Raisons politiques n° 21 - 23 mars 2005

Transcription

Raisons politiques n° 21 - 23 mars 2005
Source
Raisons politiques n° 21
Date
23 mars 2005
Signé par
Elsa DORLIN, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La Ruse de la raison dominante : les résistances au risque de la racialisation
Les Âmes du peuple noir compte parmi les plus beaux textes qui ouvrent le 20e siècle. Publié en 1903 par W. E. B. Du Bois,
intellectuel charismatique, sociologue, élève de William James, de Max Weber – dont il suit les cours lors d’un séjour à
Berlin –, figure monumental du mouvement pour les droits civiques, contre la ségrégation et le racisme de la société
américaine. Les Âmes du peuple noir est composé principalement d’articles déjà publiés, recomposés et retravaillés pour
former une œuvre qui connaît dès sa première édition un immense succès. C’est que la lecture des Âmes du peuple noir est
un véritable choc. Œuvre philosophique originale, écrite à la première personne, la trame narrative est un voyage dans le
sud des États-Unis, qui décrit en réalité une pérégrination dans l’histoire tragique du peuple noir, de l’esclavage à
l’affranchissement jusqu’aux bidonvilles ou aux cases désaffectées du Sud noir, où s’entassent les ouvriers agricoles qui
subissent les lynchages, les humiliations et les oppressions de la législation « Jim Crow ».
Il y a plusieurs niveaux de lecture des Âmes du peuple noir. Avec ce texte, Du Bois entend d’abord critiquer les orientations
politiques et stratégiques du mouvement noir porté par Booker T. Washington. « Mr. Washington demande explicitement aux
Noirs d’abandonner, au moins pour un temps, trois choses – un le pouvoir politique ; deux : la revendication des droits
civiques ; trois : l’instruction supérieure pour la jeunesse noire – et de concentrer toute leur énergie sur l’éducation
technique, l’accumulation des richesses et la réconciliation avec le Sud ». Du Bois juge inacceptables les choix politiques de
Washington pour deux raisons majeures : parce qu’ils trahissent une histoire, celle de la résistance du peuple noir, et parce
qu’ils hypothèquent l’avenir de ce même peuple. On comprend ainsi pourquoi la critique de Washington arrive après un
chapitre édifiant ( le chapitre 2 ) sur la période de la guerre de Sécession et le processus d’affranchissement qui témoigne
de la tension existante entre le problème des Blancs face à une main-d’œuvre servile fraîchement libérée, hagarde, sans
terre et sans revenu et celui du peuple noir, « castré » selon l’expression de Du Bois, épuisé, mais résolu à créer les
conditions d’une émancipation effective via l’éducation et la culture. Le problème blanc s’en trouvera quelque peu modifié ;
désormais, « un Noir instruit [ est ] un Noir dangereux ». Aussi, le programme de Washington, prônant une éducation
technique et manuelle, apparaît comme une concession inexcusable à la société raciste sudiste : plutôt que de régler le
problème noir, il privilégie la résolution du problème blanc. En ce sens, il trahit, aux yeux de Du Bois, « la dynastie » des
leaders noirs : celle des marrons, des esclaves révoltés – qui préféraient se donner la mort plutôt que de périr sous le feu
des planteurs –, celle d’'un Frederick Douglass, « le plus grand de tous les guides noirs américains ». Tous ont prôné
l’estime de soi, l’affirmation de soi, plutôt que la politique de la soumission 1. Or, pour les anciens esclaves ou leurs
descendants, à quoi bon la liberté, si c’est pour peupler les rangs d’une « caste de serfs » ? La position de Du Bois, celle
qu’il développe dans les chapitres suivants ( chapitres 4, 5 et 6 ) tient en un mot : l’éducation de tous. Et pas n'importe
laquelle, non pas une éducation abrutissante mais une éducation universitaire de haut niveau : « l’université ne doit jamais
poursuivre qu’un seul objectif – permettre, non pas de gagner son pain, mais de connaître la fin et le sens de cette vie qui
nourrit le pain ». Seule une élite noire cultivée pourra éradiquer les préjugés racistes, seule une élite noire et blanche
cultivée pourra faire triompher « la civilisation américaine » et les principes édictés par les Pères fondateurs.
Toutefois, le voyage continue et la réalité témoigne plutôt des méfaits d’une politique du renoncement qui n’a servi que les
intérêts du capitalisme blanc. « Un irrépressible sentiment de tristesse s’abat lentement sur nous, malgré le soleil éclatant et
les champs de cotons verdoyants. C’est donc ça, le Royaume du coton – l’ombre d’un rêve merveilleux ». C’est à partir de
ce point que Du Bois a la volonté de faire des Âmes du peuple noir une œuvre de sociologie : « Ainsi, aujourd’hui, cher
lecteur, nous allons nous tourner vers la Région noire de la Géorgie et simplement chercher à connaître la condition des
travailleurs agricoles noirs dans un seul comté de cette région ». L’analyse du péonage, auquel sont réduits presque tous les
travailleurs noirs, permet à Du Bois de contrer les préjugés diffusés par les sociologues « à la petite semaine », sur la
paresse et la nonchalance du Noir. La condition des travailleurs noirs ne peut être parfaitement comprise que si on la
rapproche d’une analyse plus globale sur le système ségrégationniste dans le Sud. La ligne de partage entre les couleurs
est inscrite partout : dans les villes, les quartiers, les bus, les écoles, les églises, jusqu’aux rues principales elles-mêmes, où
chaque trottoir est blanc ou noir. Mais aussi dans toute l’organisation sociale, par exemple, en ce qui concerne la justice :
même si le crime n’a pas de couleur, la police est blanche et la prison est noire. La description géographique, politique,
sociale et intellectuelle de la ségrégation exemplifie ce que Du Bois nomme la vie à l’intérieur du « sombre voile de
couleur ».
Le « Voile » est utilisé tout au long du texte pour désigner le problème du racisme et la question de l’enfermement dans une
race, qui est pensée à la fois comme un calvaire mais aussi comme un socle commun vers une identité propre. Magali
Bessone, dont la traduction du texte de Du Bois est magistrale, remarque utilement dans sa postface la référence à Thomas
Jefferson. Dans les Notes sur l’État de Virginie, Jefferson considère que les Noirs sont inférieurs aux Blancs et préconise, si
un jour ils sont affranchis, de les renvoyer en Afrique. Jefferson est obnubilé par la couleur noire, par le « Voile noir » qui
recouvre la peau des individus. Pour lui, la métaphore du Voile semble remplir deux fonctions : le Voile est ce qui recouvre et
rend méconnaissable, incompréhensible, celui qui le porte, mais il est aussi ce qui le désigne et le marque de la couleur de
la laideur et du péché. Du Bois reprend cette idée du Voile pour désigner le système raciste lui-même : le Voile de couleur
désigne le moyen par lequel les individus sont assujettis à une catégorie infamante, leur interdisant tout accès au statut de
sujet ou à l’histoire. Magali Bessone relève, par opposition à cette idéologie ségrégationniste, toutes les nuances de couleur
de peau « du crème pâle au brun le plus sombre » que prend le temps de décrire Du Bois lorsqu’il fait le récit des rencontres
qui rythment son voyage ou celui de ses souvenirs. Pourtant Du Bois parle précisément de « peuple noir ». « L’idée que la
couleur de la peau donne son nom à un peuple renvoie à l’absence cruelle de toute autre désignation de l’identité, liée à la
méconnaissance des origines individuelles et collectives » ( Magali Bessone, « postface »).
Ainsi, Du Bois est en quête d’un point culminant depuis lequel se tenir au-dessus du Voile. Cette position est à la fois une
nécessité théorique et une nécessité politique pour entrevoir la fin de la ségrégation, la situation de colorblind. Les deux
mondes n’ont-ils jamais été en « harmonie » ? Le seul précédent qu’évoque Du Bois nous paraît dérisoire et tragique :
pendant la période de la guerre, nous rappelle l’auteur, « quand les meilleurs des Noirs étaient des domestiques à l’intérieur
des meilleures familles blanches, on trouvait encore des relations d’intimité, d’affection, parfois même des liens de sang,
entre les races ». La ségrégation a pour principe d’empêcher tout contact et de maintenir les hommes, blancs ou noirs,
« prisonniers de cette ligne de couleur », à leur place respective, dominés et dominants, étrangers l’un à l’autre. Ainsi, la
ségrégation, la vie sous le Voile, permet d’assurer la pérennité d’un rapport de pouvoir. La question pour Du Bois est
comment rompre ce cercle infernal ? « Les Noirs ne doivent pas se contenter de déclarer que les préjugés de couleur sont la
seule cause de leur condition sociale, et le Sud blanc ne peut pas se contenter de répondre que leur condition sociale est la
cause principale des préjugés. Ce sont une cause et un effet réciproques, et si l’on change seulement l’un des deux, cela ne
produira pas l’effet désiré. On doit changer les deux, si l’on veut une amélioration de quelque importance ». Comment ? Par
« l’union de l’intelligence et de la sympathie au-delà de la ligne de partage des couleurs ». Dans Les Âmes du peuple noir,
cette réponse demeure abstraite et insatisfaisante. Et, dans les chapitres qui suivent, Du Bois lui substitue en fait trois autres
réponses, inquiètes et singulières. La première se trouve au chapitre 11, l’un des plus beaux, si ce n’est le plus beau
chapitre de l’ouvrage. Ce chapitre autobiographique conte la mort du premier enfant de W. E. B. Du Bois. « Tu as bien fait
de te presser, mon garçon, avant que le monde n’ait appelé ton ambition insolence , n’ait tenu tes idéaux pour
inaccessibles, et ne t’ait appris à ramper et à courber l’échine [ … ]. Vaines paroles ; il aurait pu supporter son fardeau avec
plus de courage que nous [ ... ]. Sûrement, un jour, une aube puissante se lèvera et soulèvera le Voile et libérera ceux qui en
sont prisonniers. Cette aube ne se lèvera pas pour moi – je mourrai dans mes chaînes –, mais pour des âmes jeunes et
fraîches qui n’auront pas connu la nuit, qui s’éveilleront avec le matin [ ... ]. Ce sera un beau matin, dans de longues,
longues années. Mais pour l’heure, sur le rivage, dans le noir, à l’intérieur du Voile, c’est toujours la même voix profonde qui
gronde – tu dois renoncer ! Et obéissant à la voix, j’ai renoncé à tout, sans me plaindre – à tout sauf à ce petit corps, si
beau, qui repose si froidement uni à la mort dans le nid que j’avais construit ». Les deux autres réponses, dans les chapitres
intitulés « Sur Alexandre Crummell » et « Sur le retour de John », sont faites autour de l’exemplarité de deux itinéraires –
réel et fictionnel – et soulignent l’orientation élitiste de Du Bois ; la nécessité, selon lui, que certains assument la position de
guide, de leader, de « prophète » même – comme il l’écrit lui-même, si complexe soit-elle. Qu’ils soient capables de donner
au peuple noir son identité politique, sans le faire ployer sous le poids des identités infamantes, mais sans l’enjoindre non
plus de transcender son histoire et son expérience « noire ».
Un autre niveau de lecture, cette fois-ci philosophique et politique, montre alors la centralité du concept de « double
conscience », qui trouve avec Du Bois sa formulation la plus forte. Les Âmes du peuple noir est une œuvre sur la double
conscience qui tente de nous faire partager l’expérience intime d'une contradiction que vivent neuf millions d'individus. Etre
Noir et Américain c’est être littéralement déchiré entre deux identités ( « deux âmes » écrit Du Bois ), deux luttes, deux
pensées, deux idéaux en un même corps qu’on ne cesse de vouloir rassembler. « L’histoire du Noir américain est l’histoire
de cette lutte – de cette aspiration à être un homme conscient de lui-même, de cette volonté de fondre son moi double en un
seul moi meilleur et plus vrai. Dans cette fusion, il ne veut perdre aucun de ses anciens moi. Il ne voudrait pas africaniser
l’Amérique, car l’Amérique a trop à enseigner au monde et à l’Afrique. Il ne voudrait pas décolorer son âme noire dans un flot
d’américanisme blanc, car il sait qu’il y a dans le sang noir un message pour le monde. Il voudrait simplement qu’il soit
possible à un homme d’être à la fois un Noir et un Américain, sans être maudit par ses semblables ».
Parce que cette réconciliation, cette identité en devenir n'a peut-être pas encore de langage, Du Bois allie magnifiquement
les styles autobiographique, épique, philosophique, sociologique, historique, poétique... Le mélange de styles, d’expressions
chez Du Bois peut être envisagé, avec Paul Gilroy, comme un « mélange de tons et de manières d’interpeller le lecteur
comme une expérimentation délibérée, déclenchée par la prise de conscience qu’aucun de ces différents registres
d’expression n’était capable, par lui-même, de transmettre l’intensité de sentiment qu’exigeaient selon Du Bois l’histoire noire
et l’exploration de l’expérience racialisée », L’Atlantique Noir ( traduction française, Kargo, 2003 ). En outre, Du Bois ouvre
chaque chapitre par une partition de musique en guise d’épigraphe, et il achève Les Âmes du peuple noir sur les chants des
esclaves – sorrow songs : « Ceux qui marchaient dans les ténèbres, aux jours anciens, chantaient des Chants de douleur –
car leur cœur était las. C’est pourquoi j’ai placé en tête de chacune des réfflexions de ce livre une ligne musicale, écho qui
me hante de ces vieux chants mystérieux par lesquels l’âme de l’esclave noir a parlé aux hommes ». Transmis de
génération en génération, les paroles de ces chants ont souvent été remaniées ou transformées en gospel, mais leur
musique demeure, pure expression d’une douleur. « Les dix chants principaux que j’ai mentionnés mettent en mots et en
musique le malheur de l’exil et la lutte dans l’ombre ; ils chantent la recherche tâtonnante de quelque pouvoir invisible et
soupirent après l’ultime repos ». Le motif de la musique noire exprime son histoire diasporique – sa seule unité de ton est
« le malheur de l’exil et la lutte dans l’ombre ». La musique dans Les Âmes du peuple noir témoigne de toute l’ambiguïté
d’une pensée qui tangue entre être et devenir noir. La lecture de Paul Gilroy privilégie ce rapport à la musique en montrant
comment cette « expérience artistique, voire esthétique » est une forme de compensation ( « le prix concédé pour l’exil
intérieur à l’écart de la modernité », c'est-à-dire le fait de compenser d’être exclu des formes d’expressions réputées
typiquement rationnelles, comme l’écriture ) « mais comme le véhicule privilégié du développement autonome de la
communauté ».
À partir du dialogue engagé dans L’Atlantique Noir sur la question de la culture politique de la diaspora noir, on comprend
mieux le projet de Between Camps ( le même ouvrage étant sorti aux États-Unis sous le titre Against Race ), paru en 2000.
L’ouvrage s'ouvre sur le constat d'une culture line, forme contemporaine de la color line. Dans cet ouvrage, Paul Gilroy
développe une thèse forte qui vise à renouveler les études sur le racisme. Cette thèse est aussi éminemment polémique. La
forme contemporaine du racisme est un racisme culturaliste qui s’adapte parfaitement bien à la globalisation des échanges
économiques et des formes culturelles comme à la migration massive des populations, et donc à la prolifération des cultures
underground, minoritaires ou hybrides. Aussi, les formes culturelles noires qui s’articulent autour de l’affirmation d’une
identité exclusive et statique sont parfaitement incorporées par l’industrie culturelle qui se satisfait tout autant du gangsta rap
afro-américain et de ses « parental advisory : explicit lyrics » ( « avis aux parents : paroles crues » ), que des formes plus
largement visibles d’un multiculturalisme autorisé, promu, par exemple, par Spike Lee.
Mais Gilroy attaque également les leaders politiques actuels du nationalisme noir. Pour lui, le fascisme de Louis Farrakan
est également parfaitement compatible avec le multiculturalisme marchand. La critique de Gilroy vise donc la dépolitisation
des ces formes d’affirmation qui sont prises au piège de la racialisation ; exactement de la même façon qu’une partie des
intellectuels noirs, plus d’un siècle plus tôt, a été prise dans les rets du ségrégationnisme et de la glorification de la « race »,
au sens biologique et fasciste du terme ( comme chez Marcus Garvey, notamment ). La production d’une culture et d’une
esthétique du corps racialisé est le symptôme de la dépolitisation actuelle de la culture politique noire, c’est-à-dire d'une
tendance à naturaliser les conflits sociaux et les rapports de domination en termes d’incommensurabilité des « races » ou
des « cultures ». Pour la comprendre, Gilroy étudie l’histoire du nazisme et sa politique culturelle, comme celle de tous les
nationalismes du 20e siècle. Il s’inspire aussi de la Dialectique de la raison de Max Horkheimer et Theodor Adorno2 et plus
précisément du développement sur « La production industrielle de biens culturels ». Dans ce chapitre, Adorno et Horkheimer
montrent que le contraste entre un minimum de points de production et une infinité de points de réception et de
consommation explique à la fois la standardisation des biens, qui a une fonction nivellatrice des besoins, et les politiques de
ciblage par types ou catégories quantifiables ( les « jeunes », les « ménagères de moins de cinquante ans )», les « gays »,
les « Noirs », les « seniors », etc. ), qui visent à produire la réalité – une réalité stéréotypée – qu’elles prétendent justement
quantifier. Pour Adorno et Horkheimer l'industrie culturelle fonctionne sur « la fausse identité du général et du particulier3 ».
Héritier de la tradition des Cultural Studies anglaises, Gilroy applique les thèses de l’École de Francfort à son propre concept
de « diaspora Atlantique », inspiré notamment des travaux de Stuart Hall sur la diaspora et les cultures hybrides : dans
quelle mesure l’hybridité demeure une forme de résistance si elle devient un segment de l’industrie culturelle ? Le résultat
est détonnant et a fait scandale aux États-Unis. Selon Gilroy, l’hypervisibilité des minorités est aujourd’hui le fond de
commerce d’une industrie « multiculturelle » qui produit, relaie, entérine des types culturels et esthétiques qui sont les
expressions contemporaines des catégories explicitement racistes d’antan. Nous sommes dans un cercle vicieux : face à
cette marchandisation de la race – que l’on pourrait appeler, dans le contexte intellectuel français, la marchandisation de
« l’ethnique » – les formes d’affirmation culturelle de la diaspora noire ( aux États-Unis et en Angleterre, qui constituent les
principaux terrains d’étude de Gilroy ) ont tendance à se replier sur une définition identitaire essentialiste et anhistorique,
pour survivre à l’homogénéisation culturelle. Autrement dit, plus le discours et la représentation culturelle des « races »
devient une marchandise, plus les minorités semblent condamnées à accentuer ce qui les distinguent : les traits stéréotypés
qui les ont historiquement stigmatisées. Plus l’industrie culturelle se délecte du multiculturalisme, plus les minorités sont
contraintes, pour exister culturellement, d’affirmer leur identité de façon essentialiste, voire raciste, confirmant ainsi les
stéréotypes véhiculés par cette industrie. Les corps sont ainsi exhibés selon une esthétique raciste et sexiste qu’incarnent
volontiers les artistes afro-américains ( la sur-érotisation du corps noir et athlétique – ce qui est devenu une tautologie – de
Michael Jordan, les rappeurs 2 Live Crew ou Snoop Dog et son Doggy style de mauvais garçon, ou encore Foxy Brown et le
stéréotype de la Hoochie, de l’afro-américaine sexy et « chaude » ). Les individus sont tout entiers réductibles à leur corps et
leur corps est devenu un type, une catégorie. Against Race tente ainsi de comprendre comment nous sommes passés à ces
« cultures post-esclavage » « recomposées autour de nouvelles priorités et opportunités associées au numérique, à la
désindustrialisation, et au développement du consumérisme », comment la culture noire, la culture musicale, notamment,
semble sombrer dans un « conservatisme révolutionnaire ». « L’identité raciale est en train d’être privatisée », les catégories
sont devenues des marques.
La conclusion de Gilroy est radicale, il faut totalement abandonner le terme « race ». La stratégie historique qui a consisté à
retourner le contenu infamant de la « race » pour en faire un point focal de rassemblement et de fierté – de Negro au Black
Power – est une stratégie aujourd’hui aporétique pour la politique culturelle noire. Parce que nous sommes à l’apogée de
l’ère de la biopolitique, selon Paul Gilroy, qu’ont inaugurée les fascismes du 20e siècle, toutes les catégories
anthropologiques ( la couleur, la race, le sexe, etc. ) et essentialisantes ( la culture, la religion, la nation, etc. ) sont piégées
d’avance et ne peuvent en aucun cas faire l’objet d’une re-signification salutaire ou d’une re-politisation viable. La seule
issue réside dans la continuelle recherche d’un langage politique pour exprimer et affirmer une identité, non pas forclose,
mais en devenir, bricolée dans et par l’historicité des luttes, mais aussi pour qualifier le monde dans lequel il sera possible
de lutter.
----------------------------------------Bien que, comme le rappelle plus tard au chapitre 10 Du Bois : « ( ... ) en dépit de succès comme ceux des fiers marrons, des Danois noirs ou
d’autres encore, l’esprit de révolte finit pas s’effacer, sous l’effet de la détermination implacable et des moyens bien plus puissants des maîtres.
Dès le milieu du 18e siècle, l’esclave noir avait sombré, avec des murmures étouffés, à sa place, au plus bas d’un système économique naissant ;
inconsciemment, il était mûr pour une nouvelle philosophie de la vie. Rien ne convenait mieux alors à sa condition que les doctrines de soumission
passive du christianisme qu’il commençait à apprendre. Les maîtres ont bien vite compris cela, et ont aidé de bon cœur la propagande religieuse,
dans certaines limites », p. 189.
2 Max Horkheimer et Theodor Adorno, Dialectique de la raison, trad. de l’all. par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996.
3 Ibid., P. 130.
1