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Université de Genève Département des Sciences économiques et sociales Master en communication et médias Effets des médias, Publics et Communautés de réception Paul Gilroy: Culture noire et Contestation. Fiche de lecture du chapitre « Diaspora, utopie et critique du capitalisme » (1987) dans: There Ain't No Black in the Union Jack. The Cultural Politics of Race and Nation. Rendu le 25 mai 2011 auprès de Monsieur Eric Maigret, professeur invité. Claire Grange Rue Liotard 46 1202 Genève [email protected] 1 "The problem of the twentieth century is the problem of the color-line—the relation of the darker to the lighter races of men in Asia and Africa, in America and the islands of the sea." 1 prédisait W.E.B Dubois au début du siècle dernier. Prenant cette prophétie-problématique à bras-le-corps, Paul Gilroy publie en 1987 There Ain't No Black in the Union Jack 2. Le titre provocateur annonce plus qu'un livre sociologique sur le discours raciste et anti-raciste au sein de la Grande-Bretagne, plus q'une réflexion sur l'imbrication complexe entre race/classe/ethnicité, mais une conscience politique: la dénonciation d'un « racisme nouveau » dont les sources sont à trouver dans le nationalisme et son corolaire, un imaginaire d'une « culture nationale » homogène, blanche, duquel se trouve exclue, entre autres, la diaspora noire. Aussi, dans le chapitre Diaspora, utopia and the critique of capitalisme issu du même ouvrage, Gilroy relève-t-il un nouveau défi: rendre compte de la contestation des racisés et dominés, moins à travers les rebellions musclées que par l'émergence d'une culture noire transnationale. Post-coloniale, synchrétique et plurielle, cette dernière participe à la construction des identités de part et d'autre de l'Atlantique, mais également, par réappropriation, à la culture de la jeunesse blanche... So British! Malgré la difficulté à rendre compte du chapitre en question sans évoquer ses travaux postérieurs, Black Atlantic3 tout particulièrement, tant le premier annonce les seconds, nous nous proposons ici d'analyser les idées centrales d'un extrait de ce chapitre d'anthologie 4. Sans dénaturer la pensée de Gilroy, nous tenterons également d'y apporter une perspective critique. Pouvons-nous encore considérer le caractère explicatif du concept de diaspora noire globale et de culture noire hybride? Cette question de fond méritera notamment toute notre attention. Tout d'abord, faille-t-il commencer par rappeler son origine métissée ou sa nationalité britannique, son statut de sociologue émérite ou d'analyste musical? Tout, dans l'oeuvre de Gilroy, laisse à penser qu'il faille justement éviter de réfléchir en ces termes dichotomiques, mais plutôt s'évertuer à comprendre les cultures et les sciences en termes de relations, de continuité et d'hybridité. L'ancien élève de Stuart Hall, père fondateurs des Cultural Studies, met en effet un point d'honneur à déconstruire les discours racistes, nationalistes ou ethniquement absolutistes qui font apparaître les 1 Du Bois William Edward Burghardt (2008 [1903]), The Souls of Black Folk, Forgotten Books, p. 11. 2 Gilroy Paul (1987a), There ain't no Black in the Union Jack. The cultural Politics of Race and Nation, Hutchinson, Londres. 3 Gilroy Paul (1993), The Black Atlantic: Modernity and Double Consciousness, Verso, Londres. 4 Notons ici que l'extrait de chapitre analysé nous parvient sous une forme spécifique, à savoir répertorié comme un texte d'Anthologie des Cultural Studies par Macé, Maigret et Glévarec. Par l'initiative-même de cette publication, ces derniers ont contribué un peu plus à rapprocher le champ académique français souvent méfiant quand ce n'est pas ignorant de la perspective anglo-saxonne des Cultural Studies. Gilroy Paul (1987b), « Diaspora, Utopie et critique du capitalisme », dans: Maigret Eric, Glévarec Hervé et Eric Macé (2008), Cultural Studies: Anthologie, Armand Colin-IN, Paris. 2 identités « noires » et « européennes » comme mutuellement exclusives5 d'une part, et cherche à créer des passerelles entre savoir populaire et pensée savante d'autre part 6. Après le raz-de-marée provoqué par ses deux premiers ouvrages, le désormais professeur et dépositaire de la chaire de sociologie de London School of Economics poursuit sa réflexion en même temps qu'évolue la problématique et publie Between Camps: Nations, Culture and the Allure of Race 7 en 2000, et After Empire: Multiculture or Postcolonial Melancholia8 en 2004. Sa vie, ses études et ses ouvrages apparaissent comme autant de faces d'une même médaille: celle d'un homme de tête ayant contribué de manière originale à l'édifice des Cultural Studies. Comme le suppose le titre, « Diaspora, utopie et critique du capitalisme », le chapitre se veut être une réflexion sur la diaspora noire britannique et la culture qui l'a et qu'elle produit. Nul ne saurait le comprendre sans avoir en tête l'histoire coloniale et son pendant post-colonial qui lui sert de contexte. D'emblée, il s'agit pour Gilroy d'en mesurer les particularités et de parler de cultures noires au pluriel. « Certains proviennent directement de l'Empire et des pays colonisés d'Afrique, des Caraïbes et du sous-continent indien (...) avec les souvenirs des luttes pour la citoyenneté, l'indépendance et la justice menées dans les anciennes colonies. »9 D'autres surent entretenir « des liens étendus entre les populations noires des pays surdéveloppés et leurs frères et soeurs en sujétion raciale du reste du monde »10. Ainsi, le concept-même de diaspora prend chez Stuart Hall et Gilroy une dimension particulière. Appliquée à la population juive, la notion renvoie classiquement à un peuple dispersé dont la conscience unitaire se serait maintenue par delà les effets dévastateurs de la séparation grâce au lien réel ou imaginaire maintenu avec le lieu d’origine. Selon l'interprétation de Gilroy au contraire, « il ne s’agit plus de voir la diaspora comme unitaire, mais au contraire d’en saisir la socialité à travers le mouvement, l’interconnexion, la mixité des références. »11 Formées au cœur de la modernité occidentale, les cultures noires demeurent essentiellement synchrétiques et hybrides. « Par l'intermédiaire d'histoires afro-américaines et caraïbes, des éléments qui ne sont pas issus de la tradition européenne ont contribué à la formation de cultures noires nouvelles et distinctes. »12 La constitution de cette diaspora noire britannique se trouve donc traversée par un double mouvement à la fois local et global. Au niveau local, elle pénètre dans la culture dominante, 5 6 7 8 9 10 11 Cf. Gilroy Paul (2003[1993]), L'atlantique noire. Modernité et double conscience, Kargo, p. 15. Cf. Vacheron Joël (2006), « Paul Gilroy: Broken Beats », Vibrations, avril n°82, 43-45. Gilroy Paul (2000), Between Camps: Nations, Culture and the Allure of Race, Allen Lane, Londres. Gilroy Paul (2004), After Empire: Multiculture or Postcolonial Melancholia, Routledge, Londres. Gilroy Paul (1989b), op.cit., p. 309. Ibid. Chivallon Christine (2002), « La diaspora noire des Amériques. Réflexions sur le modèle de l’hybridité de Paul Gilroy », L'Homme, 161, p. 52. 12 Gilroy Paul (1989b) , op.cit. , p. 309. 3 mélangeant des éléments de sa propre histoire et certains éléments de la culture dominante britannique; au niveau global, elle entretient un « réseau étroit de connexions culturelles et politiques » reliant les Noirs britanniques aux Noirs d'ailleurs. Aussi s'agit-il d'une part « d'envisager de manière nouvelle l'ensemble de la culture britannique », d'autre part de comprendre la place de que tient la culture des communautés noires en Grande-Bretagne dans les réseaux internationaux. Ce lien transnational n'est certes pas nouveau. Sans vouloir retracer toute l'histoire des mouvements sociaux relatifs à l'émancipation des Noirs, de leur quête de justice et de citoyenneté, il est nécessaire d'en rappeler une constante: la création d'un « langage invitant à une sorte d'identification universelle », appelant une solidarité concrète, communiquant avec les Noirs et leurs « partisans » sur toute la planète. Selon Gilroy, cela témoigne « d'un désir multiforme de dépasser les limites sclérosées de l'État-nation, dont l'existence fut trop longtemps considérée comme la condition indispensable à la libération des peuples Noirs. »13 Avec les évolutions technologiques, ce lien s'intensifie, via la production culturelle notamment. Par ce double mouvement dont nous parlions plus haut, une nouvelle culture noire, et avec elle des idées et des idéologies, se voit exportée à l'échelle internationale. Concernant la culture noire britannique, ce mouvement transnational a d'abord prit la forme d'importation de la culture caribéenne. Là où le marché du disque noir n'avait pas sa place (ne disposant ni des moyens ni les possibilités de diffuser leur diffusion de manière indépendante), la Grande-Bretagne se voit incorporer des éléments centraux de la musique jamaïcaine. Sous l'impulsion de Daddy Peckings, le reggae 14 et ses antécédents – blue beat, ska, rocksteady- font leur entrée dans les boutiques de disques; dès les années 1950, les sound systems « à la jamaïcaine » se voient intégrer les rues de la capitale et avec eux, une forme d'expression musicale et politique spécifique et un mode de consommation alternatif. Ce faisant, c'est la mise en lumière d'une culture profondément contestataire qui débarque sur le marché anglais. En effet, outre l'attitude rebelle professée par les thèses rastafariennes des prédicateurs-musiciens, la culture des sound systems se veut profondément alternative. Au-delà des propriétés proprement acoustiques de ces grosses sono 13 Id., p. 311. 14 Notons ici le caractère intrinsèquement hybride de la culture reggae et de la théologie rasta. Le reggae est né de la fusion entre le jazz, je jump blues et des musiques traditionnelles jamaïcaines, nous rappelle Gilroy. Quant à l'un des premiers penseurs du rastafarisme, Léonard Horwell, il n'était autre qu'un marin jamaïcain ayant énormément voyagé et côtoyé des pensées aussi différentes que celles de Marcus Garvey, George Padmore, Gandhi, ou que celles des juifs séfarades, des marxistes, des chrétiens ou Dada. Cf. Lee Hélène (1999), Le premier rasta, Flammarion, Paris. 4 mobiles, elle est d'abord un lieu de création et de performance: « le disque est un matériau brut, où vient spontanément puiser tout un travail de création, dans lequel le Dj et le MC (ou "toaster") qui lance chaque disque ou extrait de disque, devient le principal agent d'un rite dialogique de consommation active et célébratrice. »15 Selon Gilroy, la capacité de création, d'improvisation, de spontanéité et l'oralité qui caractérisent ces performances rappellent les traditions africaines, qui « abolissent toute distinction entre l'art et la vie »16. En outre, dans les années 1960 -1970, heure de gloire des sound systems, les DJ enlevaient souvent les étiquettes des disques, témoignant là aussi, selon Gilroy, d'une volonté de « contester l'importance accordée à l'acquisition et à la propriété individuelle ».17 De surcroît, l'importation au compte-goutte des disques jamaïcains, favorisant la concurrence entre sound systems et la violence des rencontres, ajoute au caractère underground de la scène musicale en question. In fine, « l'identification à une musique importée, qui passe pour être affranchie des circuits de la commercialisation de l'industrie musicale britannique, est une forme d'expression politique », marquant « la différence existant entre la culture noire et le monde de la pop contre lequel celle-ci se définit ».18 La forme de contestation initiée par cette nouvelle culture noire relève donc autant du niveau social, culturel, politique que proprement commercial. Cependant, mettre en lumière l'émergence d'une nouvelle culture noire contestataire n'équivaut pas à considérer la musique noire comme la simple expression d'une identité raciale, d'une pure blackness ou d'une ethnicité authentique. Gilroy la considère davantage comme une subculture, une contre-culture disponible pour les Noirs et les Blancs.19 Aussi rend-il compte de l'importance de l'appropriation du public blanc dans l'évolution de cette culture noire contestataire. Certes, ce processus n'est pas complètement nouveau. « L'implication des Blancs, en particulier des jeunes, dans la consommation des cultures noires fut observée dès le début des années 1960 ».20 De même, l'emploi de l'argot noir-américain par de nombreux Blancs ou les premières reprises par les Beatles des chansons R&B témoignent également de ce développement où « la politique de la race » est quelque part « transcendée au nom de la jeunesse ».21 Seulement, et c'est là un fait important, ce processus ne s'est pas fait sans l'effort de l'industrie du disque, laquelle s'est efforcée de s'adapter à ce nouveau public. Les stratégies sont multiples. Alors même que les radios locales et autres radios 15 16 17 18 19 Gilroy Paul (1987b), op.cit. , p. 313. Ibid. Id. , p. 315. Id. , p. 314. Cf. Cheyette Bryan (1993), « BOOK REVIEW / Still ain't no black in the Union Jack: 'The Black Atlantic' - Paul Gilroy: Verso, 11.95 », http://www.independent.co.uk/arts-entertainment/books/book-review—still-aint-no-black-inthe-union-jack-the-black-atlantic—paul-gilroy-verso-1195-1466777.html, (mis en ligne le 11.12.1993), consulté le 11.05.2011. 20 Gilroy Paul (1987b), op.cit., p. 316. 21 Ibid. 5 pirates - en pleine expansion dans les années 1970 – contribuent à diffuser de plus en plus de musique noire et/ou de reggae, les firmes font pression sur ces dernières et cherchent à placer leurs produits. Aussi s'agit-il pour l'industrie culturelle de l'époque de « séparer le produit du producteur et de ses racines, c'est-à-dire des Noirs eux-mêmes »22. L'entreprise jamaïco-britannique Island Record fut pionnière en la matière. Par exemple, sa production cinématographique The Harder They Come, bien que traitant de sujets aussi sérieux que la pauvreté dans les Guettos Jamaïcains, est d'abord présentée comme un simple support visuel de bande-son musicale. Mais surtout, « Island Records fut la première entreprise à engager des musiciens Noirs et, après avoir adapté leur musique et leur image à ce qu'en attendait le jeune public Blanc, à les vendre comme pop stars. »23 Bob Marley illustre remarquablement ce propos. « Les légères adaptations qu'il imprima à sa musique, dans le style et la forme, permirent au reggae d'être assimilé bien au-delà des frontières culturelles des pays développés. » Cependant, affirme Gilroy, « l'introduction dans sa musique de la guitare blues et de rythmes discos était moins une concession aux demandes du public Blanc qu'un désir d'utiliser les éléments les plus susceptibles de séduire les publics Noirs d'Amérique du Nord »24 Quelles que soient ces quelques ambiguïtés, Marley s'impose comme un support marketing international du reggae. Le succès fulgurant du « King » et les multiples reconnaissances qu'il offre à son public blanc contribuent à désenclaver le reggae de son propre carcan. Son ascension, selon Gilroy, repose surtout sur la culture jeune dominante. « Ces jeunes trouvèrent dans son égalitarisme, son antiimpérialisme, son éthiopisme, et dans sa critique de l'ordre légal et social qu'on leur proposait, de quoi donner un sens à leur vie dans la Grande-Bretagne post-impériale. »25 Ces éléments deviennent en quelque sorte un répertoire de significations disponibles pour qui veut. Le mouvement naissant des « two tones » en prend conscience et vient remplir le nouvel espace ouvert par Marley. D'un point de vue musical et idéologiques, le reggae et surtout le ska font l'objet « d'une récupération sur la base des styles et de thèmes typiquement britanniques »26.C'est ici que nous pouvons parler de réappropriation à proprement parler, laquelle se voit emprunter des chemins forts divers. Alors que les groupes Beat et les Specials sont engagés dans une lutte anti-raciste, « le reggae "blanc" des groupes londoniens comme Madness et Bad Manners suscita l'engouement des jeunes racistes, dont le nativisme patriotique connaissait un regain d'intérêt grâce au renouveau skinhead »27. Si l'on s'en 22 23 24 25 26 27 Id. , p. 318. Ibid. Id. , p. 319. Id. p. 320. Ibid. Ibid. 6 réfère à Stuart Hall, nous pourrions typiquement parler ici de lecture négociée et de lecture oppositionnelle. Aussi, l'idéologie de Marley, très centrée les impératifs de libération des Noirs et de leurs éventuelles « rapatriement », diffère foncièrement de l'appropriation que s'en fait le mouvement des two tones, s'attachant à montrer la nécessité et le bienfait d'une cohabitation pacifique et la possibilité d'y trouver un sens commun. Malgré les différences, c'est tout de même une réelle jonction qui s'opère durant cette période. Selon Gilroy, la mort de Marley signe la fin de cet équilibre, « l'un des pôles du champ culturel où s'était formé le mouvement « deux tons » disparut »28. Sa place fut prise par une nouvelle génération de musiciens blanc post-punk, des groupes comme Police ne faisant que poursuivre le mouvement de séparation du reggae de ses liens historiques avec la diaspora noire. De manière générale, Gilroy rend compte ici d'un phénomène des plus complexes et aujourd'hui des plus répandus: la réappropriation par la culture dominante d'une culture contestataire. En embrassant la dénomination de Stuart Hall, nous pourrions parler d'une lecture oppositionnelle de la société post-coloniale qui se voit réhabilitée dans une lecture hégémonique. 29 Aussi, c'est une forme de contre-pouvoir qui se voit sapée et récupérée au profit de la culture dominante. Qu'en est-il à présent? Pouvons-nous encore considérer le caractère heuristique des concepts de diaspora noire et de culture noire? Une réappropriation des idéologies issues de la scène reggae actuelle par le public blanc est-elle encore possible? La polarisation et la radicalisation des politiques raciales n'empêchent-elles pas désormais un tel synchrétisme? De prime abord, il s'agit selon nous de saluer la finesse et le courage de Girloy qui parvient à relever un défi, et non des moindres: éviter le piège de l'essentialisme sans pour autant nier l'existence d'une culture noire spécifique. Comme le note justement Pap Ndiaye, « Gilroy se place dans une position intermédiaire, qui consiste d'abord à réfuter les perspectives essentialistes sur la culture (sous une forme afrocentriste en particulier) » tout en n'adoptant pas la position opposée qui consiste à nier l'existence d'une culture noire spécifique. 30 « Le problème de cette deuxième tendance, c'est que, par dédain de l'essentialisme racial dont elle a fait preuve en considérant la "race" comme une construction sociale et culturelle, elle a prêté trop peu d'attention aux formes 28 Id. , p. 321. 29 Nous reprenons ici la terminologie de Stuart Hall lequel tente de comprendre le processus de codage et décodage de tout processus communicationnel au sein d'une société donnée. Cf. Hall Stuart (1994[1973]), « Codage/décodage », Réseaux, n°68, trad. Albaret Michèle et Gamberini Mari-Christine, 27-39. 30 Ndiaye Pap (2008), La condition noire. Essai sur une minorité française, Gallimard, Paris, p. 59. 7 spécifiquement racialisées de pouvoir et de subordination. »31 Dans cette perspective, la notion de culture noire garde selon nous sa capacité, si ce n'est heuristique, en tous les cas explicative de certaines formes de cultures noires. Cependant, et nous rejoignons ici la critique de Ndiaye, il manque à sa démonstration une étude de réception stricto sensu qui viendraient confirmer les effets identitaires de cette culture noire transnationale sur les Noirs d'Europe, d'Afrique et des Etats-Unis. 32 Si Gilroy convainc par la démonstration historique de l'hybridité de la culture noire au sens macrosociologique, il peine à en démontrer les effets proprement sociaux au niveau micro. Enfin, n'y a-t-il pas toujours existé au coeur même de la culture reggae, des jeunes noirs qui ne sont pas fiers de l'être, qui voient dans le capitalisme une possibilité d'émancipation, qui considèrent Hailé Selassié non comme un Dieu mais comme un des pires dictateurs? Malheureusement oui, dirait Gilroy! Pourtant, chaque culture a ses contradictions, ses trouble-faits et ses « contre-lecteurs ». En réalité, selon les dires de Gilroy lui-même, les choses ne se présentent plus exactement comme avant. Tout d'abord, « la musique n’est plus aussi centrale [...] la musique numérisée et l’univers vidéo des cultures noires entretiennent d’autres rapports à l’imagination. »33 Répondant quelque part aux critiques qui jugeaient son traitement de l'esclavage comme une sorte de « métaphore » 34, ou de manquer de considérer la migration forcée35, l'auteur corrige certaines de ses assertions. Il commence par prendre désormais en compte la nouvelle vague d'immigration africaine. Celle-ci a profondément transformé la constitution de la diaspora noire en Grande-Bretagne. « Si vous regardez les statistiques aujourd’hui, vous verrez que les personnes d’origine caribéenne représenteront bientôt la minorité des Noirs vivant dans ce pays. La majorité sera composée d’Africains pour qui l’histoire de l’esclavage n’a pas la même résonance. »36 Pour Gilroy, « nous nous trouvons à un stade de transition entre une ancienne communauté noire, la communauté caribéenne, et une nouvelle, d’origine africaine. Cette dernière étant tout autant divisée par la religion, la culture, la langue et l’expérience ». Par conséquent, c'est la signification-même du concept de « race » qui se voit transformée et réinterprétée. Dans les années 1980, le terme « noir » rassemblait des individus d'origine africaine, caribéenne et d'Asie du Sud. « Il y a eu certains avantages politiques à se regrouper sous cette catégorie. [...] Mais aujourd’hui, la situation est 31 Gilroy Paul (2003[1993]), op.cit., p. 55. 32 Cf. Id. , p. 60. 33 Cohen Jim, Lindgaard Jade (2007), « De L'Atlantique noir à la mélancolie postcoloniale. Entretien avec Paul Gilroy », Mouvements, 3 (51), p. 93. 34 Cf. Dayan Joan (1996), « Paul Gilroy's slaves, ships, and routes: The middle passage as metaphor », Research in African Literatures, 27(4), http://proquest.umi.com/pqdweb?did=000000010522139&Fmt=3&cli entId=43168&RQT=309&VName=PQD, consulté le 13.05.2011. 35 Cf. Ibid. 36 Eyenne Christine (2008), « Nouvelle topographie d’un Atlantique noir. Entretien avec Paul Gilroy », Africultures, n°72, p. 85. 8 différente. On a offert aux gens leur culture, leur particularité, leur nationalité, leur ethnicité, leur foi, au prix de scissions communautaires. Dans mon travail, je critique ces méthodes gouvernementales. Elles soutiennent leur développement, les encouragent à célébrer leur culture et leur diversité, tout œuvrant à la désagrégation de ce large groupe social qu’est le sujet noir. Soyons honnêtes aussi, le racisme est quelque chose qui détruit la vie des gens. Et s’ils n’ont pas à être noirs, beaucoup préfèreront ne pas l’être. »37 Remarquons ici de quelle manière Gilroy intègre les contradictions de la construction identitaire au niveau microsociologique. Sans doute l'avait-il déjà compris quand il affirmait, au niveau transnational et global: « Les culture noires affirment autant qu'elles contestent »38. Il en est de même au niveau des individus, pensons-nous. Si l'expérience collective d’être considéré comme noir en fait effectivement une catégorie à laquelle les Noirs s’identifient le plus souvent, ils refusent cependant d’être réduits à cela. Ils protestent sans pour autant s'en tenir à un discours victimaire, collaborant plus ou moins à la constriction de la barrière ethnique et raciale. De ce côté là justement, il semble que nous ayons affaire à un double mouvement à la fois de rapprochement, à la fois de radicalisation des positions. Est-il besoin de rappeler quelques-uns des paradoxes relatif au monde dit « globalisé », qualifié de société d'échange et de l'information, là où l'expression « culture noire » résonne faux mais où, dans un même temps, les inégalités et la color line demeurent, le racisme et la xénophobie ne cessent de progresser, amenant les sociétés occidentales à se barricader? Sans doute faut-il considérer également l'évolution endogène de la culture noire. La célébration de l'anniversaire des 30 ans de la mort de Bob Marley, et avec elle, sa pléiade d'hommages et de comptes-rendus, en donne un bon aperçu. Les ventes de Marley se vendent encore par milliers, tous reconnaissant son génie, mais selon les spécialistes, le reggae du King ne reflète plus du tout la culture jamaïcaine actuelle. 39 En effet, cette dernière s'est vue profondément transformée par l'émergence du dancehall, lequel réaffirme l'attachement à la dimension locale - dont les paroles sont en patois jamaïcain et se laissent difficilement traduire en anglais – et la haine de « Babylon system » de manière « hardcore » et plus explicite. En Europe, l'avènement du dancehall s'est accompagné d'une polémique très animée concernant le substrat antiBlanc du discours de certains chanteurs dancehall. Certains spécialistes musicaux dénoncent cette dérive.40 Paradoxalement, dans le courant des années 1980 et 1990, le succès auprès du public blanc 37 Id., p. 84. 38 Gilroy Paul (1987b), op.cit., p. 309. 39 RSR.ch (2011), « Reportage en Jamaïque (2/4): rencontre avec deux étudiants du département de musique reggae de l'Université Mona à Kingston », http://www.rsr.ch/#/couleur3/3135636-bob-marley-ghetto-superstar.html, (mis en ligne 11.05.2011), consulté le 13.05.2011. 40 Ehrengardt Thibaut (2001), « Sizzla Kalonji. La guerre noire », Vibrations, n°9, 32-38. 9 est incontestable. Dans ce sens, nombreux sont-ils à relativiser le racisme anti-blanc dont se voient accuser les représentants les plus connus du mouvement dancehall: « Comme Capelton, Sizzla semble nourrir un racisme tenace envers les blancs, un machisme féroce envers les femmes et une haine barbare envers les homosexuels. [...] Mais quand Sizzla fait un concert en France, les briquets s’allument. Les pouces blacks et blancs font simultanément vibrer les pierres et produisent la lumière. Son public le sait bien : le racisme de Sizzla ne vise pas les occidentaux mais les représentants d’une société capitaliste qui l’oppresse mais dont il bénéficie quand même largement. »41 Comment expliquer la réappropriation par le public blanc des positions radicales de la musique dancehall? Selon nous, l'une des réponses possibles réside en ces deux mots: lecture négociée. En adoptant ici encore la terminologie de Hall 42, nous pouvons en effet comprendre de quelle manière le public blanc négocie le sens de l'objet culturel en question. En rejetant les aspects problématiques par rapport à son identité « raciale » et/ou ethnique, il en garde d'autres éléments qui font sens pour lui comme par exemple l'aspect strictement musical (la voix, le rythme), les performances des chanteurs et aussi, comme le pensait Gilroy, l'idéologie contestataire... toute relative, tant dans sa production que dans sa réception. En définitive, la pensée de Gilroy reste dans l'ensemble amplement intéressante pour le néophyte qui oserait s'y plonger. « Diaspora, utopie et critique du capitalisme » demeure un chapitre qui surprend par son originalité de propos, sa justesse conceptuelle et finalement, son culot. Rendre compte de la construction progressive d'une culture noire diasporique au coeur de la GrandeBretagne post-coloniale ne va pas sans la considération de processus historiques, culturelles, commerciaux et politiques plus larges, autant de formes de domination qui ont entravés « la condition noire ». Plurielle et synchrétique, la culture noire britannique emprunte un double mouvement à la fois local - par son imbrication dans la culture dominante - à la fois global – dans une dialectique entre Noirs de Grande-Bretagne et Noirs d'ailleurs. Aussi, elle s'est vue imprégnée d'une relation complexe avec la culture caraibéenne. D'abord sous forme d'importation, les disques reggae et ses fameux sounds systems, et avec eux un discours rebelle et une forme d'expression et de consommation culturelle spécifique, débarquent dès les années 1950 sur le sol britannique et y sont « incorporés » de manière alternative. Cependant, cette nouvelle culture noire contestataire ne peut être réduite à l'expression d'une identité « black » pure et authentique, ni non plus être réduite à la simple idée d'anti-racisme. Elle 41 Capeille Séverine (2003), « Sizzla. Chante et tais-toi », http://www.sistoeurs.net/spip.php?article36, (mis en ligne le 05.11.2003), consulté le 14.05.2011. 42 Cf. Hall Stuart (1994[1973]), op.cit. 10 doit plutôt être conçue comme une nouvelle subculture. Il n'est dès lors guère étonnant de voir toute une génération de Blancs se réapproprier l'univers musical noir en tant que ressource politique de contestation de l'ordre établi, l'adapter à la culture anglaise, pour aller jusqu'à prendre le contrepieds de la culture rastafarienne professée. Cette évolution ne s'est pas faite sans le concours de l'industrie culturelle de l'époque qui voit dans le public blanc ni plus ni moins qu'une incroyable source de profit. C'est ainsi que la culture contestataire s'est vue happée par la culture dominante. Bob Marley: un pure produit marketing? Il fallait oser! Gilroy l'a fait. La finesse et l'intelligence de de l'auteur se retrouvent également dans sa manière de concevoir la culture noire comme profondément hybride, évitant ainsi le piège de l'essentialisme tout en lui reconnaissant une valeur propre et spécifique. Cependant, il manque à son devoir de sociologue en négligeant une étude de réception à proprement parler. Ce faisant, il peine à montrer les effets identitaires profonds de cette culture transnationale au niveau microsociologique et les contradictions qui en ressortent. Aussi, si les concepts de diaspora et de culture noire semblent tout à fait explicatifs au niveau théorique global, ils peinent à expliquer les formes contradictoires que peuvent prendre les identités multiformes. Enfin, la radicalisation des discours, tant du côté de la forteresse occidentale que celui de la scène dancehall jamaïcain, tous deux encombrés de vieux schémas raciaux réactualisés, rend le processus d'hybridation et de convergence a priori plus difficile qu'auparavant. Et pourtant, force est de constater le succès fulgurant du plus acerbe des dancehall jamaïcain rencontré auprès du public blanc européen. Aussi s'agit-il toujours dans ce débat, de ne pas négliger l'aptitude des publics à la réappropriation, à transcender le discours problématique pour n'en prendre que ce l'aspect culturel qui leur plaît, et finalement, leur capacité à se laisser convaincre par leur propre interprétation. Utopie d'une égalité essentielle, critique du capitalisme et du système de domination: voilà tout un programme toujours en train de se faire. Seulement, tout se passe comme si la lutte contre le racisme et la déconstruction du nationalisme et de son hégémonie passait inexorablement par la mise en lumière de la diaspora noire et de « sa » culture... Bibliographie Du Bois William Edward Burghardt (2008 [1903]), The Souls of Black Folk, Forgotten Books. 11 Chivallon Christine (2002), « La diaspora noire des Amériques Réflexions sur le modèle de l’hybridité de Paul Gilroy », L'Homme, 161, 51-74. Cohen Jim, Lindgaard Jade (2007), « De L'Atlantique noir à la mélancolie postcoloniale. 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