Comparer sciences naturelles et humaines_JPB_2012-1
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Comparer les pratiques des sciences humaines et naturelles Jean-Paul Bozonnet Séminaire Épistémologie PACTE – Cnrs Sciences Po Grenoble Novembre 2012 Objectifs • But général : comparer les méthodes des sciences de l’homme avec celles de la nature. Distinguer ce qui est commun, et ce qui diffère. – Sciences de la nature = sciences expérimentales (physicochimie + biologie) • Distinguer méthode d’investigation et d’exposition (Marx) => ici seulement la 2de. – L’étude des processus réels d’investigation relève plutôt de la psychologie, l’économie ou la sociologie des sciences. – L’exposition restitue a posteriori une démarche lisse, simplifiée. – Elle ne permet pas la découverte, mais la communication ou la pédagogie. • L’objectif ici est donc d’extraire d’une analyse des (de nos) pratiques, les méthodes reconnues comme légitimes par les acteurs des sciences tant humaines que naturelles, et de les comparer. – Donc registre de l’épistémologie. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 2 Remarques sur l’objectif • Pas de prétention à une méthode unifiée de toutes les sciences. • La similitude des méthodes n’implique pas de jugement sur la nature des phénomènes naturels ou humains => les pratiques retenues ici sont aussi bien issues de la sociologie compréhensive que positiviste. • Nous nous appuierons sur quelques auteurs classiques et sur l’expérience personnelle de chercheur. • Plan : on prendra appui sur le plan théorique de Claude Bernard : observation – hypothèse – test – théorie. – Pas chronologie, mais phases. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 3 I. Phase 1 : Observer • Il existe 2 sortes d’empirisme, l’empirisme d’observation, et l’empirisme d’expérimentation (Claude Bernard). Il faut commencer par le premier. • La phase d’observation relève aussi bien de l’approche qualitative que quantitative (mesure). • L’approche scientifique comporte aussi deux démarches successives : la première consacrée à la description, (liée plutôt à l’observation), la seconde consacrée à l’établissement de relations (plutôt hypothèse et expérimentation) – Statique/dynamique en physique (A. Comte) – Anatomie/physiologie en biologie – Morphologie sociale/physiologie sociale en sociologie (Mauss) • Ceci est vrai aussi bien dans les sciences humaines que de la nature. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 4 1. Contre l’illusion de la transparence • L’observation suppose que l’on ne sait pas par avance; – Remettre en cause les idées reçues. – Capacité à s’étonner (Bachelard) • Exemple historique : Galilée • Exemples dans le domaine des pratiques culturelles, du sentiment d’insécurité, des croyances irrationnelles. – Pas erreur, ni mensonge, mais idéologie, en fait naturalisation du social. – D’où impression de connaissance spontanée et d’inutilité de la méthode. – C’est pourquoi la connaissance est construite contre la connaissance spontanée : non pas remplissage d’une encéphale vide, mais destruction des idées préexistantes. (Cf. Bachelard) • Conclusion : pas de différence de fond entre sciences humaines et naturelles – Alors tabula rasa ? Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 5 2. Nécessité d’une théorie préexistante • Pas d’observation neutre. Question : observer quoi ? – Simple restitution du réel par un reflet « photographique » ? • Impossible de produire un discours qui soit le reflet virtuel total du réel, complexe par définition et donc infini. (Weber) • Vrai aussi bien pour les sciences naturelles qu’humaines. – Définition du champ scientifique à observer • L’échelle de l’objet est importante. – Fausse analogie entre phénomènes micro et macro-sociaux : pas pertinent d’appliquer les règles des relations interindividuelles (famille, etc.) aux grands collectifs (États,…) – Lois différentes en macro-physique (Einstein), meso (Newton) et micro (Heisenberg) – Sélection des objets dans ce champ : traits significatifs • Exemple de l’ethnographie de l’habiter • Exemple de l’observation biomédicale : détection du syndrome. • Exemple en astrophysique : recherche d’une longueur d’onde précise (pour détecter une planète). • Qualité nécessaire : non pas rigueur, mais d’abord imagination, (Bachelard) : – Exemple : Newton et la découverte de la gravité => la terre attire les pommes. • Que veut dire exactement « significatif » ? • L’observation est donc plus ou moins déjà « armée » de la théorie. – Constat d’une anomalie, par rapport à une loi déjà établie (Kuhn) Exemples d’anomalie Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 6 Exemple d’anomalie en astrophysique • Dès que Newton eut publié les Principia (1687), les astronomes ont testé sa théorie. Ils ont constaté qu’elle fonctionnait bien avec la plupart des comportements des astres. • Elle a même connu un succès considérable lorsque l’existence de la planète Neptune prédite par Le Verrier, est découverte par un astronome allemand, Johann Galle en 1846. • D’autres anomalies relatives aux orbites de Jupiter et de Saturne finissent par être résolues à la fin du XIXème siècle. • Mais une seule résiste : celle du périhélie de Mercure. Cependant personne ne remet en cause la théorie newtonienne pour autant. • Il faudra attendre Einstein en 1905. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 7 Constat d’une anomalie en sociologie • Les goûts pour les différents genres au sein de différentes disciplines artistiques sont assez bien expliquées par la théorie de Bourdieu dans leur ensemble aujourd’hui. – – – – – Théâtre, Opéra, Littérature, Arts plastiques, Cinéma,… • Mais la théorie ne permet guère d’expliquer les goûts des adolescents pour les genres musicaux. – Autre théorie disponible : celle de Paul Yonnet ou celle de Philippe Coulangeon. Retour Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 8 3. Relation observateur-observé • En principe l’observation ne doit pas modifier l’objet observé => d’où délimitation d’un champ expérimental et séparation radicale entre sujet et objet, – Exemple en physique : astronomie – Exemple en ethnographie : observation des pratiques muséales ou d’un marché. • Mais en pratique, dans les sciences humaines, ce principe est difficile à respecter, voire officiellement contourné : observation participante. • Et dans les sciences de la nature ? – Généralement plus facile à observer, mais pas toujours. – Exemple : dans la cas de la physique quantique, l’introduction de la mesure par un observateur aboutit à de l’indétermination : on ne peut connaître à la fois la position et la vitesse d’une particule. Ou encore l’expérience du démon de Maxwell nécessite l’introduction d’une information extérieure. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 9 4. La mesure • Les mesures sont toujours approchées, affectées de marges d’erreur,… • …aussi bien dans le domaine des sciences humaines que naturelles. • Ces dernières ne sont pas exactes (seules les mathématiques le sont). • Les marges d’erreur sont parfois aussi importantes sinon plus dans le monde biophysique. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 10 II. Phase 2 : Questionner • Après être « descendu » sur le terrain, il faut « remonter » à la théorie. • Cela s’effectue... – ...en questionnant le terrain (hypothèse) – ...et en insérant cette question dans une problématique. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 11 1. L’hypothèse • Le propre de la démarche scientifique = établir des relations. • L’hypothèse est l’unité élémentaire de l’ensemble théorique. • Elle s’exprime comme la relation entre deux concepts : Concept A Concept B • Exemples : – En physique (Newton) • Distance parcourue temps mis (loi de la gravité : e=1/2gt²) – En sociologie (Bourdieu) • Niveau culturel de l’individu socialisation familiale. • Multiplicité des exemples autant dans les sciences humaines que naturelles. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 12 2. La définition des concepts • Pour établir l’hypothèse, il faut définir rigoureusement les concepts. • Théorie de la définition x (Durkheim) ou de la nomenclature – Tout fait appartenant à la définition doit être inclus dans ces limites. – Tout fait n'appartenant pas à la définition doit être situé à l'extérieur de ces limites. – Aucun fait ne doit être ambigu, c'està-dire chevaucher les limites. x x x o o x o o o o x x o o o o o x o o o o x o x Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 o o o x x x x 13 3. Caractères extérieurs et indicateurs • Définir le concept par des caractères extérieurs, ou des indicateurs. Exemples : • – Physique : utilisation du niveau de mercure, plutôt que d’eau (Torricelli, Galilée) – Sociologie : définition du crime par le fait puni (Durkheim), – Sociologie : définition de la culture non pas en idée (le beau est ce qui plait universellement sans concept selon Kant), mais par les pratiques culturelles, le budget ou le temps consacré (Donnat). Les définitions scientifiques sont toujours imparfaites, et discutables,… – Torricelli : variations du baromètre selon le temps qu’il fait, l’altitude, etc. – Donnat : variations du niveau culturel pour chaque indicateur choisi. • Un indicateur entretient une relation de probabilité avec le concept qu’il est censé représenter. Mais interchangeabilité des indices (Lazarsfeld). • L’important n’est pas la définition parfaite, mais de connaître précisément la construction définitoire pour pouvoir communiquer et donc éventuellement réfuter. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 14 4. La relation interne à l’hypothèse • La relation interne à une hypothèse peut être de nature très différente : • Ici il s’agit de relation causale (= condition nécessaire et suffisante, au sein d’une temporalité) – Le sens de celle-ci peut-être incertain : mariage des plasticiens (Raymonde Moulin) • Mais beaucoup d’autres peuvent se rencontrer : – Relation fonctionnelle : (Ex : budget de politique de la ville => capital social) – Relation gouvernée par une finalité: dans le cas de la sociologie compréhensive => logique de l’action. – De ce fait, la relation constitutive de l’hypothèse est valable quel que soit le paradigme envisagé. Elle vaut tant pour l’explication de type positiviste durkheimien ou bourdieusien (par l’inconscient de la socialisation) que la compréhension de type choix rationnel, ou en valeurs. • La relation peut être complexe, et donc constituer une boîte noire : – – – – Exemple en biologie : prise d’aspirine => réduction de certains types de cancer Exemple en sociologie: ? La relation se fait alors entre des flux: input output Ce type de relations relève de la théorie des systèmes (Von Bertalanffy) et nécessite l’usage de la modélisation . Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 15 5. L’insertion dans une problématique • L’hypothèse doit s’insérer dans un débat scientifique – Exemple en physique : pompe de Torricelli à Florence en 1638. Galilée qui voit le vide créé par la grande pompe de 10 m, est surpris et relie ce phénomène à la théorie générale de « l’horreur du vide ». – Exemple en sociologie : hypothèse de Bourdieu sur la socialisation à l’origine du niveau culturel est une alternative à celle sur l’origine économique. • Ce débat correspond à une problématique (le problème du débat), ou une culture scientifique. • Celle-ci s’inscrit dans un ensemble de relations qui constitue une théorie, au sens restreint et un paradigme au sens élargi. • L’hypothèse suppose toujours une certaine imagination. – L’hypothèse de Torricelli : il imagine que c’est le poids de l’atmosphère qui pèse sur le liquide et s’équilibre avec lui pour créer le vide. – Pas de différence fondamentale entre sciences humaines et naturelles Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 16 III. Phase 3 : Tester • Il s’agit toujours d’une confrontation au terrain • Il faut construire un dispositif expérimental pour tester l’hypothèse – Le test peut mettre en œuvre une méthode tant qualitative (présence/absence de l’objet) que quantitative (mesure de l’objet) – La sociologie privilégie le quantitatif car elle s’intéresse au fait collectif. – Le test doit être appliqué aussi bien pour le paradigme positiviste que compréhensif. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 17 1. Du concept aux indicateurs C’est l’une des opérations les plus essentielles pour la construction du questionnaire. Concept (appartenant à l’hypothèse) Dimensions du concept Indicateurs Ex. culture (Donnat) Spectacle vivant + arts plastiques + patrimoine + amateur, etc. Fréquentation d’équipements culturels, possession d’instruments, etc. Ex. Vide (Torricelli) Tube avec de l’eau, du mercure, etc. Espace créé entre le haut du tube et le liquide Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 18 2. Contrôle des variables en physique (I) • Le dispositif expérimental vise à contrôler les variables, et à en modifier une à la fois grâce à son indicateur. – Exemple de la découverte du vide : après Torricelli, Pascal propose un test pour vérifier la relation entre importance du vide, et pression atmosphérique. Il envoie son beau-frère Périer faire une expérience au Puy-de-Dôme avec le tube de Torricelli • Périer va faire varier les conditions d’expérience : de jour, de nuit, par temps de pluie, de neige, par grand froid, par la chaleur,… • L’exigence : faire varier une seule condition (l’altitude) ceteris paribus. • Principe de la méthode comparative Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 19 3. Contrôle des variables en sociologie : Les variations concomitantes (I) • L’expérimentation n’est pas toujours possible en biophysique : – Exemple de l’astrophysique, ou de l’expérimentation sur l’être humain. • L’expérimentation est très souvent possible en sociologie : – Au niveau micro-social (psycho-sociologie) : ex : l’expérience de Milgram – Au niveau méso-social (sociologie des organisations) – Mais pas directement au niveau macro-social. • Quand la construction d’un dispositif expérimental est impossible, on lui substitue alors un équivalent, ce que Durkheim, à la suite de Stuart Mill appelait la méthode des « variations concomitantes » (Stuart Mill, Durkheim) : – cela consiste à faire varier la cause présumée et à voir si le phénomène varie dans la même proportion. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 20 4. Contrôle des variables en sociologie : Les variations concomitantes (II) Var(b) : soutien à l’UE Var(c) : chômage Var(d) Var(d) Var(a) Var(b) : soutien à l’UE Pays A Var(a) Var(c) chômage Pays B • Exemple Hypothèse : Chômage => déclin du soutien à l’UE. • On ne peut pas faire varier artificiellement le soutien à l’UE. On regarde le soutien à l’UE d'autres pays, et on cherche à savoir, toutes choses égales par ailleurs, si le taux de chômage augmente ou diminue avec ce taux. • Dans le schéma ci-dessus, on regarde la variable (b) du pays A (=soutien à l’UE faible), accompagnée d’un chômage fort (var (c)). On la compare au pays B, où l’on trouve la situation exactement inverse. De ces variations concomitantes, on peut conclure qu’il y a une relation entre les deux variables, ceteris paribus. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 21 5.Contrôle des variables en sociologie Tableau de régression logistique (Bozonnet) 2010) Buycott Est (CZ, HU, PL, SI) Aire européenne Sud ( ES, GR, IT, PT) Ouest (AT, BE, CH, DE,F , IE, LU) Nord (DK, FI, NL, NO, SE) Homme Sexe Femme 16-24 25-39 Age 40-59 60 et + -Revenu familial total net (quartiles) + ++ Primaire Secondaire 1er degré Niveau d'études Secondaire 2d degré Supérieur -++ Indice libéralisme + culturel (quintiles) = - • • Exp(B) Réf* Boycott % 12% Exp(B) Réf* % 5% 0,6 1,5 0,7 1,9 8% 34% 1,5 3,1 1,6 3,5 7% 25% 1,7 Réf 2,4 38% 22% 27% 19% 28% 28% 19% 12% 20% 31% 43% 7% 15% 27% 42% 44% 35% 23% 18% 15% 2,3 Réf 2,6 20% 17% 18% 14% 19% 21% 14% 8% 15% 23% 29% 5% 12% 18% 30% 36% 24% 16% 13% 10% 1,6 Réf 1,3 1,3 ns Réf 1,2 1,3 1,5 Réf 1,1 1,9 2,5 Réf 2,3 1,5 ns ns 1,2 Réf 1,1 1,3 ns ns ns ns ns Réf 1,5 1,8 2,5 Réf 1,9 1,2 ns ns Les odds ratio (Exp B) se lisent ainsi : les femmes ont 1,6 fois plus de chances de pratiquer le buycott que les hommes (référence =1). Les % se lisent ainsi : 20% des enquêtés des pays du Nord de l’Europe pratiquent le boycott au lieu de 5% des pays de l’Est de l’Europe. Seuil de signification de 0,1. * La seconde Comparer colonne en indique les ratios– Jean-Paul en l’absence de l’indice de libéralisme culturel, d’appartenance lesitaliques sciences naturelles et odds humaines Bozonnet – Novembre 2012 22 religieuse et de confiance en autrui. 6. Contrôle des variables : causalité et corrélation • Interprétation du tableau : ce sont les riches qui pratiquent beaucoup plus que les pauvres le buycott-boycott, mais ce n’est pas la richesse qui est la cause. Corrélation ≠ cause • Comment expliquer ? – L’utilisation d’un outil (ici statistique) appartient au monde des indicateurs, et pas du concept sociologique. Il ne supprime pas la coupure radicale entre concept et indicateur. – En réalité, l’interprétation procède par le « placage » d’un modèle sociologique (celui du répertoire militant ici) sur un modèle mathématique. Mais il existe toujours un hiatus entre les deux. – C’est la même chose pour la biophysique. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 23 7. Contrôle des variables en sociologie : la randomisation • Problème majeur, la difficulté de la randomisation : certaines variables sont « attachées » à d’autres et il n’est pas possible de leur donner les mêmes chances d’apparaître, de manière parfaitement aléatoire, indépendamment de leurs « attaches ». – Exemple : la régression logistique ci-dessus, laisse une part de la causalité, que relève indissociablement du revenu et du niveau de diplôme. – La randomisation est beaucoup plus difficile à réaliser dans les sciences humaines (Ghiglione et Matalon) • Nota : certaines variables, une fois neutralisées, se révèlent quasialéatoires, et donc négligeables (Bachelard) – Physique : la couleur du projectile est une variable négligeable pour l’étude balistique. – Sociologie : l’âge est une variable négligeable pour expliquer la pratique du boycott. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 24 8. Limites du contrôle des variables • Le contrôle rigoureux des variables implique que les variables soient parfaitement homogènes ou « pures ». Or celles-ci dans la réalité ne le sont jamais. – En physique : le vide créé apparemment dans le tube de Torricelli, n’est jamais complet, mais seulement « approché ». • Dans le cas du vide industriel, on a encore entre 1019 et 1016 molécules au cm3. – En sociologie : rien ne garantit non plus l’homogénéité d’une variable : • Le boycott peut recouvrir des réalités sociales très différentes : nationaliste, raciste ou égalitaire. • La fermeture du champ expérimental n’est jamais totalement garantie : – Exemple de la physique quantique : on ne peut connaître à la fois la vitesse et la position d’une particule. Cela dépend donc de l’expérimentateur. – Évident en sociologie : le sociologue est presque toujours plus ou moins inclus dans le dispositif expérimental. • Dans les deux cas on a des artefacts indépassables. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 25 • Ce qui fait qu’au final, la confirmation ou l’infirmation de l’hypothèse par l’expérience est très difficile à obtenir. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 26 IV. Phase 4 : Théoriser • Une hypothèse confirmée = loi • Mais y a-t-il des lois en sciences humaines ? – Débat entre conception nomothétique (Durkheim) et idiographique (Nisbet), sociologues et historiens, enraciné dans la philosophie présocratique. – Aujourd’hui tendance à s’accorder sur l’existence de régularités (lois ?) de moyenne portée (Boudon), en fait liée à un système de relations particulier (= « contexte » social, historique, etc.) – Ce dernier point est vrai tant dans les sciences humaines que naturelles : • Exemple en biologie : taux de glucose dans le sang • En sociologie : le taux différent de suicides rural/urbain au XIXe et XXe. • Mais n’existe-t-il pas des lois plus larges que d’autres, dites « couvrantes » (Hempel-Oppenheim) – Exemple en physique, Einstein : e=mc² – Exemple en sociologie, Durkheim : lien social ↗ taux de suicides↘ – En fait cette question des lois couvrantes est controversée tant dans les sciences humaines que naturelles. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 27 1. Théorie et paradigme • Une loi arrive rarement seule. Elle s’inscrit dans un système de relations plus large. • Deux hypothèses = une théorie – Exemple en physique : Newton • Principe d'inertie, principe fondamental de la dynamique, principe des actions réciproques ↘ Théorie de mécanique newtonienne – Exemple Bourdieu : • Socialisation primaire => culture légitime => réussite scolaire => mariage homogame ↘ Théorie de l’habitus • Plusieurs théories cohérentes = un paradigme (Kuhn) – Bourdieu => paradigme marxiste / paradigme newtonien • Aucune discipline scientifique n’est complètement unifiée : – Exemple en physique : Théorie des cordes vs « Gravitation quantique à boucles » – Exemples en sociologie : paradigmes contradictoires beaucoup plus nombreux que dans les sciences de la nature. • Difficultés à avoir une approche cumulative beaucoup plus grande en sociologie (Merton) que dans les sciences de la nature. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 28 2. Erreur et réfutabilité • Paradoxe de la réfutabilité (Popper) – Une théorie scientifique n’est pas la vérité, mais seulement une proposition non encore réfutée. – Problèmes : la théorie darwinienne de l’évolution (en biologie) ou du fonctionnalisme (en sociologie) = non réfutables. • Utilité des erreurs (Bachelard) – Infirmer une hypothèse est un bon résultat scientifique. (à dire aux étudiants qui font un mémoire). – L’erreur invite à une nouvelle observation, pour déceler une nouvelle anomalie, et engendrer un nouveau cycle de découverte scientifique. – Une discipline scientifique se perpétue grâce à une succession d’erreurs. – Et donc la réfutabilité est utile à la profession, sinon au progrès de la science… • Dialectique théorie et pratique. – La démarche commence par le terrain (observation), puis la théorie, puis de nouveau le terrain (expérimentation), puis la théorie, avant d’entamer un nouveau cycle. – La connaissance scientifique est sans fin. Chaque découverte nouvelle ne comble pas une partie du champ des connaissances, mais en ouvre un nouveau où tout reste à faire… (Morin) • Du point de vue de la réfutabilité, peu de différences entre sciences humaines et naturelles.Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 29 3. Prédictibilité, déterminisme • En principe l’existence d’une relation permet la prédiction, aussi bien dans les sciences humaines que naturelles – Exemple en sociologie : baisse du taux de suicides en temps de guerre ou de révolution ou selon les jours de la semaine (Baudelot & Establet) • Mais l’absence de prédictibilité, fréquente en sciences humaines, est aussi possible dans les sciences de la nature, notamment en physique : – …due à la complication des relations entre variables : exemple pour la prévision des tremblements de terre. – …due à des raisons constitutives : exemple de l’incertitude d’Heisenberg, ou de la théorie du chaos, de l’effet papillon, ou des structures dissipatives (Prigogine) • La prédictibilité est le résultat de la corrélation entre les deux variables de l’hypothèse, pas nécessairement de la causalité. – Physique et biologie : enchaînements de causes – Sciences humaines : enchaînements déterminés par une finalité (Dilthey) • Exemple : le choix rationnel – Dans les deux cas la prévisibilité existe. • Le déterminisme correspond à la prédictibilité par calcul, et non à un nécessitarisme généralisé. – A ce titre, il peut exister, mais n’est pas obligatoire, pas plus dans les sciences humaines que naturelles. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 30 4. Sur la complexité • La complexité est simplement un mot pour désigner notre ignorance des détails de la relation établie entre deux variables. – …notamment à l’intérieur des « boîtes noires » (voir plus haut). – La notion de complexité n’est pas plus complexe que la notion de cercle n’est ronde (Boudon, d’après Spinoza). • Elle est repérable par l’existence de relations non-linéaires => les occurrences des variables sur la courbe seront non-prédictibles. • Rien ne permet d’affirmer que les systèmes de relations construits en sciences humaines sont plus complexes que ceux des sciences de la nature. – Certains philosophes affirment même l’inverse (Hobbes). – De toutes manière, par définition on ne connaît ni les uns ni les autres de ces systèmes complexes => impossible donc de mesurer leur degré de complexité ! Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 31 5. Sur la causalité • La cause, un concept problématique – Dans les sciences humaines, nous trouvons d’abord des intentions, des finalités, pas des causes (Weber) • La causalité est une reconstruction du chercheur a-posteriori (exemple des historiens : Munich = cause de la guerre de 39-45. – Dans certains secteurs des sciences de la nature, au niveau microphysique (physique quantique) la causalité n’est pas évidente, puisque la temporalité est bizarre (l’effet viendrait après la cause !) • Concept foncièrement anthropocentrique : – L’introduction du concept de système relativise fortement l’idée de cause. La cause consiste en la sélection subjective d’une condition parmi une multitude d’autres qui restent à l’identique (ceteris paribus). • Exemple des géographes : l’entretien des digues du Rhône cause de l’inondation de la Camargue. – La cause dépend de la délimitation des référents par les concepts. – Dans les sciences tant humaines que naturelles, le concept de causalité est problématique. Dans les deux cas, on peut émettre l’hypothèse qu’il est une projection anthropomorphe sur la réalité. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 32 Conclusion : diagnostic • Globalement, il est difficile de découvrir des différences fondamentales dans méthodes mises en œuvre par les sciences humaines et naturelles. La plupart demeurent des différences de degré. • En résumé, les deux types d’approches, indépendamment de la nature dernière qu’elles imputent à leur « matériau », – constituent des grilles construites selon une logique de représentation, une construction imaginaire (Bachelard) assez voisine. – Ces deux grilles sont loin de donner des résultats définitifs au sens de la restitution d’une réalité dernière, mais elles restent grevées d’incertitudes constitutives souvent voisines, vis-à-vis de la réalité dont elles cherchent à rendre compte. • Quelques différences notables cependant : les plus marquées touchent à la multiplicité des paradigmes reconnus, nombreux dans les sciences humaines, beaucoup moins dans les sciences de la nature... • …Et donc un consensus institutionnel plus difficile dans les premières, plus facile (et routinier) dans les secondes. • …Et donc aussi une cumulativité beaucoup plus forte dans les premières que dans les secondes. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 33 Merci de votre attention •Cet exposé n’est qu’un essai très rapide sur la question de la comparaison entre sciences humaines et naturelles. • L’auteur sera vivement intéressé par tous les arguments supplémentaires, pro et contra, qui pourront lui être adressés. Jean-Paul Bozonnet PACTE –CNRS – Sciences Po Grenoble (France) Mail : [email protected] http://sites.google.com/site/bozonnet Bibliographie sommaire • Bachelard, Gaston. 1993. La Formation de l’esprit scientifique: contribution à une psychanalyse de la connaissance. Paris: Vrin. • Bachelard, Gaston. 1983. Le nouvel esprit scientifique. Paris: PUF. • Bernard, Claude. 1993. Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Flammarion. • Fauconnet, Paul, et Marcel Mauss. 1969. « La sociologie : objet et méthode ». P. 6-40 dans Essais de sociologie. Paris: Seuil. • Kuhn, Thomas S. 1972. La structure des révolutions scientifiques. Flammarion. • Popper, Karl R. 2007. logique de la découverte scientifique. Paris: Payot. Comparer les sciences naturelles et humaines – Jean-Paul Bozonnet – Novembre 2012 35