Faut-il pousser Mémé dans les orties

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Faut-il pousser Mémé dans les orties
Faut-il pousser Mémé dans les orties ?
D’une optique que d’aucuns réprouvent
Laurent Liégeois
Étudiant de
1er Master
en droit à l’Université de Liège
À cette interrogation, la réponse de principe qui semble s’imposer est
négative – « il ne faut pas pousser Mémé dans les orties », entend-on souvent.
En dépit de ce qui se présente, a priori à tout le moins, comme une évidence, l’exigence d’un esprit critique minimum pour une personne « normalement honnête, prudente et diligente », requiert une réflexion plus avant. Ne
nous fourvoyons pas, en effet, dans des facilités banales – la réponse négative
n’est peut-être pas si patente.
La présente interrogation nous permet en réalité d’entrouvrir la porte d’un
droit fort méconnu ; le droit de la Famille(1), celle-ci entendue comme ordre
juridique propre qu’il nous sied de nommer aussi le Ius Potentator Familia(2)
(l’IPF). Cet ordre appréhende souvent les situations de fait d’une manière très
différente de l’État belge ; nous observerons donc les positions de l’IPF et de
l’ordre étatique au travers de deux casi concernant Mémé, afin de percevoir
s’ils apportent, oui ou non, une même réponse à cette question, qui fait l’objet
principal de cet article : faut-il pousser Mémé dans les orties ?
Avant toutefois de pouvoir s’interroger sur la position de chacun de ces
ordres juridiques, il nous faut d’abord procéder à une première étape, la circonscription des faits, des circonstances dans lesquelles cette interrogation a
trouvé naissance ; à n’en pas douter, ces dernières importent dans la réponse.
En somme, répondre à la question : qu’a fait Mémé(3) ?
Les deux casi que nous nous proposons d’analyser traiteront, d’une part,
de la problématique de la légitime défense, et, d’autre part, du commerce de
drogues – deux thématiques stupéfiantes.
Nous effectuerons donc le travail de comparaison en trois étapes : premièrement, l’exposé des circonstances de fait, deuxièmement, la présentation de
(1)
Non le « droit des familles », tel qu’il peut être enseigné dans les universités, mais bien le
droit de « la Famille », en tant qu’ordre juridique propre ; si « l’ordre étatique » se réfère à l’État
belge, la « Famille » sera comprise comme celle de l’auteur.
(2)
Ça nous fait plaisir.
(3)
Nous insistons, il s’agit bien de Mémé, non de Grand-Mère, puisque nous savons ce qu’a fait
Grand-Mère : une boisson psychotrope.
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la position de l’ordre étatique, plutôt compendieusement, et troisièmement, la
présentation de la position de la Famille, plus minutieuse en raison du caractère
d’habitude si confidentiel de ses normes.
Des casi…
1. Casus de la légitime défense
Ainsi que nous l’avons annoncé plus haut, observons les faits sur la base
desquels repose l’interrogation :
« Mémé, renégate invétérée qui n’a cure des droits d’autrui, pénètre le
domicile de Xénophon(4) au milieu de la nuit ; elle crochète la serrure de la
porte d’entrée, se saisit d’un bien quelconque et s’en va. Dans sa fuite, elle
s’empresse maladroitement, bouscule un carillon(5) et réveille inopinément
ce malheureux Xénophon. Mal lui en a pris, sa vitesse de croisière limitée,
elle est happée dans le jardin par le maître des lieux ; la voilà désormais
captive ».
Faut-il pousser Mémé dans les orties ? (Ou à tout le moins, Xénophon le
peut-il ?)
Premièrement, l’ordre étatique, dans cette situation d’effraction nocturne,
concède à Xénophon une faveur, une présomption de légitime défense(6) ;
néanmoins, cette présomption est réfragable et ne lui permet pas réellement de
pousser Mémé dans les orties. En effet, notre ordre juridique étatique refuse
ce « droit à la légitime défense » au malheureux qui se voit spolier de ses biens,
sans attaque dont la cible est sa personne (ou celle de ses proches). La seule
défense des personnes est effectivement acceptée. À cet égard, faudrait-il le
reconnaître, la réponse négative « de principe » susmentionnée, brille de son
évidence. Cette clarté manifeste ne nous éblouit cependant que de lege lata ;
est-elle, ou a-t-elle été à tout le moins, entachée d’une controverse de lege
ferenda, cette clarté n’est donc pas si manifeste que prima facie. Les partisans
de la légitime défense des biens ressentent vraisemblablement un sentiment
d’amputation de puissance personnelle, de garde sur leurs choses. Xénophon se
sent, en effet, frustré, Mémé l’a sauvagement violé dans son droit de propriété,
mais il ne se voit concéder aucun droit de riposte, même eu égard à une certaine
proportionnalité, simplement parce que sa personne n’a pas été la cible directe
de l’outrecuidance de l’intruse. L’ordre étatique répond : il ne faut pas pousser
Mémé dans les orties.
Deuxièmement, le Ius Potentator Familia. Lui, en revanche, aborde la
situation d’une tout autre manière. En effet, le distingo fondamental entre
(4)
(5)
(6)
Humanisons le célèbre « X », présent un peu partout et si impersonnel d’habitude.
Un carillon, why not ?
Article 417 du Code pénal.
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défense de personnes et défense de biens se dissipe, supplanté par une conception plus unitaire de la chose. La défense, comme l’attaque, n’existe qu’à l’égard
des personnes. Celle que d’aucuns, à l’instar du droit étatique (de lege lata)
explicité plus haut, appellent la défense (ou l’attaque) aux biens, n’en est qu’une
version indirecte – c’est Xénophon lui-même, dans ses composantes morale et
intellectuelle, qui est attaqué et, in fine, atteint par cet acte abjecte de Mémé. En
se saisissant de son bien, elle nie le droit réel qu’il détient dessus. C’est une certaine manière de nier ainsi sa capacité à le défendre et à se défendre. Xénophon
voit presque son existence propre de la sorte remise en question par Mémé.
L’effet psychologique est terrible(7).
L’IPF s’impose l’objectif de protéger ses sujets(8), de les avantager par rapport aux autres, aux « extérieurs ». C’est la crédibilité de la Famille elle-même
qui en dépend. À cette fin, chaque membre doit défendre les intérêts de la
Famille et donc, a fortiori, les siens propres vis-à-vis de l’extérieur. Xénophon
bénéficie ainsi, non seulement d’une liberté totale, mais en outre, d’une obligation de défense, et ce, comme nous l’avons vu supra(9), tant de sa personne
(et de celle de ses proches) que de ses biens. De surcroît, aucune condition de
proportionnalité n’est imposée dans la conception du Ius Potentator Familia,
la réaction fut-elle même l’offre de la « tressée » (un dernier collier, de la collection Jack Knight(10)), Mémé (ou ses ayants droit, le cas échéant) ne pourrait
se plaindre d’une exagération dans la réaction de sa victime sans se voir immédiatement opposer une fin de « non-chaloir »(11). La théorie de l’acceptation des
risques est ici entendue largement. Mémé a pris le risque de violer l’antre d’un
membre de la Famille, comme un dompteur qui entrerait dans une cage, mais à
croire qu’elle est aux canaris, cette cage est aux lions, tant pis. Pauvre catéchumène qu’est Mémé, elle a couru un risque qui s’est vu se réaliser, sans qu’elle
puisse vraiment l’affronter, faute d’une bonne préparation, elle ne souffre dès
lors que de sa propre imprudence. L’IPF répond : il faut pousser Mémé dans
les orties !(12)
Concluons que ce premier casus renverse le « truisme » de la réponse
négative évidente. Toutefois, il est un détail d’importance qui peut apporter
à Xénophon un indice sur le comportement à adopter : l’effectivité. En effet,
aussi belle, enthousiaste et envoutante soit la théorie de l’IPF, l’ordre étatique
n’en demeure pas moins le plus puissant de facto, et la relevance qu’il accorde
à la Famille paraît plus que limitée. Un dilemme se présente ainsi : ou agir en
prudent et penaud thuriféraire de l’État et ne pas pousser Mémé dans les orties,
(7)
Ce paragraphe ne requiert pas de note subpaginale particulière.
Les membres de la Famille.
(9)
Au paragraphe précédent.
(10)
Id est Mémé pendrait au bout d’une corde – (Jack Knight étant « l’auteur présumé » du nœud
du pendu).
(11)
Certes, la Famille ne s’en inquiète guère.
(12)
Le point d’exclamation incarne la vigueur de la réponse.
(8)
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VIE DU DROIT
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ou agir en membre panégyrique et fidèle à la Famille et pousser Mémé dans ces
orties, faisant fi des considérations étatiques. L’issue dépend donc de la personnalité de Xénophon.
2. Casus du commerce de drogues
À nouveau, exposons d’abord les faits concernés en l’espèce :
« Mémé, pensionnée, s’ennuie. Elle ignore ce qu’elle pourrait faire pour
s’occuper ; de surcroît, chaque activité qu’elle entreprend lui coûte de
l’argent. Indigente, elle ne peut se permettre ainsi de ne plus se soucier
de son état financier. Elle observe la manière qu’adopte la jeune génération pour s’amuser, histoire de s’en inspirer et de faire de même, à tout le
moins, mutatis mutandis.
Dans les loisirs et occupations des gens, jeunes et moins jeunes, en réalité,
Mémé observe que l’alcool coule à flot et que les drogues sont également
très présentes. Cigarettes, cigares, drogues douces, drogues dures… Les
gens s’amusent ! Mémé, toutefois, ne partage pas cette passion pour de
tels produits et renonce à une telle consommation ; rien n’est perdu, elle
a peut-être trouvé quelque chose pour s’occuper, voire pour financer les
activités qui la tentent, mais hors de portée financière jusqu’alors. Elle va
vendre de la drogue.
Sur la place publique, Mémé informe la population qu’elle vend de la
drogue, que ceux qui souhaitent s’amuser peuvent donc lui acheter tout un
tas de substances diverses. Publicité malencontreuse : des policiers l’apostrophent… »
Faut-il pousser Mémé dans les orties ?
Dans un premier temps, si l’on se réfère à l’optique de l’ordre étatique, la
constatation est simple : ce que fait Mémé est interdit. En effet, ce droit se compose notamment d’une loi du 24 février 1921 sur le trafic de stupéfiants(13) et
d’un arrêté royal du 31 décembre 1930 établissant la liste des produits prohibés
et les modalités de répression(14). Une sanction s’impose donc inéluctablement
à l’encontre de Mémé, alors considérée comme un flibustier sans morale, qui
surfe sur la vague de la faiblesse populaire. L’ordre étatique répond : il faut
pousser Mémé dans les orties.
A contrario, l’IPF entend ici prêter le pas à Mémé. La Famille aime la
cohérence et relève une chose particulière dans la vision de l’État : d’une part,
via le truchement de l’article 1382 du Code civil, tel qu’il est entendu depuis
fort longtemps, l’existence d’un homme normalement honnête, prudent et dili(13)
Loi concernant le trafic des substances vénéneuses, soporifiques, stupéfiantes, psychotropes,
désinfectantes ou antiseptiques et des substances pouvant servir à la fabrication illicite de substances
stupéfiantes et psychotropes, M.B., 6 mars 1921.
(14)
Arrêté royal réglementant les substances soporifiques et stupéfiantes, et relatif à la réduction
des risques et à l’avis thérapeutique, M.B., 10 janvier 1931.
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gent est présumée, or, d’autre part, « monsieur-tout-le-monde » est surprotégé
ça et là, notamment en sa qualité de consommateur(15), comme si, tout-à-coup,
de l’état d’homme normalement honnête, prudent et diligent, il passait à l’état
de débile crédule et influençable qu’il faut protéger des méchants professionnels
qui, forcément, seraient enclins à abuser de sa faiblesse.
Si l’IPF estime que les non-membres de la Famille sont de potentiels
ennemis en puissance contre lesquels il faut se prémunir, qu’ils représentent
tout sauf des alliés présumés, que l’homme normal n’est certainement pas honnête, prudent ou diligent, il accepte cependant de se plier à nombre de règles
de cet ordre étatique, dont cette fameuse présomption (abracadabrante ?) ; ce,
pour des raisons pratiques décrites plus haut, rappelons-le, la force effective de
l’État est supérieure.
Néanmoins, tirer profit des fadaises qu’un tiers entend lui imposer est une
malice à laquelle la Famille aime à se livrer. D’une opinion facétieuse, une interprétation favorable peut être extraite ; puisque les gens sont « adultes », qu’ils
sont « grands », nulle est la raison de les protéger de leurs pairs selon l’évolution
de leur qualité dans les rapports qu’ils entretiennent. Ces gens aiment à festoyer
dans la consommation de drogues diverses, pourquoi les en priver ? N’est-il pas
là leur liberté individuelle ? La Famille répond par l’affirmative.
S’il est impossible d’entendre l’amusement que peut procurer la consommation de tels produits, la Famille constate que c’est pourtant une voie courante pour les gens – c’est insane, mais c’est ainsi. Le caractère légal ou illégal
semble ne rien y changer, le peuple veut « du pain et des jeux », il prend son pain
et ses jeux, autant dès lors profiter de ce filon – pour reprendre une expression très en vogue aujourd’hui, voici une opération win-win – les consommateurs s’amusent, les vendeurs s’enrichissent. Un souci de morale et de (bonne)
conscience dirige la Famille et la mène à toujours orienter son droit, l’IPF, dans
la voie de l’honnêteté. C’est ainsi que toutes les règles des obligations et des
contrats (T.G.O. et contrats spéciaux, s’il échet, fors les législations protectrices
du consommateur, s’entend) trouvent application à ce commerce, dans cette
optique. Il n’est fait fi que du caractère illégal (selon l’ordre étatique) de l’objet
du commerce. Toutes considérations de dol, d’erreurs, etc., seront appliquées
sans débats plus avant ; les économistes préciseraient « TACRE »(16). Si la drogue
est utilisée comme arme, à l’encontre ou à l’insu de personnes, des victimes,
la Famille est au regret de constater que le vendeur n’est en rien responsable
de cela, à l’instar du vendeur de couteaux de cuisine vis-à-vis d’une victime
poignardée par l’un de ces couteaux précédemment achetés. Mémé se trouve
dans une situation parfaitement analogue, selon l’optique de la Famille. L’IPF
(15)
Loi du 6 avril 2010 relative aux pratiques du marché et à la protection du consommateur,
M.B., 12 avril 2010.
(16)
Toutes autres choses restant égales.
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VIE DU DROIT
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se présente en laudateur pur de la liberté de chacun, rien de cabalistique en
perspective. L’IPF répond : il ne faut pas pousser Mémé dans les orties !
Concluons que ce deuxième casus, d’une part, renverse à son tour
­l’hypothèse d’une réponse catégorique, mais que, d’autre part, les réponses sont
inversées par rapport au premier casus, les deux ordres analysés semblent donc
changer d’avis selon le cas présenté. À nouveau, si Mémé veut obéir à l’État,
elle devra se passer de son activité, pourtant psychologiquement salvatrice, et
retourner à ses difficultés de naguère. Si elle souhaite, au contraire, continuer
ses activités(17), il lui faut savoir que des bâtons lui seront mis dans les roues par
les forces policières de l’État, que la clandestinité sera son cheval de bataille ;
peut-être cette adrénaline procurera-t-elle à Mémé un amusement propre supplémentaire ; une sorte de drogue auto-générée, en somme.
Conclusion
Nous devons constater qu’une réponse catégorique ne peut ainsi être
obtenue ; celle-ci varie, en effet, selon les circonstances et selon l’observateur.
L’impossibilité d’atteindre un tel état de certitude quant à la réponse ne doit
cependant pas plonger le lecteur dans le trouble ou l’effroi. C’est à lui qu’il
revient, in fine, d’opter pour l’une ou l’autre solution – pousser Mémé dans
les orties ou ne pas pousser Mémé dans les orties, telle est la question – cela
découle logiquement de la présomption de l’homme normalement honnête,
prudent et diligent, à laquelle nous avons finalement adhéré.
La présentation de l’ordre de la Famille et de son droit nous a parfois
plongés dans différents différends ; c’est effarant. La vésanie semble nous
guetter, à en croire certains. Néanmoins, c’est avec circonspection que nous
accueillons cette assertion. D’aucuns nous affirment qu’en adhérant à cet ordre
de la Famille et que par sa présentation dans laquelle nous en vantons le caractère rationnel, nous pousserions un peu Bobonne dans les orties…
Un comble s’il en est, nous avons vu lors du second casus qu’il nous était
facile de parfois sauver Mémé des orties, ça n’est pas, dès lors, pour y pousser
Bobonne. Nous pensons la Famille honnête et l’IPF juste, au contraire du très
intrusif État dont la logique, notamment pour juger Mémé, nous échappe parfois.
La vraie conclusion que nous pourrions tirer de cette réflexion lapidaire
est que c’est une « bonne question ». De fait, il n’est pas tant patent qu’épatant
qu’une telle interrogation suscite autant d’intérêt et de divergences d’opinions.
Pauvre d’une réponse claire et catégorique, nous nous voyons riches d’alternatives ; le choix, tant un luxe qu’un embarras. Merci Mémé !
(17)
Défendues par l’État, mais défendues par la Famille – les joies de la polysémie nous égayeront toujours.
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