LOUIS HUBERT LYAUTEY par Bertrand de LA PRESLE 1

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LOUIS HUBERT LYAUTEY par Bertrand de LA PRESLE 1
LOUIS HUBERT LYAUTEY
par Bertrand de LA PRESLE1
1. Introduction
Ce 90e anniversaire de la création de votre prestigieuse Académie me procure
l’honneur et le plaisir d’évoquer aujourd’hui brièvement devant vous cette extraordinaire et
fascinante personnalité qu’est le maréchal Louis Hubert Lyautey. Grâce en soient rendue aux
organisateurs de cette manifestation.
J’ai l’intention, dans les quelques minutes de mon intervention, d’évoquer d’abord les
conditions dans lesquelles le maréchal Lyautey s’est tout naturellement impliqué, aux côtés
d’autres éminentes personnalités de l’époque, en tant que fondateur, dans la création de votre
Académie.
J’indiquerai brièvement ensuite en quoi Hubert Lyautey a été d’une parfaite fidélité à
l’idéal et aux objectifs de votre Académie, et, m’appuyant sur les quatre verbes de votre
devise, j’ouvrirai quelques pistes de nature à souligner l’étonnante actualité des messages que
sa vision prophétique, formulée il y a plus d’un siècle, continue à nous transmettre pour
aujourd’hui et pour demain.
2. Le maréchal Hubert Lyautey et l’Académie des sciences d’outre-mer
Vous n’aurez pas manqué de noter que 2012 est non seulement l’année du
90 anniversaire de votre Académie, mais qu’elle marque aussi le 100e anniversaire du traité
de Fez dont la signature a été un événement fondateur de la vie et de l’œuvre du maréchal
Lyautey. En effet, ce traité instituant le protectorat de la France sur le Maroc a été signé le
30 mars 1912. Et dès le 28 avril, Hubert Lyautey est nommé commissaire résident général de
la République française au Maroc. Il débarque à Casablanca dès le 13 mai 1912.
Ajoutons, d’ailleurs, que c’est aussi en 1912, le 31 octobre, qu’Hubert Lyautey était
élu à l’Académie Française, où il ne sera d’ailleurs officiellement reçu, en raison de la Grande
Guerre, qu’en 1920. Quelques jours avant cette élection, le 19 octobre 2012, Hubert Lyautey
avait tenu à présider personnellement la cérémonie de la pose de la première pierre du mihrab
de la Mosquée de Paris.
Lorsqu’il arrive au Maroc en qualité de premier résident général, Hubert Lyautey a
déjà une riche expérience coloniale acquise précocement comme jeune officier dans cette
Algérie qui l’a d’emblée fasciné par l’extraordinaire champ d’action qu’elle propose aux
hommes de sa trempe.
De ses premières expériences dans ce « pays de lumière » où il y a tant à faire, il
conservera un irrésistible besoin de retrouver soleil, espace, autonomie, et surtout
responsabilités à sa mesure.
Il devra attendre 1894 pour être exaucé. Alors âgé de près de 40 ans, promu chef
d’escadrons l’année précédente, largement connu comme l’auteur de l’article publié en
mars 1891 sous le titre « Du rôle social de l’officier dans le service militaire universel », et
probablement éloigné de ce fait de la métropole par le haut commandement qui n’apprécie
guère le bruit fait autour de ce texte alors jugé non conformiste, il est affecté comme officier
supérieur en Indochine. Cette affectation marquera un tournant décisif dans sa carrière.
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Général d’armée (2s).
A l’école d’une autre personnalité exceptionnelle, le colonel Gallieni, avec qui il se
sent d’emblée en totale harmonie, il aura parcouru, en 28 mois, le Tonkin, l’Annam, le
Cambodge, la Cochinchine, développé pour la vie coloniale une passion qui ne le quittera
plus, et expérimenté des méthodes de colonisation que l’on pourrait qualifier de
« révolutionnaires » : il les résume lui-même par la célèbre formule : « Il faut savoir
gouverner avec le mandarin, et non pas contre le mandarin ».
C’est ensuite à Madagascar, où Joseph Gallieni l’a appelé dès qu’il en a été nommé
gouverneur général, en 1897, qu’Hubert Lyautey enrichira son expérience coloniale en
pacifiant et en organisant par des méthodes aussi originales qu’exigeantes et durablement
efficaces d’abord le nord-ouest de l’île, puis le sud de Madagascar dont il a été nommé
commandant supérieur en 1900.
Rentré en France en 1902, après cinq années épuisantes mais extraordinairement
fructueuses en matière de pacification grâce à la méthode de commandement Gallieni qu’il a
enrichie, formalisée, et largement diffusée, il passera moins d’une année à la tête du
14e régiment de hussards d’Alençon, avant d’être nommé, à sa grande satisfaction, en
septembre 1903, au commandement de l’infanterie de la division d’Oran et de la subdivision
d’Aïn Sefra, avec mission de rétablir la situation très dégradée, voire périlleuse, de certaines
de nos unités à la frontière algéro-marocaine.
Les impressionnants succès qu’il obtient lui valent, trois ans plus tard, de recevoir le
commandement en titre de la division d’Oran.
C’est en cette qualité qu’il effectuera au Maroc, en octobre 1907, puis au printemps
1908, deux missions d’inspection auprès du Corps d’occupation du général d’Amade, avant
d’être nommé haut-commissaire de France pour les confins algéro-marocains.
Lors de la signature du traité de Fez de mars 1912, le général de division Hubert
Lyautey est donc déjà riche d’une très vaste expérience coloniale dont le grand écrivain qu’il
est a eu le mérite de consigner plusieurs impressions et enseignements dans de passionnants
recueils de lettres : lettres « d’Algérie » de 1882, « du Tonkin » de 1895, « de Madagascar »
de 1897, « du sud de Madagascar » de 1900, « du Sud oranais » de 1903, « de Rabat » de
1907. En décembre 1899, Gallieni, soucieux de diffuser mieux qu’il n’a su le faire lui-même
des thèses qui lui sont chères, et qui connaît les talents d’écrivain et d’orateur de Lyautey,
profite d’un passage de ce dernier à Paris pour lui demander de prononcer devant le public
averti de l’Union coloniale une conférence sur les méthodes de pacification pratiquées au
Tonkin et à Madagascar. Il est très applaudi et le texte paraît dans La revue des deux mondes
du 15 janvier 1900 sous le titre : « Du rôle colonial de l’armée » titre qui n’est pas sans
rappeler « Du rôle social de l’officier ». Ce document dresse un profil de l’officier colonial
d’une étonnante actualité pour nos soldats aujourd’hui engagés en opérations extérieures dans
des missions désormais baptisées d’action civilo-militaire. Soldat certes avant tout, avec les
qualités de courage et d’abnégation attachées à cet état, l’officier colonial tel que le décrit
Lyautey doit aussi être planteur, bâtisseur, commerçant, et pour cela parler et lire la langue et
les dialectes du pays.
Et voilà que s’ouvrent pour le général Lyautey, il y a un siècle presque jour pour jour,
treize années particulièrement denses. De 1912 à 1925, il va se consacrer en effet jour et nuit à
sa mission de création d’un Maroc moderne. Pénétré de l’importance fondamentale du rôle
symbolique et unificateur que doit incarner le sultan, il se montre respectueux de son prestige
et de son autorité qu’il s’attache en toutes occasions à restaurer et à promouvoir. Tout à la fois
pacificateur, architecte, négociateur, administrateur, il va, contre vents et marées, et souvent
sans aucun vrai soutien de l’administration métropolitaine, doter le pays des infrastructures
indispensables à son développement économique et social, en mettant en œuvre une stratégie
de long terme respectant scrupuleusement les traditions locales, la religion, le patrimoine
culturel et architectural des différentes régions du Maroc.
A son retour en France à l’automne 1925, date de sa démission de son poste de
résident général, conséquence de lourds différends avec le gouvernement de l’époque, il ne
recevra aucun accueil des autorités officielles françaises, alors que la dignité de maréchal de
France lui a été conférée le 19 février 1921.
Dès lors, il consacrera l’essentiel des dernières années de sa vie à de nombreux
déplacements que lui imposent sa très grande notoriété, à la rédaction de Paroles d’action,
recueil de textes significatifs qui peut être considéré comme son testament spirituel, à la
présidence d’honneur de l’ensemble du scoutisme français, et surtout à son rôle de
commissaire général de l’Exposition coloniale internationale. Cette exposition coloniale
accueillera, du 6 mai au 15 novembre 1931, plus de 33 millions de visiteurs dans ce
magnifique palais de la Porte Dorée à Vincennes, dont la vocation initiale de musée
permanent de l’œuvre coloniale de la France mériterait d’être restaurée. Voilà une suggestion
d’action pour votre fondation !
Mais pendant cette période métropolitaine d’une petite dizaine d’années qui précède sa
mort survenue le 27 juillet 1934 à son domaine de Thorey qui deviendra très vite, à la
demande de ses habitants, Thorey-Lyautey, le maréchal s’attachera aussi à participer autant
qu’il lui sera possible aux séances de votre Académie, alors Académie des sciences
coloniales.
Lors de la création de cette Académie en 1922, Lyautey était encore résident général
de France au Maroc. Il ne pourra donc pas participer aux trois séances de fondation de votre
société, et, revenu brièvement en France, il sera malheureusement empêché par le décès de sa
sœur qu’il aimait tendrement, de participer à la première séance régulière. Mais après son
retour en métropole, il sera plus assidu aux activités de l’Académie et en présidera certaines
séances. Et c’est encore de son vivant, fait tout à fait exceptionnel, que votre Académie lui
fera l’honneur de créer le prix du maréchal Louis Hubert Lyautey destiné à récompenser
chaque année, je cite, « d’une façon plus encore morale que matérielle, les bons ouvriers de
l’essor et de la prospérité du Maroc dans les plans divers de l’activité locale ». Couvrant les
différents domaines dans lesquels le maréchal s’est attaché à développer son action coloniale,
ce prix était organisé selon un principe quinquennal. Il était destiné à honorer successivement
des auteurs de travaux à caractère scientifique, économique, intellectuel, moral ou social,
militaire, et enfin des personnalités marocaines, « indigènes » disait-on alors, ayant contribué
au développement de leur pays dans une collaboration étroite avec la France.
Le premier prix du maréchal Louis Hubert Lyautey fut attribué dès 1934, peu de temps
après la mort du maréchal, à deux éminents experts en botanique et en sciences agronomiques
et économiques.
Votre culture qui vous rend familière la période que je viens de survoler vous a peutêtre fait trouver un peu long ce rappel chronologique de dates, de lieux, et de fonctions. Il m’a
cependant paru nécessaire pour bien comprendre que la personnalité d’Hubert Lyautey rendait
pratiquement incontournable, et c’est mon premier point, le fait qu’il figure parmi les
éminentes personnalités évoquées aujourd’hui pour avoir joué un rôle fondateur dans la
création de votre Académie dont nous fêtons le 90e anniversaire.
3. Fidélité des messages que nous laisse le maréchal Lyautey à l’idéal de l’Académie
Quelques mots maintenant pour illustrer le caractère véritablement prophétique de
certains messages qu’Hubert Lyautey nous a laissés, dans le droit fil de l’esprit qui a présidé à
la création de votre Académie en 1922, et dans la fidélité aux quatre verbes de votre belle
devise : savoir, comprendre, respecter, aimer.
Dans les quelques minutes dont je dispose, je serai évidemment caricatural, et je m’en
excuse à l’avance, notamment auprès de ceux grâce à qui je connais un peu la personnalité et
l’œuvre de Lyautey, et à qui j’emprunte bien des éléments et des expressions de cet exposé :
je veux citer Arnaud Teyssier, auteur de l’excellent livre, intitulé tout simplement Lyautey,
paru en 2004 et réédité depuis. Vous l’avez certainement tous lu et savouré. Je veux aussi
citer le colonel Pierre Geoffroy, président de l’Association nationale maréchal Lyautey et de
la Fondation Lyautey. Seules son inflexible détermination, son imagination créatrice, et son
intelligente détermination ont permis, depuis 1980, de sauver, dans des conditions initiales
rocambolesques, le patrimoine historique du maréchal, de préserver son domaine de ThoreyLyautey, et de multiplier les occasions de faire connaître à un vaste public les messages de ce
visionnaire. Aujourd’hui, l’Association nationale maréchal Lyautey et la Fondation Lyautey
qu’il préside depuis plus de trente années avec un inlassable dévouement connaissent de
graves difficultés liées à l’évolution de la société. Les membres de ces structures doivent être
renouvelés et de significatifs moyens financiers pérennes doivent être mobilisés. Vous aurez
compris que je lance ici un vibrant « appel au peuple » pour que soit perpétué l’héritage moral
et matériel de Lyautey2.
De façon un peu artificielle, je l’admets, et en me limitant nécessairement à quelques
exemples seulement, je voudrais donc maintenant évoquer quelques messages que nous laisse
Lyautey en matière de « savoir, comprendre, respecter, aimer ».
3.1. Savoir
Toute sa vie, Lyautey l’a d’abord consacrée à l’acquisition du savoir.
Immobilisé dans un corset d’acier jusqu’à l’âge de 12 ans, il a pris goût à la lecture, un
gout très éclectique qui ne le quittera jamais. Dans la jungle tonkinoise, comme sous
l’écrasante chaleur du désert algérien, ou dans un emploi du temps au Maroc qui défie notre
imagination, toujours, il a su trouver le temps de s’instruire pour savoir. C’est pour savoir
qu’il s’est imposé, en Afrique, d’apprendre l’arabe. Quel dommage que si peu de nos officiers
parlent farci ou pachtoun ! Mais il est vrai que des séjours outre-mer de quatre ou six mois, ou
même une année, sont moins motivants à cet égard que, par exemple, les quelque treize
années au cours desquelles Lyautey a exercé ses fonctions au Maroc. Il y aurait beaucoup à
dire sur l’importance, dans toute mission de pacification, de disposer d’une période assez
longue pour inscrire son action dans la durée, et de parler assez bien la langue des parties en
présence pour s’exprimer et comprendre, bien au-delà des mots, la culture et les mentalités.
Mais revenons à ce verbe « savoir ». C’est aussi pour savoir qu’il n’a cessé
d’entretenir des correspondances assidues avec de très éminentes personnalités de toutes
tendances, formations, et origines.
Ce savoir, il l’exigeait aussi de ses subordonnés et de ses collaborateurs de toutes
disciplines, scientifiques, architectes, ingénieurs, médecins. Mais il s’est en outre attaché très
tôt à en donner le goût à ses soldats. C’est tout le sens de sa réflexion qui fit alors grand bruit
sur le « rôle social de l’officier ». C’est aussi le conseil qu’il donnait à ses cadres en ces
termes : « L’homme complet, celui qui veut remplir sa pleine destinée et être digne de mener
des hommes, être chef en un mot, celui-là doit avoir ses lanternes ouvertes sur tout ce qui fait
l’honneur de l’humanité ». Y-a-t-il plus belle définition du savoir ?
Lyautey a aussi été pour nous un précurseur exemplaire en matière de « faire savoir ».
Comme nous l’évoquions plus haut, Gallieni l’avait d’emblée bien compris, qui lui a en
quelque sorte confié la mission de faire connaître ses méthodes nouvelles de colonisation et
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Association nationale maréchal Lyautey, château de Thorey-Lyautey, 54115 Thorey-Lyautey / Adresse
courrier : BP 13851 - 54029 NANCY Cedex / Tél. : 03-83-25-12-12 / Courriel : châ[email protected] /
Site : www.lyautey.fr
Fondation Lyautey, 4 rue Amélie – 75007 PARIS / Adresse courrier : BP 13851 - 54029 NANCY Cedex / Tél. :
03-83-25-12-12 / Courriel : châ[email protected] / Site : www.lyautey.fr
les résultats obtenus. Et la promotion de l’Ecole de guerre récemment baptisée « maréchal
Lyautey » aura beaucoup à apprendre de son parrain dans ce domaine de la communication
qui fait désormais perdre ou gagner des batailles, peut-être même des guerres.
Savoir, pour Lyautey, c’est, aussi et surtout, savoir ce que l’on veut. Je le cite :
« L’essentiel est de savoir ce que l’on veut et où l’on va. Or cela, je le sais : faire prédominer
sur tous mes actes le devoir social ».
3.2. Comprendre
Il ne s’agit donc pas de savoir pour briller et étaler sa culture. S’il faut savoir, et
toujours savoir davantage, c’est d’abord pour comprendre. L’essentiel de ce que Lyautey a
compris, et qu’il doit nous permettre de comprendre à notre tour aujourd’hui, couvre de très
vastes thèmes. Je n’en retiendrai que quatre, en m’appuyant sur ses écrits.
Comprendre, c’est d’abord apprécier précisément l’esprit de la mission, puis monter
une manœuvre à partir des moyens effectivement disponibles, après avoir accumulé les
renseignements de toute nature indispensables pour la concevoir, l’organiser puis la conduire.
« Ce qu’il faut, écrit-il, c’est voir le but, toujours le but, et seulement le but, et constamment y
adapter les moyens pour l’atteindre dans le plus bref délai ». Admirable est à cet égard
l’intelligence dont a fait preuve Lyautey en acceptant délibérément de démunir le Maroc de
l’essentiel de ses forces d’active au profit des théâtres européens de la Grande Guerre, sans se
replier vers la côte comme il en avait reçu l’ordre, mais en conservant le contrôle de
l’ensemble des régions, alors en cours de très fragile pacification, par le maintien de points
clés de valeur stratégique tenus par des territoriaux qui, sous son impulsion, feront merveille.
Comprendre, c’est anticiper sur les résultats de la manœuvre en cours au regard de la
future situation d’ensemble. « La pacification, écrit-il, est faite de prudence et d’adaptation.
Elle doit progresser comme une tâche d’huile, souple mélange de politique, d’amitié et de
force, de raids militaires se muant en essor économique ». Les missions de pacification
récemment conduites en Irak, en Afghanistan, ou en Libye ont-elles bien respecté le souci de
Lyautey de comprendre avant d’agir, et d’imaginer, avec plusieurs coups d’avance, comment
parvenir à ce que nos états-majors appellent aujourd’hui « l’état final souhaité » ?
Lyautey avait aussi compris que l’action militaire n’a de sens qu’au service d’un projet
politique qui ne sera atteint, sous la protection vigilante de la force du soldat, que par des
actions civiles de multiples natures orientées vers la recherche du développement
économique, social et culturel de la région concernée. C’est ce que l’OTAN appelle
aujourd’hui doctement la « comprehensive approach ». On ne cesse de répéter aujourd’hui
comme une découverte ce que Lyautey savait depuis longtemps : aucune crise n’a de solution
uniquement militaire !
De même, Lyautey n’avait-il pas tout compris quand il en vint à exprimer dans une
allocution du 14 avril 1925, cette mise en garde solennelle : il faut admettre « comme une
vérité historique que, dans un temps plus ou moins lointain, l’Afrique du Nord, évoluée et
civilisée, vivant de sa vie autonome, se détachera de la métropole. Il faut qu’à ce moment-là,
et ce doit être le but suprême de notre politique, cette séparation se fasse sans douleur, et que
les regards des indigènes continuent à se tourner avec affection vers la France. Il ne faut pas
que les peuples africains se retournent contre elle ». Quelle intuition prophétique dont il est
grand dommage qu’elle n’ait pas été écoutée par l’administration et certains gros colons
français, notamment en Algérie !
Mille autres exemples pourraient être donnés de l’importance qu’attachait Lyautey à
savoir puis comprendre avant d’agir, processus qu’il conduisait en boucle pour que l’action
soit toujours éclairée par un savoir et une compréhension toujours actualisés.
3.3. Respecter
Mais ce que Lyautey savait le mieux, et qu’il avait peut-être le mieux compris, c’est
que pour comprendre, il faut d’abord respecter.
La culture aristocratique dont Lyautey est pétri est faite tout à la fois du respect de
l’autre, et du respect de soi-même.
C’est d’abord par une approche respectueuse des réalités profondes du Maroc que
Lyautey a pu conduire ce pays, alors si fragile et déchiré, vers la modernité dans l’unité. « Le
Maroc, écrit-il, est un Etat autonome dont la France assure la protection, mais qui reste sous
la souveraineté du sultan, avec son statut propre. Une des premières conditions de mon rôle
est d’assurer l’intégrité de ce régime et le respect de ce statut ».
Mais au-delà du respect des traditions sociales et cultuelles, des opinions locales,
tribales, et nationales, des structures administratives locales du Maghzen de l’époque,
Lyautey, dans une vision profondément humaniste, visait le respect de l’homme. « Il n’y a
qu’une voie à suivre, écrit-il encore, celle du travail social, qu’une règle : agir dans un esprit
de justice et de respect, le seul qui libère l’homme ».
Respecter l’homme, c’est enfin pour Lyautey, certes respecter les autres dans leurs
identités profondes, mais aussi, et d’abord, se respecter soi-même. C’est ainsi qu’il écrit :
« Ce dont il faut bien être pénétré, si l’on veut bien servir la France en pays d’Islam, c’est
qu’il ne suffit pas d’y respecter leur religion, mais aussi les autres, à commencer par celle
dans laquelle est né et a grandi notre pays, sans que ce respect exige d’ailleurs la moindre
abdication de la liberté de pensée individuelle. » C’est la même idée sur laquelle il insiste
quand il écrit : « Je revendique dans ma sympathie pour l’Islam de n’avoir jamais abdiqué
rien de nos origines, de notre intellectualité, de nos traditions de Français. » N’y-a-t-il pas là
une leçon que nous devrions méditer alors que les flux démographiques se sont inversés, et
que l’immigration amène dans nos pays d’Europe des foules nombreuses qui professent
l’Islam ?
Ces musulmans issus de l’immigration, il nous faut certes respecter leur religion, mais
il est capital d’obtenir qu’à leur tour, ils respectent les traditions et les modes de vie de leur
pays d’accueil, et qu’ils s’approprient en profondeur les repères sociaux, culturels, et moraux
qui fondent nos originalités nationales. A noter que cette appropriation sera évidemment
d’autant plus facile et naturelle que ces repères seront solides. Lyautey ne manquait pas de
s’interroger sur la fragilité des repères de la société française de son époque. Il est clair que
nous devons à notre tour nous livrer sans complaisance à cette introspection.
3.4. Aimer
Savoir, comprendre, respecter, nous en arrivons au dernier verbe de votre devise :
aimer. Il pourrait paraître paradoxal de vouloir caractériser l’œuvre et la méthode de celui qui
fut toujours très pudique, voire réservé, parfois glacial, par le verbe aimer.
C’est pourtant lui qui a écrit : « Il n’y a pas d’œuvre humaine qui pour être vraiment
grande n’ait besoin d’une parcelle d’amour. » De même, s’agissant d’un brillant officier qui
l’a approché, Lyautey dira : « Il est bougrement intelligent, mais il ne fera rien de grand car il
est dépourvu d’amour. »
C’est lui aussi qui proclamait, s’agissant du Maroc : « La pensée avec laquelle je vis,
qui me porte, qui est une directive essentielle : je veux nous faire aimer de ce peuple. »
Et c’est bien d’amour de ses hommes qu’il est question quand il écrit : « La plus
grande preuve d’estime que l’on puisse donner aux gens que l’on a l’honneur de diriger, ce
n’est pas de les flagorner, mais de leur parler gravement, en leur montrant les choses comme
elles sont. » C’est aussi ce qu’il exprime dans cette phrase : « Pour comprendre quelqu’un,
l’intelligence ne suffit pas. Il faut le cœur. »
A travers sa pratique quotidienne de votre riche devise, Lyautey a au fond décliné tout
ce qui constitue ce management à visage humain que nos grandes écoles cherchent à
enseigner aujourd’hui.
Pour comprendre l’esprit et la philosophie de Lyautey, et pour conclure, il me semble
qu’aux quatre verbes de votre devise : savoir, comprendre, respecter, aimer, il faut absolument
en ajouter un cinquième qui complète les quatre autres et leur donne sens. Vous le devinez,
c’est le verbe « agir ». Lyautey se définissait lui-même comme « un animal d’action ». En
l’absence de Mémoires que ce merveilleux écrivain, pourtant assez prolifique, s’est refusé à
écrire, Lyautey a publié en 1927 un livre dont je disais plus haut qu’il est une sorte de
testament spirituel : il l’a intitulé, sans surprise, Paroles d’action. Et sa devise, bien connue,
illustre et explique toute sa vie. Elle est limpide. « La joie de l’homme est dans l’action ».
Mais l’action telle qu’il la conçoit a besoin d’un champ à la mesure de l’idéal
humaniste qui l’anime. Et il estime que la métropole est trop étroite à tous égards, et pas
seulement géographiquement mais aussi mentalement, pour que se libèrent les énergies
créatrices des élites. « Il m’apparaît de plus en plus, écrit-il en 1903, que dans la vie coloniale
seule s’est concentrée toute la vitalité de notre pays….C’est la seule fabrique d’énergie
française qui subsiste ». Dans une lettre écrite quelques temps auparavant, il avait déjà
affirmé : « Dans le désarroi actuel, dans la liquéfaction intérieure, il m’apparaît de plus en
plus que dans la vie coloniale seule s’est concentrée toute la vitalité de notre pays (….) C’est
la seule fabrique d’énergie française qui subsiste. »
Toutes choses égales d’ailleurs, la vocation de votre Académie n’est-elle pas de
promouvoir, à l’image de Lyautey, l’intérêt, voire la passion de notre jeunesse la plus
entreprenante et la plus brillante, pour le grand large, un grand large étendu aujourd’hui aux
dimensions géographiques du monde, mais aussi à ses dimensions virtuelles, et bientôt aussi
spatiales ?
4. Conclusion
Arrivé au terme de cette intervention, forcément caricaturale tant il y aurait à dire sur
l’actualité des messages que nous lègue cette immense personnalité qu’a été et que reste le
maréchal de France Hubert Lyautey, c’est sur ce mot « action » que je voudrais insister en
citant le général de Gaulle. A propos du thème général que nous appelons aujourd’hui très
maladroitement le devoir de mémoire, il écrit : « Le souvenir n’est pas seulement un pieux
hommage rendu aux morts, mais le ferment toujours à l’œuvre dans l’action des vivants. »
Ce ferment, votre Académie a pour vocation de le diffuser aussi largement que
possible. Puisse-t-elle le faire dans les 90 ans à venir aussi bien qu’elle l’a fait au cours des 90
années passées !
Dans cet esprit, l’Association maréchal Lyautey et la Fondation Lyautey, que je
représente aujourd’hui sont évidemment prêtes à agir avec vous.
Puisse en tous cas ce ferment si riche que nous lègue le maréchal Lyautey longtemps
nourrir l’action des vivants !

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