Article Livres Hebdo

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Livres Hebdo numéro : 0701
Date : 14/09/2007
Rubrique : avant portrait
Auteur : Sean James Rose
Titre : Michel Delon
MICHEL
DELON
, spécialiste de Sade, consacre au « Divin Marquis » un
bel ouvrage à la fois limpide et érudit.
Babyboomer
sadien
Le contraste est grand entre la cohue du marché africain d’en bas et le havre de calme qu’est
l’appartement de Michel Delon. On entre dans une jungle de livres, accueilli par un gros matou.
Celui qui édita entre autres Sade et Diderot dans la « Bibliothèque de la Pléiade » publie un nouveau
livre sur « le Divin Marquis », Les vies de Sade, dans une nouvelle collection de Textuel : « L’atelier ».
Deux volumes comprenant : Sade en son temps, Sade après Sade (une présentation de l’homme et de
son œuvre) et Sade au travail (une présentation et reproduction des manuscrits). C’est fort bien
expliqué et agréable, et richement illustré par des images d’archives et des gravures libertines. Il faut
dire que Michel Delon est pédagogue, il est professeur en Sorbonne. « A la Sorbonne, corrige le
titulaire de la chaire de littérature française (Histoire des idées), “en”, c’est vieux jeu ! » Le spécialiste
n’est pas un cuistre, et le fait que le texte est sans notes concourt à la fluidité de la lecture. On
appréciera surtout un style élégant qui sait faire des allers-retours avec l’époque contemporaine.
Delon compare certains aristocrates en vue de l’Ancien Régime aux people d’aujourd’hui, explique
que le « dessein » est ce qu’on appellerait dans le jargon de la drague actuel « un bon plan » ou que le
« prestige » (illusion, en français classique) n’est rien d’autre dans la bouche de Sade qu’un
godemiché.
Né à Paris en 1947, Michel Delon a vingt ans en Mai 68. De cette période, il ne renie pas grandchose : « Il est de bon ton aujourd’hui de critiquer, moi, j’ai vécu cela comme une bouffée d’air dans
une France coincée, d’ailleurs il y a fort à parier que ceux qui critiquent en soient les héritiers : être
décomplexé, se montrer en sueur après un jogging, c’est très soixante-huitard. » Hormis l’événement
même (« Je n’ai jamais vraiment cru que c’était la révolution »), au niveau des idées, on redécouvrait
le Marquis de Sade ou Rétif de la Bretonne, c’était également la fin des poursuites judiciaires dans le
domaine de l’édition. Premier colloque universitaire sur Sade à Aix-en-Provence (le Marquis est
d’une noblesse provençale se prétendant alliée à Laure de Noves, l’égérie de Pétrarque) : 1966 ;
publication des actes du colloque : 1968. Hasard objectif ? Michel Delon répond que tout était prêt et
rend hommage à Pauvert qui allait de tribunal en tribunal parce qu’il publiait (c’était le premier)
Sade et fut libre de le faire à partir de cette date de libération des mœurs. Et le babyboomer sadien
de saluer également l’un de ses maîtres à la Sorbonne, Jean Fabre : « Il nous expliquait qu’il y avait
un rousseauisme excité et violent, celui de Sade, grand lecteur de Rousseau. »
Arrogance
nobiliaire. Mais personnellement, pourquoi Sade ? A cause de son énergie, sa pensée
qui ne se dissocie pas de son art de vivre et d’aimer. C’est l’idée de flux qui plaît le plus à Michel
Delon dont le cœur balance pour des auteurs comme Diderot, Stendhal… Des anti-systèmes et des
amoureux pour qui « il n’y a pas de pensées qui ne soient charnellement vécues». Pour revenir à
l’auteur de Justine : « Il radicalise tellement le rapport à la pensée et à l’écriture – une liberté qui se
traduit par une toute-puissance du désir – qu’on ne peut en faire l’économie. » Aussi Delon
s’intéresse-t-il également au phénomène, c’est la seconde partie du premier volume « Sade après
Sade » : « Il est un nom avant d’être une réalité historique. On l’a tiré toujours dans des sens
contradictoires, homme de l’Ancien Régime ou homme de la Révolution ? Auteur illisible et ennuyeux
ou grand poète surréaliste ? Jusqu’à aujourd’hui, il est controversé. Certains le présentent comme un
écrivain s’opposant à la liberté de pensée ou un infâme sexiste, aux Etats-Unis un universitaire
voudrait l’interdire… Quand Apollinaire dit que le XXe siècle qui s’ouvre se fera sans doute sous le
signe de Sade, il n’a pas tort. » Mais si le petit Marquis a été porté aux nues par la pensée de mai 68,
Michel Delon minore la vision « révolutionnaire » de Sade et décèle chez lui plus d’arrogance
nobiliaire que de vertu républicaine. Il cite le pamphlet de La philosophie dans le boudoir, «
Français, encore un effort si vous voulez être républicains », où il est expliqué que, pour être un vrai
républicain, il faut renoncer à la religion et à la morale et donc être incestueux, sodomite, voire
assassin. L’ironie aussi sait être sadienne: « Sade pousse tellement loin la revendication des Lumières
qu’il risque de les inverser en leur contraire. »
Alors comment répondre à la critique que Sade serait plus porteur d’incivil égoïsme que de vraie
liberté ? « Dans le Don Giovanni de Mozart, il y a un grand aristocrate plein de morgue qui chante
“Viva la libertà !” alors qu’il est en train de séduire les deux paysannes au nez des fiancés et il y a le
chœur des paysans qui reprend “Viva la libertà !”, mais ce n’est pas de la même liberté qu’on parle,
donc je crois que l’idée de liberté, même quand elle est portée par un grand aristocrate d’Ancien
Régime, a une énergie telle que cela se répercute en échos libérateurs pour des gens très différents. »
Pour Michel Delon, ce qui compte au fond, l’énergie, toujours l’énergie.
SEAN
JAMES
ROSE
Les vies de Sade, Michel Delon, Textuel, « L’atelier », 2 vol. sous coffret (272 p.), 69 euros, ISBN978-2-84597-232-2. Parution : 27
septembre.

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