Mes disquaires préférés
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Mes disquaires préférés
Mes disquaires préférés Comment partageons-nous nos écoutes ? François Debruyne Université de Lille III & Groupement des équipes de recherche interdisciplinaires en communication (GÉRICO) À partir d’une comparaison a priori improbable entre un magasin de disques français et un disquaire malien “ambulant”, cet article questionne les diverses formes de l’écoute alors mises en jeu, à la fois comme modes privilégiés d’appropriation de la musique et comme marques de fabrique d’un univers des possibles du commerce musical. à Dinh, à Amadou D’un côté, un disquaire spécialisé dans certaines musiques actuelles (et en particulier dans le genre électronique jungle / drum’n’bass) situé à Lille. De l’autre, un disquaire malien “ambulant” spécialisé dans les musiques actuelles d’Afrique de l’ouest. D’un côté, le terme “disquaire” signifie un magasin (un espace) et son gérant, il s’inscrit au cœur de la recherche menée pour ma thèse 1. De l’autre, il renvoie à la principale activité d’une personne avec qui j’ai voyagé l’été dernier au Mali. Improbable comparaison ? Les situations semblent a priori trop différentes, tant du point de vue du contexte social, historique et économique concerné, des réseaux de la musique en jeu, que du point de vue de la posture adoptée pour pouvoir en parler. Toutefois, d’abord contre mon gré, la comparaison s’est pour ainsi dire “imposée à moi”. Elle me semble au moins possible en divers points importants pour la constitution de nos goûts musicaux. Elle révèle également, de manière réflexive, un point de fuite du (faux) dilemme entre observation et participation, quelque enjeu ordinaire en filigrane dans l’étude des sujets et objets musicaux et ce en quoi notre 1 Debruyne F., 2001. Réseaux, espaces communs et espaces publics des musiques électroniques. La production de quelques sociabilités musicales d’aujourd’hui. Thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication, présentée et soutenue le 15 octobre 2001, sous la direction d’Élisabeth Fichez, Université de Lille III. 45 MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 rapport à la musique désoriente salutairement les façons dont nous travaillons (et réciproquement) 1. Sans doute cette comparaison tente-t-elle en fait de répondre à la question suivante : qu’est-ce qui se noue (et comment ça se noue) chez et / ou avec notre disquaire, qui fait de nous des auditeurs métamorphosés 2 et singuliers ? 1. Motifs et (contre)façons d’une telle comparaison L’analyse comparée de “mes disquaires préférés” est d’emblée frappée d’une incongruité méthodologique. Le disquaire lillois est au centre d’une étude au long cours menée pendant quatre années. La démarche, elle aussi lentement façonnée, consistait alors à suivre la musique d’objets en sujets, d’événements en récits, pour voir comment elle s’incarne et comment elle prend sens, individuellement et collectivement. Outre le temps court passé au Mali (un peu plus de sept semaines), c’est bien évidemment l’objet de mon séjour qui différencie les deux situations comparées. Il ne s’agissait nullement pour moi d’y fabriquer un terrain de recherche ; au contraire, je m’étais interdit de faire de mon carnet de voyage un support ethnographique – circonstancié et informé, séparant le bon grain de l’ivraie – pour pouvoir jouir pleinement de mes pérégrinations. Mais, quasiment comme contrepoint à la position du chercheur, qui ne peut se soustraire aux conditions (bricolées) de l’attachement des amateurs à leur musique s’il souhaite un tant soit peu comprendre leur passion, le touriste n’a pas pu se soustraire à l’activité d’observation pour pouvoir se laisser (em)porter et enchanter par les événements. Pour autant, le contexte social et culturel du Mali, pays enclavé de l’ouest africain, frappé d’une indigence économique palpable, semble à ce point à mille lieux du contexte familier – et confortable – au sein duquel j’ai étudié la production de sociabilités musicales proches, qu’il écarterait d’office toute velléité comparatiste. Cet article serait-il alors (uniquement) motivé par le “charme exotique” du disquaire “ambu- 1 2 Voir à ce sujet Da Lage-Py, É., Debruyne, F.,Vandiedonck, D., 2002 : 477482. « La recherche du sens », in Les recherches en information et communication et leurs perspectives, Actes du XIIIe Congrès national des sciences de l’information et de la communication, 7-9 octobre 2002, SFSIC. Comme le sont, de manière plus aboutie et plus systématique, les Djs : ils ont transformé les arts de faire bricolés par des auditeurs en savoir-faire spécifiques, leur écoute et la virtuosité de leurs pratiques signant leur “style”. 46 Mes disquaires préférés F. Debruyne lant” ? Par nos liens amicaux 1 ? Par la proximité temporelle de ce voyage avec mon travail de thèse ? De plus, la posture choisie pour écrire, a posteriori, l’activité d’un ami malien que je ne souhaitais surtout pas transformer en informateur ni en objet 2, contrarie certaines orthodoxies scientifiques. Elle fait de moi un drôle d’auteur si on le compare à celui qui signe la recherche sur le disquaire lillois. Sans démarche observante – consciente et explicitée en amont d’elle-même – l’écriture de cette expérience, imprévue, deviendrait-elle une contrefaçon ? J’étais usager du magasin de disque spécialisé avant de le construire comme terrain privilégié de ma recherche. Il était un des lieux concrets et primordiaux pour mes pratiques d’“amateur” 3. Et pour cause : mobilisant de plus en plus d’objets musicaux auparavant inaccessibles, il est devenu peu à peu un dispositif nodal pour beaucoup d’autres amateurs du style jungle / drum’n’bass 4. Je connaissais d’ailleurs également son gérant, lui-même Dj et aficionado du genre avant qu’il ne décide d’ouvrir son propre magasin de disques. Il y a eu, en fait, constitution conjointe de ce disquaire comme charnière de l’étude et comme topique de certains réseaux musicaux dans la métropole lilloise. À l’inverse, je ne connaissais ni le Mali ni les manières dont on pouvait être disquaire ou amateur de musique dans ce pays, avant l’expérience de l’été dernier. Tout au plus, je possédais quelques disques de musiques maliennes achetés en France. Une représentation extrêmement dérisoire de ce que pouvait être le Mali, qui sera pourtant l’un de mes premiers sujets de conversation avec un Malien – en l’occurrence, un ami (en même temps que le contact privilégié) des membres de l’association avec lesquels je suis parti les trois premières semaines 5. La 1 2 3 4 5 Et par la nécessité d’écrire cet épisode biographique pour faire œuvre de mémoire ? Et c’est pourtant exactement ce qui se passe avec ce texte ; mais cette transformation reste supportable tant qu’elle ne m’apparaît pas comme une déréalisation complète du sujet. Une figure de l’amateur de musique élargie et redéfinie, comme le proposent Antoine Hennion et al. (Hennion, A., Maisonneuve, S., Gomart, E., 2000. Figures de l’amateur. Formes, objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui. Paris : La Documentation française), renvoyant à la racine étymologique du terme (“qui aime”), à un continuum de pratiques (écoute de la radio, concerts, passion discomaniaque, djing, etc.), d’objets (disques, magazines, technologies de diffusion, etc.) et de moments (soirées, écoute intime ou collective, interactions chez un disquaire, consultation d’un site électronique spécialisé, etc.). Dont beaucoup sont devenus des auditeurs de plus en plus spécialisés corrélativement au développement de l’activité du disquaire. C’est lui qui, après le retour en France des autres membres de l’association, me proposera de traverser le Mali de Bamako à Tombouctou. 47 MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 principale activité économique de ce dernier consiste à vendre des disques dans de multiples endroits de Bamako et sa dimension rémunératrice est première à la passion musicale qu’il manifeste aujourd’hui. Un certain nombre des discussions que nous aurons concerneront directement les musiques maliennes actuelles et ce, cas assez exceptionnel jusqu’alors pour être remarqué, écoute à l’appui 1. Elles ressemblent beaucoup à celles qui ont pu animer les interactions pratiquées et observées dans l’espace du magasin spécialisé à Lille (entre les usagers ou, plus fréquemment, entre les usagers et le gérant). Cependant, elles se distinguent par un luxe de détails plus dense encore que pour celles qui s’organisent chez le disquaire lillois (où le faire spécifie autant nos positions et nos goûts que le dire). En outre, elles n’ont nullement fait l’objet d’une reformulation écrite systématique, comme c’était le cas pour celles qui se sont produites dans le magasin lillois, du moins à partir du moment où je l’avais aussi converti en terrain d’analyse. Plus globalement, si le disquaire spécialisé est véritablement un espace singulier à Lille, les “disquaires ambulants” (dans la rue, sans lieu fixe et bien souvent sans aucun dispositif d’exposition) sont légion à Bamako ; ce qui leur impose d’extérioriser un savoir-faire d’autant plus précis au yeux des touristes blancs, qui sont, de fait, leurs principaux clients. Mais c’est justement lors de ces interactions avec les clients que le commerce musical (au sens large du terme, comme modalité particulière d’échange, comme écoute adressée 2, voire comme sociabilité) présente certaines analogies ou variations avec ce qui se noue dans l’espace du disquaire lillois. Un commerce qui mérite comparaison, renvoyant à la fois à la matérialité de la musique aujourd’hui et aux pratiques qui font exister et circuler les objets musicaux (une “discomorphose” globalisée 3), aux interactions 1 2 3 Il y a peu encore, il lui était impossible de faire écouter aux autres des disques laser : le lecteur de CD portable offert par deux membres de l’association marque sans aucun doute le passage à une autre phase pour son activité commerciale et pour sa mélomanie. Cf. Szendy, P., 2001. Écoute, une histoire de nos oreilles. Paris : Minuit. ; ainsi que l’entretien supra, en ouverture de ce numéro. Le terme de « discomorphose » est emprunté à Antoine Hennion (cf. Figures de l’amateur, déjà cité) : le disque est devenu à la fois le véhicule de la musique le mieux partagé, le plus abondant, et le premier support de la mélomanie moderne autant que l’instrument d’une nouvelle historicisation de la musique. Si le marché de la cassette audio reste largement prépondérant au Mali comme sur le reste du continent africain (la star guinéenne Sékouba Bambino vend plus de 500 000 cassettes dans son pays), le disque laser est devenu un objet de mieux en mieux diffusé à Bamako, notamment à cause du fort pouvoir d’achat des populations occidentales qui y sont concentrées, mais aussi, bien sûr, grâce à la structuration en cours du marché du disque malien (particulièrement sous l’impulsion de musiciens, tel Ali Farka Touré, qui ont connu un succès international et qui tentent de profes… 48 Mes disquaires préférés F. Debruyne avec le disquaire et à ce qui est mis en jeu avec la musique – de l’individuel et du collectif, des objets et des sujets, des mondes et des modalités d’accommodement avec ces mondes, la raison et la déraison. D’ailleurs, cette patine particulière qu’acquièrent conjointement la musique, les amateurs et les disquaires, concerne également le chercheur qui s’y intéresse. La dichotomie théorique “affecté versus observant” l’enferme dans un paradoxe qu’il incarne mal : sa pratique, sa méthode, s’apparentent fortement à celles des amateurs affectés qu’il est censé observer, même si l’enjeu reste très différent et même si la connivence s’arrête là où les objets apparaissent – d’un côté, la passion et, de l’autre, un “résultat scientifique” qui doit effacer toute trace de passion. Si je superpose (avec précaution) cette espèce d’anthropologie réflexive du goût (d’un touriste) au Mali, à l’anthropologie des espaces musicaux mise en œuvre pour ma thèse, c’est parce que, ni dans un cas ni dans l’autre, mon statut officiel de chercheur ou d’amateur ne peut inhiber mon “autre” rapport à la musique. D’autant moins que le rapport à la musique de l’amateur lui-même (se) joue de l’équilibre instable entre observation et participation, mobilisant parfois des formes de savoir tout aussi systématiques que celles de l’ethnographe. Mais surtout, l’examen des pratiques chaudes avec un disquaire ambulant informe en retour sur l’importance exacerbée du dispositif technique du magasin spécialisé à Lille 1 et sur la nature hybride des relations avec son gérant, dont les affects échappaient, plus ou moins consciemment, au point de vue adopté par le chercheur. 2. Mi-lieux du chercheur affecté « Observer et participer. Deux verbes d’action qui synthétisent deux logiques potentiellement contradictoires pour deux systèmes de référence également contradictoires. L’observation que nous ordonne notre monde académique, la participation que nous ordonne notre monde d’accueil, le terrain. » 2 Voici ainsi exposé le fameux dilemme qui hante la pratique ethnographique quasiment depuis qu’elle … 1 2 sionnaliser les structures musicales locales pour permettre le respect du droit d’auteur, sans doute sur le modèle de ce qu’ils ont pu observer dans les pays occidentaux). L’importance de ce dispositif sensible qui cadre les interactions dans le magasin a bien sûr été largement travaillée en tant que telle, mais la comparaison la redouble et permet de spécifier des modalités d’échanges selon que le commerce discographique s’inscrit ou non dans un cadre technique fixé en propre. Schinz, O., 2002. « Pourquoi les ethnologues s’établissent en enfer ? Maîtrise de soi, maîtrise de son terrain ». Ethnographiques.org [en ligne] n°1, avril 2002. http ://www.ethnographiques.org/ documents/ article/ arSchinz.html (page consultée le 3 décembre 2002) 49 MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 est qualifiée en tant que telle. Sa teneur polémique expliquerait-elle la pérennité du débat 1 ? Et, d’ailleurs, concerne-t-il seulement notre propos ? D’une part, ni en France ni au Mali, mes activités ne peuvent être distinguées en fonction du clivage observation / participation. Mon “terrain” de recherche à Lille (celui que j’ai construit comme tel autant qu’il m’a construit comme usager et comme observateur) circonscrit des espaces et des groupes sociaux auxquels (et desquels) je participe plus ou moins. Au Mali, il était certes hors de question pour moi de “faire un terrain”, mais j’ai pourtant d’abord beaucoup observé. Ce qui permet de mettre à distance le surplus d’informations qui affluent et sans doute aussi de s’accommoder sans trop de risques de l’altérité. D’autre part, il ne s’agissait pas de transformer une réalité proche et ordinaire en un monde exotique et extraordinaire, ni, inversement, de réduire l’altérité à une transparence du sujet. Dans les deux cas, la proximité avec les mondes concernés est relative, mais pas pour les mêmes raisons. Si j’appartiens aux groupes sociaux que j’étudie en France, il n’en faut pas moins distinguer mes désirs d’appartenance de ceux des autres acteurs interrogés et observés : j’étais affecté par la musique bien avant la thèse, mais la recherche a fait glisser les modalités de cet affect (dès lors détaché du désir d’appartenance). Dans les rapports avec mon disquaire malien, il y a une proximité effective qui joue de l’altérité et du même : nous produisons ensemble les ordres sociaux gouvernant nos relations et cette production dialogique mobilise les individualités plurielles que nous sommes en même temps qu’elle invente 2 des repères communs. Cela renvoie aussi, plus “prosaïquement”, au parcours de cet ami malien – la manière dont il me raconte (et met en récit) sa vie – et à sa trajectoire sociale – une succession d’activités économiques très diverses, citadines, le mettant très vite en relation avec des étrangers, pour aboutir, aujourd’hui, à la vente de disques. C’est au moins une vertu de la comparaison que d’induire un retour sur le travail de thèse. Elle me permet de mieux me rendre compte de l’effacement de toute dimension affective dans les résultats proposés, produisant un diaporama un peu froid par rapport à ce que j’investissais réellement dans les relations avec la musique et avec les autres. Dans ce retour sur l’expérience de la thèse, la dimension biographique m’apparaît d’autant moins dissociable du raisonnement. Ce qui, à mon sens, aujourd’hui, tient notamment à la forte réflexivité du rapport à la musique (et en particulier de l’écoute) 3. 1 2 3 Que l’on réduit parfois un peu vite à l’opposition entre l’école américaine qui présupposerait la transparence du sujet et une certaine tradition européenne qui verrait d’abord l’autre comme (trop) différent. Aux deux sens du terme, découvre et crée à la fois. Ne peut-on pas lire de la même manière l’évolution du point de vue d’Antoine Hennion, qui a progressivement abandonné la notion de médiation … 50 Mes disquaires préférés F. Debruyne Pour autant, la musique dont il serait ici question n’est pas un prétexte pour parler de relations amicales mais vaut comme pré-texte d’une mise en récit qui convoque et la musique (une expérience sensible jamais intelligible de bout en bout) et ses objets et leurs hommes. L’entremêlement des mes intrigues biographiques et du travail de recherche ne me permet pas mieux qu’une autre posture d’être à la fois affecté et observateur, mais c’est le seul moyen d’être pleinement à la musique (le seul moyen pour que la musique s’écoute). Il faut que cela fictionne. Et c’est justement dans cette production semi-fictionnelle que le chercheur (re)prend conscience de son autre soi (métamorphosé) toujours à l’œuvre : l’auditeur – amateur. D’ailleurs, n’avons-nous pas un peu le même but, chercheur et amateur, dans les rapports que nous tissons avec notre disquaire : réduire la zone d’incertitude, d’opacité, d’inintelligibilité, qui sépare les émotions du langage ? À la différence sans doute qu’écrire l’improbable comparaison, ce serait faire œuvre scientifique. Ou alors, en tentant de dresser des cardinalités pertinentes dans les mondes de la musique, le chercheur n’est-il pas plus proche, en fait, de la figure du disquaire ? Il s’agit pour l’un comme pour l’autre de fixer des lieux en propres – des lieux sur lesquels on a une vue imprenable (un terrain bien circonscrit d’un côté, des espaces du disque de l’autre). Mais cette stabilisation stratégique ne peut être qu’imparfaite. Disquaire et chercheur produisent des mi-lieux. Et la comparaison se situe bien dans ces entre-deux. 3. Des mondes différents-semblables Être à la fois aficionado d’un genre musical électronique encore excessivement confidentiel (surtout si on le rapporte à l’échelle des échanges mondiaux) et amateur de musiques maliennes, sans quitter la métropole lilloise, n’a rien d’étrange pour le lecteur, lui-même auditeur contemporain. Pourtant, ce qui peut sembler aller de soi résulte d’une construction sociale-historique de l’écoute moderne 1 qui nous distingue énormément des “auditeurs” et des “amateurs” des périodes précédentes, où l’écoute du concert et la pratique d’un instrument constituaient les seuls pôles d’accès à la musique. Du moins en occident. Pour cela, il fallait, en effet, que l’on ait préalablement désolidarisé les moments musicaux des autres moments de la vie en commun. … 1 pour s’intéresser à l’attachement (réflexif) ? Ou même l’inscription involontaire des mes travaux dans la lignée des cultural studies, justement parce que le travail sur l’attachement musical et sur les univers de sens ne nécessite pas le recours à la médiation, dont la valeur heuristique théorique se dissout dans l’hétérogénéité des objets et sujets de la musique ? Cf. Szendy, P., id. 51 MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 Les possibilités très pratiques de se construire comme auditeur moderne sont, malgré tous les processus de globalisation des échanges, très diversement distribuées. Il y a peut-être plus de différence aujourd’hui entre un auditeur habitant Bamako – équipé des mêmes « prothèses » 1 de l’écoute que nous – et un habitant d’un village de brousse situé à 80 kilomètres de la capitale – pour qui la temporalité musicale reste inscrite dans le présent de sa production incarnée au monde et pour qui l’espace musical se confond avec l’espace social – qu’il n’y en a entre le premier et nous 2. Toutefois, on aurait tort de conclure trop vite, par une série de similitudes vertigineuses, à un clivage transnational et simpliste entre la ville et la campagne. L’exode rural au Mali fait des villes des espaces mixtes de citadins et de villageois déracinés et permet une certaine porosité des valeurs (dites) traditionnelles vis-à-vis des modèles d’organisation sociale de la ville (dite) moderne – et inversement. Il en va ainsi de la musique : les traditions musicales maliennes, souvent griotiques, constituent toujours des matrices pour la majorité des musiques maliennes d’aujourd’hui, les unes et les autres continuant de s’influencer réciproquement ; certains griots incluent des instruments modernes à leurs interprétations, d’autres enregistrent des disques et participent à une professionnalisation (souvent très précaire) de l’activité musicale en tant que telle ; quelques objets de l’écoute moderne (radios, cassettes, bricolages technologiques pour amplifier le son) sont de plus en plus présents dans les villages de brousse, etc. D’ailleurs, la position relativement privilégiée qu’occupe “mon disquaire ambulant préféré” vis-à-vis des autres vendeurs 3, mais aussi vis-à-vis des expatriés travaillant au Mali qui constituent la majorité de ses clients, tient à la fois à une certaine ingéniosité commerciale et à un savoir-faire qui mobilise une pratique assidue des réseaux urbains de la musique autant qu’une connaissance pointue des traditions musicales ouest-africaines 4. En ce sens, bien qu’il s’agisse de musiques et de circuits musicaux très différents, il ressemble énormément à “mon disquaire lillois préféré” et les manières dont ses clients construisent avec lui leur goût semblent très proches des modes de faire observés chez les auditeurs lillois. Mais, avant de centrer le propos sur les relations avec mes disquaires en chair-et-en-os, ce qui risquerait de promouvoir le fantasme d’un rapport immatériel à la musique, il est indispensable de s’arrêter sur les différences tangibles entre un disquaire 1 2 3 4 On doit l’expression à Peter Szendy, id. Si l’on en reste bien sûr aux modalités d’appropriation de la musique. Il est un véritable mentor pour un certain nombre d’entre eux (comme il l’est d’ailleurs pour un certain nombre de jeunes guides rencontrés au cours de notre voyage). Une connaissance notamment accumulée lors de voyages plus ou moins lointains avec un ethnomusicologue peu scrupuleux qui s’est servi de lui comme guide, traducteur et informateur, sans jamais jouer le jeu d’une rétribution équitable. 52 Mes disquaires préférés F. Debruyne dans l’espace duquel on entre et un disquaire avec qui l’on entre directement en interaction. D’ailleurs, il ne faudrait surtout pas interpréter l’utilisation d’une terminologie plurielle pour qualifier les amateurs de musique concernés en tant que promotion d’une hiérarchie entre les “usagers” (actifs) du magasin lillois et les (simples) “clients” du vendeur malien. Celle-ci tente plutôt de révéler la variété des modes d’appropriation de la musique et de production d’un ordre social, selon que l’on est (nécessairement) “usager” du dispositif – matériel et sensible – formé par l’ensemble du magasin quand on entre chez le disquaire lillois, ou que l’on devient “client” de celui que l’on a aussi produit comme “vendeur”. Certes, cette deuxième possibilité peut tout à fait être manifestée dans l’espace du magasin, mais parler d’“usager” permet de signifier la forte prégnance du dispositif matériel dans les échanges qui s’y réalisent et de pointer cette spécificité comme une différence importante avec le cadre immatériel et immédiat des relations avec le vendeur de disque ambulant à Bamako. 4. Productions et re-productions de nos écoutes Il est nécessaire de distinguer la matérialité topologique, relativement fixe, du magasin lillois (comptoir, bacs de disques, disposition – et mise en visibilité – des disques derrière la vitrine ou sur les présentoirs muraux, etc.) de celle des objets soumis à des changements plus ou moins incessants (disques eux-mêmes, magazines, flyers, une partie des affiches, etc.). L’articulation entre le dispositif immuable et les objets mobiles sollicite des disques, des catégories, des temporalités, mais aussi la qualification réciproque du disquaire spécialisé et des usagers experts, qui produisent (et sont produits par) des écoutes diversifiées. Parmi les catégories fixées dans le dispositif matériel du magasin, celles qui permettent le rangement des disques mettent en œuvre différents registres de classement : le registre esthétique des genres, le registre praxéologique des pratiques du Dj, le registre temporel des époques musicales historicisées, le registre géographique du territoire d’origine, le registre technologique du format discographique, ou encore le registre axiologique d’une appréciation esthétique et historique. Cependant, le genre jungle/drum’n’bass fait l’objet d’un traitement particulier plus homogène : par label ou groupe de labels. Les labels ne sont pas simplement pensés en tant que tels, mais à travers un prisme permettant d’associer un “son” à un label et, donc, de dessiner des relations esthétiques entre labels. Dans tous les cas, les catégories de la sur-classe jungle/drum’n’bass nécessitent un niveau d’expertise élevé, qui n’est pas uniquement conditionné par la connaissance des labels comme entités situés sur le marché du disque, mais aussi par la construction d’un goût (pour soi et face aux autres) relatif aux “styles” de ces labels. En d’autres termes, les catégories du disque, consignées à même les bacs de 53 MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 rangement, sont autant de façons d’écouter la musique gravée sur les microsillons. Autant de traces objectives d’une écoute, dirait Peter Szendy 1. Mais elles relèvent globalement de deux ordres d’écoute différents. Tantôt les catégories juxtaposent des traces de l’écoute préexistantes et s’inscrivent dans leur lignée ; tantôt, pour les disques vinyles jungle/drum’n’bass, elles signent l’écoute du gérant. Il n’empêche que tous ces indices d’écoute s’accumulent à ceux qui les ont précédés et ouvrent sur d’autres traces à venir. Tout l’art d’un disquaire ne réside-t-il pas dans cette propension à faire écouter son écoute ? Cette écoute adressée dont Peter Szendy fait l’horizon des pratiques de l’auditeur, n’est-elle un devoir, en même temps que le parangon de la professionnalité, pour un disquaire spécialisé ? Dans quelles mesures cette délégation de l’écoute des auditeurs, pré-conditionnement des interactions dans l’espace du magasin de disques, permet-elle l’adéquation du langage du disquaire et des affects des usagers ? Il s’agit pour le disquaire lillois, lui-même Dj, d’accumuler assez de traces objectives de l’écoute pour permettre une appropriation individuelle-collective de la musique et d’actualiser l’écoute concertée pour chaque nouvelle situation. En effet, l’objectivation de l’écoute, dispersée dans de multiples empreintes matérielles, n’est qu’un préliminaire à l’appropriation de la musique, qui s’appuie quasiment toujours sur des pratiques d’écoute instrumentées in situ. Avec les Djs, qui sont des usagers privilégiés et nombreux du magasin lillois, une couche supplémentaire grossit le mille-feuilles de l’écoute : leur praxis est elle aussi tendue vers une écoute adressée. L’accumulation des indices de l’écoute dépend de la densité des relations avec les réseaux de la musique. La spécialisation conjointe du disquaire et des usagers se construit dans l’ajustement progressif des stratégies exogènes du gérant et des tactiques endogènes des usagers. Ainsi, les labels ne peuvent devenir un critère premier de classement des disques jungle/drum’n’bass qu’à partir du moment où les liens avec les réseaux musicaux sont assez solides pour remplir chaque catégorie. De plus, Il semble que le caractère “imparfait”, “incomplet”, des autres classements soit maintenu à toutes fins pratiques, comme cadre d’appropriations, certes plus aléatoires, mais sans doute plus inventives dans les chemins sinueux qu’elles empruntent, et qui renvoient aux bricolages qui caractérisent tout autant la construction de notre rapport à la musique que le régime syncrétique de la parole incarnée. Les catégories figées dans le dispositif (et en particulier les catégories du disque) ne sont pas en soi des injonctions à faire pour typifier les cours d’action, mais les acteurs s’appuient sur elles pour former leurs propres catégories. Ces catégorisations individuelles-sociales sont contingentes puisqu’elles s’accommodent de chaque nouvelle expérience partagée (notamment dans le commentaire d’une écoute en fonction d’une caté1 Voir l’entretien infra. 54 Mes disquaires préférés F. Debruyne gorie fixée et/ou des catégories des autres interactants), de chaque nouvel objet manipulé, sélectionné, ou encore des économies du sens de la “nouveauté”, prépondérante comme ordre sensible manifesté au cœur du magasin. Divers processus de catégorisation trament ainsi l’espace du magasin. Ceux-ci s’opèrent principalement dans les différentes phases d’écoute instrumentée au cours desquelles les commentaires de l’auditeur, du gérant et parfois des autres interactants, produisent les catégories du goût. Ces catégories sont très disparates et ne se limitent pas à la dichotomie structurelle “j’aime” / “j’aime pas” : elles relèvent de registres hétéroclites ; elles s’instituent par la comparaison, par la confrontation avec les catégories des autres, ou encore par le maintien irréductible de modes de classement personnels contre tout autre principe catégoriel. Pour peu que l’écoute s’allonge dans le temps et passe d’un dispositif technique à un autre 1, les catégories peuvent se solidifier ou s’étioler au fur et à mesure que la musique “change”. Les catégories figées du dispositif peuvent être convoquées dans ces moments 1 Plusieurs “paliers” de l’écoute sont matérialisés dans le magasin lillois. On peut librement écouter les disques vinyles sélectionnés grâce à deux platines disposées sur le comptoir (en fonction de ses propres logiques et de ses propres temporalités), mais cette écoute se fait au casque, ce qui isole l’usager de l’espace des interactions du magasin. Par contre, la platine CD n’est pas directement accessible aux usagers : il faut qu’ils demandent au gérant d’opérer pour eux ; l’agencement de l’écoute est alors complètement structuré par le gérant lui-même, qui enchaîne les titres un à un, dans l’ordre des plages du disque, et jamais dans leur intégralité ; cette fois, l’espace de l’écoute n’est plus privatif puisque la platine CD est reliée au système d’amplification sonore du magasin ; la musique est alors entendue par toutes les personnes présentes au même moment et suscite parfois des commentaires d’autres usagers. Les deux platines vinyles installées derrière le comptoir, elles aussi reliées au système général d’amplification, sont à l’usage exclusif du gérant, qui ne diffuse pas ainsi tous les disques sélectionnés par les usagers, mais qui le fait le plus souvent pour les “habitués” ; mais si un usager “occasionnel” le lui demande, il répond toujours favorablement (ce qui arrive cependant beaucoup moins fréquemment, justement parce que cette écoute dans l’espace sonore du magasin est une habitude élaborée principalement par, et pour les “habitués”). Ce qui renvoie à un intérêt tout particulier pour la texture sonore qui n’est plus l’apanage des Djs mais qui est aussi largement partagé parmi les amateurs, qui construisent leur rapport à la musique dans la proche périphérie de la praxis des Djs. Et il arrive en effet couramment que la musique que l’on entend alors à fort régime sonore ne soit plus la “même” que celle entendue au casque et que ce second moment d’écoute contredise l’avis forgé au cours du premier. Enfin, il arrive que le gérant ne se contente pas d’enchaîner les disques vinyles les uns après les autres, mais les “mixe” ; c’est alors à une autre dimension de la musique que les usagers accèdent, par des modalités d’écoute qui se rapprochent de celles d’un espace festif, ce qui participe à la formation d’une autre appropriation de la musique. 55 MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 d’écoute ; elles sont également soumises à diverses traductions en dehors de ces circonstances particulières de préfiguration de l’achat. Il arrive en effet qu’elle soient commentées, discutées, explicitées ou remises en cause lorsque les usagers fouillent les bacs de disques ou demandent conseil au gérant. Les pratiques socio-techniques de l’écoute dans le magasin révèlent leurs propres économies de sens : par cette praxis, les uns et les autres manifestent l’ordre qui s’y joue, un ordre qui renvoie aux catégories d’usager sans cesse re-signifiées et remodelées d’“occasionnel” ou d’“habitué”, d’“actif” et d’“impliqué”, de “DJ” ou d’“amateur” ; ces catégories deviennent des ressources pour les acteurs en situations, qui structurent, sans les déterminer complètement, les échanges attachés aux différentes formes d’objet-disque. Autrement dit, non seulement l’écoute se pratique dans des formes multiples et plus ou moins contingentes, mais elle est également tributaire des moyens techniques qui sont à la disposition de l’usager et qui sont diversement distribués selon que l’on est un “habitué” ou un “occasionnel”. En résumé, nous produisons là nos écoutes grâce à l’articulation des traces fixées dans le dispositif et des pratiques d’écoute instrumentées in situ, ce qui relève à la fois d’une objectivation de ces appropriations 1 et de la constitution d’une intersubjectivité pratique. Le goût se construit alors par la socialisation (en même temps que la production locale) d’un “style”, à partir d’une praxis qui dit un peu l’ordre social en jeu entre les interactants, tout en permettant la production d’écoutes singulières et l’institution de sociabilités plurielles. Une question évidente s’impose maintenant pour la comparaison : comment un disquaire ambulant, sans lieu fixé en propre et sans dispositif technique d’écoute, fait-il écouter ses écoutes ? Notons tout d’abord que, pour le disquaire malien, le commerce musical se réduit forcément, dans un premier temps, à des impératifs économiques (vendre ne serait-ce qu’un disque pour la journée ; la question des temporalités économiques est cruciale car tout se joue au jour le jour). Non pas, bien sûr, que cette dimension pécuniaire soit absente des échanges chez le disquaire lillois, mais la passion musicale constituait un point d’ancrage (un point de départ) pour le développement de l’activité professionnelle du gérant. Ses pratiques (à l’intérieur du magasin comme vis-à-vis des réseaux de la musique qu’il affilie) peuvent s’appuyer sur un savoir plus ou moins expert et sur les arts de faire de l’aficionado. Inversement, la passion du disquaire ambulant se constitue à partir d’un savoir-faire professionnel, qui produit d’abord les figures réciproques du “bon vendeur” et du “bon client”. En outre, si l’on est 1 Notamment par la confrontation de la musique individuellement entendue et de la musique collectivement écoutée dans le magasin, c’est-à-dire bien souvent commentée, comparée, jugée. 56 Mes disquaires préférés F. Debruyne souvent confronté à d’autres usagers dans l’espace du disquaire lillois, les relations avec le disquaire de Bamako sont presque toujours duelles. Les discussions entre le vendeur et le client forment alors à elles seules l’espace interactionnel où tout se passe. Du moins, c’est ce qu’il m’a d’abord semblé. Jusqu’à il y a peu, en effet, le marchand de disque ambulant ne possédait pas de matériel pour écouter 1, ni faire écouter les CD. Seul face au client (désorienté), on serait vite tenté de l’envisager comme prescripteur omnipotent. Mais encore faudrait-il pour cela que l’acheteur potentiel, en retour, le produise comme disquaire compétent, c’est-à-dire, sans doute, au moins assez talentueux pour faire écouter son écoute. Et ce serait également aller un peu vite en besogne que de promouvoir l’image d’amateurs nus de toute appropriation de la musique en taisant du même coup la singularité de chacun de ses clients (plus ou moins passionnés, plus ou moins mélomanes). Ces derniers attendent notamment d’un “bon vendeur de disques” qu’il ne soit pas simplement un négociateur “rusé” ou “débrouillard” – comme peuvent l’être les vendeurs d’autres produits qui ne font pas l’objet d’une collecte, d’un attachement, d’une passion, si prononcés – mais également qu’il fasse montre d’une connaissance pointue de la musique (voire de ses arcanes 2). De plus, tout ne se passe pas tout à fait, ni toujours, dans les discussions entre le disquaire et ses clients. Il faut au moins distinguer le cas de certains clients “habitués” chez qui il se rend directement. Il arrive alors parfois qu’une après-midi entière soit consacrée à l’écoute de ses dernières acquisitions, bien souvent dans leur intégralité. Mais, à l’inverse du disquaire lillois, l’écoute en duo (commentée, jaugée, rationalisée) se fait ici chez le client, dans son propre “espace domestique”, celui où il a ses repères et où c’est lui qui décide de l’agencement de l’écoute – des temporalités, des répétitions, du niveau sonore, etc. L’écoute que l’on adresse à l’autre s’appuie donc sur une pratique d’écoute maîtrisée par le client. Il y a bien dans ce cas aussi une co-construction instrumentée du goût qui s’affine avec la formation de repères communs, mais il resterait à prendre la mesure de ce que produit cette interversion des postures. Plus généralement, l’absence de lieu en propre ne signifie pas nécessairement l’absence complète de traces objectives d’une écoute en amont de l’interaction client-vendeur. À partir du moment où un client devient 1 2 Soit lui-même possède les albums sur support cassette, soit il écoute les disques chez des amis, soit il le fait là où il les achète (est-ce un distributeur ? un grossiste ? un magasin de disques ? C’est en tout cas parfois directement un musicien – réduisant ainsi au minimum le nombre des intermédiaires – mais, pour le reste, il est resté assez secret). Les relations directes et personnelles avec tel ou tel artiste sont par exemple un gage de sérieux extrêmement séduisant. 57 MEI « Médiation et information », nº 17, 2002 un “habitué”, le commerce musical permet la formation de références communes – artistes, labels, tradition musicale concernée, “couleurs musicales”, instrumentation, etc. – qui sont autant d’empreintes discursives de l’écoute du disquaire (ou des écoutes que client et vendeur s’adressent l’un à l’autre) et dont on retrouve parfois des traces à même les pochettes de disques. Il n’empêche que l’on ne peut dénier le fort pouvoir discriminant de la parole pour caractériser ce qui se noue entre le disquaire ambulant et ses clients. Puisqu’il n’y a pas de catégorie figée dans un dispositif physique composant un cadre d’expérience structurant, c’est justement au cœur des interactions verbales qu’il faut chercher les indices d’une écoute. Dans le cas précis d’un disquaire malien ambulant, on ne peut en rabattre sur les particularités de la musique “elle-même”, ni sur les pratiques amateurs qui lui sont attachées. Car, en effet, les musiques maliennes actuelles s’inscrivent plus ou moins dans une intertextualité “traditionnelle” qui participe d’une actualisation (et d’une transfiguration) de diverses matrices mythologiques. Le pouvoir de prescription du disquaire, si tant est qu’il en dispose effectivement d’un, relève alors d’une combinaison complexe entre sa propre appropriation de la musique et les traductions qu’il fournira à la plupart de ses clients, soucieux de comprendre et de retenir des histoires chantées dans une langue 1 qu’il ne maîtrisent pas 2. La connaissance des grandes thématiques présentes dans les musiques maliennes, ainsi que les multiples traductions de ces structures narratives mythiques, sont autant de traces (objectives ou objectivables) de l’écoute du disquaire. Celles-ci réinscrivent les musiques dans des filiations et des appropriations plurielles. Elles permettent également la contextualisation d’une musique plus ou moins partagée et la construction du sujet-auditeur en tant que tel. Certes, donc, la plasticité accrue de nos écoutes aujourd’hui et la centralité des supports phonographiques constituent des jalons intéressants pour notre comparaison. Ainsi, la confrontation concrète des écoutes d’amateurs occidentaux et de celles d’un disquaire malien apparaît comme un terrain propice pour voir se cristalliser cette trame commune. Cependant, la mixité doit être appréhendée au regard des différences évidentes entre un disquaire français et un disquaire malien. Bien sûr, les “musiques elles-mêmes” – c’est-à-dire aussi leurs traditions et filiations diverses, leurs histoires, celles que l’on produit comme telles – sont extrêmement dissemblables. Mais surtout, le développement des industries et des réseaux professionnels de la musique au Mali est sans commune mesure avec ce que nous connaissons ici en Europe. Or, ces mondes de la musique – denses, régis par un principe publicitaire et 1 2 Ou plutôt des langues multiples, souvent très différentes les unes des autres (Bambara, Songhaï, Tamasheq, Peul, etc.) En ce sens, son activité prend des formes proches de celle de l’informateur dans ses relations avec l’ethnologue. 58 Mes disquaires préférés F. Debruyne démultipliant leurs ramifications dans la sphère domestique – requièrent l’accumulation et l’emboîtement de traces de l’écoute de plus en plus nombreuses (des documents écrits permettant la circulation des objets de la musique dans les réseaux professionnels aux indexations propres à chaque auditeur, en passant par les différentes formes d’exposition publique). Si bien que, symétriquement, l’extension beaucoup plus relative des réseaux de la musique au Mali ne mobilise encore que très peu de traces intelligibles de l’écoute. Il ne s’agit pas pour autant d’envisager l’économie musicale du disquaire ambulant comme une économie “archaïque” (encore mois comme la prolongation d’une économie du don). Mais plutôt d’interroger les métamorphoses successives de l’auditeur 1, selon qu’il entend les écoutes de son disquaire – et propose les siennes – dans un univers collectif déjà structuré par de multiples traces objectives d’autres écoutes, ou selon qu’il le fait dans un (non-)cadre dialogique 2 où presque tout reste à dire et à manifester face à l’autre. Les échanges musicaux, nos écoutes, les œuvres et leur enchantement semblent en fait s’organiser dans un va-et-vient incessant entre la production d’un commun ordinaire et la construction d’un espace musical comme monde à part entière. 1 2 Les diverses métamorphoses de mes écoutes participent sans aucun doute à la construction des affinités affectives qui me lient à “mes disquaires préférés” (à qui j’adresse effectivement de plus en plus mes écoutes) ; même si, d’un côté, l’amitié s’est d’abord essentiellement nouée autour de la musique (pour elle, avec elle) et si, de l’autre, les expériences musicales sont vécues comme autant de moments particuliers de nos pérégrinations, qui forment le cadre de nos relations amicales. Qui est en fait triadique, la musique “elle-même” constituant son troisième pôle ; voir l’entretien avec Peter Szendy, supra. 59