la métaphore de la mise en lumière dans le langage courant
Transcription
la métaphore de la mise en lumière dans le langage courant
LA MÉTAPHORE DE LA MISE EN LUMIÈRE DANS LE LANGAGE COURANT : ET SI ON TIRAIT ÇA AU CLAIR ? Soumaya LADHARI C.I.E.L. Université Paris 7 1. I NTRODUCTION L’importance du processus métaphorique dans le langage est aujourd’hui reconnue. Depuis la publication de Metaphors We Live By de Lakoff and Johnson la métaphore a reçu une nouvelle définition aussi étendue qu’abstraite. D’une simple figure de style où l’on substitue un terme à un autre, on en est venu à des définitions qui font référence à des phénomènes cognitifs profonds. Selon Lakoff (1996 : 165) la métaphore « …est un mécanisme cognitif qui a rapport aux concepts et non pas seulement aux mots et qui a trait principalement au raisonnement. La métaphorisation conceptuelle opère une projection entre domaines conceptuels. » La théorie de la Métaphore Conceptuelle est un domaine de recherche central dans le champ plus large de la linguistique cognitive. Au sein de ce domaine, les notions de Domaine Source (DS), Domaine Cible (DC), projection (mapping) métaphorique, schèmes expérientiels, inférence etc., sont devenus un vocabulaire commun pour l’exploration et l’analyse des phénomènes linguistiques et conceptuels liés à la métaphore. Les principes et les conclusions de ce cadre d’analyse ont été appliqués dans nombre d’études Cahier du CIEL 2000-2003 qui dépassent le champ de la linguistique. Le présent article s’inscrit dans le cadre de cette théorie et se propose d’étudier le comportement métaphorique d’une série de vocables appartenant aux champs sémantiques de la lumière et de l’obscurité et servant à l’expression en français de la facilité et de la difficulté de compréhension. Ne dit-on pas, quand quelque chose nous paraît évident, que c’est clair et net, que sinon quelques éclaircissements seraient les bienvenus? De même pour signifier qu’un point donné nécessite une explication on dirait qu’on devrait tirer cela au clair, y jeter plus de lumière, y apporter une clarification, etc. Pour élucider une affaire qui nous paraît opaque ou sombre on cherchera à en éclairer les zones d’ombre, on exigera plus de transparence et surtout on s’armera de beaucoup de lucidité. Ce sont ces observations et ces expressions, entre autres, qui ont guidé notre réflexion. Dans le but de parvenir à une caractérisation claire du réseau de relations métaphoriques qui relient ces expressions, nous avons formé une base de données tirée du journal Le Monde de l’année 1994 sur laquelle nous avons appliqué nos hypothèses pour en vérifier la validité. Il convient toutefois de noter que les expressions métaphoriques relevées ne s’appliquent pas toutes au domaine du savoir et de l’intellection, (ex : voix claire, sourire lumineux, etc.,). Cependant, le choix de se limiter à ce domaine cible (DC) est délibéré. C’est le lien entre la clarté et la compréhension d’un coté et l’obscurité et l’incompréhension de l’autre que ce travail vise à explorer. Concernant la métaphore qui nous intéresse ici, aucune étude, à notre connaissance, n’a été exclusivement consacrée à l’investigation des liens conceptuels qui relient la lumière à l’intelligibilité. Lakoff et Johnson (1980 : 57) ont signalé, très brièvement, les métaphores suivantes : « COMPRENDRE, C’EST VOIR ; LES IDEES SONT DES SOURCES DE LUMIERE ; et LE DISCOURS VEHICULE LA LUMIERE. ». Se penchant sur la structure sémantique et le changement sémantique, Sweetser (1990) a creusé la question de la polysémie des verbes de perception dans une approche synchronique et diachronique à la fois. Elle a très brillamment souligné les liens essentiellement métaphoriques qui relient les différents sens qu’un terme peut prendre au cours de son évolution historique. Nous nous proposons, à travers la présente étude, de combler ce qui apparaît comme une lacune pour la connaissance du français. Notre point de départ sera les unités lexicales et expressions telles qu’elles sont relevées dans leurs contextes d’origine. Nous nous inscrivons dans l’approche méthodologique définie, entre autres, par Grevy (2000, 11) qui propose « not a pure constructed way, but empirical constructialism, where we show how metaphors really work and then construct our thesis.” Après une présentation du cadre général dans lequel nous nous 144 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière positionnons et du corpus sur lequel est fondée la présente étude (2), nous passerons à une lecture statistique des résultats obtenus (3). Nos résultats seront ensuite analysés (4) afin d’arriver à la caractérisation finale de la structure conceptuelle externe et interne de la métaphore. 2. C ORPUS ET MÉTHODOLOGIE Le corpus sur lequel se fonde notre analyse a été élaboré, rappelons-le, à partir des numéros du quotidien Le Monde pour l’année 1994. Il comporte les listes d’occurrences des vocables suivants : clarifie(r, ent), clarté(s), clair(e/s/es), clairement, clarifiant(s/e/es), clarification(s), éclaire(er, ent), éclairé(s/e/es), éclairant(s/e/es), éclairci(r, ssent), éclairci(s/e/es), éclairage(s), éclaircissement(s), clairvoyance, clairvoyant(s), clair-obscur, élucide(er, ent) élucidation, lucidité, lucide(es), lucidement, translucide(s), perspicace, perspicacité(s), lumière(s), lumineux(se/ses), illumine(r, ent), illumination(s), brille(r, ent,), brillant(e/s/es), éclate(r, ent), éclatant(e/s/es), éclat(s), net(te/s/tes), jour, transparaître(aît, aissent), transparent(s/e/es), transparence(s), limpide(s), limpidité(s), obscurcir, obscurité(s), obscur(s/e/es), opacité, opacifier, opacification, ombre(s),, etc., Le Monde, journal quotidien d’expression française, couvre plusieurs secteurs de la vie politique, économique, sociale et culturelle. Des genres et des auteurs différents y sont représentés. Cette diversité thématique et discursive nous assure une certaine représentativité dans nos résultats, dans la mesure où le contenu reflète ce qui est dit dans différents domaines et différentes situations discursives par différentes personnes. Le choix des mots à étudier s’est fait au fur et à mesure. Nous avons commencé par étudier la fréquence d’emploi des mots apparentés aux champs lexicaux de la clarté et de la lumière. Nous avons ensuite analysé minutieusement le contexte des résultats obtenus ainsi que les définitions données dans différents dictionnaires. Les premiers vocables candidats étaient les synonymes et les antonymes et, dans un second temps, tous les mots reliés par étymologie à la notion de lumière et d’obscurité (ex : lucidité, perspicacité, limpide, etc.) Une fois le travail de sélection préliminaire terminé, nous avons procédé à l’identification des occurrences métaphoriques en général et de celles s’appliquant à notre DC en particulier. Les occurrences ont été replacées dans leur contexte d’origine afin d’être analysées. Le travail de balisage a été fait manuellement afin de distinguer les emplois métaphoriques des emplois littéraux dans un premier temps. Ensuite, nous avons isolé les métaphores ayant un rapport avec la compréhension. 145 Cahier du CIEL 2000-2003 Le balisage manuel présente des avantages certains en termes de qualité, cependant l’opération est coûteuse en temps. De plus, le linguiste devient le seul juge de la métaphoricité ou non des expressions qu’il analyse. Cette limitation est simplement inévitable comme le souligne M.H. Fries-Verdeil (1999) : 48-55) qui, citant G. Low, affirme que ce dernier « passe en revue différentes sources d’identification des métaphores (le chercheur, l’auteur luimême, une troisième personne) et conclut qu’aucune de ces méthodes n’est totalement dépourvue de subjectivité. » 3 . L ECTURE STATISTIQUE DES RÉSULTATS Dans le tableau qui suit (figure 1) nous présentons les résultats du dépouillement du corpus. Nous rappelons ici que nous sommes principalement intéressée par les métaphores qui ont pour DC le domaine de l’intellection c’est-à-dire un domaine ayant à voir avec des notions telles que la compréhension, le savoir, et l’esprit. Cependant, il nous paraît également intéressant de voir la fréquence de telles métaphores par rapport aux occurrences littérales des mêmes termes mais aussi par rapport aux métaphores ayant un DC différent. Cette fréquence, qui se trouve être assez importante, témoigne de la productivité des métaphores étudiées. Expressions métaphoriques clarifie(r/ent) clarifié(e/s/es) clarification(s) clarifiant clarté(s) clair(e/s/es) clairement éclaire(r/ent) éclairé (e/s /es) éclairant(e/s/es) éclairci(r, issent) éclairci(r/e/s/es) éclairage(s) éclaircissement(s) clairvoyance clairvoyant(e/s/es) clair-obscur(s/es) 146 Nombre total des occurrences relevées 192 50 229 5 297 2878 1355 382 277 91 72 68 260 62 49 24 36 Occurrences Occurrences métaphores du littérales métaphoriques domaine de écartées l’intellection 0 0 0 0 17 685 0 43 88 14 2 6 150 0 0 0 20 0 0 0 0 16 49 0 11 3 2 2 3 0 1 0 0 1 192 50 229 5 264 2144 1355 328 186 75 68 59 110 61 49 24 15 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière élucide(r, ent) élucidation(s) lucidité(s) lucide(s) élucidé(e/s/es) lucidement translucide(s) perspicace(s) perspicacité(s) transparaît(aître, aissent) transparent(e/s/es) transparence(s) limpide(s) limpidité(s) sombre(s) obscurci(r/ssent) obscurci(e/s/es) obscurité(s) obscur(e/s/es) opacité(s) opaque(s) 50 15 207 182 52 13 34 15 16 75 0 0 0 0 0 0 27 0 0 0 0 0 0 0 0 0 6 0 0 0 50 15 207 182 52 13 1 15 16 75 287 725 128 34 694 20 23 156 434 89 118 117 13 8 4 194 2 2 78 67 6 29 3 3 8 1 464 0 0 14 27 0 0 167 709 112 29 36 18 21 64 340 83 89 Figure 1 : répartition des résultats du dépouillement du corpus Au regard de ce tableau, on distingue trois catégories : 1- La première inclut des vocables dont toutes les occurrences sont métaphoriquement appliquées au domaine de l’intellection. Ex : clairement, clairvoyance, élucider, etc. 2- La deuxième catégorie comprend un large éventail d’expressions où les occurrences métaphoriques liées au domaine de la compréhension sont de loin les plus fréquentes. Il s’agit de vocables comme : clarté, opacité, etc. 3- La troisième catégorie regroupe des unités lexicales comme : translucide, et sombre où les métaphores de la compréhension sont rares. Globalement, les occurrences s’appliquant par métaphore au domaine de la compréhension sont beaucoup plus fréquentes que les occurrences littérales ou d’autres métaphores. C’est la preuve de l’importance et de la productivité du système de projection que la présente étude s’efforce d’analyser. 4. A NALYSE DES RÉSULTATS 147 Cahier du CIEL 2000-2003 Nous consacrons cette section à l’analyse des résultats que nous avons obtenus et nous commencerons par l’étude des métaphores que nous avons choisi d’écarter de l’analyse. 4.1. Métaphores écartées de l’analyse Nous avons pu constater en (3) que les expressions métaphoriques ayant un DC différent du domaine de la compréhension sont présentes avec des fréquences plus ou moins faibles. Les dictionnaires les qualifient d’emplois métaphoriques au même titre que celles qui constituent l’objet de ce travail. De plus les DS sollicités sont les mêmes. Pourtant, le sens métaphorique, résultant de la projection métaphorique à travers ces deux catégories, présente des différences cruciales. En fait, ce sont les systèmes d’inférences activées par la projection qui révèlent des divergences sémantiques. Pour mieux saisir cette distinction nous proposons de regarder d’un peu plus près les couples d’exemples suivants : un souvenir clair un visage éclairé (par un sourire) un journal obscur vs vs vs une définition claire une affaire éclairée (par l’actualité) un objectif obscur Un souvenir clair est un souvenir qui est facile à évoquer ; une définition claire, par contre, est une définition qu’on peut facilement comprendre. Un visage éclairé (par un sourire) évoque l’image d’un visage radieux illuminé d’un grand sourire ; une affaire éclairée par l’actualité, par contre, est une affaire qui est plus facile à comprendre grâce à la découverte de nouvelles informations la concernant. De même, un journal obscur est un journal peu connu tandis qu’un objectif obscur fait référence à un objectif dont on ne peut saisir l’essence. Ce que ces couples de métaphores ont en commun c’est la projection d’une Gestalt propre aux DS de LUMIERE ou d’OBSCURITÉ sur un aspect correspondant du DC. En particulier, c’est la propriété d’être source de clarté ou d’obscurité qui est transférée. En revanche, ce qui départage ces deux classes d’expressions sont les types d’inférences ajoutées que les expressions du second type évoquent. Il s’agit notamment d’inférences imposées par le domaine de l’intellection. Du point de vue de la théorie de la MC, ce qui distingue ces deux groupes de métaphores est ce qu’on est convenu d’appeler « la réécriture par le domaine cible ». Selon Lakoff (1996 : 165) « La MC opère une projection entre domaines conceptuels. Elle conserve la structure inférentielle du raisonnement jusqu'à ce j’appelle la réécriture par le domaine cible. » Pour 148 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière élucider ce phénomène, il donne l’exemple de l’expression métaphorique ‘donner une idée’ où, explique-t-il, on donne une idée qu’on continue de garder même après l’avoir donnée. C’est la fonction même de la métaphore de garder l’inférence qui résulte de la projection entre les deux domaines source et cible. Cependant, la structure du DC, surtout quand il s’agit d’un concept relativement abstrait, a tendance à imposer ses contraintes et va ajuster le résultat du transfert à ses particularités propres. L’inférence qui devait être conservée se trouve alors redéfinie selon les données du domaine cible. D’une certaine manière, nous pouvons affirmer que chaque DC ajuste la structure de l’aspect transféré à sa façon, et que, par conséquent, le résultat de chaque projection est unique, même si le domaine de départ est le même et qu’il s’agit de la même Gestalt projetée. Ce phénomène est seulement plus perceptible quand le DC est un domaine d’une grande abstraction. Le domaine de l’intellection, qui nous intéresse ici, est un domaine hautement abstrait. C’est ce qui justifie la grande différence évoquée par les deux séries d’exemples cités précédemment. Nous verrons plus loin que la métaphore de la mise en lumière pour la compréhension cache, ou plutôt révèle, un réseau complexe de métaphores entrecroisées qui tracent et détaillent les chemins de la projection entre DS et DC. 4.2. Métaphore de la mise en lumière appliquée au DC de la compréhension : vue de l’extérieur A partir de la lecture (statistique) des résultats, nous avons pu constater qu’il existe, en français, un large éventail d’expressions employées métaphoriquement établissant le lien entre les domaines de la lumière et de la compréhension ou encore entre l’obscurité et l’incompréhension. Ces expressions nous renseignent surtout sur la façon dont le concept de COMREHENSION est appréhendé en français. Plus particulièrement, elles nous donnent un accès - qu’elles seules peuvent donner - à la structure de ce concept et aux différentes relations qu’il peut entretenir avec d’autres concepts. Les expressions métaphoriques qui ont été retenues dans le cadre de cette étude évoquent (plusieurs variantes d’) un même scénario. Dans la plupart des cas il s’agit de résoudre une énigme. Le mystère à élucider est typiquement conçu comme étant/se situant à l’intérieur d’une zone obscure. L’énonciateur, quant à lui, est perçu comme un observateur/explorateur qui s’arme d'une lumière qu’il doit projeter sur la zone d’ombre afin de l’éclaircir. Il peut luimême être source de lucidité et contribuer à tirer au clair l’affaire en question. La zone d’ombre peut également être à l’intérieur de l’observateur, et le but 149 Cahier du CIEL 2000-2003 sera alors de l’éclairer70. Les exemples suivants laissent transparaître cette perception. Les expressions soulignées décrivent l’isotopie textuelle du DC. Elles fournissent une caractérisation très riche de son frame et guident l’interprétation de la Gestalt projetée. (1) Quoi qu'il en soit, le doute était créé. Le trouble était instillé, logé, dans les esprits. Et la colère spontanée, l'écoeurement, l'horreur étaient insidieusement parasités par une suspicion vicelarde comme s'il fallait à tout prix éviter d'y voir trop c l a i r et, dans une situation plus l i m p i d e que jamais, réinjecter sans tarder une nouvelle dose d'obscurité. (2) Ce bilan comporte des z o n e s d ' o m b r e , plus ou moins soulignées selon les tendances politiques des observateurs. Nicole Fontaine, vice-présidente du Parlement européen et vice-présidente du CDS, qui doit faire effort pour modérer sa sympathie et salue " la foi communicative de Delors dans l'Europe, l'impulsion extraordinaire qu'il a donnée à la construction communautaire ", observe, en associant d'ailleurs le Parlement à ce défaut de c l a i r v o y a n c e , " qu'on n'a pas v u s u f f i s a m m e n t la dérive technocratique de la Commission, ce qui explique le retour de bâton lors du débat sur Maastricht. Dans ce qui suit, nous nous proposons d’analyser les différentes configurations conceptuelles évoquées par les expressions métaphoriques retenues. Il est intéressant d’observer que la variété ne se limite pas au niveau de l’expression linguistique ; elle est le reflet de structures conceptuelles diverses. Nous commencerons tout d’abord par décrire les métaphores qui véhiculent une vue de l’extérieur de la scène d’éclairage. Il s’agit surtout de métaphores qui activent certains aspects de l’action de mise en lumière. 4.2.1. <LA LUMIÈRE / L’OBSCURITÉ DÉFINIT UN DOMAINE SPATIAL> La projection métaphorique qui définit la lumière ou l’obscurité comme zone spatiale est la plus présente dans notre corpus. Elle est sous-jacente aux autres métaphores dont l’analyse va suivre. (1) La décision du commandant des " casques bleus " de demander son rappel anticipé a m i s e n l u m i è r e un malaise croissant dans la FORPRONU, dont plusieurs dirigeants des pays participants se sont faits l'écho. (2) En orientant l'oeuvre de celui-ci vers un horizon strictement français, Jeannette Colombel laisse sans doute dans l ' o m b r e des influences qui furent déterminantes, mais, en aboutissant à la question 70 Notre corpus abonde en exemples où les expressions métaphoriques sont utilisées d’une façon redondante (ex un éclairage clair, poser clairement les termes d'une clarification, mettre au clair aussi nettement que possible, avec une clarté maîtrisée et parfaitement limpide, etc. ). On rencontre également des exemples où les termes sont utilisés de manière à créer un effet d’oxymore (ex l'obscure clarté) 150 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière de l'authenticité et de la liberté de " l'homme en situation ", c'est-à-dire en reprenant le vocabulaire de Sartre, elle jette un é c l a i r a g e nouveau sur une oeuvre que son auteur lui-même répugnait à qualifier de philosophique. Cette métaphore locative divise le champ ainsi défini en un dedans et un dehors. Chaque champ se comporte alors comme un contenant qui présente une frontière séparant un extérieur d’un intérieur. 4.2.2. <LA LUMIÈRE CONTENANT> / L’OBSCURITÉ EST UN Cette métaphore découle naturellement de la précédente. Le schème du contenant est l’une des configurations les plus saillantes dans la réflexion cognitive. Selon Lakoff et Johnson : « Nous sommes des êtres physiques limités et séparés du reste du monde par la surface de notre peau, et nous faisons l’expérience du reste du monde comme étant hors de nous. Chacun de nous est un contenant possédant une surface limite et une orientation dedans-dehors. Nous projetons cette orientation dedans-dehors sur d’autres objets physiques qui sont aussi limités par des surfaces, et nous les considérons comme des contenants dotés d’un dedans et d’un dehors. » (1980 : 39/40) Les exemples suivants ont en commun la perception de la zone plus ou moins éclairée comme un contenant. L’objet que l’observateur recherche se trouve, dans la plupart des cas, dans un lieu obscur ; pour bienl’(ap)préhender l’explorateur doit le mettre en lumière. Les prépositions dans et au renforcent l’idée du contenant. Notons, par ailleurs, que dans est utilisé avec ombre pour dénoter un lieu clos et par conséquent renforcer l’idée d’inclusion dans un espace ; tandis que ‘au’ évoque plutôt la finalité et éventuellement une certaine ouverture. (3) Le financement n'a toujours pas été débloqué. Une question qui est r e s t é e d a n s l ' o m b r e depuis le début des discussions. (4) La doctrine française était de ne pas accepter l'élargissement sans l'approfondissement, c'est-à-dire sans mise en ordre des institutions et m i s e a u c l a i r des procédures de direction de l'Union. (5) C'est seulement en 1809 que Chateaubriand rédigea le préambule des Mémoires de ma vie, et c'est à l'automne 1811 qu'il se mit véritablement à cet ouvrage. Il avait l'ambition de se tirer au clair et de connaître mieux les sentiments qui le traversaient ou l'agitaient. " Je veux expliquer mon inexplicable coeur ", déclarait-il. Dans le dernier exemple, le personnage décrit souhaite se transporter dans un espace plus clair afin de mieux percevoir ‘les sentiments qui le traversaient’. Il s’agit là d’une mise en scène où l’énonciateur, cherchant à y voir plus clair, va déplacer son être vers un espace plus éclairé où il deviendra assez transparent pour qu’il puisse le percer de son regard afin de comprendre l’essence de ce qui le traverse. 151 Cahier du CIEL 2000-2003 4.2.3. <LA (MISE EN) LUMIÈRE OBJECTIF Â ATTEINDRE> EST UN Dans ce schéma de projection, non seulement le lieu éclairé ou sombre mais aussi l’action d’éclairage elle-même sont vus comme un objectif à atteindre. L’emploi de la préposition ‘à’ qui décrit métaphoriquement la finalité corrobore cette perception. (6) Contrairement aux aspirations des tenants du " ni-ni ", le clivage droitegauche traverse aussi les écologistes. Comme le dit, par boutade, M. Lalonde, pour parvenir à cette clarification, il faudrait que les Verts et Génération Ecologie " s'échangent leurs minorités ". (7) Le rôle de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) devrait être d'aider les différents gouvernements à a t t e i n d r e c e b u t c l a i r : la création d'une économie internationale ouverte. (8) Au-delà de l'échéance européenne, une telle opération pourrait cependant a b o u t i r à u n e n é c e s s a i r e c l a r i f i c a t i o n. (9) Peu attiré par les débats académiques il a, sa vie durant, privilégié l'observation des faits, et surtout cherché à éclairer la décision et l'action plus qu'à alimenter la théorie économique. Contrairement à ce que la bonne morale pourrait enseigner, l’obscurité peut aussi être vue comme un objectif à atteindre. Le maintien dans l’obscurité, qui est décrit comme l’action opposée à la mise en lumière, peut être envisagé comme une finalité en soi comme le montre l’exemple (10): (10) Montesquieu, qui a joué d'une certaine obscurité, opte pour la réserve : […] Cette question de la mise en lumière ou du maintien dans l'obscurité reste l'une des plus actuelles dans l'univers médiatico-démocratique propice aux fausses transparences. 4.2.4. <LA (MISE INSTRUMENT> EN) LUMIÈRE EST UN Dans le cadre de cette projection, la lumière peut-être conçue comme un instrument qui aiderait l’observateur à atteindre son objectif. C’est la projection de la lumière sur la zone obscure, ou encore le déplacement de l’entité à comprendre vers une zone éclairée qui va aider l’observateur à mieux percevoir et à mieux comprendre. Cette conception est illustrée, entre autres, par l’emploi de la préposition avec dans les exemples suivants : (11) Il fallait un bloc politique très fort pour riposter et faire face au bloc communiste. Mais, à l'époque, personne ne pouvait percevoir avec c l a r t é les risques de cette alliance politique anticommuniste (12) Elle est la seule romancière qui ait osé aborder avec autant de clarté et d'audace la sexualité. (13) Nous accueillons la clarification a p p o r t é e et la réaffirmation que la 152 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière politique russe à l'égard des Etats baltes demeure inchangée. (14) Cette mise au point constitue pour l'essentiel une redite de la déclaration anglo-irlandaise du 15 décembre dernier, mais elle a p p o r t e un é c l a i r a g e inédit sur certains p o i n t s . (15) " Nous n'avons pu ni su incarner aux yeux des citoyens une alternative politique cohérente et crédible, déclare le texte, (...) mais n o u s f a i s o n s l e c o n s t a t a v e c l u c i d i t é : à nous d'unir nos forces. Dans ce dernier exemple, lucidité a su garder son ancrage métaphorique. Etymologiquement, la lucidité renvoie à ‘l’aspect brillant, la clarté, la netteté’. Notons que toutes les occurrences de lucidité, et des vocables qui lui sont reliés, appartiennent au domaine de l’intellection. 4.2.5. <LA MISE EN CHEMIN(EMENT)> LUMIÈRE EST UN La poursuite d’un objectif implique forcément une démarche, un chemin à suivre. Cette image évoque un schème très important dans la littérature cognitive, c’est celui de SOURCE-CHEMIN-BUT . Ce schème projette l’image d’un parcours qui relie un point de départ à un point d’arrivée par une série de pas(sages) qui tracent le chemin. Le processus d’éclairage, vu sous cet angle, est assimilé à un parcours caractérisé par un début, une fin et des étapes intermédiaires. Dans le cadre de cette projection, l’observateur entreprend une action d’éclairage sur un lieu ou encore sur lui-même. Il aura à entamer un processus de clarification où, comme sur un chemin, il avancera pas à pas dans le sens de la clarté. Il ira même jusqu’ à s’aventurer et prendre des risques si les choses s’avèrent moins évidentes. Le but c’est d’arriver au bout du chemin, c’est-à-dire de parvenir à la clarté nécessaire. (16) Fondues dans une trentaine d'articles législatifs, ces mesures visent, pour le gouvernement, non seulement à mieux identifier les causes du déficit du régime général mais aussi à entamer une prudente c l a r i f i c a t i o n des relations entre l'Etat et les gestionnaires patronaux (17) Politiquement, cette redistribution des sièges favorable aux réformistes permet au gouvernement d'aborder plus sereinement la c l a r i f i c a t i o n promise des règles de représentativité. (18) Le président du directoire de Pinault-Printemps f r a n c h i t un pas de plus dans la clarification des structures du groupe dont il a pris les rênes le 1 mai 1993. (19) Les nouveaux venus, enfant de l'exil accomplissant un parcours initiatique transparent vers l'origine ou romancier rêvant de chausser les bottes de Malraux tout en gérant sagement ses tirages. (20) Longtemps immobile, le paysage politique japonais est devenu mouvant. Le mot de " réforme " est sur toutes les lèvres, mais rares sont ceux qui s'aventurent à en c l a r i f i e r les orientations. La mise en lumière donc définit un chemin à suivre qui est censé guider 153 Cahier du CIEL 2000-2003 l’observateur dans sa manœuvre et éviter qu’il s’égare. L’exemple suivant , en soulignant l’opposition entre éclairer et égarer, montre ce rôle joué par la lumière vue comme chemin : (21) Aujourd'hui, à l'effacement des systèmes religieux traditionnels s'oppose une extension du sacré qui " é c l a i r e e t é g a r e " tout à la fois. Dans la vie de tous les jours, cependant, cela peut nous arriver de rater notre cible et ne pas voir nos efforts aboutir. Nous resterons alors quelque part entre le point de départ et le point d’arrivée. La zone cible reste inaccessible. Cet aspect, qui appartient à la structure globale du domaine de départ, fait partie de la Gestalt transférée par la projection. Ces inférences sont actualisées dans les expressions suivantes où l’on peut voir que l’observateur peut rester assez près (à peu prés) du point final (ex31) et ne pas arriver à clarifier sa cible. (22) Au fil des ans, de nombreuses missions de recherche sur le terrain et d'une coopération de mauvais gré de la part de Hanoi, le sort de la plupart d'entre eux a é t é é c l a i r c i o u à p e u p r è s . Cette observation met en relief l’aspect graduel de l’action de mise en lumière. En effet, nous constatons que les domaines de lumière et d’obscurité présentent une gradation interne qui peut être assimilée à une échelle comportant des degrés différents de clarté et/ou d’obscurité. Cette échelle est constituée par une série de points et de niveaux qui reflètent l’importance estimée de l’éclairage. Les exemples qui suivent montrent bien cet aspect graduel. (23) Ne pouvez-vous essayer de ravoir ces trucs-là raisonnablement ? (...) Je n'ai de réels élans qu'en grands formats... " On ne voit que trop aujourd'hui à quel point l'homme était lucide. (24) " Pour le reste, le nouveau ministre de l'industrie n'oublie jamais qu'il provient des rangs de la Ligue, Aussi, comptez sur nous pour é t a b l i r un m a x i m u m d e c l a r t é d a n s c e d o m a i n e. (25) La relecture différente (et différée) de ces textes nous replace à des altitudes de lucidité souhaitable en une période cathodique qui n'interprète plus les signes d'un ciel de cirque où le néant fait looping. (26) Ce p o i n t mérite d'être é c l a i r c i , et évalué au plus haut niveau. Rien n'est pire que l'impuissance consistant à brandir une menace que l'on sait irréalisable. Cette gradation interne à chaque concept peut déboucher sur une intersection entre différents concepts et nous assisterons alors à l’effacement de frontières qu’on croyait, à tort, bien délimitées. Ceci n’est pas seulement dû au fait que le degré de clarté ou d’obscurité est avant tout une question de point de vue. En effet, sont attestés dans notre corpus des emplois qui accentuent ce caractère délibérément flou, apparent surtout dans des cas d’euphémismes. Le meilleur exemple qu’on puisse citer, notamment à cause de sa grande fréquence d’emploi, est l’utilisation de manque de clarté pour signifier obscurité, lequel a 154 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière une connotation nettement plus négative. (27) Cette polémique aura au moins eu le mérite de faire manque de clarté de la directive européenne . apparaître le 4.2.6. <L’OBSCURITÉ EST UN ETAT DE SIÈGE> Dans le cadre de cette métaphore, l’obscurité est vue comme entourant l’affaire qui doit être élucidée. L’état de siège évoque avant tout un état de fermeture qui rend la zone assiégée impénétrable. Il convient également de noter que l’ombre assiégeant la zone cible est vue comme un nuage à dissiper, un état de confusion qui peut déboussoler l’explorateur en quête de clarté. Cette perception est diamétralement opposée à celle évoquée par la clarté qui est associée à un état d’ouverture et de franchise (41). Par ailleurs, le système d’orientation évoqué par les concepts de lumière et d’obscurité (4.2.8) et la hiérarchie qu’il impose aux concepts de lumière et d’obscurité associent la lumière au positif et l’obscurité au négatif selon la projection LE BIEN EST EN HAUT, LE MAL EST EN BAS. Cette association est très perceptible dans plusieurs exemples surtout dans le cas de concepts liés à l’obscurité où nous voyons que celle-ci évoque le doute, le mystère, l’inquiétude, voire même le danger des notions qui créent l’isotopie du DC. (28) Le fait qu'en plaçant le général Zéroual aux avant-postes, l'armée se soit plus directement impliquée dans la gestion des affaires de l'Etat, ne dissipe pas les z o n e s d ' o m b r e qui entourent le drame algérien. (29) Passons sur ses négociations avec Nordling pour la trêve des combats du 19 août : les premières sont relativement c l a i r e s , la seconde et les troisièmes embuées d'obscurités, de sous-entendus et de non-dits... De tout cela, sourd une impression générale... d'imprécision, que, peut-être un jour, les papiers de Nordling permettront de dissiper. (30) Mais si quelques-uns des faits qui ont constitué la trame de la libération de la capitale sont relativement bien connus, d'autres demeurent encore entourés d'un halo d'incertitudes, voire d'opaques obscurités. (31) Elles se présentent sous la forme de quatrains… Nostradamus a donc crypté ses visions au moyen d'anagrammes volontairement obscures. (32) Dans une volonté de " c l a r i f i c a t i o n et ouverture ", lors de son congrès extraordinaire de Perpignan, en décembre 1992, la fédération s'était dotée de nouveaux statuts qu'elle inaugurait, cette année, à Tours. 4.2.7. <L’ÉCLAIRAGE EST UNE MISE EN SCÈNE> Cette projection est basée sur un fondement différent des précédentes métaphores. En effet, elle est inspirée des jeux d’ombre et de lumière 155 Cahier du CIEL 2000-2003 caractéristiques des scènes de théâtre. Le processus d’éclairage est mis en scène en termes de manipulations de projecteurs. La métaphore de la scène, bien que peu fréquente, est importante dans la mesure où elle rappelle la métaphore de la vie comme pièce de théâtre. De ce point de vue, elle peut même être vue comme sous jacente aux autres projections. (33) J'observe néanmoins q u ' e n d i r i g e a n t l e p r o j e c t e u r vers les zones d'ombre du traité et les a m b i g u ït é s qu'il c o m p o r t e , ils contribuent grandement à la c l a r i f i c a t i o n du débat. Car ce débat n'est pas terminé. (34) Il y aura des fêtes, à Cannes. Celle qui détaille les règles du jeu à la suite du mariage de la Reine Margot. Trois fois la multitude, le désordre, les conflits, trois fois une mise en scène qui éclaire, organise, donne à voir et à comprendre. 4.2.8. <LA LUMIÈRE EST L’OBSCURITÉ EST EN BAS> EN HAUT / Outre les métaphores structurelles, qui ont à faire à la structure des domaines source et cible, la théorie de la MC distingue les métaphores d’orientations qui donnent aux concepts une orientation spatiale. Les «orientations métaphoriques ne sont pas arbitraires. Elles trouvent leur fondement dans notre expérience culturelle et physique. » (Lakoff et Johnson 1980 : 24) Le fondement de ces deux métaphores, dans notre expérience, est basé sur le fait que, typiquement, les rayons de lumière viennent d’en haut (soleil, lampe, etc.) pour éclairer des espaces ou des entités qui se trouvent en bas. De même, les lieux se trouvant en profondeur sont généralement obscurs, étant difficilement exposés à la lumière. La préposition sur indique la directionalité de la projection du flux lumineux, la zone d’ombre se trouvant obligatoirement en dessous. Les exemples suivants montrent bien ce système d’orientation : (35)[ C'est du côté des interdits qu'un peu de clarté peut descendre. Pour tout ce qui touche au vif de la chose, à son arête, je ne me crois pas plus certain aujourd'hui que je l'étais à dix années d'ici. (36) C'est donc cette marionnette qui aura projeté la lumière la plus crue et peut-être la plus lucide sur cette réforme, même Reagan n'avait pas réussi cela : faire payer les pauvres pour l'école des riches. (37) Les choses ne sont pas pour autant éclairées jusqu'au fond, mais enfin ce livre ouvre des pistes. (38) "L'humanité est à ce point plongée dans les ténèbres, écrit Andreïev, qu'elle a besoin de talents pour é c l a i r e r s o n c h e m i n et qu'elle prend soin de ceux-ci comme de gemmes infiniment précieuses Toutefois, une autre série d’exemples décrit un autre scénario avec un système d’orientation différent, ce qui nous conduit à conclure qu’il y a deux 156 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière cas de figures : 1- Dans le premier cas de figure le lieu en question reçoit (ou est privé d’) un éclairage par un agent extérieur (humain ou non-humain): cela apparaît dans des expressions types : faire la lumière sur une question, dissiper les zones d’ombre, clarifier une position, etc., L’objet/le lieu est le point d’arrivée qui va accueillir la lumière apportée. 2- Dans le deuxième cas c’est le lieu en question qui est source de lumière ou d’obscurité. Cela apparaît typiquement dans des expressions comme : il est clair que, un événement obscur, un parcours transparent, une zone obscure, etc., Cet objet/ce lieu est vu comme le point de départ de (l’absence de) la lumière. La différence cruciale entre ces deux cas de figures concerne l’orientation du regard de l’observateur dans la scène globale. Dans le premier cas de figure, le regard de l’observateur est fixé sur la zone à éclairer qui, vraisemblablement, manque de clarté. La lumière est souvent perçue comme un instrument qui va aider l’observateur dans son entreprise. Elle peut également provenir de l’observateur lui-même. Dans le deuxième cas de figure, c’est l’objet en question qui est source de clarté et ce sont les yeux de (la tête) de notre observateur qui seront la cible de cet éclairage : (39) Leur travail f o u r n i t u n é c l a i r a g e h i s t o r i q u e à u n e s i t u a t i o n que le plus grand nombre ne voit que dans son immédiateté. (40) Je ne saurais, par ailleurs, apporter à la cour quelque é c l a i r c i s s e m e n t q u e c e s o i t sur la personnalité de l'accusé. (41) Les principaux dirigeants politiques a p p o r t e r o n t à l'antenne un é c l a i r a g e e n p r o v e n a n c e des principales capitales européennes. (42) A la fois diplomates et juristes, ils apportent, ce qui est rare s'agissant de l'interprétation de grands documents internationaux, une analyse scrupuleuse des textes, éclairée par une profonde c o n n a i s s a n c e des circonstances qui les ont fait naître. 4.2.9. Métaphtonymie Dans son article sur l’interaction entre la métaphore et la métonymie dans le langage figuratif, Goossens (1995) introduit le terme de métaphtonymie (metaphtonymy) qu’il utilise pour décrire l’interaction entre métaphore et métonymie. Selon lui, de nombreuses métaphores ont leurs racines dans des métonymies. Ce phénomène est perceptible dans notre corpus à travers des exemples comme : (43) Que devient ce principe dans la nouvelle législation ? Ou, pour être c l a i r , demande-t-on aux collectivités publiques de réparer les établissements qui existent ou d'en créer de nouveaux ? (44) Outre l'effet de simple remplissage, c'est le fait de paraître obscurs et confus. 157 Cahier du CIEL 2000-2003 (45) Même volonté d'apaisement à l'égard des ingénieristes : " Il faut que l'on soit plus transparent . (46) il a adressé au chef du gouvernement un message clair : le PS est de retour, une offensive tous azimuts contre la majorité est lancée. Pour mieux saisir ce phénomène de métaphtonymie, il suffit d’observer la différence entre les trois premiers et le dernier exemple. Tous les quatre sont métaphoriques. Seulement, les trois premiers sont clairement basés sur des métonymies. Dans les exemples (44) à (46), être clair, transparent, ou obscur cela veut dire tenir un discours qui soit clair, transparent, ou obscur respectivement, lesquels emplois sont métaphoriques. Les métonymies qui sous-tendent les trois premiers exemples confondent les discours (paroles, messages, etc.,) avec les personnes qui les profèrent. Dans la section précédente nous nous sommes efforcée d’esquisser une vue de l’extérieur des différentes métaphores qui structurent nos DS. Notre objectif était de mieux saisir ces concepts de clarté et d’obscurité afin de mieux discerner le lien avec le DC de compréhension. Comme nous le verrons plus loin, ces conceptions de nos DS ont une incidence sur la structure interne de la métaphore que nous étudions. La partie que nous entamons maintenant est consacrée à une vue de l’intérieur de l’action d’éclairer dans le but d’élucider le comment et le pourquoi de ce lien entre DS et DC. Que fait-on exactement quand on procède à l’éclaircissement d’un point donné supposé être obscur ? Par quoi commence-t-on ? Quels sont les différents pas à faire ? où voulons-nous en arriver? Comment pourrons-nous expliquer la quasi-synonymie des expressions suivantes : je comprends, je vois, je saisis, ou encore ce n’est pas clair, ce n’est pas accessible, c’est impénétrable, etc. ? C’est la réponse à de telles questions qui nous mènera à mieux saisir la structure interne de notre métaphore. 4.3. Métaphore de la lumière vue l’intérieur : une structure composite de Au regard des exemples formant notre corpus nous pouvons constater que la métaphore étudiée se décompose en fait en quatre phases. Autrement dit, la lumière et la compréhension semblent être deux points limites sur un continuum formé par une série de passages conduisant de l’un à l’autre. Le but de cette section est de décortiquer ces relations afin d’avoir une meilleure appréciation de la structure de notre métaphore. 4.3.1. Clarté et visibilité Le premier passage met l’accent sur le lien entre lumière et visibilité ; ce sont deux concepts que nous considérons comme distincts mais très contigus 158 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière d’un point de vue expérientiel. En effet, dans notre expérience de tous les jours, il existe une corrélation entre la clarté et la visibilité à savoir que les choses/lieux que nous pouvons le mieux voir sont les mieux éclairés. Dans les définitions que propose le TLF pour clair, transparent, opaque et ombre (ci-dessous) nous remarquons que dans les deux dernières définitions le dictionnaire ne fait pas allusion à la propriété « ne permet pas de voir, être invisible ». Pourtant cette propriété fait partie de la définition littérale de clair et de transparent. C’est ce qui nous conduit à dire que cette propriété n’est pas première, qu’elle est en effet dérivée : (a) clair : ‘Qui rayonne, donne une bonne lumière, qui illumine, qui permet de voir’ , (c’est moi qui mets en italiques) (b) transparent : ‘Qui laisse passer la lumière, qui ne fait pas écran à la vision’. (mes italiques) (c) opaque : ‘État, qualité de ce qui est opaque ; propriété d'un corps de ne pas transmettre certaines radiations ou certains rayons’ (d) ombre : ‘Diminution plus ou moins importante de l'intensité lumineuse dans une zone soustraite au rayonnement direct par l'interposition d'une masse opaque.’ Dans un contexte concret ce lien est tellement évident qu’on peut supposer qu’il est inutile de le mentionner explicitement. Par contre, cette distinction prend toute sa pertinence dans un contexte abstrait comme celui de nos DC. En effet, la propriété « être visible » devient plus ‘perceptible’ dans un contexte abstrait où la propriété ‘être clair/sombre’ résulte d’une projection métaphorique bien définie. L’existence de la propriété être (in)visible dans le(s) DC(s) nous montre le fonctionnement de la projection métaphorique et notamment sa tendance à conserver le réseau d’inférences du domaine source. Du fait de la contiguïté des deux aspects en question dans le domaine de départ, nous retrouvons cette même contiguïté translatée dans le domaine cible et réfléchie sous la forme des expressions métaphoriques récoltées : (47) Quant aux téléspectateurs, ils y voient à présent plus c l a i r dans la complexe situation en Russie (48) C'est le même Orient qu'on retrouve dans les Epigraphes antiques de Debussy composées à l'origine pour accompagner les Chansons de Bilitis. Mais on perçoit plus clairement que chez les prédécesseurs de Debussy ce qui fut au fond la principale raison d'être de l'exotisme en musique (49) D'un homme politique qui se fait le biographe d'un personnage historique on n'attend pas des informations inédites mais plutôt un p o i n t de v u e personnel, qui a p p o r t e un é c l a i r a g e significatif Comme nous le montre l’exemple (51), l’opacité peut-être causée par un obstacle tel que le caractère embrouillé de l’affaire. Remarquons au passage que 159 Cahier du CIEL 2000-2003 embrouillé est cité, dans le TLF, comme l’un des antonymes de clair. (50) Les porte-paroles auxquels nous avions demandé des é c l a i r c i s s e m e n t s sur ces a f f a i r e s e m b r o u i l l é e s , ne s'étaient toujours pas manifestés Une autre preuve de la contiguïté de ces deux concepts (voir et clarté) c’est leur fusion dans des mots comme clairvoyant et clairvoyance (ex 52 et 53). Il est intéressant de noter que toutes les occurrences relevées de clairvoyant(e/s/es) et de clairvoyance(s) sont métaphoriques. (51) The Times : " Les négociateurs du Caire ont la possibilité de produire un document clairvoyant qui servirait de modèle pour les nations, celles-ci l'interprétant selon leurs lois et leurs moeurs. (52) Au risque, comme le pense François Mitterrand, de ne pas aller au bout de " l'effort intelligent qui avait été le sien ", Georges Pompidou s'est distingué par s a c l a i r v o y a n c e d a n s b i e n d e s d o m a i n e s . (53) C e l a c l a r i f i e l e s c h o s e s sans les clarifier tout à fait, car on ne voit toujours pas très bien comment Moscou entend s'y prendre pour infléchir la détermination nouvelle des Occidentaux à faire respecter leur ultimatum. Ce dernier exemple est intéressant à observer à plus d’un titre. Premièrement, il montre très clairement le lien entre les deux notions de clarté et de visibilité. Mais la nuance la plus importante que cet exemple apporte concerne la définition métaphorique de l’action de clarifier. La seconde occurrence du verbe clarifier nous guide vers l’interprétation suivante : les choses ne sont pas claires tant qu’on n’aura pas tout vu. Seulement il ne s’agit pas simplement de voir mais de voir comment. La métaphore ne s’arrête donc pas à ce stade. Le reste du chemin sera éclairé par les passages suivants. 4.3.2. Visibilité et accessibilité Ce deuxième passage décrit un pas de plus dans la progression vers la compréhension. Il établit un lien entre la propriété d’être visible et celle d’être accessible. Ce lien se base sur un fondement expérientiel à savoir que pour accéder quelque part, encore faut-il qu’on puisse distinguer sa destination. Nous ne pouvons pas accéder à un lieu que nous ne percevons pas distinctement dans notre champ de vision. (54) Cela donne un ouvrage très p r é c i s , très détaillé, mais suffisamment c l a i r pour être a c c e s s i b l e à un large public. (55) L'art des anciens Egyptiens, de Michel-Ange et de Bacon serait de ce côté, " nouvelle clarté " à laquelle n'accèdent que peu de peintres. Ce passage joue un rôle central au sein de notre schéma métaphorique car il introduit la spatialisation non seulement du concept éclairé mais également de son milieu environnant. Nous avons déjà établi l’objectification des DS de lumière et d’obscurité. Cependant, l’idée supplémentaire qu’introduit la notion 160 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière d’accessibilité est que la scène décrite a lieu forcément dans un domaine spatial, typiquement un champ de vision. La métaphore DES CHAMPS VISUELS COMME CONTENANTS décrite par Lakoff et Johnson corrobore cette vision. Elle souligne l’idée que notre champ de vision est un espace délimité qui contient les objets que nous percevons : « Nous conceptualisons notre champ visuel comme un contenant et ce que nous voyons comme étant situé à l’intérieur du champ. Le terme même de champ visuel l’indique. Cette métaphore est naturelle ; elle est due au fait que, quand nous regardons un territoire donné (la terre, la surface d’un plancher, etc.), notre champ de vision fixe à ce territoire une frontière, qui correspond à la partie que nous pouvons voir. Etant donné qu’un espace physique donné est un Contenant, et qu’il existe une corrélation entre notre champ de vision et cet espace physique, le concept métaphorique : LES CHAMPS VISUELS SONT DES CONTENANTS émerge naturellement. » (1980 : p 40) Pour mieux se convaincre de la spatialisation du champ de vision ainsi que de toutes les composantes qu’il contient, regardons les exemples suivants qui mettent en scène des idées qui font leurs chemins (LES IDEES SONT DES PERSONNES), qui sont capables de se déplacer (LE MOUVEMENT). On y rencontre également des théories qui ont des fondements (LES THEORIES SONT DES CONSTRUCTIONS), et qui visent à explorer des itinéraires (LE MOUVEMENT, LE CHEMIN ) et à faire découvrir ce qui est encore caché71. (56) même, les itinéraires de Merleau-Ponty, encore relativement peu explorés, seront é c l a i r é s par l'essai de Vincent Peillon, la Tradition de l'esprit (Grasset). (57) Plusieurs orateurs, a déclaré le ministre de l'intérieur, ont souligné la nécessité de c l a r i f i e r les compétences entre les collectivités et de poursuivre la décentralisation. Mais ne mésestimons pas la difficulté de la tâche ! (...) Nous souhaitions aller plus loin dans la voie de la décentralisation. Mais nos idées, claires au début, se sont obscurcies au fur et à mesure de notre tour de France, tant les opinions divergeaient. " (58) La vulgarisation des démarches philosophiques est une autre caractéristique de ce temps. Jacqueline Russ, avec la Marche des idées contemporaines, propose un " panorama de la modernité ". Parmi les travaux théoriques sont annoncées des Notes sur Heidegger, et la réédition du travail l u m i n e u x de Marcel Conche, Pyrrhon ou l'Apparence (PUF). Aux PUF également, est prévue la traduction d'un recueil de Jaakko Hintikka, Fondements d'une théorie du langage, qui devrait faire découvrir ce philosophe et logicien encore mal connu en France. 71 Il convient de noter qu’ au sein du champ visuel, les objets prennent de l’espace et sont même assimilés à cet espace qu’ils occupent, d’où la grande fréquence, dans notre corpus, d’expressions comme ‘zone d’ombre’ utilisées en référence à des questions suspendues ou à des affaires non résolues. De même, l’objectif du regard au sein de ce champ visuel est d’accéder à un objet qui est le plus souvent assimilé (par métonymie) au lieu qu’il occupe. 161 Cahier du CIEL 2000-2003 Implicite dans le schéma conceptuel d’accès à un lieu est l’idée du chemin. En effet, pour accéder à un lieu, nous devons aller dans sa direction selon un itinéraire qui doit être bien défini. Cette métaphorisation en terme de chemin diffère de la première (5.2.6) en ce qu’elle décrit, nous semble-t-il, l’étape relative à l’accès vers la clarification et non l’aspect graduel de l’action d’éclairer. Remarquons au passage que l’idée de la zone ou de l’action d’éclairage comme objectif à atteindre est implicite dans ce schéma. (59) M. Hoeffel, de son côté, a précisé que " le gouvernement a la volonté d'aller mais par étapes vers la clarification " des compétences de l'Etat. (60) Chez Bergounioux, tout effort v e r s u n p e u d e c l a r t é se paye d'un droit à acquitter auprès des morts. (61) L o i n de clarifier l'affaire Carlos, les déclarations des responsables soudanais ne font que multiplier les interrogations sur les circonstances de son arrestation et les conditions de sa " livraison " à la France. De même que la vision dans la section précédente ne se résumait pas au simple fait de percevoir un objet dans son champ de vision, l’accessibilité, dans le contexte de nos DC, revient à dire accessibilité à la compréhension. Mais avant de passer à l’exploration de ce lien, un autre passage se présente à nos yeux, c’est celui qui relie l’accessibilité à la pénétrabilité du regard. 4.3.3. Accessibilité et pénétrabilité du regard Tout en insistant sur la différence entre la marche vers le lieu éclairé et l’avancée au sein de la compréhension, il convient de souligner que ces deux marches se rejoignent, notamment quand nous arrivons à la frontière de la zone à éclairer. Il s’agit fondamentalement de la même progression et de la continuation d’un même trajet entrepris par un même observateur. Une fois à la frontière de la zone cible, l’objectif est alors de s’introduire à l’intérieur. Le propre d’un objet clair ou transparent est de laisser passer la lumière, de même qu’un objet opaque bloquerait ce passage. La propriété d’être infranchissable fait partie de la définition qu’offre le TLF, par exemple, à l’emploi figuratif d’opacité, définie comme « caractère de ce qui est difficilement compréhensible, de ce qui est impénétrable ou obscur. » Dans les illustrations suivantes, nous pouvons discerner l’association entre obscurité, impénétrabilité et incompréhension. (62) Un regard pénétrant, dit-on. Pour peu que soit rendu à " pénétrant " tout son sens, celui d'un mouvement d'avancée en train de s'accomplir en dépit des obstacles, l'expression conviendrait pour définir l'oeuvre de François Rouan. Elle naît quand l'oeil du peintre perçoit un peu de ce qu'il n'avait pas encore perçu, un peu de ce qui demeurait jusque-là trouble, obscur et impénétrable un peu de ce qu'il n'avait pas assez nettement vu pour parvenir à le dessiner. (A moins que le rapport ne soit 162 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière à l'inverse et qu'il faille écrire : ce qu'il n'avait pas assez souvent dessiné pour parvenir à le voir nettement). (63) Donner du tonus à cette vieille nécessité que l'homme a de croire à ce qu'il serait devenu si des fées moins Carabosse s'étaient penchées avec plus de clairvoyance sur son patrimoine génétique et financier. Aujourd'hui, l'impénétrable coïncidence des chiffres se travaille, la mathématique de l'absurde s'organise Nous remarquons donc que impénétrable est présenté comme synonyme d’obscur. Ceci rappelle également l’image de l’état de siège évoquée par l’obscurité. De ce point de vue, l’action de pénétrer s’inscrit dans la continuité de l’action d’éclairer, elle est même vue comme un pas gagné sur l’obscur : (64) Ils commencent à les chercher malgré tout. U n p a s g a g n é s u r l ' o b s c u r , sur l'évidence niaise des réalités. La pénétration à l’intérieur de la zone cible se fait par le regard. L’action de percevoir (que nous avons, à tort, cru se décomposer en perce + voir pour évoquer l’image de percer par le regard), est vue, selon notre métaphore, comme une introduction de l’observateur au sein d’un domaine spatial. La définition étymologique du terme percevoir exprime en fait « l’action de saisir par les sens, de comprendre et concrètement, de recueillir (les fruits d’une chose, les impôts). » Le préverbe per, par contre, est un : « préverbe tiré de la préposition per « à travers, pendant » (sens local et temporel) et, moralement « par l’intermédiaire de, au moyen de, au nom de, par (par) ». Le préverbe signifie lui aussi « à travers, pendant », « de bout en bout » et sert à marquer l’achèvement, la perfection de l’action exprimée par le verbe simple. (faire/parfaire). » Cette définition apporte l’éclairage nécessaire sur le mécanisme de la perception et sa relation avec l’action de pénétrer. Il s’agit en fait de l’introduction du regard à l’intérieur de la zone cible et du cheminement à la recherche d’un objet à saisir. Il convient de souligner que, par le biais d’une relation métonymique entre l’observateur et son regard, nous en venons à concevoir que c’est l’observateur, en chair et en os, qui se déplace à l’intérieur de son propre champ visuel. Cette même vision des choses est traduite par l’idée de limites infranchissables, de regard franc, ou encore de clarté franche qui apparaissent dans les exemples suivants : (65) Il a le sentiment d'avoir buté sur deux lignes infranchissables, celle qui empêche de parvenir à la pleine clarté de la connaissance, celle qui ferme l'accès à l'action rapidement salvatrice. (66) cette violence est l'expression d'une force sous-jacente, aussi active dans la douceur et la tendresse que dans ses brusques éclats. Nulle obscurité gratuite, une clarté franche, aveuglante éventuellement, souvent révélatrice, avec laquelle l'auditeur ne peut pas tricher. (67) Jean-Louis Arajol accepte de faire un constat lucide et franc de tous les manques de la police dans ces arrondissements difficiles. " 163 Cahier du CIEL 2000-2003 (68) il faut bien reconnaître que cette affaire, depuis le début, elle est mal emmanchée, elle a quelque chose de pas clair, elle n'est pas franche du regard, elle tient du cheval vicieux, qui va ruer. Regardez-la, cette affaire, torve, tassée dans son box, évitant le regard des jurés. Jusqu’ ici notre observateur a réussi à percevoir la zone à clarifier, l’a localisée, a tracé le chemin qui y conduirait, et pénétré à l’intérieur ; ce n’est pas pour autant qu’il a tout compris. Les trois étapes décrites précédemment, voir (clair), accéder, et pénétrer peuvent ne pas suffire pour conduire à la connaissance. Un bout de chemin reste à faire pour arriver à destination. 4.3.4. Pénétrabilité et compréhension ou comment comprendre la compréhension ? Le dictionnaire historique du français définit comprendre, dans le sens abstrait du terme, comme «saisir par l’intelligence, la pensée» […] Ce verbe est formé de cum «avec» (co) et de prehendere (prendre). » La même motivation explique le sens métaphorique qu’a pris le verbe appréhender qui «…est le doublet savant de apprendre*, emprunt (XIIIe s.) au latin classique apprehendere «saisir», de ad- (à) et prehendere (prendre), qui a acquis en bas latin la valeur abstraite qu’avait le verbe simple, «saisir par l’esprit». Percevoir, rappelons-le, est : « issu du latin percipere, de per (par, per-) et capere « prendre », « concevoir » (capter, chasser). Percipere exprime l’action de saisir par les sens, de comprendre et concrètement, de recueillir (les fruits d’une chose, les impôts). » A partir de ces définitions étymologiques nous discernons la motivation métaphorique derrière l’emploi de comprendre et d’appréhender au sein de la cartographie de notre métaphore. Sweetser explique : « Through a historical analysis of ‘routes’ of semantic change, it is possible to elucidate synchronic semantic connections between lexical domains ; similarly, synchronic connections may help clarify reasons for shifts of meaning in past linguistic history. » (1990 : 45) Comprendre, revient, en fait, à ‘saisir pas la pensée’, laquelle conception s’accorde parfaitement au scénario déjà élaboré à travers les étapes précédentes. En effet, l’observateur, que la lumière soit son instrument ou sa cible, cherche à comprendre, à acquérir une connaissance. La compréhension est ainsi vue comme object(if) à atteindre donnant naissance aux métaphores (LA COMPREHENSION EST UN OBJET, LA COMPREHENSION EST UN OBJECTIF A ATTEINDRE que nous ne développerons pas davantage ici). Grâce à ces projections nous sommes à même d’expliquer la synonymie entre comprendre et saisir ou encore la différence entre je saisis et ça m’échappe. Cette association transparaît aussi dans la définition que propose le TLF pour le terme opaque qui signifie : « qu'on ne peut comprendre ; dont on ne peut entièrement saisir le sens, la signification. » Les exemples 164 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière suivants illustrent bien cette perception : (69) La faute n'enlève rien au sens du message. Elle était suffisamment l u c i d e p o u r s a i s i r l a p o r t é e de ses écrits. " (70) Un homme f a s c i n a n t , m a i s i n s a i s i s s a b l e . Toujours médiatique, mais souvent replié. L u m i n e u x , m a i s o b s c u r . Les exemples précédents nous conduisent vers la remarque suivante : outre sa fonction motrice, la main a aussi une fonction perceptive. Comme le fait remarquer Hatwell : « Aucune action de préhension ou d’usinage des objets ne pourrait réussir sans une appréciation perceptive correcte des propriétés de ces objets avant et pendant leur transformation. Il est vrai que cette appréciation se fait habituellement à travers la vision. Mais le toucher y participe de façon très significative aussi, comme le montrent les désorganisations du geste qui surviennent en cas d’anesthésie cutanée.» (1986 : 21) : Il est intéressant d’observer qu’en remplaçant le mot objet par objet de pensée nous pouvons lire, dans la dernière citation, une description du processus de l’acquisition de connaissances abstraites. La (saisie par la) main vient donc compléter le travail perceptif commencé par la perception visuelle. Cependant, avant d’en arriver à la préhension de l’objet fixé, l’explorateur peut encore avoir un long chemin à parcourir et éventuellement beaucoup de difficultés à surmonter, le chemin de la connaissance n’étant pas facile à emprunter. Comme le suggère la définition de percevoir, le (regard de l)’observateur va parcourir le domaine où il se trouve afin de s’approcher de sa cible. Les exemples suivants illustrent bien ce qu’un observateur cherchant la lumière entreprend comme démarche avant d’arriver à sa requête. (71) Enfin j'ai tenté de mieux a p p r o c h e r , de mieux comprendre celui qui a résumé son terrible destin de ces mots modestes : « Je n'étais qu'un officier d'artillerie qu'une tragique erreur a empêché de suivre son chemin ». (72) Christiane Rimbaud apporte sur ce point un éclairage tout en nuances qui remet les choses en place et permet d'approcher la part secrète d'un homme dont l'honneur était de s'être fait lui-même. (73) Nous aimerions arriver à connaître ces groupes, afin de pouvoir l e s é c l a i r e r ", nous a indiqué M. Dos Santos Une fois à l’intérieur, l’explorateur peut se déplacer dans tous les coins du milieu où il vient de s’introduire, il peut aussi creuser dans le sens de la profondeur. D’ailleurs l’expression creuser (une question) peut être synonyme d’éclairer, la finalité étant la même : arriver à comprendre. (74) donnerait l i e u à un débat c l a i r et digne [qui permettrait] d ' a p p r o f o n d i r le problème et de le traiter dans des conditions acceptables pour tous. (75) Un é c l a i r c i s s e m e n t , v o i r e u n a p p r o f o n d i s s e m e n t philosophique Une autre association transparaît dans les expressions retenues, elle établit un lien entre la clarification d’un coté et la mise à plat de l’autre. Cette 165 Cahier du CIEL 2000-2003 association révèle une métaphore selon laquelle EXPLIQUER C’EST METTRE A PLAT. Les choses ne sont-elles pas mieux visibles quand elles sont disposées à plat ? Pour aller au-delà de cette explication intuitive, nous sommes allée chercher la définition étymologique du terme expliquer et voilà ce que nous avons trouvé : « emprunt au latin explicare «dérouler», et «déployer, développer», au propre et au figuré, préfixé en ex- qui indique l’action inverse de celle qu’exprime le verbe simple plicare. Ce verbe est un intensif de plexere «tresser, enlacer», surtout employé au participe passé plexus, au propre comme au figuré, «embrouillé, ambigu» (complexe, perplexe, plexus). Encore plus intéressante est la définition proposée pour l’adjectif explicite puisqu’elle explicite le lien (étymologique) entre clarifier et expliquer : « adj. est emprunté (1488) au latin explicitus «clair», utilisé dans la langue scolastique, participe passé passif adjectivé de explicare (expliquer). L’adjectif s’applique, comme en latin, à ce qui est clairement exprimé, spécialement en droit, en linguistique (1870), puis s’emploie en parlant d’une personne qui s’exprime clairement, sans équivoque (1900, Bloy), sens plus courant. » Voici quelques exemples qui illustrent le lien qui unit ces deux concepts. (76) Cette stabilité suppose notamment la mise en oeuvre d'une politique monétaire efficace orientée clairement et explicitement vers c e b u t ", (77) En constatant des vides juridiques, elle en arrive à souhaiter, dans un s o u c i d e c l a r i f i c a t i o n , une r e m i s e à p l a t des compétences . (78) Seul Jean Glavany, porte-parole du PS et proche de M. Emmanuelli, a plaidé pour une clarification et une mise à plat immédiate des " divergences " au sein du courant. Ainsi, le processus de compréhension est-il conçu en termes d’une exploration d’un domaine spatial. L’explorateur cherchera à atteindre un objet/un lieu ; pour ce faire, il va se déplacer à l’intérieur de ce domaine, emprunter des chemins, creuser si besoin est, projeter la lumière qu’il a sur/en lui sur les zones qui manquent de clarté. Son objectif ultime est d’éviter que cet objet recherché ne lui échappe. A la fin de son parcours, et si tout va bien, il arrivera à saisir ce qu’il cherchait et gagnera ainsi en connaissance. (79) j'ai lu cet éloge du savant : " Avec une intelligence, une c l a i r v o y a n c e et une culture hors pair, il entrevit avec de nombreuses années d'avance les directions où allaient s'engager la connaissance des maladies et leur traitement. Au début des années 50, il saisit l'importance de la notion encore confuse de milieu intérieur, ce qui le conduit, en quelques années, à élaborer les bases de la réanimation métabolique... Simultanément, cherchant un traitement plus radical de l'insuffisance rénale il appréhende en véritable visionnaire l'avenir de la transplantation rénale...Les retombées cliniques sont immenses... Au cours de ces dernières années il se prend de passion pour l'immunologie... il s'intéressait aux nouveaux espoirs o u v e r t s par la génétique 166 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière moléculaire et la biologie cellulaire. Jean Hamburger était toujours en marche vers le progrès. " Ainsi nous pensons y voir plus clair dans cette relation entre la clarté et la compréhension. Pour clore ce cycle, nous dirigerons les projecteurs vers un autre lien non moins fondamental, c’est celui qui relie la connaissance à la clarté pour former la base d’une autre projection métaphorique. En effet, la métaphore que nous nous sommes efforcée d’analyser tout au long de cet article a une autre face. De la métaphore de LA LUMIERE COMME CONNAISSANCE nous glissons à la métaphore de LA CONNAISSANCE COMME LUMIERE . La connaissance acquise au terme de ce parcours devient point de départ pour aider à mieux comprendre d’autres phénomènes et élucider d’autres zones d’ombres. Comme nous l’avons remarqué au début de cette exposé, la lumière est à la fois instrument et objectif à atteindre. Le meilleur exemple qui vient à l’esprit est bien sûr le fameux ‘siècle des lumières’ qui illustre bien cette perception. Mais ce n’est pas le seul exemple et nous trouvons dans notre corpus des illustrations comme : (80) Il semblerait plutôt que Burney ait fait son miel de la lecture de l'Encyclopédie, dont il fut l'un des premiers souscripteurs, mais l'on sait que les Lumières plongeaient aussi leurs racines outreManche. (81)La rigueur des scientifiques n'apporte p a s p l u s d e l u m i è r e s à la cour. (82) j'ai t i r é de la philosophie des c l a r t é s qui me servaient immédiatement et non pas seulement à passer des examens ou des concours. Elle était proprement un m o y e n , un o u t i l pour m'y retrouver. (83) Non pas seulement la neutralité à l'égard des choix philosophiques ou religieux des individus, non pas seulement le respect des consciences et des croyances, non pas seulement la tolérance, toutes choses au demeurant bien nécessaires, mais cette belle idée d'un enseignement fondé s u r l e s s e u l e s l u m i è r e s d e l a r a i s o n , sur l'examen critique, sur l'échange argumenté, prolégomènes indispensables à la formation du citoyen dans une démocratie . C'est une idée " citoyenne " qu'il faut relever. CONCLUSION A l’aide des outils provenant de la théorie de la MC, nous avons pu rendre compte de phénomènes que nous avons observés dans le cadre de la base de données constituée pour les objectifs de la présente étude. Les conclusions que nous avons tirées offrent un support supplémentaire à l’applicabilité de la théorie des projections métaphoriques à l’analyse de phénomènes langagiers divers. Les expressions analysées montrent bien que notre système 167 Cahier du CIEL 2000-2003 linguistique est étroitement lié à notre système cognitif et à la façon dont nous évoluons dans notre environnement immédiat. Elles nous ont surtout révélé que la langue a su garder une impressionnante cohérence entre les différentes projections. C’est la preuve que ces métaphores ne sont pas le fruit du hasard, et qu’elles forment au contraire des systèmes cohérents en fonction desquels nous appréhendons diverses facettes de notre expérience. Le fait que les expressions qui ont composé notre corpus aient été prélevées parmi des occurrences littérales des mêmes expressions nous a été très utile. Cela nous a permis, entre autres, de voir quelles sont les structures et les inférences qui ont été conservées par les projections métaphoriques. Nous avons pu constater que la projection métaphorique faisait intervenir non seulement des expressions et des structures linguistiques, mais surtout des façons de voir et d’agir qui sont transférées vers le DC. Nous avons distingué entre les métaphores qui véhiculent une vue de l’extérieur de nos DS et celles qui révèlent la structure interne de l’action d’éclairage. Il convient de souligner, cependant, qu’il s’agit de réseaux métaphoriques complémentaires. L’image globale qui ressort de ces configurations métaphoriques a le mérite d’être cohérente. Cette cohérence provient principalement du fait que les différentes métaphores se basent sur des fondements expérientiels communs, c’est-à-dire, sur la façon dont nos corps interagissent avec ce qui les entoure. Ce que nous avons appelé au début la métaphore de la lumière s’est avéré être un concentré de relations métaphoriques qui conjuguent différentes projections et différents schèmes pour structurer le domaine abstrait de la compréhension. Pour des contraintes de temps et d’espace, cette étude n’a pu traiter un bon nombre d’expressions métaphoriques relevées dans le corpus et ne peut, par conséquent, prétendre à l’exhaustivité. Nous avons aussi manqué de mettre en relief certaines projections métaphoriques qui ont été passées sous silence dans notre analyse (ex la métaphore de l’EXPLORATEUR , ainsi que plusieurs projections s’appliquant au concept de la compréhension) C’est un travail qui reste à faire dans le cadre d’une étude plus large. Les projections relatives à ces expressions et aussi le traitement qu’elles reçoivent dans les dictionnaires méritent aussi une étude à part. D’autres questions restent en suspens, comme l’explication de la grande fréquence de la collocation entre clarté et netteté (clair et net). Plus que des conclusions, ce travail offre des pistes à explorer, l’auteur espère seulement avoir tiré cette affaire au clair, ou à peu prés. B IBLIOGRAPHIE 168 S. LADHARI - Métaphore de la mise en lumière ENGLISH, K. (1997). Une Place pour la Métaphore dans la Théorie de la Terminologie : Les Télécommunications en Anglais et en Français. Thèse de Doctorat (dir,) Dr John Humbley. Université Paris XIII. Presses Universitaires du Septentrion, Lille. 261p FRIES-VERDEIL, M.H. (2001). «L’anglais pour spécialistes d’autres disciplines et ses métaphores : Voyage dans la revue du GERAS, Asp (1993-1999). » dans L’Anglais de Spécialité en France, GOOSSENS, L. (1995). « Metaphtonymy : The interaction of metaphor and metonymy in figurative expressions for linguistic action. » In By Word of Mouth : Metaphor, Metonymy and Linguistic Action in a Cognitive Perspective. John Benjamins Publishing Company. pp 159-204. GREVY C. (1999). « The information highway and other metaphors in the specialised language of computers. » In Hermes Journal of Linguistics. N° 23, 173-201. GREVY C. , (2000). «The never changing metaphors. » In Hermes Journal of Linguistics. N° 24, 9-13. HATWELL, Y. (1986). Toucher l’espace : La main et la perception tactile de l’espace. Presses Universitaires de Lille. HIRAGA, M. K. (1991). « Metaphors Japanese Women Live By. » In : Anne Pauwels and Joanne Winter (eds.), Working Papers on Language, Gender, and Sexism,( General Issue on Women and Language), Vol 1, N1, 38-57. HIRAGA, M. K.. (1996). « Les Universaux de la pensée métaphorique : Variations dans l’expression linguistique. » In C. Fuchs et Stéphane Robert (eds.) Diversité des Langues et Représentations Cognitives, 165-181. LAKOFF G. & M. JOHNSON. (1985). Les Métaphores dans la vie quotidienne. Editions de Minuit. Paris. Le Robert, Dictionnaire Historique de la langue française sous la direction d’ Alain Rey 2000 SWEETSER, E. (1990). From Etymology to Pragmatics : Metaphorical and Cultural Aspects of Semantic Structure. Cambridge Studies in Linguistics. Cambridge University Press 169