le statut horloger

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le statut horloger
66HISTOIREHISTOI
L E S TAT U T
HORLOGER
D E U X I È M E PA R T I E
DU CARTEL À LA SMH (1930-1983)
Pierre-Yves Donzé
Le cartel mis en place dans l’industrie horlogère helvétique au
cours des années 1920 et 1930
forme le cadre dans lequel se
développe l’horlogerie suisse
pendant près de trois décennies
(lire WA009). Ce Statut horloger, comme il est alors officiellement désigné, permet à la
Suisse de renforcer sa place de
leader sur le marché mondial
tout en maintenant en place un
système de production reposant
sur une multiplicité de petites et
moyennes entreprises. Toutefois,
au cours des années 1950, des
voix s’élèvent pour demander une
libéralisation du système: l’émergence de nouveaux concurrents
nécessite une rationalisation
des structures.
Maintien du tissu industriel
horloger. L’un des principaux
objectifs du Statut horloger était
le maintien d’un tissu industriel
formé de petites et moyennes
entreprises. Il est largement
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IREHISTOIREHISTO
Demandes d’autorisations présentées et permis accordés par le Département de l’économie
publique, 1937-1959
Demandées
Accordées
Accordées en %
Ouverture d’une nouvelle entreprise
4464
1160
25,9
Agrandissement des locaux
1965
1722
87,6
Transformations (nouvelles branches)
1373
541
39,4
atteint, ainsi que le révèle le recensement fédéral
des entreprises de 1955. À cette date, on dénombre
en Suisse 2806 entreprises actives dans l’horlogerie: 2 241 (79%) occupent 20 personnes au maximum, 312 (11 %) entre 21 et 50 personnes, 127
(5%) de 51 à 100 personnes et 126 (5%) emploient
plus de 100 personnes. Le mouvement de concentration des entreprises n’est cependant pas inexistant, mais il se limite à quelques secteurs d’activité
particuliers: les mouvements et leurs pièces détachées (ébauches, balanciers, assortiments, spiraux). Il s’agit en fait d’activités regroupées au sein
de sociétés holdings qui appartiennent elles-mêmes
à l’ASUAG.
Cette conservation résulte de la politique menée
par les autorités fédérales, en accord avec les
milieux horlogers. L’arrêté fédéral de 1934 soumet
en effet à une autorisation officielle toute une série
d’objets en lien avec l’organisation de l’industrie
horlogère. L’ouverture, l’agrandissement, le déplacement géographique et le changement de raison
sociale des entreprises horlogères sont soumis à
un permis délivré par le Département de l’économie publique. Il en est de même de l’accroissement de l’effectif ouvrier, chaque entreprise
bénéficiant d’un quota officiel d’ouvriers. Enfin, la
transformation des activités industrielles dépend
aussi d’une autorisation étatique. Un fabricant de
boîtes de montres en argent doit par exemple
demander un permis officiel l’autorisant à produire
des boîtes de montre en acier. Ce contrôle très
strict des activités des entreprises permet ainsi à
l’État et aux milieux horlogers de décider de l’évolution de leur appareil de production.
L’application de cette politique révèle une volonté
de favoriser le maintien des structures en place.
Tandis que l’horlogerie se trouve dans une phase
de forte croissance, qui voit les exportations passer de 15,2 millions de pièces en 1935 à 40,9 millions en 1960, l’État cherche à limiter au maximum
la dispersion des activités industrielles dans les
années 1937-1959. Il se montre ainsi réticent face
à l’ouverture de nouvelles entreprises (25,9 % de
demandes acceptées) et admet difficilement les
changements d’activité (39,4 %). En revanche,
l’agrandissement des locaux est généralement
accordé (87,6%).
Le soutien politique aux petites entreprises est
ainsi très fort. Protégés de la concurrence par la
limitation des créations d’entreprises et le contrôle
des prix de vente des pièces, les patrons horlogers
connaissent une grande prospérité dans les
années du cartel. Dans l’industrie suisse, l’horlogerie est en effet un secteur qui enregistre de grands
bénéfices. Les dividendes versés par les entreprises horlogères à leurs actionnaires dans les
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années 1939-1956 s’élèvent en moyenne à 14 %
contre 7,8 % pour l’industrie dans son ensemble.
C’est la période du triomphe des barons de l’horlogerie : presque chaque localité de l’Arc jurassien
comprend une ou deux familles de petits patrons
qui jouent un rôle politique et social important à
l’échelle locale, voire régionale.
Menace américaine. Toutefois, malgré la prospérité que connaît l’industrie horlogère suisse dans
l’après-guerre, elle fait bientôt face à un nouveau
défi qui lui imposera une modification de ses structures et l’abandon du Statut horloger: l’apparition
de concurrents aux Etats-Unis et au Japon qui lancent sur le marché des montres mécaniques bon
marché parce que produites en masse.
Dans un premier temps, au cours des années
1950, la menace vient des Etats-Unis, et plus particulièrement de la société Timex. Fondée en 1941
par deux immigrés norvégiens ayant repris la
société Waterbury Clock, Timex produit des munitions durant la guerre puis s’oriente en 1949 vers
la fabrication en masse de montres-bracelets. La
production passe de 1 million de pièces en 1949 à
8 millions en 1960 et 22 millions en 1969. Ces
montres occupent le bas de gamme jusqu’au cours
des années 1970, où elles seront remplacées par
les montres à quartz meilleur marché. Dans un
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Ateliers des années 1950 (pp. 66 et 68) et siège de la
Convention patronale, à La Chaux-de-Fonds, organisme
créé en 1938 pour régler les relations de travail, complétant ainsi l’édifice cartellaire.
Au nom des fournisseurs, le Jurassien Simon Kohler
s’est battu au parlement contre l’abandon du Statut.
second temps, les entreprises japonaises, qui ont
réorganisé leur système de production au cours
des années 1950, lancent sur le marché des montres mécaniques de qualité produites en masse.
Seiko introduit l’assemblage à la chaîne en 1956 et
fabrique en série des montres à remontage automatique depuis 1959.
L’apparition de ces nouveaux concurrents amène
certains grands fabricants d’horlogerie suisse à
demander une réforme du système. La compétition mondiale nécessite en effet l’adoption de nouveaux systèmes de production (standardisation
des produits, production en masse, travail à la
chaîne) jusque-là quasi inconnus dans l’horlogerie
suisse, de même que la division internationale du
travail, qui ne peuvent être mis en place dans le
cadre décentralisé et atomisé que connaît l’horlogerie suisse. La concentration des entreprises et la
délocalisation à l’étranger de certaines activités
productives à faible valeur ajoutée nécessitent une
libéralisation de l’horlogerie.
Abandon contesté du cartel. L’abandon du
Statut horloger ne fait cependant de loin pas l’unanimité dans les milieux horlogers, incapables de
présenter une position commune aux autorités
fédérales à la fin des années 1950. Les plus réticents sont les producteurs de fournitures et de
Photo archives /LQJ
EHISTOIREHISTOIR
mouvements, regroupés au sein de l’UBAH et de
la société Ebauches SA. L’ASUAG principalement
critique ouvertement les propositions d’abandonner les permis de fabrication et le contrôle des
exportations de mouvements. Pour elle, l’enjeu
principal est de maintenir sa position monopolistique de fournisseur de mouvements dans l’horlogerie suisse. Pour les autres sous-traitants,
l’attachement au cartel s’explique essentiellement
par le manque de compétitivité dans ces secteurs.
Les fabricants de boîtes et de cadrans en particulier défendent le principe des tarifs obligatoires et
l’interdiction d’un approvisionnement en fournitures fabriquées en masse en dehors du pays.
Leur principal représentant à l’Assemblée fédérale, le conseiller national radical Simon Kohler,
intervient à plusieurs reprises dans le débat parlementaire sur la réforme du cartel horloger, en
décembre 1960. Dénonçant «le libéralisme, qu’on
voudrait rétablir, de type Manchester », il déclare
qu’«il est peut-être plausible que certains grands
capitaines d’industrie […] inspirés par leurs seules
réussites, ne soient pas enclins ne serait-ce qu’à
la compréhension pour l’industrie horlogère aux
particularités uniques et trop souvent sujettes aux
moindres fluctuations économiques».
En opposition aux fabricants de fournitures et de
pièces, les principaux promoteurs de l’abandon du
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cartel sont les assembleurs et les fabricants de montres complètes. Présents sur le marché mondial et
aux prises avec la concurrence étrangère, ils revendiquent la libéralisation de leur branche afin de mettre en œuvre la modernisation de leur appareil de
production. Une première révision du Statut horloger
est finalement adoptée par l’Assemblée fédérale en
1961. La libéralisation se fait toutefois en douceur,
avec un régime transitoire dans les années 19621970, durant lesquelles est maintenu le contrôle des
exportations de parties de mouvements et
d’ébauches. De même, bien que le Statut horloger
soit officiellement abandonné en 1971, l’industrie
horlogère n’est pas totalement libéralisée. L’adoption
la même année de mesures de protection du Swiss
made assurent un maintien des activités en Suisse.
Les premières concentrations. La libéralisation
progressive de l’industrie horlogère suisse au
cours des années 1960 permet un mouvement de
concentration des entreprises avec l’affirmation de
quatre principaux premiers groupes horlogers. Ils
représentent en 1971 plus du quart de la production horlogère du pays.
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La Société suisse de l’industrie horlogère (SSIH),
qui regroupe notamment Omega et Tissot, reste la
principale entreprise horlogère du pays en termes
de production de montres. Elle est, au début des
années 1970, la troisième plus grande entreprise
horlogère du monde, derrière l’américaine Timex et
la japonaise Seiko. Dans les années 1960, elle se
lance dans une stratégie d’acquisitions d’entreprises,
avec les rachats successifs de Rayville SA Montres
Blancpain (1961) et de Langendorf Watch (1965). En
1969, elle entre dans le capital du groupe Aetos, qui
réunit des entreprises produisant des montres économiques, puis devient, en 1971, actionnaire majoritaire du groupe Economic Swiss Time Holding,
société réunissant des fabricants de montres bas de
gamme dont l’objectif est de concurrencer Timex.
Le second groupe horloger en 1971 est General
Watch Co (GWC), fondé cette année-là par
l’ASUAG qui détient 60% de son capital. La fin du
Statut horloger met en cause la position monopolistique occupée par l’ASUAG depuis les années
1930. Celle-ci diversifie ses activités en rachetant
des fabricants de montres. Le GWC compte
11 entreprises au début des années 1970, dont les
principales sont Longines, Rotary et Rado.
Quant au troisième groupe, il s’agit de la Société des
garde-temps (SGT), créée en 1968 et réunissant
diverses fabriques de montres mécaniques bas de
gamme et de montres électroniques. La SGT se distingue aussi par sa dimension internationale,
puisqu’elle rachète la société américaine Waltham
Watch et passe un accord de production sous licence
avec Elgin Watch en 1973. Il s’agit alors du plus
grand investissement horloger suisse à l’étranger.
Toutefois, l’orientation exclusive du groupe vers le
bas de gamme pose de graves problèmes de compétitivité sur le marché mondial et mène à la faillite de
l’entreprise au début des années 1980.
Enfin, il faut mentionner, durant cette première
vague de concentration, la création d’une société
financière, Chronos Holding SA (1966). Elle possède son propre groupe horloger, Synchron SA,
réunissant les marques Cyma, Ernest Borel et
Doxa (1968). Elle possède parallèlement des participations financières dans la SGT et dans le
groupe Saphir SA, qui réunit Favre-Leuba et
Jaeger-LeCoultre. En liquidation, Synchron SA
ferme ses entreprises et vend les marques en
1978 à l’entreprise familiale Aubry Frères SA qui
MIH /Timex
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adopte au même moment une stratégie d’expansion par le rachat d’autres sociétés.
Conclusion. En mettant un terme au soutien politique et légal des petites et moyennes entreprises,
l’abandon progressif du Statut horloger au cours des
années 1960 permet une première vague de fusion
d’entreprises et la constitution de groupes horlogers.
Toutefois, la haute conjoncture que connaît l’industrie horlogère suisse jusqu’en 1974 n’est pas favorable à une véritable réforme des structures. Les
principaux groupes horlogers, comme la SSIH et
l’ASUAG, connaissent une formidable croissance au
cours de la période 1960-1974, mais on assiste
parallèlement à l’essor de multiples petites entreprises familiales qui bénéficient d’une conjoncture
favorable. C’est au plus profond de la crise, au début
des années 1980, qu’on assistera à la fermeture de
nombreuses fabriques et à la création en 1983 d’un
groupe horloger qui permettra une rationalisation
effective de la production et du marketing: la Société
suisse de microélectronique et d’horlogerie (SMH),
qui deviendra le Swatch Group en 1998.
En rachetant Waltham, la SGT (page de gauche) a eu
son heure de gloire internationale, de courte durée. Dans
les années 1970, le groupe américain Timex (ci-dessus)
est le no un mondial, tandis qu’Ebauches SA vante les
mérites de la production de masse.
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