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1914-1918: la guerre du renseignement dans le Jura et en Suisse
Hervé de Weck
Le premier conflit mondial ne se déroule pas seulement sur les champs de bataille. La guerre
du renseignement, infiniment moins sanglantes mais insidieuse et efficace, se développe aussi
bien dans les Etats en guerre que dans les pays neutres. Le territoire suisse, qui jouxte ceux de
quatre grands belligérants, s'avère particulièrement propice à de telles opérations. Allemands,
Français, Anglais, Autrichiens, Turcs y développent des réseaux de renseignements,
organisent parfois de véritables opérations de forces spéciales.
Entre 1914 et 1918, plus de 120 affaires d’espionnage émergent dans la presse helvétique,
impliquant des centaines de personnes; les juges d’instruction fédéraux ouvrent 62 enquêtes,
dont 53 portent sur des affaires d’espionnage.
Participent à ce grand jeu des industriels suisses impliqués dans l'économie de guerre, tel
Jules Bloch, dont le train privé roule sans cesse dans le Canton de Neuchâtel, dans la région
de Bienne et dans le Jura bernois, chargé de composantes de munitions, des officiers de
renseignement comme Hans Schreck, chef du contre-espionnage allemand, arrêté par la police
fédérale, avant qu'on l'exfiltre de la clinique où il est interné. Il faut y ajouter des agents,
honorables ou pas, recrutés parmi la population locale. Les espions deviennent une hantise
pour les autorités et la population qui tendent à en voir partout...
Nos contemporains en conservent de vagues souvenirs sans pourtant se rappeler la portée
d'événements qui ont défrayé la chronique. Christophe Vuilleumier, historien indépendant,
président de la Société d'histoire de la Suisse romande et membre du comité de l'Association
suisse d'histoire et de sciences militaires, rafraîchit notre mémoire dans un ouvrage
scientifiquement irréprochable qu'on lit comme un roman1!
Quelques affaires dans le Jura bernois
Près d'une borne frontière franco-suisse, on découvre une boîte en fer blanc contenant des
rapports sur des mouvements de troupes allemandes. Le 20 janvier 1916, la gendarmerie
d'armée arrête l'adjudant Ackermann des douanes de Porrentruy qui avoue en être l'auteur. Un
certain Moine, ancien aubergiste à Montignez, lui servait d'intermédiaire et informait les
centrales allemandes de renseignement à Lörrach et Saint-Louis sur les positions de l'artillerie
française en Alsace. Il payait ces informations à son correspondant français, un marchand de
vins de Réchésy, avec de fausses informations sur les troupes allemandes. Ackermann est
donc coupable d'activité de renseignement au profit d'un Etat étranger, ainsi que de violation
de ses devoirs de service. Des journaux prennent son parti, soutenant à tort qu'Ackermann
travaillait pour le service de renseignement suisse et exécutait ses ordres... Les deux hommes
sont acquittés.
Le nombre d'agents étrangers expulsés de Suisse à la suite d'un jugement ou d'une décision du
Conseil fédéral dépasse la centaine en automne 1916, époque à laquelle les autorités suisses
démantèlent un réseau travaillant pour le compte de la France. Un ancien maire de Delémont,
Emile Zurbrugg, en fonction entre 1909 et 1912, un Français, Joseph-Marie Picot, et un
Suisse, William Tièche, offrent de l'argent à une danseuse de bar, Mathilde Christoph, afin
1 La Suisse face à l'espionnage 1914-1918. Genève, Editions Slatkine, 2015. 120 pp.
qu'elle fournisse des renseignements sur les fabriques de munitions et les mouvements de
troupes en Allemagne et en Autriche-Hongrie L'artiste, qui appartient au contre-espionnage
allemand, dénonce les trois hommes à des policiers genevois. L'ancien maire s'en tire avec
trois mois d'emprisonnement, les deux autres bénéficient de l'acquittement.
En juin 1917, la police arrête à Berne un certain Choulat, journaliste jurassien au volumineux
casier judiciaire, inculpé pour service de renseignement au profit d'un Etat étranger. Il
travaille pour La Sentinelle, journal socialiste, et d'autres titres romands. Selon La Gazette de
Lausanne du 19 juin, il a fait parler de lui dans sa région, dans les cantons de Vaud et de
Neuchâtel. Cinq mois plus tard, deux engagés volontaires de la gendarmerie d'armée sont
arrêtés à Porrentruy pour espionnage à la frontière alsacienne et transférés à Berne.
Pendant toute la guerre, l'Etat-major général à Berne craint des opérations françaises,
allemandes, également italiennes contre la Suisse, qui justifient les fortifications au Gothard, à
Saint-Maurice, à Morat et au Hauenstein. C'est le contexte dans lequel se situent deux affaires
qui attirent l'attention en automne 1915, celle de l'Allemand Tockus, condamné à trois ans de
réclusion et à l'expulsion à perpétuité. La Suissesse Louise lmhof, tenancière d'un foyer de
soldat, lui a fourni les plans de la position du Hauenstein. ll s'agit de la première affaire
découverte, dirigée contre la Suisse. Il y a encore la valise trouvée à la gare de Lausanne
contenant des cartes d'état-major italiennes du Simplon et du Mont Cenis ainsi qu'une
trentaine de bombes au sodium. Les cas d'espionnage découverts dans le Jura bernois se
situent également dans ce contexte stratégique.
H.W.