Pierre Vidal-Naquet
Transcription
Pierre Vidal-Naquet
À bâtons rompus avec… LE PATRIOTE RÉSISTANT N°762 - avril 2003 Historien spécialiste de la Grèce antique et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Pierre Vidal-Naquet est un intellectuel engagé. Ses prises de position précoces contre la guerre d’Algérie et contre la torture (il publie L’Affaire Audin en 1958) ont précédé un combat constant pour la défense des droits de l’homme depuis plusieurs décennies. L’étude du négationnisme et des rapports entre histoire et mémoire constituent aussi un volet important de ses travaux. - L’historien que vous êtes s’est aussi attaché à analyser la mémoire des événements étudiés, et en particulier celle d’Auschwitz, qui vous touche personnellement. - Je peux dire en effet que je suis un produit d’Auschwitz parce que mes parents y ont été déportés et n’en sont pas revenus. Ma mère, pour ce que j’en sais, a été gazée tout de suite, mon père y a vécu quelques mois, paraît-il, mais je n’ai jamais rencontré personne qui l’ait vu là-bas. J’ai essayé de travailler contre ceux que j’ai appelés dans un livre « les assassins de la mémoire », c’est-à-dire des gens, comme Monsieur Faurisson, qui prétendent que les chambres à gaz n’ont jamais existé et qu’à Auschwitz ne sont mortes que quelques milliers de personnes, ce qui est un mensonge éhonté. Heureusement, toutes ces thèses ont été démontées petit à petit. La mémoire d’Auschwitz est une affaire complexe qui a été prise entre nationalismes et idéologies. Quand je suis allé au camp pour la première fois en 1974, la Pologne était encore sous le régime communiste. J’y ai vu le film tourné par les libérateurs soviétiques : le mot juif n’y était pas prononcé une seule fois. Il y avait bien un pavillon juif mais l’essentiel était consacré aux malheurs, très réels d’ailleurs, des Polonais. Outre ce nationalisme polonais, existe aussi le nationalisme juif. Israël fait un usage constant du génocide. Par exemple, Monsieur Nétaniahou [ancien Premier ministre, ndr] a qualifié les frontières de 1967 d’Israël de « frontières d’Auschwitz », ce qui est scandaleux et n’a aucun sens. Et puis il y a la mémoire communiste qui a mis en avant les valeurs indéniables qui animaient les résistants déportés à Auschwitz, dont a traité Charlotte Delbo pour le convoi des 31 000 et Claudine Cardon pour celui des 45 000. Je n‘insiste pas sur le troisième convoi de résistants d’avril 1944, car ces déportés ne sont restés que trois semaines à Auschwitz avant d’être envoyés à Buchenwald, comme Marcel Paul, votre président-fondateur. Le nom de Danielle Casanova, déportée par le convoi des 31 000, a peut-être connu un retentissement plus grand que celui du déporté juif moyen. Entre les différentes mémoires, il faut maintenant faire de l’histoire. - Cependant Auschwitz est devenu le symbole universel du génocide des juifs et une multitude d’études et de témoignages documente l’extermination qui s’y est perpétrée… - Il est exact que Auschwitz est devenu le symbole du génocide, alors que son histoire est plus compliquée. Auschwitz, comme Maïdanek, était un camp mixte, à la fois lieu d’extermination immédiate dans les chambres à gaz et camp dit de déportation, ainsi que l’étaient Mauthausen, Ravensbrück, Dachau, etc. Des chambres à gaz ont certes fonctionné à Mauthausen et à Ravensbrück, dont on a aussi violemment nié l’existence, mais elles ont rempli un rôle plus marginal. Il est évidemment que mon avis. Cette vision d’un ensemble dans lequel la déportation n’est pas dissociée de l’extermination est ce que nous devons conserver maintenant ; ceci contribuerait d’ailleurs à réconcilier les mémoires discordantes. - La connaissance des conséquences de l’application de l’idéologie nazie nourrit aussi la réflexion sur les autres crimes contre l’humanité commis dans le monde… - Absolument, tout en gardant à l’esprit qu’ils n’ont pas été commis à la même échelle. Je vais vous donner un exemple récent. J’ai préfacé le livre publié par l’association américaine de défense des droits de l’homme Human Rights Watch, qui s’appelle Génocide en Irak (2) et traite du massacre des Kurdes en 1988. Je ne le qualifierais pas de génocide, c’est ce que j’explique dans ma préface. Mais il n’empêche que des milliers de gens ont été gazés par le régime de Saddam Hussein, ce qui constitue un crime contre l’humanité. Inversement, on n’a pas gazé dans les goulags soviétiques, mais y sont morts tout de même une belle quantité de gens, c’est aussi un crime contre l’humanité. Pierre Vidal-Naquet la masse de témoignages que nous possédons sur Auschwitz et Maïdanek ne nous sont pas arrivés par les gazés qui, par définition, ne parlent plus, mais par les survivants. Pour qui veut s’informer sur Auschwitz, je conseillerais trois références : Shoah de Claude Lanzmann qui a fait un travail d’historien. Je ne partage pas du tout ses positions sur le plan politique et je suis en désaccord total avec lui sur le problème israélopalestinien, mais Shoah est un travail incontestable qui est en même temps une œuvre d’art. Ensuite, il y a l’ouvrage de Raul Hilberg : La destruction des juifs d’Europe, qui est resté longtemps presque inconnu. Hilberg a passé toute sa carrière dans une minuscule université du Vermont aux États-Unis, personne n’a songé à l’attirer dans une grande université, parce que son travail n’intéressait personne. Enfin, l’œuvre de Primo Levi, pour la dimension mémoriale ; de tout ce que j’ai lu sur Auschwitz, ce sont ses livres qui dominent la scène. - La dimension mémoriale, c’est-à-dire la parole, les mots du témoin, a pour vous sa place dans l’histoire ? - S’agissant d’un tel phénomène, on ne peut faire de l’histoire uniquement avec des papiers. Prenons un exemple très simple. À Treblinka, qui était un lieu d’extermination pur comme Sobibor, Belzec et Chelmno, nous savons par un des rarissimes survivants que le chef du camp disait à son chien : « Homme, attaque-moi ce chien », ce chien étant un juif. Les archives n’auraient pas pu nous apprendre ce fait. Cela signifie qu’on ne peut se passer de la mémoire des témoins et qu’il faut s’en servir, en procédant à des vérifications car ils peuvent se tromper. Viendra le jour où il n’y aura plus de témoins mais on peut espérer que leurs témoignages auront été rassemblés. De ce point de vue, ce qu’a entrepris l’université de Yale avec la Fondation Spielberg est exemplaire. - Vous parliez il y a un instant de lieux d’extermination « purs », comme Sobibor ou Treblinka, de camps mixtes comme Auschwitz et Maïdanek, et de camps de déportés, tels Ravensbrück ou Buchenwald. Cette distinction est finalement relativement récente ? - Il est vrai qu’il a fallu un certain temps pour l’établir. En réalité, je pense que plutôt que de les séparer radicalement, il vaut mieux les considérer comme un prisme ou comme faisant partie d’un ensemble, résultant de la mise en œuvre de l’idéologie nazie. Geneviève Decrop a défendu cette thèse dans son livre Des camps au génocide, la politique de l’impensable (1), que j’ai préfacé et qui a été mal accueilli, à tort à - Outre les multiples ouvrages dont vous êtes l’auteur, vous êtes aussi connu pour vos nombreuses prises de position politiques en faveur des droits de l’homme, je pense à l’Indochine, l’Algérie, le Vietnam… ou actuellement contre la guerre en Irak. En tant qu’historien, vous estimez que vous avez à intervenir ? - Oui, l’historien doit prendre part à la vie de la cité. Vous savez, avant d’être déporté, mon père a été torturé par la Gestapo à Marseille. L’idée que les mêmes tortures puissent être infligées d’abord en Indochine et à Madagascar puis en Algérie par des officiers ou des policiers français m’a fait horreur. Mon action n’a pas d’autres sources que cette horreur absolue. En un sens, il s’agit de patriotisme. Quant à la guerre en Irak, oui, j’y suis absolument opposé. Je ne pense que du mal de Saddam Hussein, mais si on fait la guerre à l’Irak, on risque de déclencher une catastrophe mondiale (3). Et je tiens George Bush pour un fou dangereux, qui de plus bafoue la loi internationale. - Vous avez écrit que vos études sur l’antiquité et la démocratie grecque ont aussi exercé une influence sur votre engagement ? - Il y a une continuité dans la mesure où elles m’ont permis de prendre du recul et d’éviter de dire trop de bêtises sur le monde contemporain ! Propos recueillis par I rène MICHINE (1) Publié aux Presses Universitaires de Grenoble en 1995. (2) Aux Éditions Karthala, 2003. (3) L’entretien a été réalisé quelques jours avant le début de la guerre en Irak.