L`apport de la loi

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L`apport de la loi
dossier
L’apport de la loi
du 11 octobre 2013 n° 2013-907
à la définition du conflit d’intérêts
Par Marc Segonds
Codirecteur du Master II Lutte contre la
délinquance financière et organisée
d’Aix-Marseille Université (Cetfi)
Avocat au barreau de Toulouse
La lutte contre les conflits
d’intérêts est chose trop
malaisée pour être menée
dans un éventuel désordre
sémantique ou pire,
imprécision juridique1
Que la lutte s’exprime
uniformément à l’égard
de toutes les formes
de conflits d’intérêts
doit être affirmé et
réaffirmé unitairement.
Q
u’est-ce qu’un conflit d’intérêts ? L
a loi du 11 octobre 2013 relative à
la transparence de la vie publique, a le
mérite d’apporter une réponse explicite à
cette question essentielle, pour qui entend
s’assurer de la préservation du devoir de
probité. Ainsi, aux termes de l’article 2 de
ladite loi, « constitue un conflit d’intérêts
toute situation d’interférence entre un intérêt
public et des intérêts publics ou privés qui
est de nature à influencer ou à paraître
influencer l’exercice indépendant, impartial
et objectif d’une fonction ». Loin de n’être
qu’une simple disposition dépourvue de
juridicité, la définition retenue se doit d’être
appréhendée, dans un premier temps, dans
sa technicité pour, dans un second temps,
se résoudre à son unicité.
Technicité de la définition légale
Au législateur auquel il est fréquemment
reproché d’user de termes dont la précision
juridique laisse à désirer, il faut reconnaî­
tre le mérite de s’être doté d’une définition
apte à saisir le conflit d’intérêts de sa plus
grande à sa plus faible intensité.
Quant à sa plus grande intensité : en accep­
tant de qualifier de conflit d’intérêts, toute
situation d’interférence entre un intérêt
public et des intérêts publics ou privés « de
nature à influencer » l’exercice indépen­
dant, impartial et objectif d’une fonction,
le lé­gislateur a ainsi accepté de prendre en
consi­dération le conflit d’intérêts poten­tiel
mais aussi, a fortiori, le conflit d’intérêts
réel. De la sorte, le conflit d’intérêts est
saisi dans sa manifestation matérielle mais
éga­lement – et surtout – dans sa seule
mani­festation formelle. Peu importe que soit
ou non rapportée la preuve d’un préjudice
effectif pour la collectivité publique dès lors
que le conflit d’intérêts est objectivement
constaté.
Quant à sa plus faible intensité : aux
conflits d’intérêts réel et potentiel, doit-on
as­similer le conflit d’intérêts apparent ? À la
lecture de l’article 2 de la loi du 11 octobre
2013, la réponse à cette question est
assurément positive. Elle ne l’était point
au stade du projet de loi, lequel ignorait
délibérément le conflit d’intérêts apparent.
Il s’en est suivi une querelle opposant
l’Assemblée nationale, favorable à la prise
en considération de l’apparence du conflit,
au Sénat, défavorable à une telle extension.
L’Assemblée nationale étant parvenue à
imposer la conception maximaliste du conflit
d’intérêts, cette dernière a été discutée
jusque devant le Conseil constitutionnel,
les auteurs de la saisine faisant alors grief
au législateur d’avoir retenu une définition
imprécise et équivoque portant atteinte
à l’objectif de valeur constitutionnelle
d’accessibilité et d’intelligibilité de la
loi. Pareil grief a été rejeté par le juge
consti­tutionnel par sa décision en date du
9 octobre 20132. Pour ce faire, le Conseil
constitutionnel, après avoir explicité les
termes de la loi – puisque désormais, il
appartiendra à la Haute autorité pour la
transparence de la vie publique, sous le
contrôle du juge, d’apprécier les situations
de fait correspondant à cette influence
ou cette apparence d’influence –, a
considéré qu’en étendant l’appréciation
du conflit d’intérêts à des cas d’apparence
d’influence, le législateur avait retenu une
définition qui ne méconnaissait pas l’objectif
d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi.
Et, tel que le gouvernement a su l’exprimer
dans les observations présentées au Conseil
constitutionnel, sont ainsi appréhendées
1 - À l’instar de l’article R. 434-11 du Code de la sécurité intérieure, disposant
laconiquement que « le policier ou le gendarme accomplissent leur missions
en toute impartialité ».
2 - Cf. Cons. constit., 9 oct. 2013, DC n° 2013-676.
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dossier
Éthique et vie publique
les situations donnant naissance à une
interférence « objectivement constituée
et les situations qui pourraient faire naî­
tre un doute sur l’existence d’une telle
interférence », de sorte que « la lutte contre
les conflits d’intérêts a également pour objet
d’écarter les soupçons que pourrait susciter
un conflit apparent ».
également un simple intérêt moral dans le
but d’astreindre les agents publics à une
obligation de désintéressement absolu,
sévérité qui ne peut s’expliquer que par sa
volonté de protéger les acteurs de la vie
publique de toute suspicion de partialité3.
Quant à la nécessité de conforter l’unicité
de la définition légale du conflit d’intérêts :
la lutte contre les conflits d’intérêts est
Unicité de la définition légale
chose trop malaisée pour être menée dans
Opérationnelle la définition consacrée par
un éventuel désordre sémantique ou pire,
la loi du 11 octobre 2013 l’est assurément.
imprécision juridique4. Que la lutte – menée
Elle présente, en outre, l’avantage essentiel
en usant du droit administratif ou du droit
de ne pas contredire la définition du conflit
pénal – s’exprime uniformément à l’égard de
d’intérêts qui s’infère de la jurisprudence
toutes les formes de conflits d’intérêts doit
constante de la chambre
être affirmé et réaffirmé
criminelle de la cour de
unitairement5. En ce sens,
Il faut reconnaî­tre le
cassation à propos du délit
le projet de loi relatif à
de prise illégale d’intérêts
mérite de s’être doté la déontologie et aux
sis à l’article 432-12
d’une définition apte droits et obligations des
du Code pénal. Il reste
fonctionnaires définit dans
à saisir le conflit
cependant possible de
les mêmes termes le conflit
d’intérêts de sa plus
conforter l’unicité de la
d’intérêts comme « toute
définition légale du conflit
situation d’interférence
grande à sa plus
d’intérêts.
entre un intérêt public et
faible intensité
Quant aux enseigne­ments
des intérêts publics ou
de la jurisprudence cri­
privés qui est de nature
minelle : bien avant que le législateur
à compromettre ou paraître compromettre
ne ressente la nécessité de définir posi­
l’exercice indépendant, impartial et objectif
tivement le conflit d’intérêts, la chambre
de ses fonctions ».
criminelle de la Cour de cassation a su faire
Aussi, apparaît-il néces­saire de préciser
la dé­monstration que le délit d’ingérence,
dans un sens similaire la notion d’intérêt
hier, et le délit de prise illégale d’intérêts,
quelconque employé par l’article 432-12
aujourd’hui, n’étaient rien d’autre que des
du Code pénal en complétant les termes
délits de partialité. Par les exigences que
de la loi par la référence à « un intérêt
la haute juridiction a su poser, les contours
quelconque de nature à com­promettre
du conflit d’intérêts ont ainsi clairement
ou paraître compromettre l’exercice
été explicités.
indépendant, impartial et objectif de sa
Alors que la loi du 11 octobre 2013 fait
fonction, de sa mission ou de son mandat ».
Serait ainsi consacrée, avec pour avantage
per­tinemment référence à une « inter­
supplémentaire de se conformer aux
férence », la jurisprudence criminelle
exigences européennes, une définition
antérieure a admis que le délit de prise
inscrite depuis fort longtemps à l’article
illégale d’intérêts se manifeste par la
13 § 1 du Code modèle de conduite des
seule rencontre des intérêts litigieux.
agents publics6.
■
Preuve que pour la chambre criminelle
de la Cour de cassation, la lutte contre les
conflits d’intérêts passe aussi par la lutte
3 - Cf. M. Segonds, « Les apports jurisprudentiels au délit de prise illégale
contre les conflits d’intérêts apparents,
d’intérêts (art. 432-12 C. pén.) » Gaz. Pal. 2012, p. 12.
cette dernière a accepté d’assimiler le
4 - À l’instar de l’article R. 434-11 du Code de la sécurité intérieure, disposant
laconiquement que « le policier ou le gendarme accomplissent leur missions
simple acte de participation à un organe
en toute impartialité ».
délibérant à un acte de surveillance au sens
5 - Cf. M. Segonds, « La loi organique n° 2013-906 du 11 octobre 2013 et la loi
n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relatives à la transparence de la vie publique…
de l’article 432-12 du Code pénal. Preuve
ou la préservation des délits de prise illégale d’intérêts »,: in Revue de sciences
supplémentaire de cet engagement, la
criminelles, 2013, n°4; Adde « Le (s) conflit (s) d’intérêts en Droit pénal… ou
l’avenir du délit de prise illégale d’intérêts », in La discontinuité en Droit, sous
chambre criminelle de la Cour de cassation
la direction de H. Simonian-Gineste, LGDJ, 2014, p. 323.
a accepté de prendre en considération
6 - Cf. Recommandation no R [2000] 10 du Comité des ministres aux États
non seulement un intérêt matériel mais
membres sur les codes de conduite pour les agents publics.
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