Simone de Beauvoir ou l`ambivalence d`une femme "normale"

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Simone de Beauvoir ou l`ambivalence d`une femme "normale"
Simone de Beauvoir ou l’ambivalence d’une femme «normale»
Marie-Jo Bonnet
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Simone de Beauvoir ou l’ambivalence
d’une femme «normale»
Marie-Jo Bonnet
Simone de Beauvoir est un exemple intéressant d’ambivalence face au désir lesbien
par une femme dont la pensée est reconnue dans le monde entier comme
émancipatrice pour les femmes à travers le Deuxième Sexe notamment, paru en 1949,
à l’âge de 39 ans, dans un contexte politico-culturel où les femmes venaient tout juste
d’obtenir le droit de vote.
On sait aujourd’hui que Simone de Beauvoir était bisexuelle. Son Journal de guerre et
ses Lettres à Sartre, publiées en 1990 par Sylvie Le Bon, ont révélé ce que son oeuvre
autobiographique avait tu : son goût « charnel » pour les jeunes femmes qu’elle a
d’abord connu dans le cadre de son enseignement dans les lycées de jeunes filles
entre 1933 et 1943. Simone de Beauvoir eut en effet plusieurs « passions
organiques », comme elle les appelle dans son journal. Zaza, d’abord, son amie
d’enfance, qui est morte à la fleur de l’âge mais dont un roman de jeunesse publié en
1979 sous le titre Quand prime le spirituel, nous en donne quelques échos à travers
l'histoire de Marguerite qui raconte une scène de séduction avortée entre Marie-Ange
et la narratrice. Beauvoir précise d’ailleurs dans la préface que l'histoire de Marguerite
«était en grande partie celle de mon adolescence»1.
En 1933, elle rencontre Olga Kosakiewicz, qui est son élève au lycée de Rouen. Elle
aura avec elle une liaison en 1935 tandis que Sartre tombe follement amoureux de la
jeune fille, dont elle s’inspirera pour camper le personnage de Xavière dans son
premier roman L’Invitée écrit entre 1938 et 1941. Cette liaison, parallèle à son statut
1
S. de Beauvoir, Quand prime le spirituel, Ed. Gallimard, 1979, p. 5.
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« d’épouse morganatique » de Sartre, selon l’expression utilisée par ce dernier en
1930, inaugure le fameux trio qui sera constitutif de sa structure amoureuse. Dans
cette relation, c’est Olga qui souffre de la jalousie de Beauvoir car Sartre l’aimait et
voulait en faire sa maîtresse, ce que refusera Olga.
Deux ans plus tard, Beauvoir rencontre Bianca Bienenfeld (qui deviendra Mme
Lamblin) au lycée Molière, à Paris. Née en 1921 en Pologne, de parents juifs qui ont
émigré en France en 1922, où ils s’installent dans la bijouterie, Bianca est la plus
connue du fait qu’elle a raconté son histoire dans les Mémoires d’une jeune fille
dérangée (1993) [elle apparaît sous le pseudonyme de Louise Védrine dans le Journal
et la correspondance de Beauvoir].
En 1938 Beauvoir rencontre Nathalie Sorokine qui est son élève au lycée Molière. La
jeune fille est également d’origine étrangère, russe précisément, née à Constantinople
en 1921. Sa liaison avec son ancien professeur de philosophie débute durant l’hivers
1939-40 tandis que Sartre est mobilisé. Elle aura des conséquences importantes pour
Beauvoir puisqu’à la suite d’une plainte déposée par sa mère en décembre 1941 pour
« excitation de mineure à la débauche », Beauvoir sera suspendue de l’Education
Nationale en juin 1943, ce qui réoriente sa vie vers la littérature.À la Libération,
Nathalie épousera un G. I. s qu’elle suivra aux Etats-Unis où elle mourra en 1967.
Je m’arrête à ces trois femmes qui sont connues aujourd’hui par les publications
posthumes et parce que Beauvoir eut des liaisons avec elles dix ans avant d’écrire le
Deuxième Sexe, ce qui ne pouvait qu’influencer son regard sur la lesbienne auquel elle
consacre un chapitre. Je n’analyserai pas le fonctionnement du trio car ce qui
m’intéresse ici, c’est la façon dont Beauvoir va tenir un double langue sur l’éros lesbien
constitutif de sa propre ambivalence.
Dans les lettres à Sartre, écrites pendant la drôle de guerre, et son propre Journal de
guerre (1939), elle raconte ce qu’elle vit avec une franchise parfois déconcertante. Au
sujet de Védrine, par exemple, elle écrit à Sartre : « Je la traite de biche effarouchée et
ça la fout dans des colères noires. Ça me fait quand même drôle d’être passionnément
aimée de cette manière féminine et organique par deux personnes : Védrine (...) et
Sorokine... »2.. A cette époque, Beauvoir mène de front ces deux liaisons avec ses exélèves tout en écrivant des lettres remplies d’amour à Sartre qui est mobilisé pour la
2
S de Beauvoir, Lettres à Sartre, 21 décembre 1939, Gallimard, 1990, p. 370.
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guerre. Elle parle souvent de ses « étreintes passionnées » et des nuits passées avec
les jeunes filles à l’hôtel après un dîner à la coupole où une explication de texte
philosophique. Elle en parle dans les lettres comme dans ses carnets, dans une sorte
de double emploi où les différences deviennent particulièrement signifiantes. Ainsi, elle
raconte dans son Journal une anecdote survenue avec Sorokine qui vient lui rapporter
le carnet noir [son journal ?] qu’elle avait chipé dans son sac, lui disant :
« Si vous l'aviez emporté, je ne vous aurais pas revue de ma vie". Alors elle me
reproche "ça ne tient donc pas plus fort que ça, vos sentiments !". Je m'assieds à
côté d'elle sur le lit, et la console, et tout de suite, étreintes, baisers passionnés ;
elle est encore toute cabrée : "j'ai le cinquième rang dans votre vie. " J'essaie de
la persuader de ne pas être jalouse de ma vie, je lui dis que je l'aime tendrement.
Avec un sûr instinct, c'est "mon amie rousse" [Védrine] qu'elle hait. Je me sens
vraiment tendre pour elle et je lui parle avec toute la sincérité et toute la douceur
possible. Elle s'est détendue, elle m'a quittée pour la première fois peut-être avec
tranquillité, confiance et tendresse - elle a de beaux visages pathétiques et
tendres. Mais me voilà engagée, quoique j'en aie »3.
Le lendemain, Beauvoir raconte le même épisode dans sa lettre quasi quotidienne à
Sartre en commençant par la réflexion de Nathalie lui disant « Vous avez bien fait, je
ne vous aurais pas revue de ma vie ». Et elle commente la scène à son « Tout cher
petit être » :
« Elle avait remâché ça toute la soirée avec fureur et hier elle s'est assise sur le
lit et a éclaté en reproches puis en larmes : d'où cajolerie, baisers, étreintes
passionnées. Elle a de beaux visages tragiques et désespérés qui me désolent ;
j'ai tâché de lui expliquer que je tenais bien à elle mais elle m'a dit avec
désespoir : "Mais c'est tellement inégal !J'ai la cinquième place dans votre vie !"
et avec un sûr instinct elle m'a dit que vous, Bost (dont je ne lui ai quasi rien dit),
Kosakiewicz, elle me les passerait encore, mais qu'elle haïssait mon amie rousse
(L.Védrine). j'ai été aussi tendre que j'ai pu sans pourtant faire de promesses, et
elle a fini par se rasséréner et par avoir l'air presque contente » (LC, 180).
Beauvoir pratique donc les relations multiples avec un naturel non dissimulé. A Sartre,
elle détaille le nombre de ses liaisons tout en menant un jeu pervers qui le place en
3
S de Beauvoir, Journal de guerre, 12 octobre 1939, p. 86.
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position de voyeur du fait qu’il a lui-même une liaison avec Védrine, comme le raconte
Bianca Lamblin dans son livre. Rivalité ? Jalousie ? Manipulations en vue de
dévaloriser Védrine ? « On a eu des étreintes passionnées et à vrai dire, j’ai pris
quelque goût à ces rapports » (LS, 344), écrit-elle un peu plus tard à Sartre. Elle joue
serré et ne veux perdre sur aucun tableau. Mais on sent au fil des lettres qu’elle a peur
de perdre la première place auprès de Sartre. Elle attaque jour après jour les petits
travers de Bianca Bienenfeld tout en resserrant les liens épistoliers avec Sartre. Par
exemple, après avoir reçu plusieurs lettres de lui, elle répond : « Mon amour, elles [les
lettres] sont si tendres, si proches, c’est une vraie présence ; j’ai été secouée de
passion pour vous ; nous avions tant de bonheur, la passion n’avait jamais l’occasion
d’être volcanique, mais je savais bien qu’elle pourrait produire en moi ses
tremblements de terre » (LS, 158).
Il y a de quoi être « secouée de passion » : Sous la pression insistante de Beauvoir,
Sartre venait de rompre sa relation sexuelle avec Bianca Bienenfeld, laissant à
Beauvoir tout loisir de poursuivre ses propres pamoisons.
La relation avec Sorokine n’est pas troublée par la jalousie. Dans son Journal, elle
raconte à la date du 13 janvier :
« On rentre, il est 9h. - on cause un très court moment côte à côte, puis baisers,
et très vite étreintes, et on éteint l’électricité et se met au lit - elle est détendue
cette fois, et passionnément heureuse et tendre avec toujours la même retenue
dans la passion, la même grâce dans la tendresse. On rallume pour lire les
carnets, mais on lit peu; elle me pose des questions, « qu’est-ce qu’on peut faire
de pire entre femmes ? » et « si nous sommes des criminelles, si nous méritons
la prison ? », idée qui la charmerait - j’ai absolument l’idée d’une « initiation », ce
qui me ferait honte si je n’étais profondément prise dans l’instant. Pas une ombre
de passionnel pour elle, mais immense tendresse et estime, je ne voudrais pour
rien au monde lui faire de peins - un si émouvant visage quand elle sourit avec le
plus d’abandon dont elle est capable, un abandon consenti qui jamais ne la
déborde. Nouvelles étreintes (....) » (JG, 240).
Passion d’un côté, sensualité physique de l’autre. Mais qui ne va pas jusqu’à
s’exprimer publiquement. Dans ses écrits « officiels », ceux qui sont destinés à la
publication, elle occulte totalement toute implication charnelle avec les femmes. Dans
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les romans d’abord, comme L’Invitée où les deux héroïnes ne font pas l’amour
ensemble, ce qui réduit la rivalité du trio à une histoire de jalousie pour un homme. Et
surtout, le Deuxième Sexe où Beauvoir consacre un chapitre entier à « la lesbienne »
comme si elle écrivait une dissertation philosophique. Certes, c’était en 1949 et
l’entreprise peut paraître en soi très audacieuse en ces temps de misogynie montante.
Mais n’oublions pas que le public fut plus choqué par son chapitre sur la maternité où
non seulement elle parlait librement de l’avortement (alors interdit), mais dénonçait la
prétendue égalité avec l’homme que conférerait le fait de devenir mère. Et puis, elle
n’est pas la première à prendre ces risques. Trente ans plus tôt Gide, Proust, Natalie
Clifford Barney puis Colette ont pris la plume sur le sujet avant que la psychanalyse se
mette de la partie. Ce qui explique probablement pourquoi Beauvoir discute
longuement les discours des psychiatriques et des sexologues.
Mais pourquoi n’a-t-elle jamais pu assumer publiquement ses relations sexuelles avec
les femmes, allant même jusqu’à nier avoir eu tout rapport personnel avec le
lesbianisme comme dans cette interview réalisée en 1984 (soit deux ans avant sa
mort) par Hélène Vivienne Wenzel qui lui demande :
"H.V. Wenzel : (...) you had treated the subjet of lesbianism in the Second Sex in 1949
in a much more equitable and compréhensive fashion than other similar studies of that
périod. And at that time you already knew Violette Leduc and other lesbians in France.
Did you base your own study on these acquaintances ?
S. de B. : Oh, no never. I think I knew... I think it was really pretty superficial, what I
said about lesbianism. I did know some lesbians, but not many. I knew Violette Leduc,
but she had never spoken to me about her own sexual life, because she was
ambivalent (...) »4
«Oh, no never»... N'est-ce pas là une stupéfiante dénégation proférée par une femme
dont le Deuxième Sexe est traduit en de nombreuses langues. Une philosophe qui est
unanimement reconnue comme la grande théoricienne de l'émancipation féminine,
mais qui ne peut toujours pas assumer ses désirs pour elles. De plus, elle suggère que
Violette Leduc est ambivalente. Belle projection, car si quelqu’un a été ambivalent sur
le sujet, c’est bien Beauvoir.
4
Helene Vivienne Wenzel, « Interview with Simone de Beauvoir », Yale French studies, 72, 1986, pp.
15-40.
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Ambivalence d’une vie, d’une éducation bourgeoise et catholique, d’une époque, d’une
intellectuelle qui assume un acte qu’elle n’a pas fait (en 1971 elle signera le Manifeste
des 343 femmes déclarant avoir avorté illégalement) et nie un acte autorisé qu’elle a
fait... Pourquoi a-t-elle menti, cachant la vérité sur la question de ses relations
«organiques» avec les femmes. Est-ce pour se protéger de la lesbophobie, comme on
pourrait le penser, sachant que la relation avec Sartre a été un paravent non
négligeable face aux dérives lesbophobes potentielles. Le mensonge est-il constitutif
d’une ambivalence qui s’exprime par un érotisme à tonalité nettement prédatrice,
comme nous allons le voir.
L’introduction au chapitre de la lesbienne est révélatrice de l’ambiguïté dans laquelle
Beauvoir entend parler de « celles qui ont choisi des chemins condamnés » 5 .
Ambivalence par rapport à l’interdit, d’abord. Condamnés par qui et pourquoi ? Mystère
! A aucun moment Beauvoir n’aborde la question de la norme (hétéro) sexuelle pour la
dénoncer ou la discuter que qu’elle est toujours en vigueur dans le langage juridique
qui parle de « pratiques contre nature » dans les textes réprimant les rapports
homosexuels relevant de « l’excitation à la débauche ». Le problème n’est pas la
norme mais le mythe de la féminité et les catégories philosophiques qui servent à
opposer les femmes aux hommes dans des séries prétendument complémentaires
comme actif - passif, sujet - objet, virilité - féminité, prédation - naturalisme, etc. Elle les
reprend intégralement et nous verrons que ces concepts utilisés dans la philosophie
existentialiste hypothèquent toute possibilité de comprendre la vérité du désir lesbien.
On sait que la critique du naturalisme a été son grand apport à la pensée féministe. Sa
célèbre formule du Deuxième Sexe, « On ne naît pas femme, on le devient », a fait le
tour du monde, contribuant à saper le mythe de la féminité afin de pouvoir penser
l’égalité entre les sexes dans une perspective universaliste. Mais si on peut se féliciter
de cette déconstruction, on ne s’est guère interrogé sur ses conséquences, à savoir
une critique du naturalisme qui sert à démontrer que la lesbienne ne contribue à
aucune libération. Et une vision de la virilité qui sort grandie de l’entreprise puisque
Beauvoir ne conteste jamais la supériorité érotique de l’homme. Si la féminité est
leurre, et si la virilité est inattaquable, que reste-t-il aux femmes pour construire leur
identité dans une société toujours phallocratique ?
5
S. de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949), Gallimard, Folio essais, t. II, p. 191. Toutes les citations sont
extraites de cette édition.
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De plus, le mythe de la féminité (la femme est féminine, c’est-à-dire naturellement
passive et objet du désir de l’homme) fait écran au discours homophobe. Car ce qui est
reproché aux lesbiennes par «la société», ce n'est pas de désirer le féminin, c'est
d'imiter l'homme en faisant des actes contre-nature. Cette occultation du véritable
discours répressif est d'autant plus surprenante que Beauvoir a été elle même la cible
d'une loi réprimant le détournement de mineure entre femmes au nom des pratiques
sexuelles naturelles. Elle n’est pas la première dans cette situation. En 1934, Claire
Parrini, ouvrière habitant dans le Var, fut condamnée à trois mois de prison avec sursis
et 25 francs d'amende pour «pratique contre nature accomplie sur des filles mineures».
L'arrêt de la Cour d'Appel d'Aix du 6-12-34 stipulait :
« Attendu que l'article 334 (334-1) du Code pénal n'atteint pas, en principe, les
actes de séduction personnelle et directe, les manifestations physiologiques naturelles
d'un sexe pour l'autre, ce texte trouve son application lorsque, en l'espèce, il s'agit de
faits contre nature, qui doivent être considérés comme des actes de perversion, de
dépravation et d'excitation à la débauche, actes qui font de leur auteur un agent de
corruption »6.
Ces jeunes filles étaient en fait ses compagnes de travail, et comme ces «pratiques
impudiques» se passaient sans témoin, et sans «entremetteuse», la Cour de
Cassation annula le jugement en 1937 pour «manque de base légale». On voit
néanmoins qu’avant la guerre, l'article du code pénal réprimant «l'excitation de mineur
à la débauche» s'appliquait autant aux lesbiennes qu'aux pédérastes.
La mère de Nathalie Sorokine a porté plainte en décembre 1941 pour «excitation de
mineure à la débauche». Elle voulait que sa fille épouse M. Dupas, qui avait été son
amant, alors que Beauvoir la poussait à poursuivre ses études tout en l’aidant elle
aussi matériellement. L’argument économique poussant au mariage ne tenait donc
pas, et c’est bien sûr la liaison entre sa fille et son ex professeur de philosophie que la
mère souhaite casser. On a vu la conversation rapportée par Beauvoir dans son
journal au sujet de ce que deux femmes pourraient faire de pire ensemble qui
mériterait la prison. Il est probable que Nathalie avait parlé de sa liaison à sa mère et
que cette dernière était jalouse au point de vouloir y mettre un terme. Ce n’était ni la
première, ni la dernière fois que Beauvoir est confrontée à la jalousie maternelle. Mais
6
Semaine Juridique, Paris,1935, p. 259.
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cette fois-ci, ce n’est pas pareil. Nous sommes sous l’occupation allemande et la police
instruit la plainte. Une enquête judiciaire est menée en mars 1942, par l’inspecteur
Dubois qui interroge les proches. Nathalie, bien sûr, mais aussi Olga Kosakiewitch et
sa soeur Wanda, ainsi que Sartre et M. Dupas. Bien que le danger soit réel, les
dépositions sont éclairantes sur la façon dont Beauvoir va se défendre en se réclamant
d’une position de normalité. Elle explique au policier qui note sa déposition :
« Nathalie, comme certaines jeunes filles de son âge, me portait une admiration
vraiment exaltée. Je n'ai jamais répondu à ses appels et, au contraire, je l'ai
dirigée vers des relations sexuelles normales. Nathalie Sorokine est violente,
impulsive et combien de fois, plus tard lorsque je ne fus pour elle que son amie et
son professeur, me reprochait-elle certaines de mes relations masculines »7.
Si l'on peut comprendre que Beauvoir nie avoir des relations sexuelles «anormales»
sous le régime de Vichy, on s'explique moins comment elle n'hésite pas à charger son
amie pour se parer de toute la respectabilité qui sied à un professeur. Le ton a
terriblement changé depuis le jour où elle s’attendrissait sur sa « retenue dans la
passion » et la grâce de sa tendresse. La version de Nathalie Sorokine est bien
différente. Elle affirme avoir inventé cette histoire d’amour avec son professeur mais
nous voyons qu'elle utilise le même vocabulaire que Beauvoir. « Je n'aimais pas cet
homme et je voulais m'en séparer à tout prix. J'inventais alors cette histoire de rapports
sexuels avec Mlle de Beauvoir afin de me débarrasser de M. Dupas. Mlle de Beauvoir
m'avait donné ce conseil. M. Dupas comprenant que j'étais une femme "faussée
sexuellement" me laissa le quitter. (...) Je tiens à dire que je suis une femme normale.
Je n'ai jamais eu de relations sexuelles avec des femmes ».
Les deux femmes sont les seules à parler de «relations sexuelles normales».
Interrogées, Olga parle «d'avances d'ordre très spéciales», Wanda de «moeurs
spéciales», Sartre de «sentiments particuliers vis à vis des femmes», et «d'amitié
réciproque entre Mlles Beauvoir et Sorokine». Quant à M. Dupas, son ex amant, la
liaison entre les deux femmes est pour lui une «réelle passion». On voit donc comment
Beauvoir se défend en utilisant l’argument de la normalité tandis que ses amis
reconnaissent le caractère intime de leur liaison. Ce mode de défense ne l’empêchera
7
Toutes ces citations sont extraites de Gilbert Joseph, Une si douce occupation : Simone de Beauvoir et
Jean-Paul Sartre, 1940-1944, Paris, Albin Michel, 1991, p. 210-212.
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pas d’être suspendue de l’Education Nationale ne juin 1943 puis réintégrée à la
Libération.
Cette histoire n’en aura pas moins de profondes conséquences sur sa façon de parler
publiquement du lesbianisme. Quand elle ne l’occulte pas, elle s’emploie à verrouiller
une éventuelle accusation de lesbianisme (alors qu’elle est soupçonnée « d’excitation
de mineure à la débauche » et qu’elles n’ont qu’une dizaine d’années de différence...,
ce qui n’est pas un délit) derrière la critique du mythe de la féminité. Elle investit la
féminité de tout ce qu'elle rejette dans la société au nom du naturalisme sans se
rendre compte qu'en contre investissant la virilité de qualités hyper positives elle
pratique exactement ce qu'elle dénonce.
Elle reprend à son compte le discours dominant sur la féminité comme la passivité, le
rapport d’objet au sujet masculin qui en fait une proie sexuelle, qui devient ainsi un
véritable repoussoir rejaillissant sur l’érotisme, ou l’absence, d’érotisme entre femmes.
« Les amours saphiques sont dans la majorité des cas une assomption de la féminité,
non son refus », écrit-elle. On voit comment Beauvoir se réfère au point de vue
masculin pour discréditer le rapport au féminin dans le cadre lesbien dans une
ambivalence qui apparaît encore plus crûment lorsque Beauvoir compare la lesbienne
à la femme normale.
« De même que la femme frigide souhaite le plaisir tout en le refusant, la
lesbienne voudrait souvent être une femme normale et complète tout en ne le
voulant pas » (DS, II, 202).
Quel bel aveu ! car n'est-ce pas là que se situe son problème ? D'où la mise en
équivalence de la lesbienne avec la frigidité, car ce que refuse la femme frigide ce
n'est pas le plaisir, c'est l'homme qui prétend lui donner, ou lui prendre. Ainsi,
l'ambivalence ne se situe pas par rapport aux catégories naturalistes masculin /
féminin, mais bien par rapport à la norme dominante.
Ce qui ne l’empêche pas de les condamner sous prétexte que l’homosexuelle ne met
pas en danger la suprématie mâle. « L'homme est plus agacé par une hétérosexuelle
active et autonome que par une homosexuelle non agressive; la première seule
conteste les prérogatives masculines » (DS, II, 196). Puis Beauvoir remet en question
la distinction des sexologues entre inverties masculines et féminines parce qu'elle lui
parait arbitraire. « Définir la lesbienne virile par sa volonté d'imiter l'homme, c'est la
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vouer à l'inauthenticité » (DS, II, 197), écrit-elle. On pourrait croire que Beauvoir s'élève
ici contre la culture savante héritée de l'Antiquité qui définissait la tribade comme une
femme qui «contrefait l'homme». Il n'en est rien, car la virilité de la lesbienne ne peut
pas être authentique. En effet, si la lesbienne virile s'élève contre la spécification
féminine, et Beauvoir cite deux exemples de travesties présentés par Havelock Ellis et
Stekel, « cette révolte n'implique nullement une prédestination saphique ». Pourquoi ?
Parce que des femmes hétérosexuelles sont aussi en révolte contre cette spécification,
au point, écrit-elle, que « la femme dite “virile” est souvent une franche
hétérosexuelle ». Et la lesbienne virile alors ? Eh bien, elle n'existe pas, car sa virilité,
nous dit Beauvoir, n'est pas un trait de son érotisme, mais de sa position sociale. Je
cite :
« Ce qui donne aux femmes enfermées dans l'homosexualité un caractère viril,
ce n'est pas leur vie érotique qui, au contraire, les confine dans un univers
féminin : c'est l'ensemble des responsabilité qu'elles sont obligées d'assumer du
fait qu'elles se passent des hommes ». (DS, II, 214)
On aura compris que l'érotisme n'est pas ce qui caractérise la lesbienne. Et d'ailleurs,
comment pourrait-elle avoir une sensualité agressive puisque, remarque avec acuité
Beauvoir :
« Elle demeure évidemment privée d'organe viril ; elle peut déflorer son amie
avec la main ou utiliser un pénis artificiel pour mimer la possession ; elle n'en est
pas moins un castrat » (DS, II, 203).
Il est d'autant plus vain de ranger les lesbiennes en deux catégories tranchées qu'une
« comédie sociale se superpose à leur véritables rapports », poursuit Beauvoir
inexorablement. Et de dire exactement ce qu'elle reprochait aux psychanalystes : « Se
plaisant à imiter un couple bisexué, elles suggèrent elles-mêmes la division en «viriles»
et «féminines» (DS, II, 211). Autrement dit les catégories virile/féminine ne sont pas
produites par la société mais reproduites par les lesbiennes qui arrivent ainsi aux
« inutiles fanfaronnades et à toutes les comédies de l'inauthenticité. La lesbienne joue
d'abord à être un homme ; ensuite être lesbienne même devient un jeu ; le travesti, de
déguisement se change en livrée ; et la femme sous prétexte de se soustraire à
l'oppression du mâle se fait esclave de son personnage ; elle n'a pas voulu s'enfermer
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dans la situation de femme, elle s'emprisonne dans celle de lesbienne » (Beauvoir :DS,
II, 217).
Que l'homosexualité soit une prison pour Beauvoir, c'est probable. Mais pourquoi
généraliser en un faux paradoxe qui disqualifie la lesbienne jusque dans sa liberté de
sujet existant. On voit ainsi comment la série d'oppositions paradigmatiques sujet /
objet, actif / passif, masculin / féminin, hypothèque toute possibilité de remettre en
question la normalité en tant que norme construite socialement. De plus ces
oppositions s'appuient sur une conception de la conscience qui barre tout accès à
l'inconscient et à la part cachée de soi-même. Si une conscience est toujours
consciente d'elle-même, comme le postule l'existentialisme, on ne risque pas de
découvrir des vérités cachées. Pourquoi une femme désire-t-elle une autre femme
quand toute son éducation, sa culture, sa religion, la conditionne à désirer un homme ?
Pourquoi et comment a-t-elle échappé à ce conditionnement, voilà des questions que
ne se pose guère Beauvoir. Ce qui l'intéresse uniquement, c'est d’être une femme
normale tout en jouissant du trésor de la sensualité féminine.
Et c’est là où nous arrivons à la logique ambivalente de son propre désir. Chez
Beauvoir, la relation sexuelle est vécue sur le mode de la prédation, que ce soit dans le
cadre hétérosexuel ou homosexuel. L’introduction du chapitre sur la lesbienne est très
explicite de son propre rapport à l’objet aimé.
« Qu’elle s’adapte plus ou moins exactement à son rôle passif, la femme est
toujours frustrée en tant qu’individu actif. Ce n’est pas l’organe de la possession
qu’elle envie à l’homme : c’est sa proie. C’est un curieux paradoxe que l’homme
vive dans un monde sensuel de douceur, de tendresse, de mollesse, un monde
féminin, tandis que la femme se meut dans l’univers mâle qui est dur et sévère ;
ses mains gardent le désir d’étreindre la chair lisse, la pulpe fondante :
adolescent, femme, fleurs, fourrures, enfant ; toute une part d’elle-même
demeure disponible et souhaite la possession d’un trésor analogue à celui qu’elle
livre au mâle » (D.S., II, p. 191).
On voit donc comment l’amour prédateur se situe chez Beauvoir dans la problématique
du moi. Cette partie d’elle-même qu’elle « livre » au mâle, elle veut la posséder elle
aussi, pour elle seule. Elle veut étreindre la pulpe fondante d’un sexe féminin,
participer au banquet de la vie, consommer tous les fruits de la création sans être
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limitée par les préjugés. Le vocabulaire érotique de Simone de Beauvoir est tout entier
informé par la gourmandise qui en fait l’expression d’une avidité de la chair aussi
nécessaire à satisfaire que la faim ou la soif. « Nuit pathétique, passionnée, j'étais
écoeurée de passion, c'est du foie gras mais de mauvaise qualité par dessus le
marché"8, écrit-elle à Sartre en 1939 après une nuit passée avec Bianca Bienenfeld.
L'inconscience de lesbophobie chez Beauvoir va de pair avec son rejet de la
bourgeoisie. Elle veut braver les interdits, tout voir, tout connaître, tout goûter. Le
lesbianisme rentre dans cette avidité. C'est un objet de consommation comme un autre
qu’elle absorbe dans une boulimie de la vie rarement rassasiée. Elle dispose d’une
énergie considérable, elle peut faire vingt kilomètres à pied, écrire tout la journée,
corriger des manuscrits tout en ayant envie de faire l’amour toute la nuit dans une
chambre d’hôtel. C’est pourquoi, elle ne s’éloigne pas tant que ça dans le Deuxième
sexe, de sa pratique de l’érotisme lesbien qui ne se situe pas du côté de la relation
entre deux sujets, mais de la consommation sexuelle, ou plus exactement de la
prédation. Pour reprendre la terminologie freudienne, je dirais qu’il se situe du côté des
pulsions du moi et de son autoconservation alors que l’amour, qui est un plaisir partagé
en tenant compte des désirs de l’autre, se situe plus du côté de l’altruisme.
Est-ce que la prédation érotique de Beauvoir s’est édifiée comme réaction de
protection
du
moi
vivant
dans
un
contexte
particulièrement
misogyne
et
phallocentrique. Son moi n’était certainement pas reconnu à sa juste valeur. Que ce
soit durant ses années de formation ou même après, avec Sartre. Car ils avaient beau
donner l’image d’un couple d’intellectuels, Beauvoir avait bien plus besoin de lui que lui
d’elle pour que ses idées passent en société. Elle le savait si bien que c’est
probablement la raison qui l’a conduite à rompre avec Algren. Ses pulsions sexuelles
ont été canalisées vers le moi, sauf peut-être avec son amant américain où elle pourra
lâcher ses défenses et se permettre de vivre un conte de fées féminin dans le Nouveau
Monde. L’aventure sera d’autant plus paradisiaque qu’elle la sait éphémère. Car une
femme comme elle, identifiée à la fonction pensée, et toute entière dévouée à
l’intelligence combative, ne peut pas quitter Sartre, ni un pays où son oeuvre est
discutée, critiquée, récompensée, reconnue. Elle a besoin de ça, comme elle a besoin
de manger du foie gras, de la chair, de la passion... en femme aux désirs inaltérés.
8
S. de Beauvoir, Lettres à Sartre, Ed. Gallimard, 1990, p. 225.
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La prédation ne va pas sans une certaine perversion qui affleure dans les lettres à
Nelson Algren où elle lui parle des lesbiennes qu’elle rencontre.
«Trois lettre m’attendaient, une d’amour échevelé de la femme laide [Violette
Leduc], qui ne m’a pas vue depuis treize jours et ne peut le supporter plus
longtemps, une impérieuse de mon amie juive qui exige de ma voir
immédiatement et beaucoup [Bianca Lamblin ?] et une encore plus impérieuse
de ces femmes qui nous tapent régulièrement... »9.
A propos de sa dactylo, elle écrit :
« Quand elle m’a eu tout exposé, comme elle compose de beaux poèmes
lesbiens, quel corps excitant elle possède, quelle passion elle montre au lit, elle a
ajouté en rougissant légèrement : « Je suis tombée amoureuse de vous cinq ou
six fois... Ça arrivera sûrement encore. » J’ai souri aimablement et détourné la
conversation . Chaque fois que je lui donne de l’argent, elle veut me gratifier de
son corps sublime, alors à la fin je lui ai appris que c’était Sartre qui casquait, que
moi je n’avais pas les moyens de faire de telles largesses » (LNA, 459).
On remarquera comme elle joue d’une certaine ambivalence autour du thème de la
prostitution quant elle parle des lesbiennes. Quant à Violette Leduc, régulièrement
surnommée « la femme laide », elle se trouve l’objet de relation basées sur le calcul.
Le 28 janvier 1950, Beauvoir écrit : « Il est déconcertant que je puisse tant compter
pour elle, alors que pour moi elle ne compte pas du tout » (p. 526). Certes, Beauvoir
est agacée par la passion sans borne que lui voue Violette Leduc et qui deviendra le
sujet de Folie en tête. Ce qui ne l’empêche pas de l’apprécier hautement, déclarant à
Nelson le 7 octobre 1947 : « C’est sûrement la femme la plus intéressante que je
connaisse » (p. 55). Le mot « intéressant » conduit là aussi au calcul. Mais ici il s’agit
d’un calcul intellectuel.
« Solitaire, lesbienne au fond du coeur, elle est de beaucoup la plus hardie des
femmes que je connaisse. (...) Elle sait parler de l'amour sur un ton émouvant et
remarquable ». Et une autre fois, elle lâche cette phrase superbement révélatrice
de ses catégories conceptuelles : "Celle-là, avec une sensibilité féminine écrit
comme un homme » (LNA, 111).
9
S. de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren, Un amour transatlantique 1947-1964. Texte établi, traduit de
l’anglais et annoté par Sylvie Le Bon de Beauvoir, Paris, Gallimard, Folio, p. 455.
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On comprend mieux pourquoi Beauvoir a développé une vision si négative de la
lesbienne. La sensualité se situe chez elle du côté des pulsions du moi et
probablement d’un sevrage maternel précoce.
Elle sert à nourrir les appétits du moi sans faire de distinction entre moi et l’autre. Très
autoritaire avec les jeunes femmes qu’elle désirait, m’a confié Bianca Lamblin,
Beauvoir avait le pouvoir et imposait sa volonté sans discussion. En revanche avec les
hommes il lui faut tenir compte du point de vue de l’autre du fait qu’elle évolue dans
une société où l’homme règne en maître et qui n’accorde à sa puissante polarité
intellectuelle qu’un minuscule champ d’exercice. L’ignorer serait un comportement
schizophrénique beaucoup plus préjudiciable que l’option perverse pour laquelle elle a
opté parce qu’elle lui permet de tirer le meilleur parti possible de la situation de
domination qui était celle des femmes de sa génération. Dans l’introduction du
Deuxième Sexe elle écrivait : « Les femmes d’aujourd’hui sont en train de détrôner le
mythe de la féminité. Elles commencent à affirmer concrètement leur indépendance,
mais ce n’est pas sans peine qu’elle réussissent à vivre intégralement leur condition
d’être humain » (p. 195). C’était en 1949. La conquête de la condition humaine de la
femme passe par la virilité, ou la fraternité, comme elle le dit en conclusion du
Deuxième sexe. Elle passe donc par le modèle masculin en tant que condition
humaine universelle, et c’est bien pour ça que Beauvoir a développé avec Sartre une
conception du couple qui lui permet de fusionner intellectuellement avec lui tout en
gardant la jouissance de son propre trésor féminin.
Dans sa correspondance avec Sartre de 1939, elle expose sa conception de l’amour
dans le trio où elle distingue « l’amour unique » des amours contingentes, ce qu’elle
appelle les « mises entre parenthèses » qui s’applique notamment à Bianca Bienenfeld
avec qui Sartre avait une liaison. Le 8 octobre 1939 elle écrit à Sartre :
« ... après ces dernières semaines et les lettres que vous m’avez écrites, aucune
sagesse ne saurait plus me faire effectuer cette conversion qu’est la mise entre
parenthèse. Mon amour, on ne fait qu’un, et je sens que je suis vous autant que
vous êtes moi-même. Je vous aime mon doux petit, et jamais je n’ai mieux senti
votre amour » (LS, 171).
Impossible de dire ça à la femme désirée. D’abord parce qu’elle n’a pas éclairci sa
propre ambivalence autour des genres et des normes. L’homosexualité est naturelle en
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tant que désir du féminin, mais elle n’est pas normale. Ensuite parce qu’elle est attirée
par ses anciennes élèves avec qui elle n’a pas de relation d’égalité intellectuelle
comme elle le vit avec Sartre. Elles sont objet de sa prédation sexuelle et Beauvoir
méprise trop la passivité féminine pour se reconnaître dans une lesbienne désirant la
féminité. D’où son ambivalence face au désir lesbien. Il faut qu’on lui résiste, et à ses
yeux, seul un homme sait le faire. Dans le Deuxième Sexe, elle a des passages très
révélateurs de sa conception de « l’acte » sexuel lorsqu’elle compare l’amour avec un
homme et avec une femme :
« C’est seulement quand ses doigts modèlent le corps d’une femme dont les
doigts modèlent son corps que le miracle du miroir s’achève. Entre l'homme et la
femme l'amour est un acte ;.chacun arraché à soi devient autre : ce qui
émerveille l’amoureuse, c’est que sa langueur passive de sa chair soit reflétée
sous la figure de la fougue virile ; mais la narcissiste dans ce sexe dressé ne
reconnaît que trop confusément ses appâts. Entre femmes l'amour est
contemplation ; les caresses sont destinées moins à s’approprier l’autre qu’à se
recréer lentement à travers elle ; la séparation est abolie, il n'y a ni lutte, ni
victoire, ni défaite ; dans une exacte réciprocité chacune est à la fois le sujet et
l'objet, la souveraine et l'esclave ; la dualité est complicité » (DS, II, 208).
Autrement dit, dans l’érotisme lesbien il y a mélange, non différenciation des sujets,
non acte et non lutte. D'où les clichés sur «la ressemblance», « la similitude », «le
dédoublement» et ce qu'elle appelle «le miracle du miroir» qui affirment, et c’est grave
pour la féministe Beauvoir, que la femme ne se construit pas comme sujet dans le face
à face érotique avec un autre sujet femme. C'est face à un homme que la jeune fille se
« métamorphose » en sujet actif, autonome, viril. Pas face à une femme. Peut-être n’at-elle pas rencontré de femme assez forte pour résister à son appétit prédateur ?
Sartre est le seul, peut-être, sur lequel elle ne peut exercer une emprise car il ne se fait
aucune illusion sur ses sentiments, comme en témoigne cette lettre du 23 décembre
1939 :
« Vous m'amusez avec votre harem de femmes. Je vous encourage fort à bien
aimer votre petite Sorokine, qui est toute charmante. Mais direz-vous, il faudra la
sacrifier à la fin de la guerre. Vous êtes une naïve, mon amour, car de deux
choses l'une : ou vous n'y aurez pas trop tenu et alors, telle que vous êtes, fin de
la guerre ou pas vous la laissez tomber comme un crachat, mauvais petit que vous
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êtes. Ou bien, comme cela se produit, vous vous y attachez et alors je vous sais
assez âpre pour vouloir la garder envers et contre tous. Il serait tout à fait
dommage de sacrifier ce pur et charmant petit cœur »10.
En conclusion nous pouvons dire que la relation d’emprise est une option que prennent
les femmes qui désirent le pouvoir dans des situations historiques où elles ne l’ont pas
légitimement. Comme l’écrit Roger Dorey dans un article sur le sujet : « L’emprise
traduit donc une tendance très fondamentale à la neutralisation du désir d’autrui, c’està-dire à la réduction de toute altérité, de toute différence, à l’abolition de toute
spécificité; la visée étant de ramener l’autre à la fonction et au statut d’objet
entièrement assimilable » (LC, 503).
N’est-ce pas ce que Beauvoir à décrit dans « la lesbienne » ? « La séparation est
abolie ». Car la différence ne se situe pas entre les femmes qui, d’une certaine
manière, reviennent toutes au même, mais entre l’homme et la femme. D’ou la
valorisation du modèle viril qui est une manière comme une autre de consommer les
trésors de la féminité tout en partageant un certain pouvoir intellectuel avec des
hommes d’exception.
D’ou aussi pour le féminisme qui se réclame de son héritage la nécessité de repenser
la question des différences s’il veut participer aux débats du XXIe siècle sur la
symbolisation de la relation femme - femme.
Extrait remanié de mon livre, « Qu’est-ce qu’une femme désire quand elle désire une
femme ? », Edition Odile Jacob, 2004.
10
Article
à
J.P. Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, Gallimard, 1983, p. 503.
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