Passion en Eaux Troubles - Archives de Lorient

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Passion en Eaux Troubles - Archives de Lorient
 Passion en Eaux Troubles Jean‐Yves GUYADER 1 ÉCRIVAIN PUBLIC Marie FIDEL
54 rue Duliscouët 56100 LORIENT| 06 88 64 04 08 | [email protected]
Mai 1945. Lorient vient de recouvrer sa Liberté, l’atmosphère est à la joie, à la fête, parfois aux règlements de compte. Les Allemands sont vaincus. Les libérateurs déambulent dans la Sous‐préfecture du Morbihan, à la recherche des collabos, mais aussi des femmes adultères à l’origine de la « collaboration horizontale ». Ces héritières de Marie Madeleine, la pécheresse, sont bien souvent battues, déshabillées, marquées à la croix gammée sous les rires des quolibets et les crachats. La populace s’extériorise, elle s’épanouit dans l’humiliation, sorte d’exorcisme malsain justifiant amplement le sentiment de vengeance. Malgré tout... la vie peut se jouer des paradoxes. L’Amour, ce mot magnifique, qui permet à deux êtres de vivre pleinement leur passion dans un univers si trouble… L’armée allemande occupe encore Lorient au début de l’hiver de cette année 1945, la résistance mène des combats intenses dans les alentours de la Poche de Lorient, devenant la dernière place forte de l’occupant. Une grande partie de la France vient d’être libérée. L’impensable se produit le 27 janvier 1945, l’horreur de l’horreur, la monstruosité démoniaque des hommes envers d’autres hommes de par leur race, leur religion. Un seul nom qui entache à jamais le genre humain, AUSCHWITZ et ses montagnes de corps désarticulés, décharnés, illustrant ainsi les propos de l’historien René Fauvet : « L’homme ne se fait aucune illusion sur le fauve qui sommeille en lui ». Dans la ville de Colbert, près de douze mille maquisards sont intégrés au sein de la 19e Division d’Infanterie du Général Borgnis‐Desbordes, basé à Vannes, commandant des forces armées du Morbihan, rejoint par la 66e Division d’Infanterie US du Général Kramer. Près de cinq mille hommes se battent face au réduit de l’armée allemande sous les ordres du Général Fahrenchbächer. Les combats sont durs, et cela jusqu’au 10 mai 1945, où les nazis capitulent, signant leur reddition quelques jours plus tôt au Café Breton d’Étel, le 7 mai 1945. Les soldats français et américains rentrent dans la Poche de Lorient, faisant 24 000 prisonniers. L’invraisemblable se produisit pourtant, les Allemands en pleine débandade prirent la fuite, en particulier dans l’État Major de la Kriegsmarine. Certaines jeunes femmes, appelées « souris grises », assument des emplois de secrétaire. Une de ces demoiselles s’appelle Frida. Elle s’est échappée de cet univers dantesque, fuyant cette ville en ruine, vêtue d’effets civils, notamment un pantalon, un pull et un long manteau. Elle se nourrit de biscuits de guerre vitaminés, se réfugie dans un bâtiment en ruine. Frida ne dort que d’un œil, sur le qui‐vive en permanence. Elle veut échapper à son sort, rejeter ce régime diabolique. Elle lutte contre la faim et la fatigue depuis près d’une semaine, vivant dans une cache. Elle s’éclaire avec une bougie qu’elle 2 ÉCRIVAIN PUBLIC Marie FIDEL
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vient de ramasser dans ce lieu à la fois sinistre et froid. Le reste de la journée, cette « walkyrie » songe à l’Allemagne qu’elle a quittée quatre ans auparavant, son Munich natal qui vit l’ascension de Hitler au pouvoir dans les années vingt. Bien sur elle avait assisté elle‐même aux grands rassemblements de ce personnage illuminé, grotesque et fascinant, la manifestation du mal personnifié. Très vite, elle s’était engagée dans le mouvement des jeunesses hitlériennes, devenant même la secrétaire du chef nazi Axmann, après un court passage aux Pays‐Bas chez le sinistre Hans Franck avant qu’il ne devienne le bourreau de la Pologne. Ce fut ensuite une affectation au Gross Paris, auprès du Général Von Rusted et enfin la Villa Marguerite au Kernevel, résidence de l’Amiral Dömitz, chef de la Kriegsmarine, dernier dirigeant nazi qui succéda à Hitler le 2 mai 1945, après sa mort le 30 avril. Elle dégage une beauté peu ordinaire, cette jolie Munichoise à la chevelure si blonde, comme les blés du Schleswig‐Holstein, malgré une estafilade barrant son visage, souvenir des bombardements de la Royal Air Force en janvier 1943. Une face dure, marquée par les épreuves de la guerre et de la vie. Frida pense aux rives romantiques du Rhin, à Goethe, à Schiller, à Bach, à Beethoven, cette culture allemande qu’elle aime, la brasserie Müller, où elle connut son premier amour, dansant sur la Grande Place de Munich dans la froide nuit bavaroise. Aujourd’hui, sa vie n’a plus de sens. Cette immonde guerre a détruit tout espoir, et même son visage. Elle souffre de sa blessure au visage, qui la fait se sentir laide. Parfois, elle se met à fredonner une vieille comptine rhénane. Alors que les résistants du Général Borgnis‐Desbordes investissent les quartiers de Lorient les uns après les autres, une des sections pénètre dans un des réduits où se trouve Frida. Elle sursaute à la vue de ces combattants hirsutes. Ils se précipitent sur elles, l’insultent : « sale chienne boche », « on va se la faire ! » Ils lui déchirent ses vêtements, montrant sa poitrine dénudée. Elle les supplie, en pleurs, et crie en allemand « Hör auf ! Hör auf ! », « Arrêtez ! Arrêtez ! », « Ich will mich stellen ! », « Ich will mich stellen! », « Je veux me rendre ! », « Je veux me rendre ! ». Jean, un des résistants au physique d’athlète musculeux, visage volontaire, bouscule violemment ses camarades de combat. Il s’interpose à cette tentative de viol, protégeant la jeune femme qu’il recouvre d’un vêtement. Elle lui sourit tout en sanglotant. Il la fait prisonnière, criant à ces hommes : « Désormais, c’est ma capture, celui qui la touche, je le tue ! ». 3 ÉCRIVAIN PUBLIC Marie FIDEL
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Frida devient sa « propriété », il la nourrit des rations qu’il partage avec elle, respectant son intimité. Elle dort dans une sorte de sac de couchage, se lave à part des autres hommes, sous la surveillance de ce grand escogriffe de Jean. Frida lui raconte sa vie et ses malheurs, elle lui évoque son engagement dans la Résistance, son combat contre le nazisme de la haine de Hitler, son amour pour la Liberté et le Général de Gaulle, lui le bohème amoureux de littérature et de photographie. ‐
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Elle lui demande en français : Qu’est‐ce que je vais devenir ? Vous serez conduite dans une prison de femme en attendant votre jugement à Rennes. Pouvez‐vous m’aider à rejoindre l’Allemagne ? Jean pique une colère : Pourquoi je viendrais à vous aider, alors que toute ma famille fut massacrée ? J’ai perdu des copains, sauvagement torturés par la Gestapo à la citadelle de Port‐Louis. Je précise qu’ils sont parmi les soixante‐neuf martyrisés. La jolie Bavaroise lui demande pardon, lui criant : Vergib mir ! Vergib mir ! Je vous demande pardon ! Je vous demande pardon ! Sensible à ces propos, Jean se fait plus tendre et compréhensif à son égard. La prisonnière modèle est attachée fermement par son gardien, afin qu’elle ne s’évade pas, tandis qu’ils continuent leur progression dans ce qu’il reste de cette ville de Lorient en ruine. Un des chefs du peloton de l’unité, jeune résistant ayant appris la présence de la jeune « ex souris grise », a décidé de la remettre au service du renseignement de la France Libre du Morbihan, afin de l’interroger avant d’être jugée, si procès il y a. Cela signifie l’incarcération immédiate de Frida, l’obéissance aux ordres. Le subalterne doit se soumettre à la hiérarchie. Le fougueux combattant de la Liberté s’interpose avec force à cette décision, houspillant le responsable : ‐
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Elle ne partira pas ! Elle ne partira pas ! Vous serez sanctionné, vous risquez fortement une mise aux arrêts ! Je vous emmerde ! Jean est immédiatement entouré par ses compagnons devenus hostiles envers lui. N’ayant pas d’autre issue, il tend son arme. Il rejoint Frida dans la condition de prisonnier, séparé d’elle, réfléchissant à l’idée de la « Teutonne » d’une éventuelle évasion. 4 ÉCRIVAIN PUBLIC Marie FIDEL
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L’amour parfois vous pousse à des actes invraisemblables. Cette idée ne cesse de l’obséder. Il faut réagir vite. Un de ses camarades, le dévoué Thierry, qui était de garde l’informe du transfert de la jeune femme au siège régional de la France Libre, à Rennes le lendemain matin. Ce dernier lui glisse un couteau de jardinier afin de se débarrasser de ses liens. Jean rumine un « coup » : se procurer une arme, une mitraillette Thompson en bousculant un des résistants au moment où Frida sortira du bâtiment délabré où elle est détenue afin de partir vers la capitale bretonne. Il faudra faire vite et prendre la fuite. Le lendemain matin, les évènements se précipitent vers 9 heures. Un véhicule militaire type Commando Car bâché s’immobilise près du lieu où est gardée la jeune femme. Jean, qui n’a pas dormi de la nuit ou d’un œil, est interpelé par son copain Thierry, qui a le même âge que lui et réside dans la même ville. D’une voix rassurante, celui‐ci s’exclame : « Vas‐y ! Et bonne chance ! » Le bousculant, Jean se précipite sur un des gardes de Frida, après une courte bagarre, il réussit à le désarmer, il lui arrache son arme, la fameuse Thompson. Tenant en respect ses geôliers et ses compagnons d’armes, il se saisit de la jeune femme, tire plusieurs rafales pour les impressionner puis ils s’échappent. Ils courent, courent, empruntent des rues jonchées de décombres. Les résistants ripostent et blessent Jean à l’épaule. Ils continuent leur progression, trouvent refuge dans la cave d’un immeuble dont il subsiste un pan de façade et des murs. Le rez‐
de‐chaussée donne sur une porte accédant à une cave. Cette bâtisse donne sur la mer, pas très loin de l’estacade, l’avant‐port. ‐
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Frida, heureuse, l’étreint et lui susurre : « mein Liebe ! », « mein Liebe ! » (mon amour, mon amour). Notre ex‐résistant ne parlant que très peu la langue de Goethe, inculque à son amoureuse quelques mots de français. Elle s’exprime avec difficulté dans la langue de Molière avec cet accent guttural bavarois. Sans provisions, ils se blottissent, riant de leur exploit. Ils s’embrassent avec ardeur. Elle se met à pleurer. Jean la console, lui déclare sa fougue : Je ne te laisserai pas. Je t’aime. J’étais si malheureuse pendant ces années. C’est fini maintenant ! Malgré sa blessure, Jean tente de se procurer de la nourriture, laissant son arme à Frida. Il lui promet de revenir dans les deux heures à venir, avant la tombée de la nuit. Faisant preuve de prudence, il réussit à atteindre une tente du comité des réfugiés lorientais, après avoir abandonné ses vêtements militaires. Il a pris soin de détruire certains papiers personnels, afin de ne pas être reconnu en tant que fugitif, déserteur de l’armée de la Libération. Il se présente devant une personne du Comité qui lui demande 5 ÉCRIVAIN PUBLIC Marie FIDEL
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ses papiers. Ne cachant pas son désarroi il répond qu’il a égaré ses justificatifs. Sa forte personnalité et ses mots prononcés en breton lui permettent d’obtenir un colis grâce à la bienveillance de cette personne. L’aide alimentaire se compose de paquets de pâtes, de quelques pommes de terre, de boîtes de « singe » américaines, de tablettes de chocolat, deux bouteilles de lait. Après mille précautions, il s’empresse de rejoindre sa chère Frida, avec cette inquiétude qui le taraude : la rencontre avec une colonne d’anciens résistants, en particulier ses anciens compagnons. Malgré son encombrant paquet de victuailles, il parvient à regagner sa planque. La jeune munichoise s’était assoupie, mais restant vigilante, elle se saisit de la mitraillette Thompson. « C’est moi ! » s’écrit Jean. Elle se remet à lui sourire. Les deux êtres s’embrassent fougueusement. « J’ai de la nourriture ! » Frida répond avec enthousiasme en allemand « Wunderbar ! Mein Liebe ! » Le dieu Cupidon s’en mêle. Se déroule alors le ballet des corps tendus vers l’extase, le sublime et la musculature de l’un, la grâce, la fragilité de l’autre. Les visages qui ont souffert, suppliciés, blessés ont cette beauté que donne le vécu du tragique de l’existence. ‐
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La belle Bavaroise s’effondre en larmes. Notre jeune Breton la console, entre ses bras puissants. Frida demande : Pourquoi toi tu aimes moi la boche, je pas belle ! Tu es tout pour moi, mon amour ! Ta blessure te donne du charme, j’ai besoin de toi, peu m’importe ta cicatrice. Je souhaite que tu deviennes ma femme. Je te le redis, tu es belle ! Tu es belle ! Tu es belle ! Il la serre dans ses bras si fort, ils connaissent à nouveau la passion. Toutefois ils finissent par dîner, s’éclairant d’une bougie que la charmante Frida avait conservée, avant de s’endormir tendrement enlacés. L’aube venant, le couple décide de quitter ce réduit après avoir mangé les quelques provisions restantes de la veille, et bu à eux deux ce lait en boîte importé des États‐Unis, très exactement de l’état de la Virginie. Il fallait partir vers d’autres horizons. Fuir ! Fuir cette violence, cette misère, la méchanceté humaine. Jean décide de voler une embarcation avec Frida, cherchant désespérément une barque qui tient la mer. Notre breton a sa petite idée : prendre la mer afin de rejoindre son copain Jean‐Pierre, un solide marin groisillon, « philosophe » à ses heures, ce dernier pouvant les embarquer sur son thonier, habitué à naviguer du côté des Ibères vers le Cap Finisterre. 6 ÉCRIVAIN PUBLIC Marie FIDEL
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Tout en faisant preuve de prudence, dans le but de ne pas se faire prendre, notre belle Germanique s’est habillée comme une vieille femme de la région, surveillant les allées et venues à l’aide de la mitraillette de Jean, trop occupé à repérer un canot. Cette confiance dans l’amour de la Munichoise, lui qui n’avait plus rien à perdre, est un magnifique geste de la part du jeune Morbihannais. Après des recherches infructueuses, enfin il découvre un petit bateau muni de rames. Il appelle Frida d’un geste, lui fait signe de venir. Elle se précipite et monte prestement à son bord. Notre breton détache les amarres et commence à ramer, à ramer, ramer, s’éloignant du quai puis de l’avant‐port, dans ce coin déserté. Il franchit le passage de l’estacade. La jeune Allemande ne cache pas son inquiétude. Notre marin fait preuve d’une force qui ne cesse de décupler, mué par la peur, transpirant à grosses gouttes. La mer est calme. Il faut se faire passer pour un pêcheur avec sa femme, et éviter de croiser des navires militaires, certains sont à quai du côté de Kergroise. Un seul objectif pour nos fugitifs, gagner Port‐
Louis, où le copain de Jean a son thonier immatriculé dans la cité de Vauban. Après deux heures de navigation, ils atteignent le but de cette échappée. La ville du martyr de la Résistance. Là encore, la vigilance est de mise. Certes les Allemands sont partis, mais les anciens compagnons de la Résistance grouillent dans le secteur. Leur bateau accoste près du premier quai, à l’entrée du port. Ils sautent de l’embarcation après l’avoir amarrée et gagnent un ponton en attendant que l’ami en question se rende à son thonier. Frida se cramponne à Jean, lui disant « Mein Liebe ». Il lui répond : « Je t’aime à la folie ! Ne t’inquiète pas. Ils se réfugient dans une petite guérite de pêcheur afin de ne pas attirer l’attention, serrés l’un contre l’autre pour se réchauffer mutuellement. ‐
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Quand un grand échalas se présente, visage poupin à la physionomie du regretté Michel Serrault, bon Français moyen portant une casquette de marin, notre jeune se précipite et s’écrit : Alors Jean‐Pierre, tu me reconnais ? Ben ça Jean, je croyais que tu étais à combattre les boches ? Tu es blessé. Le dialogue s’instaure entre eux, Jean raconte ses aventures dans la résistance, lui présente sa Frida. Le Groisillon s’exclame en découvrant l’Allemande : Putain, quelle fille ! Tu vas au‐devant des emmerdes ? ‐
Peux‐tu nous aider à foutre le camp de la France, je risque ma peau, elle la prison et peut‐être pire, l’humiliation. Je veux gagner l’étranger, j’ai des papiers. Il faut qu’on parte vite. 7 ÉCRIVAIN PUBLIC Marie FIDEL
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Dans ta situation, il te faut une nouvelle identité. T’inquiète, je te trouverai ça chez moi auprès d’un pote un peu roublard, André. ‐
Dis, le Portugal, ça te dit, Porto ? ‐
Tu n’ignores pas que cette « salope » de Salazar avec sa police « politique », la PIBE risque de te contrôler, mais je pense que tu peux te refaire là‐bas. ‐
Demain, c’est possible ? ‐
Bon d’accord, demain à huit heures le départ. Frida répondit dans un français approximatif : ‐
J’appris l’espagnol, je parle un peu. J’ai difficultés en français. ‐
Très bien ! Vous avez du charme malgré votre estafilade. Il a de la chance, Jean, vous passerez la nuit à bord de mon thonier. Je l’ai baptisé « L’Espérance de Mer », tu vois, je suis content de te revoir. Venez, ne trainez pas ici, je vous conduis au bateau. Suivez‐moi ! D’une voix forte, le rude marin pêcheur au grand cœur leur intime de monter à bord. Jean‐Pierre se met à vérifier ses instruments de navigation. Les contrôles de sécurité, la radio, la barre de commande, sans oublier en tant que marin consciencieux d’apporter un soin particulier à son moteur, le graissant et le faisant tourner un moment sans trop éveiller l’attention. Lui, le méticuleux, on le connait bien sur le port, à bichonner son « Espérance de Mer ». Notre sympathique Groisillon s’écrie « Tout est paré ! » avec un large sourire illuminant son visage bien rond buriné par le vent du large, aux rides d’un caractère affirmé. Il ajoute aux deux tourtereaux : « Je vous laisse, vous avez un peu de nourriture, je reviendrai ce soir avec du ravitaillement, très tard, lorsque les alentours seront tranquilles. Je me méfie de ces cons de gendarmes en patrouille depuis que les boches sont partis, ils se sont redéployés près de la citadelle. Ils viennent de découvrir sur les renseignements des verts de gris un charnier de soixante‐neuf corps, les gars qui ont été torturés et fusillés. Ces salauds de fritz leur ont arraché les ongles et broyé les testicules dans des étaux, des pourritures ! Des pourritures ! Je ne dis pas ça pour vous, Frida ». Cette dernière s’écrie « Scheisse Hitler ! Scheisse Hitler ! », traduisant avec colère « Merde Hilter ». Elle se met à pleurer, balbutiant dans un français peu assuré « Je ne veux plus de l’Allemagne ! ». Jean la réconforte à nouveau. Notre solide Breton de Port Tudy s’excuse avant de quitter son thonier. Jean et Frida se retrouvent seuls sur cette embarcation. Ils s’embrassent tendrement. Un sourire illumine la jolie face de la Munichoise. Malgré cette marque de guerre, quelle est belle ! Sa peau est lisse, au teint diaphane. Quelques rides donnent la dernière touche à ce portrait sorti d’une œuvre de Paul Delvaux, sorte de représentation surréaliste de la femme. Ils s’aiment ! Ils s’aiment, s’aiment à en perdre la raison, riant comme deux enfants. La jeune allemande pour la 8 ÉCRIVAIN PUBLIC Marie FIDEL
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première fois depuis des années est atteinte d’un four rire. Jean est hilare de se voir avec une Allemande qui était il y a quelques jours son ennemie. Il éructe : ‐
Quelle connerie la Guerre ! Frida, tu m’as donné le goût de vivre, d’aimer loin de la bêtise humaine et sa monstruosité ! Mon amour, je ne t’abandonnerai jamais. Jamais. ‐
Ne abandonne jamais moi. Ma vie c’est toi ! ‐
Veux‐tu m’épouser, là‐bas au Portugal ? ‐
Ja ! Ils s’enlacent. Quelque temps plus tard, ils déjeunent. Dans l’après‐midi, ils nettoient le poste de l’équipage et la cambuse. Par la suite ils se reposent, avant la dure journée du lendemain, évitant de faire le moindre bruit. La soirée venue, ils se restaurent de quelques boîtes de corned‐beef américain et de quelques fruits. Ils se mettent à lire en attendant le retour de Jean‐Pierre. Le port est calme. Quelques pêcheurs en bleu et casquette vissée sur la tête déambulent sur les quais. De loin ils aperçoivent la maréchaussée, le képi sur la tête, la mine sévère, se dirigeant en direction de l’estaminet de la Marine. Notre couple d’amoureux entame une partie de Dames. À la nuit tombée, notre Groisillon de marin se manifeste enfin. Son pas lourd se fait entendre. Entrant dans le poste d’équipage, il s’exclame : ‐
Alors les tourtereaux, vous avez profité de cette dernière journée en France ? ‐
Tu parles, on s’est aimé, on a fait des rêves, du soleil plein la tête ! Notre rude marin leur fait part qu’ils ont leurs papiers d’identité, grâce au don de ce « filou » d’André, qu’il a récupéré à des déserteurs de l’Armée de Pétain. Jean devient Alain, négociateur en outillage industriel. Frida devient Miss Wright, une Anglaise infirmière de son état. Elle qui parle anglais, c’est plus crédible. Le brave Jean‐Pierre a apporté une trousse de secours, des médicaments et de la nourriture dans son grand cabas. Frida s’empresse de soigner Jean, blessé lors de sa fuite. Elle le désinfecte, refait un pansement propre à la hauteur de l’éraflure de la balle. Puis ils vont se coucher, Jean‐Pierre dans sa couchette. Lorsque le jour se lève, il est déjà à la passerelle, à préparer son matériel pour cette expédition portugaise, préparant le café bien chaud du matin avec quelques tartines de beurre. Jean, n’y tenant plus, se met à regarder le temps. Une belle journée de printemps s’annonce, un ciel bleu de mai. Il réveille Frida, qui se met à bâiller, s’étire, le visage tout chiffonné. Notre couple boit son café dans deux grands bols aux figurines bretonnes, avale goulûment des tranches de pain avec dessus une couche épaisse d’une sorte de margarine claire ressemblant à du beurre. Le « Capitaine » Jean‐Pierre fait le point pour cette journée, indique que l’appareillage est imminent et qu’il faut partir dès maintenant, pour ne pas 9 ÉCRIVAIN PUBLIC Marie FIDEL
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attirer les soupçons de la Gendarmerie maritime. Après les manœuvres réglementaires, il largue les amarres, aidé de Jean, dans un port encore endormi dans la torpeur du matin. « L’Espérance de Mer » s’éloigne de Port‐Louis, longe la citadelle, avant d’atteindre les Courreaux de sa chère île de Groix. Jean et Frida sont tout excités, se mettent à pleurer, tombent dans les bras l’un de l’autre, sous le regard bienveillant de leur ange gardien. Tout sourire, Jean‐Pierre cite à mi‐voix Christophe Colomb : « La mer apporte sa part de rêve et sa raison d’espérer ». 10 ÉCRIVAIN PUBLIC Marie FIDEL
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