibilité à la
parole. À défaut de la présence effective du locuteur, l’écriture consignerait et
exprimerait sa présence intentionnelle. Libérée de son enracinement spatiotemporel, l’expression phonétique déposée dans l’écriture permettrait à
l’émetteur d’être toujours là malgré son absence, voire sa mort effective, c’està-dire sans que son vouloir dire quelque chose ne soit atteint par sa propre
disparition ou par son absence – autrement dit, sans que la lisibilité du texte ne
transgresse le champ de la présence émettrice. L’intention de signification du
locuteur se trouverait idéalement soustraite aux altérations de la vie effective,
aux échéances de la disparition et de la mort. L’inscription d’un contenu de
signification dans le matériau scriptural non seulement ne menace pas son
intégrité
intentionnelle
mais
garantirait
bien
plutôt
son
universelle
transmissibilité dans le temps et dans l’espace. La voix continuerait de se faire
entendre dans l’écriture, le contenu de sens de s’y transmettre sans défaut,
malgré l’absence ou la mort effective de son porteur. Par l’écriture, la voix se
verrait soustraite à l’épreuve de la mort. L’écriture phonétique maintiendrait
actuelles les intentions de signification d’un être absent ou défunt, la lisibilité
d’un texte s’y réduirait.
Or une telle illimitation de la présence intentionnelle n’a rien d’évident
pour Derrida : l’hypostase de la parole qui la sous-tend se conçoit pour lui
comme une stratégie destinée à conjurer l’épreuve de la mort et la radicalité de
l’absence qui travaillent toujours déjà toute écriture et, plus généralement, toute
parole jusque dans le présent de son énonciation. Derrida prône la prise en
considération de l’indépendance, dans sa puissance d’arrachement, de la marque
signifiante vis-à-vis de la présence intentionnelle qui l’investit. La marque écrite
reste, là où l’intention est vouée à disparaître. Si l’absence de sens conférée par
une intention vivante à un signe n’est jamais absolue, si un signe est encore
lisible et interprétable malgré l’absence de la présence émettrice qui en est la
source, en revanche, cette absence fait du signe le témoin d’une certaine absence
5
qui, pour Derrida, n’est pas elle-même sans affecter le processus de transmission
communicationnel. La marque écrite ne saurait consigner sans reste la présence
intentionnelle d’un locuteur. L’emprise de l’intention sur les signes qu’elle
anime et investit d’un sens n’est jamais exhaustive. C’est pourquoi l’écriture ne
saurait jamais représenter un simple succédané de la parole : une dégradation du
lien intentionnel qui rattache les signes à leur sens d’origine est forcément
impliquée par le recours à l’écriture. La prise en compte de cette nonexhaustivité de l’intention sur les signes qu’elle mobilise, de cette absence au
cœur de la présence, permet à Derrida de déconstruire le phonocentrisme de la
métaphysique qui réprime le motif de l’écriture dans les dimensions d’absence
et de perte irréversible que l’écriture implique constitutivement. En focalisant
son attention sur ces dimensions d’absence et de perte, il s’agit pour Derrida de
déconstruire l’empreinte prépondérante de la parole sur l’écriture, et à cette
occasion la conception aseptisée de l’écriture que la métaphysique logocentrique
engendre en considérant l’écriture dans le prolongement de la parole.
Pour étayer cette thèse et la déconstruire, Derrida recourt à la théorie de
l’écriture développée par Condillac dans l’Essai sur l’origine des connaissances
humaines. Dans cet Essai, l’analyse de « l’origine et la fonction de l’écriture,
nous dit Derrida, est placée, de façon en quelque sorte non critique, sous
l’autorité de la catégorie de communication » 5. Chez Condillac, communiquer
4F
revient à transmettre un contenu mental ou une idée, l’écriture représentant le
plein accomplissement de la communication, un degré supplémentaire de son
perfectionnement historique. L’écriture au sens condillacien « n’aura jamais le
moindre effet sur la structure et le contenu de sens (des idées) qu’elle devra
véhiculer. Le même contenu, auparavant communiqué par des gestes et des sons,
sera désormais transmis par l’écriture […] »
5F
6
. Par ailleurs, malgré la
complexification du système des signes écrits, passant de l’écriture
5
6
Ibid., p. 370.
Ibid., p. 371.
6
pictographique à l’écriture hiéroglyphique et idéographique, puis alphabétique,
un même invariant structure l’évolution/complexification de l’écriture, à savoir
sa valeur représentationnelle. L’écriture, quelle que soit la forme qu’elle revêt, a
pour caractéristique structurelle de représenter un contenu mental ou une idée,
au même titre que les gestes ou les mots prononcés dans la parole. La
représentation d’un contenu constitue chez Condillac le propre de la
communication
linguistique
et
trouve
dans
l’écriture
une
ressource
supplémentaire permettant de prolonger l’expression orale ou gestuelle.
L’absence de l’émetteur dans l’écriture ne viendrait jamais affecter le dispositif
communicationnel décrit par Condillac :
L’absence dont parle Condillac est déterminée de la façon la plus classique comme une
modification continue, une exténuation progressive de la présence. La représentation
supplée régulièrement la présence. Mais, articulant tous les moments de l’expérience en
tant qu’elle est engagée dans la signification (« suppléer » est un des concepts
opératoires les plus décisifs et le plus fréquemment mis en œuvre dans l’Essai de
Condillac, cette opération de supplémentation n’est pas exhibée comme rupture de
présence mais comme réparation et modification continue, homogène, de la présence
dans la représentation 7.
6F
D’après Derrida, l’absence dont parle Condillac doit en toute logique
introduire une discontinuité dans la transmission des contenus ; or, poursuit-il,
« […] cette absence n’est pas interrogée par Condillac » 8 . La conception
7F
condillacienne de l’écriture se révèle incapable de penser l’absence dans sa
radicalité propre, soit autrement que sous la forme d’une représentation
consignatrice de présence. L’absence du locuteur dans les mots écrits reste la
grande oubliée de l’histoire de la métaphysique, qui ne conçoit l’absence que
7
8
Ibid., p. 372-373.
Ibid., p. 372.
7
sous la forme d’une « modification de la présence » 9. Or, contrairement à la
8F
parole énoncée au présent, en présence de l’émetteur et du destinataire, le
moment de l’écriture est celui d’une scission inéluctable pour l’auteur, dans la
mesure où les signes qu’il agence sont voués à lui survivre par-delà son
intention vivante de signifier quelque chose à travers eux et ainsi par-delà
l’intention vivante qui les investit. Chez Condillac, au contraire, la trace
continue d’être considérée comme un rejeton de l’expression orale. Dans
l’expérience que nous faisons de la parole, les signifiants matériels se
confondent avec l’expression et s’oublient dans celle-ci, tant la coïncidence
paraît grande entre la présence à soi et le langage. Les mots se mettent à signifier
dans la mesure où ils paraissent libérés de leur matérialité et transfigurés en
contenus investis par la pensée présente jusqu’à s’évanouir comme traces, c’està-dire comme éléments détachés de la présence. L’expérience de la parole
généralisée et appliquée à l’écriture permet ainsi d’occulter la menace de
détachement du signe par rapport au moment du vouloir-dire, du présent de
l’énonciation, bref par rapport au moment où les choses sont dites sous l’égide
d’une intention de signification déterminée. La répression de la dimension de
survie des signes à la présence, résume pour Derrida l’expérience de la parole.
Une telle répression est en même temps constitutive de la signification même
des signes. Puisque le signe n’est jamais exclusivement l’instrument de la
parole, puisqu’il peut toujours devenir écriture, seule l’impression de son
effacement, de sa non-altérité par rapport à soi, permet de souder le signe au
concept, le signifiant au signifié, le langage à la pensée qu’il exprime. Voici ce
qu’écrit Derrida dans Positions :
Quand je parle, non seulement j’ai conscience d’être présent à ce que je pense, mais
aussi de garder au plus proche de ma pensée ou du concept un signifiant qui ne tombe
pas dans le monde que j’entends aussitôt que je l’émets, qui semble dépendre de ma
9
Ibid., p. 373.
8
pure et libre spontanéité, n’exiger l’usage d’aucun instrument, d’aucun accessoire,
d’aucune force prise dans le monde. Non seulement le signifiant et le signifié semblent
s’unir, mais, dans cette confusion, le signifiant semble s’effacer ou devenir transparent
pour laisser le concept se présenter lui-même, comme ce qu’il est, ne renvoyant à rien
d’autre qu’à sa présence. L’extériorité du signifiant semble réduite 10.
9F
La résolution totalisante de la voix où l’altérité du signe se dissout repose
sur le refoulement de l’écriture comme survivance des signifiants à la présence
vivante du locuteur qui les emploie. L’altérité, l’absence, l’opacité, la survie du
signe à son sens originaire sont autant d’aspects du langage lui-même réprimés
par l’hypostase métaphysique de la parole. Or force est de constater que tout
autant
chez
Condillac,
l’écriture
est
définie
comme
un
médium
communicationnel au même titre que la parole, « l’écriture est une espèce de
cette communication générale
11
10F
». L’écriture, dans la métaphysique
condillacienne, n’est qu’un mode dérivé de la parole dans l’élément homogène
de la communication. Condillac s’en tiendrait classiquement à une
représentation phonétique de l’écriture. L’enjeu pour Derrida est alors de
déconstruire la prétention de la parole à réduire l’extériorité du signifiant, à
s’emparer de l’écriture pour faire de celle-ci un succédané de la voix et de la
présence qui lui est corrélée. Pour Derrida, le signe ne peut jamais faire l’objet
d’une réduction phénoménologique exhaustive. Toute réduction implique
malgré elle une part d’opacité et d’altérité qu’elle ne saurait jamais entièrement
ramener à soi. Dès lors, une attention aux dimensions non phonétiques de
l’écriture
est
requise,
à
ce
que
Derrida
appelle
les
« prédicats
graphématiques » 12. Ce qui caractérise le signe écrit en premier lieu, c’est qu’il
11F
« s’avance en l’absence du destinataire » 13, souligne Derrida. L’absence qu’il
12F
s’agit de penser cette fois, s’avère non reconductible à une forme modifiée de la
10
11
12
13
J. Derrida, Positions, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1972, p. 32-33. C’est Jacques Derrida qui souligne.
Ibid.
Marges, p. 383.
Ibid., p. 374.
9
présence. La déflation de présence introduite par l’écriture doit se concevoir
autrement que sous les traits d’une modification de la présence, autrement que
sous la forme restrictive d’une perte compensable – où la pensée originaire
pourrait être, grâce au maintien graphique de son signe, éternellement ressaisie
dans sa pureté d’origine sans dommage. Au contraire, une attention véritable à
l’écriture doit pouvoir saisir celle-ci dans la dimension absolue de l’absence.
C’est précisément en cette dimension que réside la condition de lisibilité d’un
texte. Un texte continue de rester lisible et ceci, malgré et par-delà la disparition
de son auteur ou de son destinataire. Autrement dit, la lisibilité du texte
fonctionne indépendamment de la présence et de son auteur et de son
destinataire, c’est-à-dire indépendamment du contexte d’émission originaire
d’où une phrase tire son sens intentionnel. Or un texte est constitutivement
détachable et indépendant du contexte auquel il a été dans un premier temps
assigné, c’est-à-dire qu’il peut toujours être répété dans des circonstances qui ne
sont plus les circonstances initiales de la communication de départ. Cela signifie
que
la
lisibilité
du
texte
se
révèle
indifférente
aux
paramétrages
communicationnels (contexte, intention, locuteur, destinataire, message)
auxquels il a pu se trouver assigné dans un premier temps. Tout texte par
définition survit à son contexte d’origine. L’intention de communiquer quelque
chose à un destinataire s’épuise dans sa lisibilité qui persiste une fois la
communication réalisée, une fois disparues les conditions initiales de la
transmission sémantique ou pragmatique, c’est pourquoi la communication
écrite doit être « répétable – itérable – en l’absence absolue du destinataire ou de
l’ensemble empiriquement déterminable des destinataires » 14. Le texte, en effet,
13F
n’est pas lisible une seule fois, il le reste une indéfinité de fois, y compris dans
des circonstances qui ne sont plus du tout celles de sa production initiale et qui
n’entretiennent
14
Ibid., p. 375.
aucun
rapport
avec
les
circonstances
de
sa
visée
10
communicationnelle de départ : « Une écriture qui ne serait pas structurellement
lisible – itérable – par-delà la mort du destinataire ne serait pas une écriture » 15.
14F
La lisibilité du texte n’est pas dépendante de sa fonction communicationnelle
puisque le texte continue de rester lisible, y compris pour ceux à qui il ne
s’adressait pas initialement, hors de l’intention qui commandait originairement
sa signification. La lisibilité du texte se définit moins par le message qu’il aurait
à transmettre initialement, donc par l’intention d’un émetteur de signifier
quelque chose à un destinataire, que par une itérabilité constitutive. Le texte
reste lisible et intelligible par-delà les intentions qui ont été à l’origine de sa
production. Tout texte continue de se laisser lire indépendamment du sens
ponctuel qu’il revêt du contexte de communication déterminé qui est à l’origine
de sa production. Tout texte est a priori sevré de son impulsion sémantique
initiale, ce trait est définitionnel de la textualité elle-même.
Le sens et la configuration sémantique des mots ne représentent, pour cette
raison, qu’un moment ponctuel de la lisibilité d’un texte, jamais son mode de
fonctionnement privilégié. L’écriture ne saurait servir de medium à la
transmission du sens, elle expose bien plutôt, pour qui en comprend le
mouvement spécifique, l’épreuve intime de la mort qui traverse toute prestation
linguistique, et ceci, sous la forme d’une perte inévitable de la proximité à soi
sans horizon de compensation. Ce qui signifie que le contexte d’inscription
initial de la communication (présence d’un émetteur, existence d’un destinataire)
n’épuise pas les dispositions des signes, lesquels sont toujours remobilisables
dans la production de nouveaux sens : les mêmes signes pouvant se répéter en
effet dans des circonstances qui ne sont plus celles initiales de l’acte de
communication originaire. Ni le vouloir-dire ni le contexte d’émission ne
résument exhaustivement le sens d’une séquence de signes contextuellement
mobilisée. Un texte détaché de son vouloir-dire originaire et ainsi des intentions
de signification qui l’ont contextuellement animé, n’en continue pas moins à
15
Ibid.
11
subsister graphiquement à l’état de trace et ainsi de survivre au contexte où il a
vu le jour. L’aptitude à différer le sens du signe par la graphie du signe, sa
réécriture ou relecture détachée de son vouloir-dire originaire, ce que Derrida
appelle sa « restance » constitutive, implique ce que Derrida appelle aussi une «
force de rupture avec son contexte » 16 du signe écrit. Ici, il faut être très prudent
15F
quant au lexique employé par Derrida pour définir ce qu’il entend par
« contexte » : « Font partie de ce prétendu contexte réel un certain “présent” de
l’inscription, la présence du scripteur à ce qu’il a écrit, tout l’environnement et
l’horizon de son expérience et surtout l’intention, le vouloir-dire, qui animerait à
un moment donné son inscription » 17. Or c’est dans les termes maintenus du
16F
primat de la présence conscientielle que le contexte est défini par Derrida. Le
contexte est défini ici comme moment de la présence du locuteur à ce qu’il dit,
impliquant une réduction considérable du contexte à la présence intentionnelle,
au moment de l’inscription, au présent de la conscience. Or il n’est pas du tout
évident que, pour Austin, le contexte se réduise à la « présence » intentionnelle
du locuteur. Il y a bien des choses qui nous échappent lorsque nous
accomplissons un acte de langage sans que cette absence n’affecte la possibilité
d’accomplir des actes de langage pourtant bien identifiés. De plus, un acte de
langage peut se réaliser, y compris si l’intention de l’accomplir fait défaut
précisément parce que c’est le respect des conventions, jamais la subordination
des signes aux dispositions intentionnelles du locuteur, qui permet la réalisation
d’un acte de langage. Aussi ne faut-il pas assimiler, sous peine de céder à ce
qu’Austin appelle dans Quand dire, c’est faire « l’illusion descriptive 18 », les
17F
actes de langage à des actes de signification. Dans la perspective illocutoire
adoptée par Austin, la réalisation d’un acte de langage n’est pas tributaire de la
seule intention de l’effectuer, il faut des circonstances propices à sa réalisation
(par exemple : suis-je la bonne personne pour donner un ordre, en ai-je
16
17
18
Ibid., p. 377.
Ibid.
J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, op.cit., p. 39.
12
l’autorité ?). Or cette conformité est, en tant que telle, définie par les
conventions. Austin distingue deux types d’échecs (Infelicities) dans Quand
dire, c’est faire et considère l’absence d’intention dans l’acte de langage non
comme un cas d’insuccès de l’acte (Misfires) mais plutôt comme un cas d’abus
(Abuse) 19. Les cas d’échecs quant à la réalisation de l’acte relèvent chez Austin
18F
des conditions A et B : si ces conditions ne sont pas satisfaites, l’acte de langage
n’a pas lieu. Les conditions A et B sont « constitutives » (pour reprendre le
vocable de Searle) de l’acte de langage ; sans elles, l’acte de langage n’a pas
lieu, il ne se réalise pas. Dans les deux premiers cas pour la réalisation d’un acte
de langage,
(A.1.) Il doit exister une procédure reconnue par convention, dotée par convention d’un
certain effet, et comprenant l’énoncé de certains mots par certaines personnes dans
certaines circonstances.
De plus,
(A.2) : il faut que, dans chaque cas, les personnes et circonstances particulières soient
celles qui conviennent pour qu’on puisse invoquer la procédure en question.
(B.1) La procédure doit être exécutée par tous les participants, à la fois correctement et
(B.2) intégralement 20.
19 F
En revanche, l’absence de l’intention dans l’acte relève des cas d’échecs
distingués par Austin sous le registre des conditions Gamma, dont le non-respect
entame la consistance de l’acte (on dira dans un tel cas de figure que l’acte est
« creux » (hollow)), sans pour autant entraver sa réalisation. Une promesse faite
dans l’insincérité, c’est-à-dire sans l’intention d’être faite ni tenue, n’en demeure
pas moins une promesse. Celui qui l’a faite ne saurait se défausser, tel Hippolyte
déclarant « ma langue prêta serment mais pas mon cœur (ou mon esprit ou autre
acteur en coulisse) » (« my tongue swore to, but my heart (or mind or other
19
20
Ibid., p. 39.
Ibid., p. 49.
13
backstage artist) did not »)
21
20F
par le fait qu’il n’avait pas l’intention de
promettre. On ne dira pas alors de cette promesse qu’elle n’a pas lieu, mais
plutôt que, du point de vue de sa normativité intrinsèque, elle a été mal faite, ce
qui ne soustrait aucunement son porteur de toute responsabilité, au contraire, il
est de la structure de la promesse d’engager vis-à-vis de celui à qui elle est faite
celui qui la fait, sincérité ou pas. L’intention pour Austin a une vraie portée
puisqu’elle rend la « promesse fausse », mais sans que cette fausseté soit celle,
descriptiviste, quant à la bonne description d’un état mental présent chez le
locuteur, ni même la fausseté au sens de l’acte de promettre qui, lui, est bien
réalisé 22 ; elle est fausse au sens où elle induira en erreur celui à qui elle a été
21F
faite, on dira de l’acte non qu’il est « vide » (void) mais « creux » (hollow), c’est
un cas d’abus. Les conditions Gamma renvoient au fait, dans le cas de Gamma
1, que la procédure « suppose chez ceux qui recourent à elle certaines pensées
ou certains sentiments, lorsqu’elle doit provoquer par la suite un certain
comportement de la part de l’un ou l’autre des participants, il faut que la
personne qui prend part à la procédure (et par là l’invoque) ait, en fait, ces
pensées ou sentiments, et que les participants aient l’intention d’adopter le
comportement impliqué ». En Gamma 2 : « ils doivent se comporter ainsi, en
fait, par la suite 23 ». Ces distinctions vont s’avérer cruciales pour comprendre ce
22F
que nous avons voulu appeler le « descriptivisme indu » de la pensée
derridienne des actes de langage.
Pour en revenir à « Signature Événement Contexte », Derrida affirme que la
vraie force de rupture avec le contexte vient de ce qu’« Il appartient au signe
d’être en droit lisible même si le moment de sa production est irrémédiablement
21
Ibid., p. 44.
« De fait, ne parlons-nous pas d’une “fausse” promesse lorsqu’une telle intention est absente ? Parler ainsi ne
signifie pourtant pas que l’énonciation “Je promets que…” soit fausse, dans le sens où la personne, affirmant
faire, ne ferait pas, ou décrivant, décrirait mal, rapporterait mal. Car elle promet, effectivement : la promesse, ici,
n’est même pas nulle et non avenue, bien que donnée de mauvaise foi. Son énonciation est peut-être trompeuse ;
elle induira probablement en erreur, et elle est sans nul doute incorrecte. Mais elle n’est pas un mensonge ou une
affirmation manquée […]. “Faux” n’est pas un terme nécessairement réservé aux seules affirmations » (ibid., p.
45. Nous soulignons).
23
Ibid., p. 49.
22
14
perdu et même si je ne sais pas ce que son prétendu auteur-scripteur a voulu dire
en conscience et en intention au moment où il l’a écrit, c’est-à-dire abandonné à
sa dérive essentielle » 24. Autrement dit, on peut lire un texte détaché de son
23F
contexte d’émission originaire d’où il tient son sens. Ce qui veut dire qu’un
texte n’implique pas que nous le rattachions à une origine intentionnelle, au
vouloir-dire déterminé qui l’a produit, pour fonctionner comme texte. Le sens
d’un texte et plus généralement d’un énoncé n’est pas saturable par le sens
présent que lui confère un contexte d’émission. Cette survie du texte et des
signes à leur contexte entraîne une indécidabilité 25 radicale quant à leur sens
24F
puisqu’aucun contexte déterminé n’arrive jamais à bout du signe écrit. Or c’est
bien cet aspect graphématique du langage qui affecte toute possibilité de
rattacher exhaustivement un énoncé à un contexte pour en déterminer le sens.
Mais Derrida infère de la possibilité pour des signes d’avoir un autre sens dans
un autre contexte, une généralisation de l’indécidabilité. Comme s’il ne devait y
avoir d’univocité qu’absolue. En l’absence d’une telle univocité absolue, parce
que les mots n’ont de sens qu’en contexte, Derrida conclut à une indécidabilité
de principe du langage. Or si Austin et Derrida convergent dans l’idée que le
sens des mots dépend du contexte ; en revanche, il n’est pas vrai que cette
dépendance entraîne une indécidabilité de principe. Si, certes, le mythe de
l’univocité absolue est déconstruit par la dépendance contextuelle de nos
énoncés, il n’est toutefois pas vrai qu’en contexte il ne soit pas possible de
décider du sens d’un énoncé. Nul besoin qu’un tel sens soit absolument rivé à
son contexte pour que le contexte permette de décider de son sens. Or c’est bien
cette nécessité que refuse Derrida en inférant de la puissance de remobilisation
et de réitération des mots et des énoncés d’un contexte à un autre, une
indétermination de principe du sens des énoncés situés en contexte. Selon lui,
24
J. Derrida, Marges, p. 377.
25
Derrida prend grand soin dans Limited Inc de donner à l’indécidable le statut paradoxal d’une instance de
détermination pragmatique, ce qu’il nomme l’instauration d’une « pragrammatologie » « “à la jointure d’une
pragmatique et d’une grammatologie” » (J. Derrida, Limited Inc, présentation et traductions par Elisabeth Weber,
Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1990, p. 274).
15
une errance sémantique et pragmatique serait inhérente à toute séquence de
signes. La situation contextuelle d’un énoncé ne serait qu’un aspect, un moment
de sa lisibilité continue d’un contexte à un autre, impliquant la déconstruction
des valeurs locutoires et illocutoires de toute énonciation située. Un énoncé
serait ainsi par avance indépendant de son contexte d’émission, de sorte
qu’aucune valeur illocutoire ne pourrait jamais lui être attribuée sans retomber
dans la métaphysique de la présence.
Derrida élabore un sens du contextualisme se réclamant sur quatre points
fondamentaux de l’analyse husserlienne développée dans les Recherches
logiques. La trace écrite se déploie itérativement, c’est-à-dire indépendamment
de la présence de tout signifié et de tout référent. Or que le langage puisse se
passer de tout corrélat idéal (signifié) ou réel (référent) est une découverte que
Derrida attribue aux avancées de Husserl dans les Recherches logiques. De
Husserl, Derrida retient :
1) Un énoncé n’a jamais besoin que son référent soit « présent » à la perception
du locuteur ou de l’interlocuteur pour disposer d’un sens intelligible. Il suffit
que le discours se rapporte à un objet signifié possible. Ainsi, l’absence de
remplissement intuitif de la visée signitive ne remet jamais en cause la
consistance logique de l’énoncé produit. En effet, la visée signitive vise à travers
le signifié un objet possible, elle l’intentionne dans l’horizon d’une éventuelle
confirmation référentielle (le fait que la présence de l’objet soit confirmée du
côté du monde). L’absence de l’objet visé n’est donc préjudiciable ni au sens ni
à la communication :
Si je dis en regardant par la fenêtre : « Le ciel est bleu », cet énoncé sera intelligible
[…] même si l’interlocuteur ne voit pas le ciel ; même si je ne vois pas moi-même […]
il appartient à la structure de possibilité de cet énoncé de pouvoir être formé et de
pouvoir fonctionner comme référence vide ou coupée de son référent 26. (M, 379)
25 F
26
Ibid., p. 379.
16
2) Il existe une modalité de fonctionnement du signe autonome par rapport à son
raccord à un signifié : la « crise » des sciences, décrite par Husserl, repose sur la
réduction du signe à une pure opérativité détachée de tout lien à la signification,
l’activité du scientifique est réduite à la manipulation de symboles coupés de
leur source intentionnelle originaire : « Je peux manier des symboles sans les
animer, de façon active, actuelle, d’attention et d’intention de signification (crise
du symbolisme mathématique, selon Husserl). ». L’absence du signifié ne courtcircuite pourtant pas l’utilisation efficace du signe puisque « Husserl insiste bien
sur le fait que cela n’empêche pas le signe de fonctionner : la crise ou la vacuité
du sens mathématique n’en limite pas le progrès technique […] ».
3) D’autre part, Husserl admettrait des significations non objectives (qui
n’auraient pas pour fonction de viser des objets présents ou possibles), comme
c’est le cas de la proposition « Le cercle est carré » qui est « une proposition
pourvue de sens. Elle a assez de sens pour que je puisse la juger fausse ou
contradictoire […] ». Derrida s’appuie ici sur la distinction husserlienne entre la
contradiction et le non-sens (sinnlos). La contradiction, soit l’impossible
corrélation de l’énoncé à un objet, ne peut être identifiée que si le sens demeure
inassimilable à la signification objective.
Si le sens était réduit à la signification objective, des énoncés contradictoires ne
pourraient jamais faire sens pour nous, comme étant contradictoires. Ainsi,
« “Cercle carré” marque l’absence d’un référent, certes, l’absence aussi d’un
certain signifié, mais non l’absence de sens » 27 . Derrida considère l’écriture,
26F
définie comme économie de la rupture avec la présence intentionnelle signitive
(conduisant du signe au signifié) et/ou intuitive (menant de la signification à la
référence), comme l’élément pathogène responsable de telles possibilités de
décrochage phénoménologique du signe avec la présence signifiée et/ou
référentielle.
27
Ibid., p. 379.
17
4) En revanche, dans le cas de la Sinnlosigkeit, le langage par son
agrammaticalité perd toute teneur de sens (les exemples ici de Husserl repris par
Derrida sont « le vert est ou », « abracadabra »). Dans les cas précédents (1, 2 et
3), souligne Derrida, les propositions étaient détachées de leur signification,
mais jamais d’une structure logique téléologiquement déterminée par l’accès
aux signifiés ou aux objets donnés en personne dans l’intuition. Contrat qui,
dans les cas précédents, n’était certes pas rempli, mais ceci par « déception »,
« crise » ou contradiction, et non par incapacité structurelle.
Dans le dernier cas (4) en revanche, c’est bien l’absence de cohérence
grammaticale qui paralyse toute velléité intentionnelle et, dans un tel cas de
figure, il n’y a plus de sens certes, mais pas non plus de possibilité de faire sens.
Contrairement aux premiers exemples mobilisés tributaires de l’horizon
téléologique du sens, « le vert est ou » renvoie pour sa part à l’« absolu de
l’absence » que nous avons abordé précédemment. L’énoncé « le vert est ou »
manifeste une forme de réticence radicale de la marque à l’endroit du sens.
Comme le rappelle Derrida, la spécificité des Recherches logiques, et plus
particulièrement de la quatrième Recherche logique, repose sur la fondation
d’une grammaire logique universelle, décrivant les conditions a priori grâce
auxquelles une proposition peut entrer dans un rapport de connaissance possible
à un objet. L’approche du langage, par description de structures grammaticales
pures, souderait ainsi celui-ci à la problématique exclusive de la vérité. Ainsi,
l’abord du langage chez Husserl ne s’ouvrirait que depuis l’horizon
logocentrique de la signification apophantique. Les cas précédents d’absence de
référent et de signifié ne dérogeaient pas à cet axiome de départ puisque par
exemple « le cercle est carré » se pensait à partir de la question de la vérité
comme opérateur de détermination de son statut logique (ici contradictoire).
Le cas de « le vert est ou » est plus complexe puisque ce type d’énoncé échappe
à l’emprise de la logique et se situe subversivement en marge de toute possibilité
structurelle de signifier quoi que ce soit. C’est pourquoi cet énoncé est présenté
18
par Derrida comme plus paradigmatique que les autres pour mettre en avant ce
qu’il cherche à avancer : un redéploiement du langage détaché de tout contexte
intentionnel producteur de signification. Ainsi détaché de tout « horizon de
vérité », ne répondant pas aux « conditions universelles de possibilité pour une
morphologie des significations dans leur rapport de connaissance à un objet
possible » 28 , l’énoncé « le vert est ou » manifeste de façon exemplaire la
27F
capacité scripturale du langage à s’émanciper de sa dépendance métaphysique à
l’endroit de la vérité et à exhiber ainsi sa capacité de rupture radicale avec le
registre de la présence. Cet énoncé révèle l’errance contextuelle par excellence
du langage comme écriture et annonce par là même la fin de sa raison d’être
métaphysique (conditionnée par la signification, la vérité et le vouloir-dire). Le
contexte, pour Derrida, est assimilé au moment de la production intentionnelle
de l’énonciation ; ici le décrochage du langage avec la logique du vouloir-dire
condamne a priori toute possibilité de rattacher de façon univoque une séquence
de signes à un contexte de production stabilisé.
Malgré son absence de signification, l’énoncé « le vert est ou » est exemplaire
du mouvement de la marque écrite, en tant qu’il permet de comprendre que le
rapport de l’énoncé à son contexte est commandé non par la logique du vouloirdire intentionnel mais par l’artificialité de la greffe. Ce que nous fait comprendre
« le vert est ou », c’est que le sens résulte systématiquement non d’un vouloirdire originaire et producteur mais d’une greffe, par laquelle l’énoncé se révèle
réticent à toute assignation intentionnelle déterminée : toute séquence de signes
peut être articulée en même temps à des contextes de parole divergents.
Le même énoncé « le vert est ou » comme agencement de marques et comme
marque lui-même n’a pas de topos apophantique, ni de destin logique à
accomplir a priori, il se met à faire sens en tant qu’il n’y est, par définition,
jamais a priori astreint. L’énoncé se met à faire sens par dérivation de sa
structure préalablement graphique. Une séquence de signes fonctionne
28
Ibid., p. 381.
19
sémantiquement et pragmatiquement dans un contexte parce qu’elle y a été
préalablement greffée, ce qui implique que son sens ne saurait dépendre de son
appartenance exclusive à un contexte déterminé. En effet, la phrase greffée
n’appartient qu’artificiellement au contexte auquel elle est rapportée, son
pouvoir de détachement au contexte est contemporain de son intégration
éphémère à celui-ci. Ce qui a pour conséquence que toute énonciation
performative présente, c’est-à-dire inscrite dans un contexte déterminé,
appartient toujours à une multiplicité indéfinie d’autres contextes en même
temps. Le pouvoir performatif de la séquence de signes mobilisée au présent
échappe systématiquement à l’intention qui la mobilise dans une prestation
performative contextualisée. La séquence « le vert est ou » appartient à la fois à
trois contextes différents, sans qu’il soit possible de les hiérarchiser, puisque les
critères d’adéquation d’un énoncé à son contexte (prenant pour centre la
présence intentionnelle productrice de sens) ne sont plus viables. S’il n’y a pas
de contexte privilégié, « le vert est ou » peut au moins être rapporté à trois
contextes intentionnels en même temps, ne se réduisant pour cette raison à
aucun d’eux, puisque toujours greffé, il reste greffable à d’autres contextes sans
fin. La séquence « le vert est ou » peut être greffée à des contextes très divers :
je peux vouloir dire « le verre est où », « où est passé le verre ? », mais la nature
greffée de mon énoncé implique que je puisse aussi dire, sans le vouloir, « le
vert est où » parlant du gazon, le « ou » dans les deux précédents cas devenant à
l’audition « où », mais cet énoncé peut vouloir dire aussi : « le vert est ou »
exemple d’agrammaticalité. L’énoncé n’est donc jamais saturé par un contexte
de production, il n’a pas de centre d’émanation expressive privilégié. Son sens
reste pour cette raison, en dernière instance, indécidable. Le point de vue ici
adopté n’est plus celui de l’articulation des mots à leur investissement
intentionnel (qui en règlerait le sens), mais celui des mots eux-mêmes qui,
indépendamment de la présence intentionnelle, demeurent réfractaires à tout
ancrage contextuel stabilisé. Déconstruire signifierait exhiber la « légalité »
20
dissidente du signe par rapport à la logique de la présence, « légalité » qui
prendrait pour forme la déstabilisation non réglée de toute légalité apophantique,
à travers l’itération infinie des signes, toujours déjà par avance greffés à une
multiplicité de contextes échappant à l’attention intentionnelle du locuteur qui
les mobilise. Le contexte présent ne sature pas la disposition graphique d’une
séquence de signes à pouvoir être greffée à des séries indéfinies de contextes qui
lui sont latents, c’est-à-dire à pouvoir continuer de faire sens, à performer, pardelà toute mobilisation intentionnelle déterminée. De cette façon, un énoncé
peut être retiré de son milieu d’origine, de l’intention originaire qui le gouverne,
pour être greffé à de nouveaux contextes de production, sans qu’un tel
mouvement puisse être d’une façon ou d’une autre contenu ni maîtrisé :
C’est sur cette possibilité que je voudrais insister : possibilité de prélèvement et de
greffe citationnelle qui appartient à la structure de toute marque, parlée ou écrite, avant
même et en dehors de tout horizon de communication sémio-linguistique ; en écriture,
c’est-à-dire en possibilité de fonctionnement coupé, en un certain point, de son vouloir29
dire « originel » et de son appartenance à un contexte saturable et contraignant .
28F
Une séquence de signes énoncée se caractérise ainsi par une aptitude à
pouvoir être citée, c’est-à-dire extraite de son contexte d’origine pour se mettre à
performer dans des contextes qui n’étaient pas originairement le sien, le
déploiement de la marque écrite ayant en effet rendu caduque l’opposition du
propre et de l’impropre.
Le déplacement généralisé des énoncés révèle qu’il n’y a pas
d’antécédence de l’énonciation sur sa citation, mais que, au contraire, tout
discours est toujours déjà par avance cité. Il s’agit ainsi pour Derrida de réveiller
les contextes latents que toute énonciation charrie avec elle et malgré elle. Ici le
contexte ne se définit plus exclusivement à partir de la catégorie de la présence
29
Ibid., p. 381.
21
puisque celle-ci implique une hiérarchisation des contextes relativement à
l’intention animatrice. Au contraire, en régime déconstructif, il s’agit d’assumer
l’entremêlement des contextes par lequel un énoncé continue de vouloir dire
indépendamment de sa signification présente, contextuellement déterminée, et
au-delà de ceux-ci, sans fin assignable. Autrement dit, il existe une multiplicité
de vouloir-dire contemporains de celui auquel le locuteur soumet, dans le
moment présent, les signes qu’il mobilise. La trace détachée de son origine
productrice se comprend avant tout comme greffe exportable sans limite à de
nouveaux contextes. Or le champ du renouveau contextuel est en somme infini
puisque tous les contextes sont susceptibles de citer des portions de signes. C’est
pourquoi Derrida, bien loin de défendre une thèse a-contextuelle sur le langage,
soutient au contraire une thèse qui se veut hypercontextualiste. Comme marque
écrite, le signe engendre sans fin de nouveaux contextes d’insertion pour
l’énonciation performative. Comme Derrida le souligne à de nombreuses
reprises dans Limited Inc, et notamment dans ce passage décisif :
Une des définitions de ce qu’on appelle la déconstruction, ce serait la prise en compte de ce
contexte sans bord, l’attention la plus vive et la plus large possible au contexte et donc un
mouvement incessant de recontextualisation. La phrase qui, pour certains, est devenue une sorte
de slogan en général si mal compris de la déconstruction (« il n’y a pas de hors texte ») ne
signifie rien d’autre : il n’y a pas de hors contexte 30.
29F
30
J. Derrida, Limited Inc, op. cit., p. 252. La dimension « citée » du performatif influencera considérablement le
champ contemporain des études dites « queer ». Judith Butler élaborera sous le patronage d’Austin et de Derrida
une théorie du performatif appliquée au « genre ». Pour Judith Butler, l’identité sexuelle résulte de la
sédimentation par répétitions de pratiques discursives socialement déterminées. D’une façon problématique,
assimilant le faire performatif (to do) avec une fabrication (to make) – Butler articule la théorie des actes de
discours d’Austin à la théorie althussérienne de l’interpellation –, la philosophe américaine pense l’identification
comme le produit résultant d’une discursivité performative itérée et itérable, laquelle itération ouvrirait, selon
elle, dans le champ des pratiques discursives socialement déterminées, la possibilité de gestes de
« déconstruction du genre », capables de contrecarrer le pouvoir performatif à l’œuvre dans la fabrication sociale
de l’identité sexuelle. Butler, à la suite de Derrida, oppose au pouvoir intentionnel du performatif un contrepouvoir « citationnel ». Dans un tel cas de figure, Butler soutient, en se réclamant de Derrida, qu’il n’existe pas
d’assignation performative absolue, que le pouvoir instituant est par avance « cité » et ainsi exposé à la menace
de répétitions performatives capables de rejouer la scène de l’acte originairement instituant, dans la mesure où
toute origine appelle pour se constituer pleinement la répétition citationnelle.
22