• Qu`est-ce qu`une question éthique? Pourquoi s`en pose-t

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• Qu`est-ce qu`une question éthique? Pourquoi s`en pose-t
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Qu'est-ce qu'une question éthique? Pourquoi s’en pose-t-il ?
Présentation des rapports entre l’éthique et la morale.
Cours de J Lefrançois, DP04A-2011 30 mars 2011
D’abord était la morale : il n’y a pas de culture sans morale quelles qu’en
soient d’ailleurs les valeurs… Il n’est pas courant de coucher avec son cheval
mais dans la Rome de Caligula, l’empereur en est libre –il n’est pas Dieu,
comme pharaon –et il n’en assume pas le rôle régulateur (pour ça, il y a le
sénat), il affirme seulement le rôle exceptionnel de son pouvoir. Il y a même,
donc, des morales qui font place à la singularité : valables pour un seul…
Couramment, toutefois, elles assurent ce que nous appellerions aujourd’hui la
cohésion communautaire. Si la culture c’est une façon d’être ensemble, la
morale, c’en sont les règles de fonctionnement –et nous venons de voir qu’elles
peuvent avoir un style plutôt décousu… La morale ça peut être non dit, mais
c’est toujours pratiqué quel qu’en soit l’effet sur le plan logique, c'est-à-dire sur
la façon dont quelqu’un d’extérieur peut l’apprécier. Ça se transmet comme les
maladies génétiques : ça s’apprend au nid et ça ne sait pas pourquoi –et ça
possède les caractéristiques d’une axiomatique (notamment le caractère
arbitraire), l’obligation de cohérence en moins. Sans morale, toutefois, il n’y a
pas de culture, les hommes ne tiennent pas entre eux et sont livrés à la folie
collective. Les cultures ont évidemment horreur du vide moral –et même si les
morales ne valent pas de la même façon pour tous les sujets, elles leur assignent
une place praticable –éventuellement injuste… D’une certaine façon, on
n’adhère pas intellectuellement à une morale, on apprend à la danser, on en
prend l’habitude et ça constitue une seconde nature –en fait, la seule nature
puisque toute alternative à cela en constitue une transformation (un artifice,
donc).
Qu’est-ce qu’une éthique, alors ? Il y a une réponse historique à cette
question : la Grèce antique est l’inventeur d’une coutume d’unification dont la
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descendance est en nous bien qu’elle n’y règne pas seule : c’est la raison. Ça
consiste à ce qu’étant donné un principe communément accepté, il soit garanti
qu’on ne s’en donnera pas d’autres qui le contredisent –et que toutes les
conséquences pratiques, en terme de règles de conduite y compris celles des
principes à venir,en soient garanties « sans contradiction ». C’est donc, sous
réserve qu’on se mette d’accord sur les principes une façon de rendre la morale
universelle.
Ça suppose que la donnée (le déjà là, quasi inné en tous cas hérité) de la
morale, des morales diverses –est retravaillée, rediscutée par des règles d’accord
et de concorde nouvelles. –Pour produire deux choses :
o
l’accord sur les principes ; ça suppose qu’on en discute
–il ne peut pas y avoir de non dit et l’héritage comme le « naturel » sont
insuffisants –on en resterait à la/aux morale(s)
o
–et la garantie que ces principes et la non-contradiction
sont suffisants pour se mettre d’accord.
Le corollaire à cela, c’est que les hommes sont égaux devant ses outils
-explicitement : la discussion critique et la raison.
A la différence des morales héritées, c’est-à-dire apprises sur le tas,
pratiquées avant d’être réfléchies et, donc, nécessairement discordantes,
l’éthique est le produit d’une discussion et d’un examen critique dont l’objectif
est de constituer un système logique où les hommes se reconnaissent par la force
de leur raison. L’éthique produit donc un effet moral par des moyens
supplémentaires… Discrètement, l’égalité requise par le protocole constitue un
fait politique nouveau : la démocratie.
Il faut bien reconnaître que la démarche échoue s’il n’y a pas d’accord sur
les principes : l’exemple du désaccord entre la déclaration universelle des droits
de l’homme et les positions islamistes qui posent un « droit de dieu » préalable à
toute déclaration possible, illustre assez bien la possibilité d’un tel échec. En
l’occurrence, bien sûr, elles ne sont pas forcément données par l’Islam, puisque
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le Coran est susceptible d’interprétations diverses (on pourrait par exemple dire
que le droit de dieu n’est pas l’objet de la discussion et qu’« Il » est seul habilité
à s’en occuper, c’est-à-dire à le définir et le réserver)…
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Pourquoi la science pose-t-elle des questions éthiques?
Comment la science modifie la représentation de la place des hommes
dans le monde et conséquemment la représentation de leurs relations
réciproques.
Pour répondre à cette question, il faut d’abord constater que l’effet moral
produit par l’éthique ou en tout cas par une forme momentanée de l’éthique
courante, dépend ainsi des principes accordés ou concédés –et ces derniers
puisqu’ils ne sont pas eux-mêmes susceptible de démonstration repose sur un
consensus qui constitue l’idée commune de ce que sont les hommes et de la
place qui est la leur dans le monde et dans la société.
La science, si c’est bien d’elle qu’on parle, nous apprend sans cesse que
les choses ne sont pas tout à fait où même pas du tout ce que nous croyions. Que
le monde n’est pas tout à fait ou pas du tout ce que nous disions et que nous ou
notre place dans les choses ne le sommes pas non plus.
Par exemple, l’éthique régnante au temps de Galilée est bien une éthique :
les principes consensuels (entre chrétiens, évidemment) de la morale chrétienne
sont présentés dans un système non contradictoire qui est celui de la logique
aristotélicienne. C’est la philosophie de Saint Thomas qui présente, en raison,
les règles de fonctionnement de la société chrétienne médiévale. Ces règles sont
déduites de l’ancien et du nouveau testament et présentent les actes acceptables
dans l’ordre qu’elles constituent : les conduites convenables, l’ordre social, la
légitimité des pouvoirs... L’obéissance des hommes est donc déduite d’une
présentation du monde qui repose sur la genèse et qui met les hommes à la place
centrale parmi les créatures, au centre de la création et des soucis de dieu.
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Galilée affirme après Copernic, (et, c’est nouveau, le démontre) que cette
place n’est pas tout à fait celle que décrit la genèse, que la terre n’est pas unique
en son statut, que d’autres corps célestes ont des propriétés qui ne s’en
distinguent pas et qu’elle n’est pas l’héritage unique des hommes donné par dieu
après le péché originel. Il précise également qu’elle n’est pas le centre de
l’univers, qu’elle tourne autour du soleil, et, bien pire –mais au titre de principe,
que les lois du mouvement des corps excluent que l’idée d’un tel centre soit
pertinente comme l’affirme la physique aristotélicienne. L’ordre déduit du
monde et les lois des hommes sont donc menacées. L’élaboration éthique doit
donc recommencer quasiment à zéro – vous connaissez la suite : ça se termine
par un procès… Incidemment ce n’est pas si révolu qu’on pourrait le croire : aux
états unis, en 1999, la pression des lobbies religieux a par exemple conduit l’état
du Kansas à retirer l’évolutionnisme des programmes scolaires. Le conseil d'état
de l'éducation d'Illinois avait fait une tentative semblable en 1997 et plus
récemment, l'Oklahoma s’est associé à l'Alabama pour exiger un avertissement
au lecteur sur des manuels de biologie. L’Alabama, l'Illinois, le Texas et le
Nebraska ont également essayé de supprimer l'évolution des normes ou de
modifier son enseignement.
Bien que la presse ait concentré son attention sur l'évolution, d’autres
révisions sont aussi présentes dans le décret du Kansas : la théorie du « big
bang » –aussi importante pour l'astronomie et la cosmologie que l'évolution l’est
pour la biologie –ne figure plus dans les normes d’Etat. La phrase expliquant
que la théorie du « big bang » place l'origine de l’univers entre 10 et 20 milliards
d'années est éliminée du document directeur en même temps que toute référence
à la formation de l'univers. Il n'y a plus mention de temps géologique et ni
d’allusion à l'âge de la terre –et les exemples de changement cumulatif (dont
l’évolution n’est qu’un cas) comme la tectonique des plaques et la fossilisation
ont également disparu. On sait que ces pressions se sont renouvelées sous la
présidence de Bush…
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Dans le monde moins récent, le cas Lyssenko est également un exemple
d’interférence entre la science et la forme courante de l’éthique : dans les années
30, L’Union Soviétique, sous la direction de Staline s’impose l’énorme chantier
d’une transformation accélérée de la société et de la nature humaine. La
destruction des récoltes durant l’hiver 1927-1928 produit une terrible famine.
Un technicien agricole du nom de Lyssenko met au point une technique
consistant à stimuler la germination des blés d’hiver, les transformant en blés de
printemps. Les semailles d’automne sont alors suivies d’une seconde vague de
semailles, doublant ainsi le nombre des récoltes. Ça consiste à humidifier les
semences à des températures voisines de 0°C. La « vernalisation » qui n’est
qu’une préparation plus ou moins judicieuse des semences sera présentée par
Lyssenko comme l’équivalent de ce que nous appelons aujourd’hui une
manipulation génétique. Sans manipulation du génome. C’est donc l’idée d’une
transmissibilité des caractères fonctionnellement acquis, incompatible avec la
génétique de Morgan –et réveillant ce que Lamarck comprenait de la variation
des espèces.
Il faut également dire qu’à l’échelle industrielle c’est une catastrophe : les
semences pourrissent… Ce qui est ici remarquable pour la compréhension du
rapport entre la science et les réponses déjà données par l’éthique, c’est que la
génétique décevait alors le besoin d’une vision du monde où la transformation
accélérée de l’homme aurait pu s’appuyer sur la complicité générale des choses,
un certain style de la nature, en quelque sorte.
La génétique « occidentale », mendélienne et morganienne, affirmait
l’inertie relative du génome. Ça résonnait comme une menace lointaine pour la
collectivisation volontariste de l’agriculture en union soviétique. Le caractère
très indirect de la menace souligne la nature religieuse du malaise : l’enjeu n’est
pas la vérité mais le bien fondé universel de l’optimisme stalinien… Elle est
vécue par le stalinisme comme une idéologie ennemie, propre à décourager
l’élan vers le communisme.
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Il est donc dans la nature de l’activité scientifique de soulever des
questions éthiques en modifiant les principes sur lesquels les éthiques courantes
s’appuient.
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Que fait la science dans la culture?
Où la ranger, quelle place a-t-elle dans la mémoire commune,
comment travaille-t-elle nos gestes et nos préférences ?
C’est une question qu’on se pose souvent pour déplorer qu’elle n’y
ait pas une place commune, que la culture en soit mal partagée –et il faut bien le
concéder : c’est même vrai entre les spécialistes eux-mêmes…
La question est en réalité la suivante : comment se partage une
culture ? Il faut bien dire que ce partage repose sur la pratique qu’on en a.
L’éthique qui universalise ce partage repose sur l’état des pratiques qui génèrent
des morales. Celles-ci ne sont que la transparence partagée d’un monde que l’on
vit de façon contemporaine –et même si elles produisent objectivement ce qui se
propose à l’élaboration éthique (les principes qui sont sa matière première), cette
production meure en partie avec les pratiques qui lui donnent cette transparence
et qui en sont la cause. La révolution cubaine, par exemple, ne peut se passer de
la démocratie formelle que le temps d’une génération, après, on ne sait plus ce
que veut dire la révolution et il faut bien continuer à vivre –et avec de nouveaux
principes puisqu’on n’est plus en mesure de les produire continûment à partir de
l’expérience initiale de la pratique révolutionnaire. Le problème du partage
culturel entre générations est dont celui de l’évanescence de la mémoire
pratique : on comprend ainsi la difficulté d’une place stable pour la science dans
la culture si l’on sait que la pratique en est peu partagée, que sa mémoire,
comme toutes les autres, est toujours à reconstituer par des procédés
archéologiques propres, et que son statut est tout spécialement de se modifier
sans cesse et donc de ne jamais se transmettre telle quelle.
Une question plus fructueuse est plutôt la suivante :
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que fait la science à la culture?
Quelle est l’amplitude de sa perturbation et son rôle dans l’histoire des
cultures ? Le regard scientifique et son modus vivendi vis-à-vis des autres points
de vue.
Il est inutile de revenir sur le caractère perturbant de la production
scientifique au regard des pratiques instituées du monde : en constituant ce
qu’on ne peut pas ne pas penser des choses, elle remet en question les modes de
vie aussi bien que les modes de justification. D’une certaine façon, en
constituant une configuration du monde représenté qui repose sur des pratiques
effectives et sur une réelle maîtrise de la complexité, elle détruit toutes les
cultures qui sont construite sur une représentation rêvée. Les exemples sont
nombreux dans toute l’histoire de la colonisation : au-delà de la conquête et de
l’exploitation, la nocivité proprement culturelle de la science et de la technique
occidentale, finalement de ce qu’est la culture occidentale parce que la science y
a sa place, est patente. C’est que ce que la science fait à la culture : elle la
culture de façon permanente. C’est une culture culturante, jamais établie, forçant
sans cesse au remaniement et au renouvellement.
Sa puissance repose sur la preuve et la manifestation la plus
extérieure de la preuve –et aussi la plus universellement visible, c’est la
technique avec ses magies et ses terreurs. Comment ne pas croire à ce dont
dépend la puissance ?
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Que fait la technique dans la science? Que fait la technique à la
science?
Bien sûr, toutes les pratiques humaines sont organisées en techniques,
même les plus rêvées –et la science à ses techniques propres mais elle produit
des techniques qui la transforment. La plupart des autres techniques humaines
reproduisent continûment les représentations sur lesquelles elles s’appuient et
qui les justifient. La science, elle, est sans arrêt perturbée et renouvelée par ses
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techniques. Il est inutile de s’étendre là-dessus mais les aspects sous lesquels
c’est vrai sont multiples. Bien sûr, dans la construction du dispositif
expérimental elle constitue précisément l’articulation de la question scientifique
et en même temps la matérialité de la preuve comme on dit dans la justice –mais
l’utilisation de la technique peut également faire la différence la mise en
évidence de l’existence du boson Z° par l’équipe de Carlo Rubbia repose sur
l’utilisation originale du dispositif connu (le cyclotron) pour dépasser ses limites
énergétiques courantes. Il y a donc un génie technologique autonome. De même,
la capacité de transformation de la nature propre aux biotechnologies les met en
position de produire, au-delà de l’objet scientifique que constitue la
connaissance nouvelle, l’objet réel dont elle ne sait encore rien. C’est aussi vrai
des nanotechnologies qui au-delà des capacités nouvelles d’observation qu’elles
constituent produisent des interactions inédites entre les structures vivantes et
des structures inertes de même dimension…
Certes, la nouveauté n’est pas absolue puisque l’agriculture est en ellemême un écosystème de même que la civilisation industrielle –quoique son
point d’équilibre écologique soit plus problématique –mais les objets fabriqués
sont de plus en plus proches des objets qu’ils simulent ou explorent, voire de
même « nature » dans le cas des objets biotechnologiques…
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Que fait la technique dans la culture? Que fait la technique à la
culture?
Ce que les innovations techniques font à la science, elles le font aussi à la
culture. Il est presqu’inutile de se demander ce qu’elles font dans la culture –
après tout nous sommes ce que nous faisons, nous sommes nos pratiques. –Mais
ce qu’elles font à la culture est crucial –et ce n’est pas nouveau mais ça
s’accélère et s’amplifie. Les techniques qui précèdent, accompagnent et résultent
continûment de la science transforment sans arrêt les conditions dans lesquelles
nos morales peuvent s’exercer. Elles transforment notre puissance, elles nous
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permettent sans arrêt de faire des choses nouvelles et nous posent sans arrêt la
question de savoir si nous le voulons et au-delà de ça, ce que nous voulons.
Les biotechnologies sont au centre de cette inquiétude contemporaine
parce qu’elles touchent moins à la mort qu’à la vie. La façon dont nous
pourrions disparaître a bien sûr transformé nos vies et par là toute l’histoire
contemporaine –et il ne faut pas croire que c’est une menace révolue... L’effet
que ça a produit sur la conscience des physiciens est bien sûr dépassé par les
nécessités militaires et géostratégiques. Mais même si le cas d’Einstein, qui a
fait ce qu’il fallait pour orienter le programme militaire américain –pour ensuite
le regretter à ce que l’on dit, celui d’Oppenheimer que l’on connaît et celui de
Léo Szilard qui en a abandonné la physique pour passer à la biologie sont
illustratifs, ils ne compensent pas le rôle de Sakharov dont les capacités de
conscience se sont manifestées dans la dissidence politique mais pas dans le
doute au sujet du programme nucléaire soviétique. On ne fait pas ce qu’on veut
mais on peut toujours ne pas faire ce qu’on ne veut pas faire…
Une question d’éthique intéressante est la suivante : par un regard
rétrospectif sur l’histoire récente –disons depuis la seconde guerre mondiale,
quelles sont les innovations (même pacifiques) qui ont transformé les vies
humaines et que nous pouvons regretter ? La réponse à cette question ne va pas
de soi. En effet pourquoi, pour chacune des inventions considérées aurions-nous
dû vouloir que le monde continuât comme avant ? Etait-il si bon ?
La réponse aux questions éthiques, à la différence des réponses
simplement morales et à cause de la nouveauté de situation qui les accompagne
suppose un examen critique –non seulement entre des hommes tentés de juger
de façon divergente mais dans le for intérieur de chacun d’entre nous. Ça éveille
la notion d’une toxicité culturelle envisageable des innovations, de son
évaluation. C’est très différent d’une toxicité objective, biologique, parce que ça
pose la question de ce à quoi nous tenons.
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C’est une version de ce qu’aujourd’hui on désigne comme principe de
précaution mais ce dernier porte généralement sur la dimension physique des
effets. Il a son origine justificative –mais ça n’aurait pas suffi, dans un livre du
philosophe allemand Hans Jonas : « Le principe responsabilité ». Sa portée est
cosmique chez Jonas : il ne porte pas tant sur ce dont nous voudrions prendre la
responsabilité que sur les responsabilités que nous ne devons pas prendre
compte tenu de nos puissances nouvelles. Il s’agit encore d’une certaine façon,
de la préservation de l’œuvre divine mais il faut bien dire que ça peut sembler
souvent salutaire de façon rétrospective… Toutefois, le principe de prudence,
qui est la sagesse et l’exercice de la liberté n’a pas besoin d’un principe abortif
de réserve absolue : il repose sur l’évaluation. En l’absence d’évaluation des
conséquences d’un acte, la prudence veut qu’on s’abstienne…
La question, très différente, de ce que nous voulons et de ce dont nous
voulons le protéger est toutefois au centre des questions de bioéthique posées
par les biotechnologies et par les nanotechniques.
J’ai dit que les biotechnologies touchent à la vie. Elles le font de façon si
nouvelle qu’elles nous mettent dans des situations de responsabilité étrangères à
toute culture passée. Au 17ème siècle, le rationalisme avait du chasser le créateur
de son œuvre pour que le monde soit compréhensible. Le déisme de Voltaire à
fait de dieu « le grand horloger », le créateur de la machine monde –mais
l’horloge pour être une vraie machine doit fonctionner seule… C’est comme ça
qu’on peut la comprendre : comme le jeu aveugle de pièces en interaction selon
leurs propriétés. Si le créateur y remet les doigts, la raison ne s’y reconnaît plus.
C’est le retour de l’animisme et de la magie.
Aujourd’hui, le clonage nous met dans la position du créateur horloger.
Jusqu’ici, le vivant et tout spécialement la génétique, lui avait laissé cette
prérogative : la main de dieu y était présente en l’espèce du hasard. Rien de
planifié dans les arrangements génétiques, seulement le caprice surnaturel des
combinaisons arbitraires. Les techniques de gestion des caractères spécifiques
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n’étaient pas de nature biologique, ce n’étaient que de grossières manipulations
zoologiques qui gouvernaient le processus de l’extérieur. Aujourd’hui, le coup
de dés du créateur peut être commandé –et il y en a pour dire que nous ne
devons pas prendre cette responsabilité, qu’elle ne nous revient pas.
Cette question de la responsabilité est d’ailleurs au centre des questions
vraiment cruciales que pose la bioéthique. –Et ce n’est pas seulement la
perspective des manipulations qui la pose : nous avons maintenant accès à des
informations qui transforment complètement notre responsabilité, au point que
la volonté d’ignorance des personnes concernées (d’irresponsabilité en quelque
sorte) doit être prise en considération.
Etant donné un diagnostic génétique dont le pronostic est implacable, pour
la chorée d’Huntington par exemple : doit-on le communiquer. Il peut se faire
que la personne concernée veuille savoir pour prendre des décisions, pour
prendre ses responsabilités (de disparaître dignement par exemple) mais il est
aussi possible qu’elle souhaite vivre en toute ignorance (en toute innocence,
comme avant) ce qui lui reste de vie normale… Encore ceci, le fait de se savoir,
par un diagnostic génétique, porteur d’un allèle délétère et d’avoir un risque de
le transmettre offre une possibilité nouvelle de choix et une responsabilité dont il
peut être demandé compte –et dont on peut regretter d’avoir la charge. L’arrêt
Perruche, aujourd’hui annulé avait par exemple fait droit à un handicapé de
demander des comptes au médecin qui l’avait mis au monde en connaissance
des risques de malformation.
Les interactions entre le vivant et des systèmes inertes de dimension
nanométriques ont aussi une dimension éthique qui leur est spécifique. Les
nanotechniques (dont les perspectives technologiques aussi bien qu’éthiques
sont par ailleurs divergentes) nous posent le problème suivant : nous sommes en
mesure d’envisager des dispositifs d’appareillage nanométriques –en quelque
sorte, des prothèses de dimension moléculaires. C’est encore de la science
fiction mais le souci éthique rend cette démarche nécessaire : la précaution
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élémentaire face aux nouvelles responsabilité que nous donne la technique exige
que la réflexion soit prospective afin de garder un temps d’avance. En fait, c’est
de l’éthique fiction…
Il est par exemple possible de tuer des cellules cancéreuses en leur faisant
phagocyter sélectivement des nanoparticules magnétiques et en agitant ces
dernières par l’application d’un champ pulsé à la tumeur afin de provoquer un
choc thermique ciblé. Ici, il s’agit de thérapie –mais supposons qu’on utilise des
techniques de cette catégorie, non plus pour soigner mais pour améliorer. Si on
choisit cette éventualité, dans quelle direction le faire ? Comment discerner une
amélioration d’une transformation futile ou délétère. Comment ne pas se mettre
en position de regretter ce qu’on aura fait ? Et puis, quels individus améliorer ?
Quelles seraient les conséquences sociales, quelles armes sociales et quels
privilèges pourraient constituer de tels nanoappareillages ?
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La responsabilité du chercheur citoyen.
Quelle est la responsabilité des chercheurs dans cette situation ? Peuventils encore se dire qu’ils n’ont qu’à faire leur travail sans se soucier de ses
conséquences et que la société décidera quoi faire de leur résultats et de leurs
inventions. Certes les chercheurs n’ont pas en tant que tels à décider de
l’orientation éthique de leurs travaux –ils ne sont à ce sujet que des citoyens
comme les autres. Mais leur position leur donne des responsabilités particulières
vis à vis des autres citoyens : ils sont les premiers renseignés sur les perspectives
éthique de leurs travaux. La discussion éthique, l’examen critique des principes
sont nécessaire pour transformer l’aveuglement éthique des morales héritées :
les chercheurs doivent empêcher que cette étape soit court-circuitée. Il ne s’agit
ni de mettre le monde devant le fait accompli, ni de censurer. Il faut éveiller
l’attention publique et susciter l’examen critique pour y prendre part.
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