Sortie Budé à Paris, samedi 28 mai 2016 Roméo et Juliette à la
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Sortie Budé à Paris, samedi 28 mai 2016 Roméo et Juliette à la
Sortie Budé à Paris, samedi 28 mai 2016 Roméo et Juliette à la Comédie française L’Homme a besoin de mythes, de les entendre, les apprendre, les cultiver secrètement, pour nourrir son esprit. À Vérone au cœur de l’été 2014, j’ai vu la via Cappello noire d’une foule ardente, qui espérait entrevoir quelques instants la Casa di Giulietta, évidemment parée d’un balcon, même s’il est avéré que tout relève en ce lieu d’une reconstitution purement touristique. Il a besoin aussi de ce paradoxe : que les mythes portent un idéal et une tragédie. Roméo et Juliette fascinent au même titre que Tristan et Iseut, parce que leur amour, éblouissement absolu, ne peut durer parmi les hommes. Shakespeare (1564-1616), un talent naissant Il était donc fatal que le géant du théâtre anglais ait tenté d’incarner la passion et ses affres. Plus tard viendront les autres folies meurtrières, portées par Othello, Hamlet ou le roi Lear. Mais le jeune auteur (il a 30 ans) s’oriente vers de juvéniles amours, sous des cieux italiens. Nous sommes au seuil du grand siècle : la pièce paraît en effet en 1597, à la fin du règne d’Élisabeth qui avait œuvré pour l’essor artistique. Les pièges de la pièce Nous croyons tous connaître bien la pièce. Mais nous n’en gardons souvent que l’ardente image d’un beau couple condamné. Ce motif populaire engendra, en outre, de quoi troubler notre mémoire : adaptations, traductions, et détournements se sont multipliés, au théâtre, au cinéma, à l’opéra, en comédie musicale ! Les versions françaises comptent – entre autres - les signatures de François-Victor Hugo (celle qu’a choisie Éric Ruf à ce jour), Jacques Copeau et Suzanne Bing, René Lalou, Hervé Messiaen, Henri Ghéon, Charles Vildrac, etc. jusqu’à l’adaptation poétique d’Yves Bonnefoy. Mais de quoi s’agit-il vraiment, au-delà d’une tragédie adolescente ? D’ « un soleil noir (…) qu’il faut travailler », répond le metteur en scène. Le résumé Un philosophe contemporain, Marc-Henri Arfeux, donne cette approche abrupte : « À l’opposé de la fade légende qui l’entoure, la pièce nous suggère une dimension cachée de l’âme humaine : l’idéologie de la virilité meurtrit les femmes, perd les hommes et dresse des tombeaux là où devraient s’ouvrir les lits du vrai bonheur. » Venons-en à l’histoire. Shakespeare a trouvé dans la Divine Comédie (« Le Purgatoire », chant VI) le nom de ses familles ennemies : Capuleti de Crémone, et Montecchi de Vérone. La rivalité de leurs maisons s’inscrit dans le conflit des guelfes et des gibelins au cœur de la Lombardie. Quand s’ouvre la pièce, le seigneur de Vérone, Escalus, s’exaspère de cette sanglante querelle. Roméo, lui, héritier des Montaigu, amoureux fou d’une Rosaline qui l’a éconduit, s’adonne à la plus noire mélancolie. Pour l’en distraire, ses amis Benvolio et Mercutio l’entraînent incognito au bal des Capulet donné en l’honneur de leur fille. Celle-ci pourra ainsi y rencontrer un possible époux. À l’instant où Roméo aperçoit Juliette, Rosaline n’existe plus. La fulgurance est réciproque. Ayant suivi la jeune Capulet dans le jardin, il l’entend qui, se croyant seule, chante son amour tout neuf pour Roméo. Il se déclare à son tour, et tous deux ne rêvent plus que d’union. Le héros consulte alors son confesseur, frère Laurent, en le priant de les marier secrètement. Ce franciscain finit par accepter, voyant là un espoir de réconciliation entre les deux maisons. Désormais uni à sa bien-aimée, Roméo refuse de se battre en duel contre Tybalt, le cousin de Juliette qui l’insulte. Mercutio s’en charge et Roméo, en s’interposant, provoque involontairement la mort de son ami. Désespéré, il tue alors Tybalt par vengeance. Ce geste lui vaut l’exil immédiat signifié par le prince Escalus. Juliette, accablée par la nouvelle, réussit à partager une nuit avec Roméo avant son départ pour Mantoue. Ayant par la suite violemment refusé le mari que lui destinent ses parents, le jeune comte Pâris, elle court demander de l’aide à frère Laurent. Ce dernier lui propose de boire une potion qui lui donnera l’apparence de la mort. Une fois déposée dans le caveau familial, il avertira Roméo qui viendra l’en sortir. Les fausses obsèques se déroulent comme convenu mais une épidémie de peste empêche le messager de frère Laurent de porter la lettre salvatrice à Roméo, qui n’entend parler que de la mort de son aimée. Résolu à mourir auprès d’elle, il revient à Vérone, croise sur sa tombe Pâris le prétendant et le tue en duel. Dans la crypte, il fait ses adieux à Juliette endormie et avale une fiole de poison. Lorsque la jeune fille se réveille, elle découvre le drame et se poignarde. Ces noces funèbres ont réuni les deux familles, à qui frère Laurent conte l’histoire des amants. Écrasés de chagrin, les ennemis scellent la fin de leur haine, en mémoire de leurs enfants. La structure dramatique Ce résumé ne restitue pas la variété de ton propre au dramaturge. Constamment se côtoient pudeur et truculence, raffinement et grossièreté, fantaisie et noires images. La technique virtuose de Shakespeare nous tire en passages brusques de la comédie au tragique, qui n’apparaît vraiment qu’à l’acte III, avec la mort accidentelle de Mercutio. La tension est maintenue de sorte que le spectateur garde espoir jusqu’au bout : avec le plan de frère Laurent d’abord, puis avec l’idée que Roméo sera éclairé sur le subterfuge en arrivant au tombeau. Ainsi perçoit-on mieux que le fatum propre aux antiques tragédies n’est pas ici en cause. Il ne s’agit que d’une terrible combinaison de circonstances fortuites, malentendus et maladresses. Enfin, les intrigues secondaires éclairent le ressort principal : l’amour initial de Roméo pour Rosaline, par exemple, contraste d’autant mieux avec la révélation que lui offre un seul regard de Juliette. L’attitude de cette dernière envers son fiancé Pâris crée le même écart avec celle qu’elle réserve toute à Roméo. Au-delà, la haine entre Montaigu et Capulet plane sur chaque scène jusqu’à donner la certitude qu’ils sont seuls responsables du désastre. Ce qui nous amène à un aspect fort de l’intrigue. Les grands thèmes àUne vendetta de vieillards Écoutons Yves Florenne, un metteur en scène shakespearien : « Roméo et Juliette est le poème de la jeunesse et la tragédie de la jeunesse (…). Jamais l’âge, l’expérience, l’autorité ne feront aussi piètre figure, accumulant erreurs sur malheurs, qu’ils soient d’une bonhomie tyrannique, égrillarde et sotte comme chez Capulet, d’une tendresse dévoyée et cynique comme chez la nourrice, d’une sècheresse distinguée chez lady Capulet, abstraitement tutélaires chez le prince ou inspirés par une [poussive] bonne volonté chez frère Laurent. Ainsi apercevons-nous ce (…) qu’on ne voulait pas voir hier. Cette vendetta essoufflée (…) n’a rien, en vérité, de ces luttes, de ces passions énergiques des grands fauves de la Renaissance. Il n’est pas vrai que la catastrophe aille à son dénouement fatal du fait d’un destin inexorable (…). En réalité, les chefs des deux familles sont des bourgeois vieillis qui ne demanderaient qu’à avoir la paix en sauvant la face. » àLe traitement de l’amour Shakespeare évite habilement la romance banale : en laissant Roméo entendre le monologue de Juliette, il accélère non seulement l’intrigue, mais brise l’image traditionnelle de la jeune fille se devant à la modestie et à la timidité. Tous deux peuvent alors parler ouvertement de leurs sentiments, au point de prévoir leur mariage. Et le dramaturge, conscient du public auquel il s’adresse, prend soin de placer leur unique nuit d’amour après la cérémonie secrète, afin de ne pas s’aliéner les spectateurs. Il met dans la bouche de ses deux héros une parole à double fond, qui crée des effets de miroir, ou de présage. Ainsi, lorsque Roméo s’écrie : « Une belle plus belle que mon amour ! Quand le soleil qui voit tout ne vit jamais sa pareille depuis que le monde est monde ! » on pourrait s’y méprendre, mais c’est toujours Rosaline qu’il évoque, un instant tout juste avant d’apercevoir Juliette. Alors soudain il voit : « Ai-je jamais aimé ? Non, mes yeux : jurez-le à mon cœur, car jamais jusqu’à cette nuit je n’avais vu la lumière. » Juliette, de son côté, s’exclame, à peine entrevu Roméo : « S’il est marié, ma tombe sera mon lit de noces ! » Parole transgressive, annonçant sa double épreuve mortelle : sa fausse fin d’abord, et son suicide ensuite. Cette proximité classique de l’amour et de la mort se trouve ainsi revisitée, vivifiée par la véhémence lumineuse des deux amants. àLa lumière et le temps Précisément Shakespeare use abondamment d’images liées au contraste ténèbres/lumière. Cela n’échappera pas à Victor Hugo, grand admirateur du dramaturge, lui-même fasciné par un monde en oppositions : nix et nox, nox et lux. Chaque héros se représente l’autre comme une lueur surgie de la nuit profonde – celle de la haine ambiante, sans doute – Roméo nomme Juliette « plus brillante qu’un flambeau » (I, 5), « joyau étincelant » (ibid.), « semblable au soleil », « ange resplendissant au milieu des nuages » (II, 2). Laquelle, gisant dans la tombe, l’invoque en ces termes : « Viens Roméo, viens : tu feras le jour de la nuit (…), plus éclatant que la neige nouvelle sur le dos d’un corbeau. » (III, 2). D’ailleurs, toute leur histoire demeure cachée, lors même que les affrontements familiaux se déroulent au grand jour. Et il faudra un dénouement tragique pour que les clans rivaux fassent la lumière sur leur noire folie. N’oublions pas que le théâtre élisabéthain se jouait en plein jour, forçant ainsi le dramaturge à créer par le seul langage les artifices du jour et de la nuit. Ses multiples références au soleil, aux étoiles, donnent aussi à comprendre que le temps s’est écoulé, que l’amour ne saurait durer (l’histoire tient sur quatre à six jours), que la hâte amoureuse ne vaincra pas l’inexorable marche du monde. àL’instrument du destin Reste à aborder un objet théâtral essentiel : le doublet potion /poison. Un vieux thème certes : déjà chez Xénophon d’Éphèse, auteur antique (IIe ou IIIe siècle), une potion induisant le sommeil séparait un temps les amants. Sans compter le philtre d’amour que boivent à leur insu le couple de Tristan et Iseut. La première est donnée à Juliette par le frère Laurent, le second vendu à Roméo par un apothicaire. Cet instrument du destin présente l’intérêt d’être invisible, d’agir de l’intérieur. Métaphore de la passion, le liquide, sève maudite, irrigue l’être habité par son mal d’amour. Son insidieuse efficacité inspirera aussi le théâtre romantique (Que l’on songe à Hernani, Ruy Blas, ou Lucrèce Borgia de Victor Hugo…). Et que penser de frère Laurent ? Plus diabolique, même inconsciemment, que la potion qu’il propose, il ose jouer avec la mort quand il dépendait de lui de tout sauver par l’aveu le plus simple. Son rôle à la fois protecteur (il marie les héros, invente un plan pour les sauver) et mortifère (son idée est macabre et dangereuse), fait de lui un intermédiaire ambigu rappelant les alchimistes inquiétants du XVIe siècle. Pour conclure La mise en scène d’Éric Ruf pourra surprendre. Il situe le drame dans une Italie méridionale et colorée des années 30 ou 40. Les costumes de Christian Lacroix n’évoqueront pas nécessairement les tenues élégantes des tableaux vénitiens. Et la traduction de François-Victor Hugo (quatrième des cinq enfants du poète), datée, chargée de sentimentalisme, manque du piquant paillard qui traverse aussi le propos shakespearien. Il faudra peut-être découvrir un Roméo inattendu, comme le suggère une critique du Monde (Fabienne Darge, 18.12.2015) : « Si l’histoire va si mal finir, cela tient plutôt à la personnalité de Roméo, à son inaptitude à vivre qui fait de lui une sorte d’Hamlet avant l’heure. » Ne boudons pas à l’avance. L’aventure, quelle qu’elle soit, sera stimulante. Bon spectacle à tous ! Nicole Laval-Turpin