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Soumya Ammar Khodja De si beaux ennemis et autres nouvelles Trois petites notes de musique Lorsqu’ils essayèrent de se revoir, ce fut trente ans après. Mais un volcan islandais qui obscurcit le ciel s’en mêla et son avion ne put décoller. Elle fut seule à arriver à la gare de Lyon, à Paris. Cet après-midi-là, il faisait beau sur toute la France. Elle pleura sur le parvis inondé de soleil. À côté d’elle, adossée à une grille, une femme parlait, parlait, le téléphone collé à l’oreille. À travers ses larmes, Mona l’entendait donner des conseils à une personne qui devait être une jeune mère. Elle y mettait une telle ardeur, saisissant l’occasion de vanter sa vie consacrée à ses enfants, à leurs vêtements et à la meilleure manière de les faire durer. La deuxième tentative fut au pays. Ils ne se virent pas rapidement car elle devait s’occuper de son vieux père malade. Elle entra à l’hôpital comme dans une prison pour accompagner un condamné à mort. Quand tout fut fini, elle lui téléphona et ils convinrent d’un rendez-vous. 5 Le jour J, à l’heure fixée, elle sortit de la maison familiale en courant, avec l’impression de ressortir d’un tunnel et de remonter vers la lumière. Il avait donné des indications sur sa voiture, sa couleur, sa marque. Il l’attendait à l’extérieur, appuyé contre la portière, une cigarette entre les doigts. Mona fut soulagée. Visiblement, Wajdi n’avait pas été délabré par le temps. Ses cheveux qu’il n’avait pas perdus avaient blanchi en partie. Sa peau brune, renforcée par le climat méditerranéen, rehaussait la couleur de sa tête. Il portait une large chemise kaki et était plus grand que dans son souvenir. Elle s’élança vers lui qui l’accueillit avec ces mots : – Tu n’as pas changé. Tout en l’embrassant sur les joues, elle lui répondit : – Toi non plus. Tu es très beau. L’homme souriant reçut le compliment avec une moue dubitative. Il conduisait avec sûreté, presque lentement, laissant le paysage se dérouler devant les 6 yeux de Mona qui n’y reconnaissait pas tout. Cela faisait une quinzaine d’années qu’elle n’était pas retournée dans la ville. Les palmiers, les lauriers-roses et surtout les flots de bougainvilliers qui couraient le long des façades, amortissaient la surprise des changements. Elle eut pour eux un élan d’affection, les percevant telles de vieilles connaissances grâce à qui les lieux gardaient leur apparence de familiarité. Dans la voiture, ils déplièrent le rouleau des noms de celles et ceux qu’ils avaient connus ensemble, dans une autre vie. Les uns restés, les autres partis, assassinés, morts de maladie ou simplement perdus de vue. Au restaurant, les plats étaient savoureux mais elle avait peu d’appétit, les sens encore sous l’effet de l’agonie de son père, du soulagement qu’elle avait éprouvé à sa mort ; requis aussi par l’émotion brute des retrouvailles avec Wajdi, assis de l’autre côté de la table, tout proche, trente ans et quelques poussières après et qui parlait : – Au bout de vingt ans de mariage… Il se prit la tête entre les mains, sans continuer. 7 – Tu as été amoureux d’une autre femme ? – Non. Elle ne sut pas si, au bout de ces vingt ans de mariage qu’il évoquait telle une période butoir, son désir pour son épouse était mort, s’il en avait eu assez de la vie conjugale, s’il avait eu envie de partir. • Ils se revirent, à plusieurs reprises, au moment du déjeuner. Seul moment où Wajdi, croulant sous le travail, s’accordait un répit. Il choisissait le restaurant, jamais le même, après avoir traversé la ville. Une ville de toute beauté malgré les traces de la guerre civile encore visibles sur les murs de certains quartiers. Wajdi réglait l’addition. Mona avait beau protester, rien n’y faisait. Il se conduisait en homme nourricier, la servait, insistait pour qu’elle mange. Elle s’était alors débrouillée pour lui offrir de menus cadeaux : un stylo à plume, des fleurs, un livre. Au fil des rencontres, des souvenirs remontaient. Comme ils étaient remontés, nappe 8 après nappe, après leurs premiers contacts sur l’internet. Un matin, elle lut avec incrédulité son nom dans la colonne expéditeur de sa messagerie électronique alors que la voix de Cora Vaucaire s’élevait du C.D qu’elle avait choisi pour commencer sa journée : Trois petites notes de musique Ont plié boutique Au creux du souvenir Et vont s’endormir C’en est fini de leur tapage Elles tournent la page Mais un jour sans crier gare Elles vous reviennent en mémoire Elle avait pris un cahier, nouant un dialogue avec ces si lointains souvenirs, non inconsciente de l’ambiguïté de l’exercice. Les mots peuvent ne concerner que les mots, créant leur propre univers, sans lien avec la réalité à laquelle ils sont censés renvoyer. • 9