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ARTISANS ET PAYSANS DU YIDDISHLAND (1921-1938) Exposition organisé par le Musée d'art et d'histoire du Judaïsme avec l'ORT France Textes de l'exposition [INSTRODUCTION] Institution juive internationale de formation professionnelle, l’ORT est née dans la Russie tsariste de la fin du XIXe siècle, afin de promouvoir le travail manuel chez les Juifs de la “zone de résidence”. Mais c’est après la révolution de 1917 qu’elle s’est développée, dans l’urgence d’abord, pour des populations juives victimes des pogroms, de la famine et des autres désordres provoqués par la guerre civile. Se consacrant initialement aux orphelins et aux sans-abri auxquels elle offre toit et éducation, l’ORT rencontre la volonté du nouveau régime, après l’instauration de la Nouvelle Politique économique mise en place par Lénine, de “normaliser” la vie juive. En effet si les Juifs ne connaissent plus la ségrégation, ils ne peuvent être reconnus en tant que groupe, et doivent trouver une intégration économique. L’ORT, parallèlement à d’autres organisations juives de secours, oeuvre en formant aux métiers manuels (cordonnerie, menuiserie, couture, etc.), et surtout en développant l’agriculture au sein de fermes collectives. Depuis son siège installé à Berlin dès 1921, l’ORT organise la collecte internationale de financements, afin de permettre l’entretien d’un réseau dynamique de fermes et d’écoles, qui s’étend en URSS, et sur les anciens territoires russes yiddishophones, Roumanie, Pologne et Lituanie. Mais dès la fin des années vingt, Staline entame une collectivisation forcée de l’agriculture et de l’industrie, et remet en cause la tolérance envers les organisations juives ; l’ORT voit son action progressivement bridée, jusqu’à être interdite en 1938, tandis que l’Europe fait face à la montée du nazisme. Cette exposition est un témoin unique et précieux de cette parenthèse historique, où l’agriculture a pu apparaître comme une solution au “problème juif”, “problème” que le régime soviétique choisit de résoudre à la fin des années vingt par la création d’une république autonome juive au Birobidjan, au plus loin de Moscou, au-delà de la Mongolie. L’exposition est composée de tirages photographiques réalisés à partir d’un choix de plaques de verre originales découvertes au sein des archives de l’ORT-France, présentés pour la première fois en France, après restauration. LES ORIGINES DE L'ORT C’est dans la Russie tsariste d’Alexandre II que l’ORT voit le jour. Le 22 mars 1880, quelques notables de la communauté juive de Saint-Pétersbourg, Samuel Poliakov, Horace de Gunzburg, Abram Zak, Léon Rosenthal et Meer Fridland, décident de créer un fonds pour soulager la population juive nécessiteuse, l’Obchestvo Remeslenovo i zemledeltcheskovo Trouda (ORT), ou “Société pour la propagation du travail industriel et agricole parmi les Juifs”. Il ne s’agit pas de charité, ainsi que le montre la requête adressée au tsar le 10 avril 1880 : “Les soussignés estiment que, parmi les nombreux besoins de nos coreligionnaires en Russie, la première place revient incontestablement au manque de travail artisanal et agricole. Rien ne saurait donc alléger davantage la situation de la masse de nos coreligionnaires qu’un développement adéquat et systématique du travail artisanal et agricole parmi eux.” L’objectif originel des fondateurs de l’ORT est de soutenir et de développer les écoles professionnelles juives déjà présentes dans le pays et, si possible, d’en créer de nouvelles ; l’idée sous-jacente au projet est que l’émancipation politique et l’obtention de droits civiques passent d’abord par l’intégration économique. Grâce à l’autorisation du tsar Alexandre II, quelque 500 000 roubles sont rapidement réunis, permettant à l’ORT de s’atteler à sa tâche. Mais, en 1881, le tsar est assassiné et s’ouvre alors une période de troubles et de répression pour les Juifs de l’Empire russe : l’ORT ne peut plus poursuivre sa mission. Il lui faut attendre 1906 pour obtenir un statut légal et une reconnaissance des autorités russes. L’ORT se déploie alors progressivement : elle installe des antennes dans toute l’Europe centrale et orientale et se dote d’une instance au niveau international, l’Union ORT, créée en juillet 1921, pour encadrer et financer ses antennes nationales, étendre son programme, en particulier en ce qui concerne l’aide matérielle et technique accordée aux artisans et aux agriculteurs juifs, ainsi que la défense des intérêts économiques des Juifs. L’ORT FACE A LA REVOLUTION SOVIETIQUE La révolution d’Octobre 1917 apporte son lot de promesses pour les Juifs de l’ancien Empire russe : les révolutionnaires leur apparaissent en effet comme des alliés dans leur lutte pour l’émancipation. Les premières années du régime soviétique confirment leurs espérances puisqu’ils bénéficient désormais de l’égalité des droits dans tous les domaines de la vie politique et sociale, tandis que l’antisémitisme est sévèrement puni. Une section juive du Parti, la Yevsektsia, est même créée, sous l’égide de Joseph Staline, alors commissaire aux nationalités, afin d’apporter une réponse spécifique à la “question juive”. Dans le cadre de la Nouvelle Politique économique (NEP) – adoptée par Lénine en 1921 pour remédier à l’état de misère et de famine né de la guerre civile et du “communisme de guerre” –, le gouvernement de Moscou entend encourager la population juive à se tourner vers les métiers de l’industrie et de l’agriculture. Les Juifs se voient attribuer des terres en Crimée et dans les provinces de Kherson et d’Ekaterinoslav. Il s’agit pour le pouvoir soviétique non seulement de peupler et de sécuriser les régions frontalières d’Ukraine, de Crimée et de Biélorussie, mais également de favoriser, dans le contexte de l’émergence d’une “société soviétique d’un type nouveau”, l’insertion économique et sociale des Juifs. Le projet s’inscrit dans le double contexte d’un mouvement de propagation de l’athéisme et de lutte sans merci contre le sionisme. D’une part, le judaïsme, à l’instar de toutes les religions, est persécuté et dépeint comme une idéologie réactionnaire. D’autre part, le mouvement sioniste est perçu par le nouveau régime comme un avatar de l’impérialisme britannique, et les sionistes sont envoyés en camps de travail. Les colonies agricoles soviétiques sont ainsi conçues comme un instrument au service de la “soviétisation” de la population juive et comme une alternative aux colonies juives de Palestine. Afin de financer cette politique, le gouvernement soviétique fait appel, de manière paradoxale, à des organisations philanthropiques occidentales. Parmi elles figurent la Jewish Colonization Association (JCA), l’American Jewish Joint Distribution Committee (JOINT) et l’ORT, avec laquelle un accord quinquennal est conclu en 1923. Les interventions de ces organisations juives en matière agricole sont formellement encadrées par le KOMZET (Commission gouvernementale pour l’établissement agricole des Juifs) et l’OZET (Société d’agriculture juive de Russie), deux institutions mises en place par le pouvoir moscovite en 1924 et 1925. L’ORT EN EUROPE CENTRALE ET ORIENTALE Les traités de paix signés après la Première Guerre mondiale entraînent un bouleversement des frontières et donc une nouvelle répartition de la population juive en Europe centrale et orientale. Ainsi, la République polonaise, qui recouvre les territoires de la Biélorussie et d’une partie de la Lituanie, abrite un tiers des Juifs de l’ancien Empire tsariste, soit trois millions d’individus, tandis que le royaume de Roumanie voit sa population juive portée à un million de personnes, avec l’annexion à son territoire de la Bessarabie, de la Bucovine et de la Transylvanie. Pendant les années vingt, les Juifs d’Europe orientale et centrale font en effet l’objet de vastes mouvements de répression : ainsi, d’innombrables pogroms sont perpétrés par des bandes armées ukrainiennes. De plus, la révolution bolchévique de 1917 réduit les relations commerciales entre la Russie soviétique et les États voisins, et appauvrit les populations juives vivant du commerce. Les responsables de l’ORT ont plus que besoin de l’aide matérielle en provenance de l’étranger. L’Union ORT organise alors des collectes massives de fonds, livrant une dure bataille pour la survie économique des Juifs. Les Juifs de Pologne voient leur droits civiques souvent bafoués. L’organisation crée alors des centres d’enseignement, général et technique, dans une dizaine de villes. Ces institutions abritent souvent un service de patronage, qui place des apprentis en entreprise et suit leur progression. Des caisses de prêts permettent aux artisans de débuter leur activité professionnelle. De la même manière, des comités ORT sont installés en Roumanie, en Ukraine et dans les pays baltes, où ils ajustent leurs actions aux politiques gouvernementales nationales. L’ACTION DE L’ORT EN UNION SOVIÉTIQUE Pour le pouvoir soviétique, l’émigration des Juifs vers les terres agricoles est une véritable réussite : elle permet une “régénération” des Juifs par un travail constructif et productif en milieu rural et favorise la création d’une paysannerie juive. À l’étranger, en particulier en France, les communautés juives voient dans les colonies agricoles d’URSS un moyen, pour leurs coreligionnaires entassés dans des villes dans des conditions déplorables, d’échapper à leur état de dépendance. En 1928, grâce à un accord conclu avec les Soviets, l’Union ORT est autorisée à importer librement des matières premières, des machines et des outils destinés aux ateliers des colonies juives. La Tool Supply Corporation, une annexe de l’Union ORT, organise, via Berlin ou Londres, le transport d’un millier de machines à destination des artisans juifs d’URSS, tailleurs, menuisiers, bonnetiers ou cordonniers. En 1931, l’OZET, dans le cadre de la collectivisation, transforme toutes les exploitations agricoles juives en fermes collectives. Celles-ci prennent alors des noms imagés, empruntés à la culture soviétique, comme, dans la région d’Odessa, “1er mai”, “Chemin vers le socialisme” ou encore “Staline”, “Karl Marx” et, en yiddish, “Freiheit” (Liberté), “Freiheim” (Foyer libre), “Emes” (Vérité) ou “Sholem Aleikhem” (du nom du célèbre écrivain yiddish). Les autorités soviétiques privilégient l’emploi du yiddish persuadées par les sections juives du Parti que le yiddish est la langue des “masses laborieuses”, et l’hébreu, celle de la “classe ennemie”. À la même période, l’ORT organise dans ces nouveaux kolkhozes un réseau d’ateliers semi-industriels, en vue de faciliter l’intégration économique des Juifs et de contribuer à relever leur niveau social. LA FIN D’UNE ILLUSION En encourageant, au début des années vingt, les Juifs à s’installer dans des zones rurales, les autorités soviétiques et, celles des pays d’Europe centrale et orientale pensaient pouvoir “normaliser” la vie juive par des activités professionnelles “productives”, et parvenir ainsi à résoudre la “question juive”. L’Union ORT et le comité ORT russe conduisent, dans la lignée des ambitions des soviétiques, de multiples actions en faveur du “reclassement” des Juifs. Cependant, leur dynamisme se trouve rapidement freiné : dès la fin des années 1930, les autorités gouvernementales ont exigent de l’Union ORT qu’elle procède à la rénovation des locaux abritant ses institutions, entraînant des frais considérables, alors que les subsides de l’Etat diminuent sensiblement. Très vite, d’autres mesures sont prises contre les entreprises juives, si bien que, à partir de 1937, le système bâti par l’ORT en Union soviétique s’effondre : les écoles sont réquisitionnées par les autorités et de nombreux artisans juifs sont contraints d’intégrer les entreprises d’Etat. Les purges staliniennes de 1937 et 1938 affaiblissent la communauté juive d’URSS : l’ingénieur agronome représentant de l’Union ORT en Russie soviétique, Jacob Zegelnitsky, est arrêté en 1938 et déporté au Kazakhstan où décède. Après quelques années de succès, les illusions qu’avait nourries le projet de colonies juives agricoles se dissipent donc rapidement : un mouvement de retour en milieu urbain s’amorce, tandis qu’un point final est mis à l’action de l’ORT en URSS.