juste avant
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Préface Savez-vous que vous venez de me jouer un méchant tour, chère Fanny ? Il fallait impérativement que je corrige des épreuves cet après-midi et que je fonce les porter chez Gallimard. Or, voilà qu’une jeune femme me fourgue un manuscrit, au restaurant ! La barbe, encore un manus ! Le troisième cette semaine… Je ne suis pas éditeur, bon dieu ! Toujours est-il qu’en rentrant chez moi j’y jette un œil, par acquit de conscience, pressé de reprendre mes corrections. Deux heures plus tard, j’en sors tout ému. Rarissime qu’un manuscrit me détourne à ce point de mon devoir ! La plupart ne sont ni faits ni à faire et, je dois le confesser, abandonnés dès les premières pages. Or, voici un livre. Vous faites le portrait d’un « tempérament » et ce portrait est parfaitement réussi. J’ai palpité deux heures à la dernière flamme de cette vie. J’ai tout retenu des marmonnements de cette vieille intelligence. Elle m’a été instantanément familière. Je me suis laissé glisser sans effort d’une époque à l’autre, d’une génération à l’autre, d’une femme à l’autre, d’une écriture à l’autre. (Peut-être ai-je juste regretté que les contrepoints de Fanny ne soient pas plus nombreux.) Mais, dans le même temps qu’elle m’enchantait, la modestie de cette écriture m’a inquiété. A tous les coups on va lui reprocher de n’être pas « mode ». Ni le livre assez défini. Ce sont là des catégories d’éditeur. Roman ? Récit ? Souvenirs ? Dans quelle case ranger la chose pour la faire vendre ? Personnellement, je m’en fous complètement. C’est un beau et juste texte, voilà la seule chose qui compte, et d’une gaieté étrange, qui tient, je crois, à la façon dont vous rendez le bonheur d’être chez quelqu’un qui n’a pas été gâté en bonheur de vivre. Une sacrée réussite. Bonne route à vos pages ! Daniel Pennac 4 Paris-Libourne. Micheline rouge. Libourne-Bergerac. Me revoilà sur cette ligne, toujours le même décor. Des foules de tournesols, collerettes tournées vers leur dieu Soleil, blé tout blond et puis des vignes et des vignes. Le pomerol à portée de rail. Je regarde défiler, attends-moi. J’ai pensé à donner des excuses à la dame qui me poussait fermement à venir t’« accompagner ». Une petite fille à m’occuper, un divorce en prévision, vous pouvez ajouter un licenciement certain, un déménagement forcé, j’en passe… que du très solide. Mais face à la mort. Elle est la plus valable des excuses et aucune excuse valable ne fait le poids à côté. A part une mort plus cruelle encore dans l’échelle des disparitions, un enfant, un amour. J’ai casé ma petite chez sa mamie indienne, mon futur ex-mari dans un avion pour Madras et moi-même à la voiture 9. Je suis entrée dans la salle toute blanche sans te voir vraiment. Je voulais m’asseoir pour te regarder, être seule. La différence entre la vie et la mort peut donc tenir à la position d’un drap : sur les épaules ça respire, couvrant le crâne c’est cuit. Tu avais déjà ce visage de cadavre la dernière fois, ce qui change c’est le silence lourd, un drôle de silence et tes yeux fermés. La responsable du service, qui m’a prévenue hier, a expliqué que tu pouvais sentir, entendre… Pourquoi vient-on veiller ses morts ? La frousse du regret indélébile, sûrement. Que suis-je censée faire alors ? T’encourager, ça ressemblerait à un accouchement. Te chanter un paso doble, une chanson de Piaf, est-ce que ça marcherait comme pour endormir les enfants ? Regarder le mur et réfléchir un peu au sens de la vie. Ça prend combien de temps de trépasser ? On n’en parle jamais de ça, le passé composé est bien pratique. « Il est mort le 10 juillet 75 à 16 h 10. » D’accord, mais combien de temps avant 16 h 10 ? Je suis vraiment dans une panade globale, Granny, finalement cette visite funèbre me fera une pause dans ma tornade d’emmerdements. Tu as l’air paisible. J’avais peur que tu t’agites, que tu fasses des bruits bizarres (comment dit-on déjà, « des râles » ?), que tu te réveilles aussi. Je regarde tes pieds sous le drap, petits et ronds (petit patapon), un modèle unique. Je vais te caresser les cheveux puisque je sais pas trop quoi faire d’autre, tu aimais bien ça je sais. 5 1 J’ai peur, j’ai un peu peur quand même. Ça va venir, ça me rôde autour, j’ai chaud et j’ai froid, je me rétrécis. Cette odeur, l’hôpital, on reconnaît tout de suite, rien à voir avec la maison de retraite ; ça sent plus les produits, et moins la chair qui se fane. J’entends des voix au loin, douces, je devine les jeunes femmes en blanc, parfois je sens qu’on me prend la main, ça devient chaud, je respire, je n’ai plus mal. C’est le même sentiment. Je suis encore une petite fille, j’ai onze ans, on m’a transportée dans une chaise longue, devant l’autel. Elles n’ont trouvé que ça, les sœurs, pour être rassurantes, l’extrêmeonction, tu parles d’un espoir. Le curé fait son travail de curé, imperturbable. Une petite fille devant l’autel, personne pour me donner la main. Ma mère avait choisi de m’envoyer en pension dès le début de la guerre. « C’est pour ton bien, Juliette, tu seras en sécurité. » Mais oui, bien sûr. Moi au fin fond de la Normandie, mon père à l’autre bout de la France (je l’imaginais pas du tout en train de se battre, mon père, trop gentil). Ma mère et ma sœur, au milieu, à Paris, ces deux-là ne se seraient pas séparées. Ma mère me trouvait gourde, elle avait bien raison. Les sœurs, ces bien chères sœurs, nous faisaient marcher dans la neige, tous les jours. Tous les jours la messe, avec mes chaussures trouées. Mes pieds ont gelé, deux bourgeons pris par les glaces. Je ne sentais plus mes jambes, dures comme des bâtons. En rentrant, elles m’ont mise directement devant le grand feu de la cheminée. Mes doigts de pied sont tous tombés, comme des bouts de verre. J’ai eu un début de gangrène. On m’a dit que mes jambes devenaient pourries, elles étaient de toutes les couleurs. Je ne pensais pas que le corps humain pouvait se gâter, comme un fruit qu’on laisse trop longtemps. Finalement j’ai tenu le coup, ils auraient pu la garder, leur extrême-onction, dans leur infinie miséricorde. En pension, au réfectoire, je balançais discrètement ma bouillie de sarrasin derrière la porte. La mère supérieure en personne venait la ramasser pour me forcer à la manger. « Pense à ceux qui n’ont rien ! » qu’elle disait tout haut. En moi-même je pensais qu’ils avaient plutôt de la chance. Je résistais, comme dans un camp de prisonniers, le regard des filles autour de moi, ça m’encourageait. Nous n’étions pas toujours très tendres entre nous mais, face aux sœurs, nous formions un bloc, c’était bon de sentir cette force. Heureusement qu’elles étaient là, les copines, on rigolait bien malgré tout, à faire tourner les bigotes en bourrique. Tout autour, rien que la cambrousse, dans la cour nous vivions avec plein d’animaux, j’aimais bien ça : des vaches, des biquettes à qui on avait donné les noms des sœurs les plus coriaces, et un petit poney très vieux qui nous suivait comme un toutou. Ma mère envoyait des cartes assez souvent. Elle ne m’écrivait jamais directement, elle s’adressait à la directrice, c’était plus poli paraît-il, moi ça me broyait le cœur. Elle n’envoyait pas de petits cadeaux comme certaines copines en recevaient. Je ne me rappelle d’aucune de ses visites, pourtant je sais qu’elle est venue, quelques fois. On n’attendait que ça dans notre grisaille, les lettres et les colis. Le matin, à la distribution, c’était la bataille ! La jalousie nous aurait fait faire n’importe quoi, et puis, la camaraderie reprenait ses habitudes après les larmes, quelques gifles, une touffe de cheveux au vent. Petit à petit, la cérémonie du courrier a changé parce que les lettres annonçaient presque tous les jours la mort d’un père, d’un frère, d’un cousin. Alors c’était le contraire, on espérait que la lettre serait pour la voisine. Mon père, il a été blessé assez rapidement, avec les gaz, c’est ça qui l’a sauvé. J’en rêvais depuis des jours, qu’il se fasse blesser, même salement, ça donne de drôles d’idées la guerre. J’avais juré de ne plus fréquenter les gens d’Eglise mais, soixante-dix ans plus tard, me revoilà chez les bonnes sœurs. C’est plus la pension, c’est la maison de retraite. Je suis devenue une vieille dame, on ne peut plus me forcer pareil. Je vais quand même à la messe de temps en temps pour ne pas me faire remarquer. La seule que j’aime bien c’est la sœur espagnole. Elle est drôle avec son accent. Elle connaît plein de chansons, je comprends rien aux paroles mais elle y met tellement de cœur. Elle me raconte des histoires de son pays, et puis Franco toujours Franco, ça me rappelle des souvenirs. C’est dommage qu’on s’est enguirlandées parce qu’elle a mis du poison pour les pigeons ; soi-disant qu’ils abîment le rebord des fenêtres. Moi j’aime pas qu’on tue les bêtes et puis ça m’occupait de leur donner mon pain rassis, à la même heure chaque jour, ça me faisait regarder dehors. De toute façon, quand on est très vieux, la compagnie n’a plus tellement d’importance, il s’agit seulement de tromper un minimum la solitude avec 6 une présence, la moins agaçante possible. Pendant des années j’avais une copine à l’étage du dessous, Mme Garrigue, nous passions presque toutes nos journées ensemble. Elle est morte d’un seul coup, ça ne m’a rien fait, pas une larme, pas un regret, rien qu’un peu de dégoût devant son corps jauni. J’irai regarder « Tournez manège ! » chez une autre, voilà tout. Incroyable l’indifférence des vieux pour les autres vieux. Quand j’étais sur ma chaise longue devant l’autel à l’église, j’aurais bien aimé que ma mère vienne me chercher. Il y avait ce grand Jésus plein de sang qui me regardait droit dans les yeux. Et ça ne me rassurait pas du tout. J’aurais voulu qu’elle s’assoie à mes côtés, qu’elle me lise une histoire, me passe la main sur le front pour me caresser les cheveux, me fredonne un air. Mes copines me disaient que leurs mères faisaient ça. La mienne n’était ni douce ni tendre, elle s’inquiétait seulement. Elle savait pas y faire. Déjà quand j’étais plus petite, elle m’avait laissée plusieurs années. Elle était partie travailler à Paris, et hop ! Juliette en Normandie, toujours la même histoire : « Tu seras bien mieux là-bas. » Ben voyons. On m’avait mise en nourrice, à Barentin, la famille de ma mère vivait là. Les maisons étaient toutes pareilles à Barentin, collées les unes aux autres, rien que de la brique rouge, un rouge triste. C’était les maisons des ouvriers de la filature, tout le monde travaillait là-bas dans le coin. On était une vraie ribambelle de gamins à jouer dans la rue, y’avait mes cousines, mes tantes, ça faisait une sacrée tribu, un sacré vacarme. Je ne me rappelle que ça, plein de mômes en train de se chamailler, de se chatouiller, les nez qui coulent, le bord des caniveaux. Si, je me souviens qu’une année, à Noël, une de mes jeunes tantes a sauté dans un puits. Tout le monde pleurait, tout le monde se taisait, personne nous a jamais expliqué, aux gosses, ce qui s’était passé. Là encore, Suzanne était restée avec mes parents, ça non plus on m’a jamais expliqué pourquoi, pourquoi c’est toujours moi qu’on laissait quelque part. Ma sœur était plus jolie, plus intelligente, elle avait pris toute la place avec ses charmes. Ma mère dominait, l’autorité en personne. Mon père et moi, « les ramollos » on nous appelait, il nous restait le rôle des fantômes, des rêveurs. J’aimais bien être comme lui, on se comprenait. Même avec son masque sévère, j’aimerais bien qu’elle vienne m’encourager ma mère. Le souvenir le plus net qui me reste d’elle, c’est la phrase qu’elle me répétait toujours sur le pas de la porte, quand sa copine partait en fin de soirée : « Juliette ! Va donc raccompagner Mme Philipont au lieu de chasser les moustiques ! » ; et elle me donnait une tape dans le dos. C’était ça la tendresse de ma mère. Cette phrase est restée dans la famille. Martine et Fanny se moquent toujours de moi avec cette histoire. Il doit y avoir des choses stupides comme ça, qui restent, dans toutes les familles. Ma mère a fini seule et folle dans la maison de Bergerac. Elle vivait comme une clocharde, je sais pas pourquoi elle ramassait et gardait toutes sortes de choses, le plus souvent inutiles, cassées et sales. On l’appelait la chiffonnière dans le quartier. C’est peut-être à cause des guerres parce que moi aussi j’étais comme ça, un peu. Je me faisais toujours enguirlander par Martine parce que je gardais les programmes télé dans le cabanon, des piles d’années de Télé Poche, une vraie bibliothèque. Les dernières semaines, ma mère sortait dans la rue à cinq heures du matin en chemise de nuit et elle hurlait : « Le soleil va pas bientôt s’lever qu’on aille bosser. Ginette ! Fais-moi mon café ! » La pauvre voisine, elle en a bavé avec ma mère. A la fin, plus personne n’allait la voir, ils avaient tous la trouille et moi je me forçais. On n’a jamais pu se parler, on ne s’est jamais parlé. Pas un seul moment de sincérité, de calme honnêteté, rien que des bons pics de franchise non contrôlée qui vous giflent sec ; avant, ça me paraissait normal. Elle m’impressionnait trop. Face à elle, je me suis toujours sentie une petite fille handicapée, pas très jolie et pas très futée. On a dû l’hospitaliser et lui mettre la camisole de force, mon vieux dragon de mère, comme un insecte dans une toile d’araignée. Ça faisait mal à voir, c’est le seul moment où j’ai eu un peu de compassion pour elle. Elle n’a pas supporté, elle est morte deux jours après. Moi je me traîne à côté, ça fait combien d’années ? Dix ? Quinze ? La maison de retraite, l’hôpital, et encore la maison de retraite, quelle fatigue ! Mais je ne suis pas pressée, faut du courage pour se dépêcher de mourir, je préfère encore m’ennuyer. J’ai souvent entendu les gens dire, du haut de leur grande jeunesse : « Si j’étais comme ça, je préférerais mourir. » J’aimerais bien vous y voir, petits frimeurs ! Quand le moment est venu, on s’emballe beaucoup moins. On se dit, finalement je suis pas si mal comme ça. Je suis moche mais je n’ai plus personne à séduire. Je n’ai plus de dents, pas de problème, voilà mon dentier. Je n’entends rien, ça m’évitera 7 d’écouter les bêtises de ma voisine de table et ça me fera pardonner de ne pas lui répondre. Toutes les excuses sont bonnes pour se donner une raison de continuer. Toutes ces années d’attente, ça m’a valu au moins de voir la toute petite. Miléna, mon arrière-arrièrepetite-fille ! C’est un peu bizarre ce prénom, étranger je crois, je sais plus ce qu’elle m’a expliqué Fanny. Avant qu’ils viennent à Noël, je me suis concentrée des jours et des jours. Je voulais absolument avoir retenu le prénom de la petite. C’était comme un gage d’affection, fallait que je montre que ça compte pour moi. Du coup j’étais complètement déboussolée, j’avais oublié tout le reste. J’ai appelé Jackie par le nom de son chien, j’ai cassé deux verres. En plus, j’étais tombée de mon lit quelques jours avant, j’avais un côté du visage tout bleu et vert. Ils ont dû vraiment me prendre pour une andouille, tous les gens au dîner. Tant pis. Quand on me sortait de la maison de retraite, j’avais l’impression qu’on me lâchait dans les airs, pas de filet, pas de parachute. Elle est marrante Miléna, j’ai bien rigolé avec elle quand ils sont venus la dernière fois, pour le printemps. On est vraiment les deux extrêmes avec la petite, elle commence et moi je finis, cinq générations qui s’observent. Elle se penchait sur mon nez, y paraît que c’est pour embrasser et qu’elle fait pas ça avec beaucoup de monde, alors j’étais un peu flattée quoi. Elle est toute bronzée, mais moins que son père, le pianiste des Indes. Une drôle d’idée de se marier avec quelqu’un de si loin, moi ça me ferait peur, je ne suis jamais sortie de mon pays. Il nous a filmées, il a pris plein de photos, c’était gentil. La petite est là, sur l’étagère au-dessus de mon lit, je la regarde et j’ai le sentiment qu’elle veille sur moi. Je ne vois pas beaucoup de ressemblance, ça m’est égal, elle est tellement jolie, avec ses yeux noirs profonds et sa petite bouche en cœur. Elle sera bien éduquée avec des parents comme ça, elle restera pas bête comme moi. Je me dis qu’elle fera du piano, lira plein de livres, traversera des tas de pays et parlera plusieurs langues. Ça m’occupe d’imaginer sa vie. Elles ont bien réussi les filles quand même : professeur, directrice d’école, ça me rend fière. Moi, je travaillais à la Préfecture, à Paris. J’avais trouvé une place facilement en tant que fille d’ancien combattant. C’était pas passionnant, je classais des papiers, je nettoyais les bureaux. Le soir fallait vider les poubelles, c’était fatigant. Mes pieds en forme de saucisse, tout secs, tout rouges, ça m’a jamais empêchée d’être courageuse et de travailler dur. J’étais contente d’avoir une place quelque part, loin de ma mère. Ma sœur était serveuse dans un café à Clichy. On partageait un petit appartement miteux, sous les toits, à Neuilly. Suzanne, elle faisait la bringue tout le temps, elle avait plein d’amis excentriques, des peintres étrangers, des espèces de poètes. Des fois elle sortait toute la nuit, dans les bars à Montparnasse, elle ne m’a jamais proposé de venir, je l’aurais sûrement gênée. Comme c’était la grande, elle faisait un peu la chef à la maison mais c’était bien d’être toutes les deux, tellement libres ! Moi aussi j’avais plein de copines, à la Préfecture, dans tous les services. On m’appelait Juju. Ça m’allait mieux que Juliette parce que je ne ressemblais pas vraiment à une héroïne d’histoire d’amour. A la maison de retraite, pendant des années, j’avais un docteur très beau et très gentil, il aimait bien plaisanter avec moi. Il disait toujours qu’il était mon Roméo, qu’il allait grimper dans ma chambre par la fenêtre. J’étais déjà très vieille mais ça me faisait quand même rougir. Quelle gourde ! Après c’est une doctoresse qui l’a remplacé, très gentille aussi mais, bon, on rigolait pas pareil. Ouais, Juju, ça m’allait mieux. J’amusais la galerie, j’aimais bien faire le clown et je chantais tout le temps. Les gens sérieux, ça m’a toujours mis le bourdon peut-être aussi parce que je ne suivais pas bien leurs discussions intellectuelles. Je pense que mes copines m’admiraient un petit peu de savoir vivre comme ça, avec mes pieds raccourcis et moches. Qu’est-ce que je bavais quand je voyais les gens courir, sauter ! Le pire c’était la danse. J’aurais adoré pouvoir danser comme une folle au bal, me trémousser, faire des pirouettes. Moi qui avais tant d’énergie, je pouvais danser que les trucs de vieux. La nuit, je me voyais tourner et tourner, je flottais un petit peu au-dessus du sol, mes pieds s’effaçaient avec la vitesse, mon cavalier n’avait jamais de traits précis, aucune importance, je virevoltais enfin. Mon autre chagrin c’était les chaussures. Même si je ne me sentais pas très jolie, j’étais quand même coquette et je voulais être élégante. Je regardais toujours les chaussures des femmes dans la rue. Mon grand fantasme c’était les talons hauts ou les nu-pieds. Je me suis toujours trimballé des grosses chaussures de marche, j’avais que le choix entre marron et noir. Forcément, ça brisait la petite magie des jolies robes que je m’achetais. 8 A l’époque, la grande mode, c’était d’aller se faire tirer le portrait chez le photographe. Ça devait pas coûter cher parce qu’avec ma sœur et les copines on y allait souvent. Y’avait plein de décors différents pour changer des poses traditionnelles, la fameuse chaise, la fourrure pour les bébés. Nous, on préférait les trucs modernes. Fanny en a retrouvé une il y a quelque temps. Je pilote un avion, Suzanne est derrière moi, avec un grand sourire. On voit juste nos deux têtes qui dépassent. Aujourd’hui ça paraît complètement ringard mais c’est rigolo. Je sais pas pourquoi Fanny aime tant fouiller mes tiroirs à la maison, elle me ressort plein de vieilleries, et après elle pose un tas de questions. Souvent je ne suis pas du tout sûre des réponses, des fois je dis n’importe quoi, ça lui fait plaisir, au moins on discute. Faut faire du tri en vieillissant, surtout quand ça dure aussi longtemps. Heureusement qu’il y a les photographies, pour que les vieux, dans leur temps mort, ils puissent revoir leur vie, se rappeler des histoires, ça fait remonter des souvenirs auxquels on repenserait pas tout seuls. Il y a quelque temps, je sais pas ce qui m’a pris, j’ai eu envie de retrouver mon visage d’avant, le visage de mes vingt ans. A force de me regarder tous les jours dans la glace, j’avais fini par être persuadée d’avoir toujours eu ce visage de vieille folle, on dirait une souris malade. Si je m’examine bien, je vois mon squelette sous la peau, c’est tout en transparence avec ces grosses veines violettes, ça fait des frissons. J’ai fini par mettre la main sur un portrait encadré dans du carton, les teints sont dans les marrongris. Je me suis trouvée très belle, les yeux un peu dans le vague, une fleur à la boutonnière, mes cheveux couvraient juste mes oreilles ; sans rire, j’aurais pu faire du cinéma. J’étais bête de me sentir moche comme tout. Maintenant j’aimerais bien retourner à cette époque, avec ma tête dans les décors en carton-pâte, une petite pause entre deux tempêtes. Les « années folles » qu’ils ont appelé ça, dans les livres. La guerre s’éloignait, j’étais jeune, je menais bien ma barque. Il me reste de ces années-là un goût de liberté, des musiques plein la tête et puis j’ai rencontré mon mari, mon amour d’entre-deux-guerres. 9 I Granny, ma vieille pomme, à quoi penses-tu ? Tes yeux clignent de temps en temps, tu frissonnes, ta bouche se crispe. Je t’imagine petite fille, on te traîne par la main, sur un long chemin entouré d’arbres, il fait gris, la même couleur que ton tablier en toile rêche. L’humidité te glace les doigts. Tu entres avec ta mère dans le hall immense de la pension, tu regardes l’escalier, tout est nu, vide et froid. La grosse porte claque et on vient te chercher. Ta mère ne t’embrasse pas. On te dit juste de bien te tenir. Petite fille au visage étroit et impassible ; qu’est-ce que tu as dû avoir peur. Je ne sais plus vraiment d’où me vient l’histoire de ta vie, de ton enfance, quelques bribes, de petits épisodes, rectifiés ou complétés par ma mère. Tu racontais tes malheurs avec le même ton calme, je m’étonnais toujours de ne pas saisir sur ton visage une ombre de révolte, un fil d’émotions, un voile humide sur ta pupille. Je ne saurais pas dire si c’est la grande vieillesse, ou simplement ton caractère, ou l’accoutumance à la tristesse qui aplanissait tes récits. Tu t’échauffais seulement quand tu évoquais les puissants : politiques, riches, gens d’Eglise. Et dans cette dernière catégorie, ta rancœur la plus pointue s’abattait sur la mère supérieure qui te refaisait bouffer ta bouillie. Alors tu devenais grossière, toute ta colère se fixait dans les deux seules injures que je t’ai jamais entendue prononcer : « salauds » pour les messieurs, « saloperies » pour les dames. Sartrienne sans le savoir, ma Granny, ces insultes me rassuraient, me faisaient sourire. Tes histoires m’ont toujours confirmé que je ne croirai jamais en Dieu. Quand j’essaie d’imaginer un peu ton enfance et que je revois la mienne à côté, le contraste est implacable. Mes années de petite ressemblent à un arc-en-ciel cotonneux, alors que tu as traversé des sous-bois de ronces, des flaques de boue et des barbelés en tout genre. Les salauds et les saloperies méritent bien tout ton mépris et plus encore. J’imagine tes pieds, jolis pieds de petite fille. Je te revois à Bergerac dans le fauteuil derrière la murette, tu mets tes bas, de vieux bas marrons accrochés mollement à un porte-jarretelles en coton rose fané, difforme. C’est peut-être bien pour ça que je n’ai jamais compris comment on pouvait trouver ce dessous sexy. Tes jambes sont rouges, violettes, jaunâtres, desséchées complètement et, au bout, le vide de tes orteils, cinq petites rondeurs. Je t’aidais parfois à te chausser, je faisais tout pour garder un visage impassible, et je ne t’ai jamais entendue te plaindre. Le bruit de tes chaussons qui traînent sur le carrelage ; cette façon si particulière que tu avais de marcher, un peu comme une Chinoise ou une poupée mécanique. Le bruit de tes chaussons, une petite musique inimitable. Elle est gravée en moi, si je me concentre quelques secondes, je t’entends arriver par-derrière. Ma vieille pomme, dans le couloir, quand je venais te voir à la Madeleine, j’avais toujours l’appréhension d’en prendre un coup, il faut se gonfler un peu les épaules avant de pénétrer dans une maison de retraite, se faire une petite carapace de protection. Rien que l’odeur, et puis pousser la porte du service, on entrait dans un autre monde, celui de la désespérance. J’avançais lentement, la décrépitude impose le silence. Je jetais des coups d’œil à droite à gauche, toutes les deux portes. Les vieilles dans leurs fauteuils, le fauteuil ou le lit, regards vides et perdus devant la télé allumée seulement pour faire du bruit, une pure tristesse de chien dans les yeux quand elles se tournaient pour me voir passer. Des bras secs et pendants au-dessus de couvertures miteuses, éventail d’odeurs âcres et fades. Un autre genre de couloir de la mort. Comme dans un film au ralenti, je vois ta silhouette tout au bout, frêle, accoudée à la barre, l’épaule qui traîne un peu le long du mur. Ton visage se transformait tout doucement, le temps que tu plisses les yeux plusieurs fois pour nous reconnaître. J’aimais que tu oublies toujours les dates de nos visites comme ça tu avais l’air surpris, à chaque fois, c’était ma récompense. Je suis contente que tu aies vu Miléna. Arrière-arrière-petite-fille, c’est très étrange de vous voir ensemble sur la vidéo, dans mon esprit vous n’aurez jamais rien à partager, sauf cet instant-là, comme audessus de la vie. J’aurais tellement aimé parfois que tu sois une autre vieille, une autre vieille avec une autre vie. Tu aurais pu croiser certains de mes écrivains préférés dans les cafés de Montparnasse, boire un coup à deux tables de Rivera et Picasso, tu aurais pu me raconter d’autres histoires, des aventures saugrenues. Tu 10 aurais pu être une mémé plus classique, comme celles qui cousent à merveille, font des bons petits plats et puis des confitures. C’est juste un peu de rêverie tu sais, j’aimais bien tes histoires aussi, sinon je ne t’aurais pas autant questionnée. Je rassemblais ton existence, en fouinant pendant des heures dans tes tiroirs, à brasser de la poussière, une odeur disparue à jamais, désagréable et précieuse à la fois. Beaucoup de bazar et, au milieu, des trésors pour moi : photos, tickets de rationnement, lettres, petits objets d’un autre temps, bibelots ridicules, kit de couture ou de manucure dans un étui façon croco, peigne à cheveux en ivoire, bijoux d’un or cuivré. Je ne pleurerai pas ta mort, c’est le poids des malheurs de ta vie qui me serrera le cou. Heureusement que t’étais pas du genre morose, tu vois la photo toute marron où tu fais semblant de piloter un zinc en carton, c’est une de mes préférées. Tu as l’air tellement réjoui, une vraie fleur, le contraire d’une femme qui a presque cent ans. 11