La Conversation Spirituelle dans le charisme ignatien
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La Conversation Spirituelle dans le charisme ignatien
German Arana LA CONVERSATION SPIRITUELLE, INSTRUMENT APOSTOLIQUE PRIVILEGIE DE LA COMPAGNIE I n t r o d u ct io n 20 Le langage ignatien est très concret. Il obéit à un mécanisme d’expre s s ion particulier qui tend à ciseler les concepts avec précision et sobriété. 0 L’ é tude de la concordancia ignaciana de Ignacio Echarte nous mont r e que quand une expression apparaît de façon réitérée, c’est par ce qu’il s’ag it d ’ u n e expression qui a un vaste usage commun, ou bien qui obéit à une intention expressive propre. Les termes “ converser ” et “ conversation ” e n t r e n t pleinement dans cette deuxième caractéristique. Ils sont utilis é s d an s la lit t é r at u re ignatienne avec une fréquence insolite : d an s l’ensemble de ses œuvres, la racin e “ co n v ersa ” dans sa double écriture “ conuersar ” et “ conversa ” apparaît 39 fois, et dans les Lettres 316 fo is . A u cune sémantique d’usage courant ne pourrait justifier une telle ab ondance chez Saint Ignace, si peu enclin à parler de conversation en termes généraux ou de la pratiquer de façon irréfléchie ou futile. Nous nous trouvons là devant un concept typiquement ignatien, sans cesse utilisé aussi bien dans la littérature de la fondation de la Compagnie, que tout au long des Le ttres et de l’arc chronologique que cellesci e mbrassent. Plus encore, il constitue un terme technique qui désign e une méthode apostolique essentielle au charisme ignatien. 2 . A ppr o ch e s é man t iq u e : d e l’ u s ag e co mmu n au t e r me t e ch n iq u e Dans l’usage actuel, le sens du verbe “ converser ” est mo in s s pécifique que dans le “castellan ” du Siè cle d’Or. Il est plutôt synonyme d’une Revue de Spiritualité Ignatienne xxxvi, i / 2005 LA CONVERSATION SPIRITUELLE 21 relation ou d’une communication plus ou moins directe entre deu x ou 1 plusieurs personnes . Peut-être pourrait-il évoquer un élément th é matique, puisqu’il vise tacitement un sujet ou une intention qui don n e u n sens à l’ambiance de communication co-créé e par les personnes qui conver sent : Converser sur... Tandis que son synomyme: “ dialoguer ” vise plutôt l’altérité de la communication : dialoguer entre... Le dictionnaire de Se bastian De Covarrubias, publié en 1611, est l’instrume n t le plus utile pour nous rapprocher du “ castellan ” de l’époque de Saint Ignace. Ce dictionnaire définit “ converser ” comme : s’entretenir avec politesse ....de façon paisible...u ne communication entre amis...Ce q u i r evient à dire qu’il vise à une communication d’une certaine qualit é entre les personnes. Une relation proche, amicale, dotée d’un certain degré d’intimité. Le D iccio n ar io de Autorid ad e s de 1729 le fait dériver du latin conv e rla conversation constitue le sari. Cette éthymologie éclaire la s énoyau différentiel qui mantique conviviale signalée par C o v arrubias. Effectiv e me n t le v e r be latin caractérise la qualité de la médiéval conversor perd peu à peu sa relation de proximité et de s ignification originale de “ se tourner ” s e “ retourner ”, pour acquérir u n e fraternité de ceux qui, en plus connotatio n d e r e lat io n pr o f o n d e , du fait de vivre sous le même grâce à laquelle on part age la vie même toit, partagent leur vie en (cohabiter, e n trer dans une communicatio n intime ou se maintenir en comayant un projet commun 2 pagnie de...) . Pour comprendre le sens ignat ien de cette expression, aussi bien sous sa forme verbale que sous sa fo r me de substantif, nous pouvons prendre comme paradyg me son usage dans les Constitutions. Ce n’est pas en vain que dans cette œuvre le langage ignatien atteint son niveau maximum de précision. D’après son utilisation à cette époque, la conversation a sans aucun doute pour Ignace une connotation de : contact en profondeur, av e c une certaine familiarité e t u n e certaine intimité. Elle désigne le contact avec des personnes t rès proches à cause de leur parenté ou de leur affinité 3 affective (deudos y amigos = parents et amis) , ou la façon particu lière4 ment familière qui caractérise ce genre de relations . Au cours du processus d’admission du candidat dans la Compagnie, Ignace établit une première probation qui a un caractère ex t érieur. Il s’agit d’un premier co n t act e n tre le candidat et la Compagnie, qui a lieu en dehors de la v ie d e communauté proprement dite. C’est une situation de numero 108 Revue de Spiritualité Ignatienne 22 German Arana transition assez brève, qui dure une ou deux semaines . A ce moment le candidat a déjà quitté sa vie et son habitat précé d e n t s , mais il n’a pas e n core été incorporé complètement à la vie de la communauté religie u s e . Cette admission, qui marque le passage à la longue seconde probation à part ir d u n o v iciat, Ignace la désigne comme un temps pour “ converser ” 5 et po u r “ co h abiter ” . La conversation constitue le noyau différentiel qui caractérise la q u alit é d e la relation de proximité et de fraternité de ceux qui, en plus du fait d e v iv r e sous le même toit, partagent leur vie en ayant un projet commun. C’est pourquoi Ignace y fait allusion quand il veut souligner l’invitation à vivre des relations de proximité et d’authenticité à l’intérieur de la communauté, et avec les formateurs. Mais au contraire, il recommande un éloignement pédagogique d e l’ u nivers affectif que le candidat laisse derrière lui, et la nécessité de ne faire de confidences qu’à ceux qui pourront l’aider plus efficacement sur la nouvelle voie d an s laquelle il s’est engagé. Bref, la fréquence de l’usag e d e ce terme et son homogénéité contextuelle manifestent qu’il s’agit bien là d’un terme technique pr o pr e à la pensée d’Ignace. Celui-ci invente l’expression : converser se lo n notre 6 i n st itut . Cette expression ne se réfère pas seulement à une faço n particulière d’entrer en relat io n , mais aussi à une dimension caractéristique et essentielle de la Compagnie. C’e s t e n fonction de cette dernière qu’Ignace établira des e x ig e n ce s par t iculières pour la sélection des candidats, leur fo rmation et la manière de procéder, même à propos des as pe ct s les plus extérieurs, dans la conversation que dans notre institut 7 et dans notre manière de vivre nous devons avoir avec le prochain . Déjà dans les Exercices Spirituels le u r auteur avait laissé la marque de la densité anthropologiq u e e t théologique de la compréhension qu’il avait de cette activité si expressément humaine. Dans le s e co n d exercice de la Première Semaine, centré sur l’histoire de n o s péchés personnels, et afin d’aider le retraitan t à v é r ifier son incohérence historique, on lui offre une règle némotechnique qui propose de : r e g ar d e r le lieu et la maison où j’ai habité, les relations que j’ai eues avec autrui, l’ e mplo i dans lequel j’ai vécu. (Ex. Sp. 5 6 ) .Le cadre dans lequel est évaluée la vie morale de la personne possède un caractère relationnel. La vie t h éologale du sujet se vérifie dans le cadre de ses re lations interpersonnelles. Il ne pourrait en être autrement, puisque le propre de la pe r sonne humaine, ou l’élément différentiel de son “ être personne ” est précis é ment la capacité d’entrer en relat ion. Plus encore, des trois éléments qui sont cités dans l’examen que nous avons mentionné, le premier et le d e rnier sont plutôt conventionnels et indiquent une situation de fait. Mais c’est surtout dans le second : la conversation, que se vé r if ie la qualité relationnelle de la Revue de Spiritualité Ignatienne xxxvi, i / 2005 LA CONVERSATION SPIRITUELLE 23 personne, et où se fait jour sa maturité chrétienne et morale. Dans l’appendice d es notes pour contempler d’autres mystères de la ème vie du Christ, notes qui sont proposées à la fin des Exercice s, la 13 Apparition recueille toute la liste des apparit io n s décrites en I Cor 15,5-8. A la fin, en g u is e d e résumé de toutes les manifestations du Ressuscité, il s ignale : il apparut souvent aux disciples et s’entretenait avec eux (Es . Sp. 311). Après sa Résurrection, Jésus établit de nouveau une relation cordiale, intime et directe av e c le s siens. C’est dans la qualité relationnelle de cette immédiateté, qui devient universelle grâce à la f o r ce de l’Esprit, que se trouve précisément la force de l’évèneme n t s alvifique par excellence, et qui fera du Seigneur J é s u s le compagnon permanent des disciples de tous les temps . 3 . Le s P r é cis d e l’ act io n apo s t o liq u e pr o pr e à la C o mpag n ie : Le pô le d u v is - à- v is Quand nous disons que la conver sa t i o n est un terme technique ignatien, nous nous référons naturelle ment à la conversation spirituelle. Dans une lettre à s o n frère Martin en 1532, il lui explique qu’à Paris il se consacre entièrement à l’étude et à l’apostolat avec : des études e t b e aucoup de conversations, se hâtant de préciser à propos de ces dernières : mais des 8 conversat io n s q ui ne sont pas temporelles . Pour préciser ce terme, il utilise fréquemment les adjectifs : pieuses, bonnes, spirituelles, édifiantes, appropriées...Cepend an t , co mme po u r I gnace toute relation humaine d’une certaine profondeur a un but apostolique, le terme même , sans y ajouter d’adjectif, finit par signifier habituellement un type de relat io n q u i servira à la croissance des interlocuteurs selon l’Esprit du Christ. Comme on le sait, Saint Ignace utilis e u n e e xpression générique pour désigner l’action apo s t olique des membres de la Compagnie orientée vers les pers o n n e s : a ide pour les âmes, ou aide au prochain. Selon la Formule de l’Institut, la fin principale de la Compagnie est la défe nse et la propagation d e la f o i, le profit des âmes dans la vie et la doctrine chrétienne (...ad fidei defensionem et propagationem animarum in vita et doctrina Ch r istiana, FI,1). Suivant l’ordre intellectuel typique d’Ignace, qui co nsiste à clarifier et établir la place respective de la fin et des moyens, il fait ensuite la liste des actions apostoliques propres à la Compag n ie . Il s’agit des moyens apostoliques qui lui sont propres et qu’il faut privilégier. Concrètement sont cités : la prédication, l’enseignement, les autres minis t è r e s d e la Parole de Dieu, la catéchèse aux enfants et aux ignorants, la confession et l’ administration des sacrements, la réconcilia- numero 108 Revue de Spiritualité Ignatienne 24 German Arana tion des personnes brouillées, le serv ice des prisonniers et des pauvres 9 dans les hôpitaux, et les autres œuvres de charité . Dans l’éventail des moyens qui sont cités, nous arrivons à percevoir l’importance fondamentale e t constitutive que revêt pour Ignace leur application pour le bien d e s hommes. Son objectif est fondamentalement spirituel, mais non spiritualiste. Il s’agit d’aider l’homme tout e ntier selon 10 l’esprit du Seigneur qui a prêché, qui a guéri, qui a rassasié . On a beaucoup discuté sur l’interprétation de la fin apo stolique et des minist è r e s pr o pres de la Compagnie d’après le passage déjà cité de la Formule, surtout en ce q ui concerne l’importance que l’on donne à la partie introduite par le nihilominus. Personnellement, je pense que Sain t I gnace ne formule pas deux fins, même si l’on considère la se co n d e comme con-substantielle. La forma mentis de l’auteur du Principe e t Fondement était plutôt portée à une formulation s imple de la fin. C’est dans l’amplitude de la description de s mo y e n s apostoliques que se manifeste l’aspect intégrateur et constitut if de la finalité apostolique de la C o mpag nie. Une perspective apostolique qui, pour son caract è r e radicalement évangélique, ne supporte aucun réductionnisme : ni de type spiritualiste, ni tendant à un simple assistentialisme social. D’autan t plus que pour Ignace la s é le ct io n d e s ministères les plus explicitement s pir it u e ls , réalisée en fonction des sujets, doit privilégier les plu s 10 malheureux . Et, à s o n t o u r, l’attention aux pauvres, et l’attention directe aux formes concrètes de leur pauvreté (privation des biens, de la santé, de la liberté...), doit viser aussi à leur pr ocurer, autant que possible, les 11 secours spirituels . Pourquoi Saint Ignace ne cite-t-il pas dans la Formule l’aide au prochain à t r avers la conversation spirituelle? N’aurait-ce pas été logique, selon sa mentalité tant de fo is af f irmée sur ce sujet? La raison en est, je pense, que comme il s’agissait du premier document juridiqu e q u i d é finit, présente et approuve de façon synthét iq ue l’Institut de la Compagnie, Ignace a voulu peut-être éviter d’inclure une ex pr e ssion, extrêmement significative pour lui, mais peu reconnu e d an s le langage canonique qui décrit les différents ministères. En tous cas il est clair que les divers éléments du “ répertoire apo stolique ” de la Formule sont en bien des points liés à l’exe r cice d e la conversation. Ainsi par exemple la confession, les exercices, le contact dir e ct avec les personnes pour les aider dans leurs besoins, quels qu’ils soient ; le ministère de la réconciliation, etc... Nous trouvons avec une certaine fréq u e nce dans la littérature ig n at ie n n e ce que je suis arrivé à appeler “Précis sur les manières de procéder propres à la Compagnie ”. Il s ’ ag it de brèves indications sur les Revue de Spiritualité Ignatienne xxxvi, i / 2005 25 LA CONVERSATION SPIRITUELLE façons d’aider les personnes, propres à la C o mpag n ie . La Formule en est la première. Elles apparaissent ens u it e dans les Constitutions. Par exemple q uand on conseille que les étudiants ne doivent pas o ccu pe r d e ministères pastoraux qui pourraient les empê ch e r d ’ é t u d ie r e t qui impliquent le s co nversations, les confessions et autres occupations avec 12 le prochain (Cons [362]) . 13 Ces allusions abondent dans les Lettres . Leur finalit é est variée : présenter la manière d’être de la Compag n ie aux personnes de l’extérieur, exhorter les jésuites aux ministères qui leur sont propres, assurer leur formation adéquate pour les exercer, donner des règles de discernement pour les appliquer, avertir sur les risques, e t c... Nous citons les suivants : ˜ ˜ La conversation spirituelle ˜ ˜ ˜ ˜ La pratique des Exercices Spirituels. L’ ad min is t ration l’Eucharistie. des sacrements, spécialement la confes s io n et La prédication. L’enseignement théologique et la catéchèse. L’assistance des pauvres et des nécessiteux, surtout dans les prisons et les hôpitaux. C’es t d ire qu’il s’agit fondamentalement de la même liste de moyens cités dans la Formule, avec en plu s la conversation spirituelle. Et, curieusement, c’est cette der n iè r e q u i se répète le plus souvent dans les passages cités. Pour connaîtr e le langage ignatien, dans la perspective il est par t icu liè r e ment important de recueillir les “ do u blets ”, c'est-à-dire les ignatienne la conversation groupes binaires de synonymes qu i s e spirituelle résume bien les répètent fréquemment. La conversation qualités d’une action s pirituelle se voit ainsi associée tr è s souvent à la confession et aux e x e r cices apostolique personnalisée spirituels, de sorte que les Précis, pour ce qui regarde la méthode d e s moyens pr o posés, peuvent se diviser en deux pôles : l’un davantage de masse, social et public (la prédication et l’e n s e ig n e me n t ) e t l’ au t r e plus dire ct e me n t personnel (les confessions, les exercices spirituels, et la numero 108 Revue de Spiritualité Ignatienne 26 German Arana conversation spirituelle). La vision ignatienne de l’action apo s t o liq u e de la Compagnie ne pe r mettrait en aucune sorte d’exercer aucun de ces deux grands blocs en exclusiv it é . D an s la foulée des grands fondateurs du bas Moyen Age et de la tradition ecclésiale, Ignace a insisté sur l’importance de la pré d icat ion. Surtout une prédication authentifiée par la v ie personnelle. De même il a insisté sur l’importance de la formation doctrinale, aussi bien pour la formation de l’apôtre qu’en sa qualité de maît re qui veut aider les autres. Et cela précisément parce qu ’ il a été témoin de l’énorme déchirement ecclésial que pr o duit l’erreur, ainsi que ses conséquences dévastatrices pour le salut de l’ individu lui-même. Sous cet aspect, Saint Ignace a été le porte-ét endard d’une réforme ecclésiale à la fois sainte et intelligente. Outre ces considérations, le pôle social de l’action apostolique de l’Eglise a une influence directe s u r le bien le plus répandu et universel qui co n s t ituait un critère ignatien fondamental pour le choix des ministère s . On pourrait sans d o u t e af f irmer que, du point de vue historique, la plus grande nouveauté de la conception ignatienne d’aide aux autres se situe sans doute dans le pôle du vis- à-vis, c’est à dire le pôle de la relation d’aide personnelle et directe. Dans ce pôle, la pratique de la conversation tient une place par t iculièrement importante de par son caractère plus universel e t d e par sa s o u plesse. Effectivement, c’est cette aide que l’on peut dispenser le plu s facilement dans toute rencontre personnelle. Et en même temps, c’est le type de relat ion qui s’adapte le mieux à la capacité réelle et à la disposition du sujet. De telle sorte qu’il renferme une grande var ié t é d’applications. No u s po u rrions affirmer que dans la perspective ignat ienne la conversation spirituelle résume bien les qualités d’une act io n apostolique personnalisée. 4 . L’ e f f icacit é apo s t o liq u e d e la co n v e r s at io n s pir it u e lle Telle que nous la conseille Ignace, la conversation, d an s la perspective d’une action apos t o liq u e d ’ e n s e mb le, possède à la fois un aspect introductif et un aspect centralisateu r . B ie n que ce double aspect ne s’applique pas aux même personnes ni au même mome n t , o n peut dire que la co n v e r sation est en quelque sorte la porte d’entrée et en même temps le sommet de l’action apostolique selon le charisme ignatien. D’une part la conversat io n e s t le premier mode d’approche de la personne pour laquelle on désire le meilleur. C’est aussi le mo y e n Revue de Spiritualité Ignatienne xxxvi, i / 2005 LA CONVERSATION SPIRITUELLE 27 incontournable d’accéder à l’univers de l’autre pour atteindre un certain degré de connaissance de sa personne. Ceci de telle s o r t e qu’à partir de ce t t e connaissance on puisse lui prêter ou lui suggérer l’aide la plus pe rtinente possible, ou bien établir avec lui le type de relation q u i lu i ser a le plu s pr o f it ab le . Le s moyens apostoliques – ministères – s’appliquent, dans la perspective ignatienne, selon un principe général d’adaptation qui part d’une co n n aissance personnelle et directe du sujet. Cette conversation initiale a également un but stimu lant : il s’agit de motiver le sujet à se servir des autres moyens que l’apôt r e lu i-même, ou par l’intermédiaire d’autres personnes peut lui of f r ir , e n les tirant de la 14 panoplie spirit u e lle la plus sûre . Les meilleurs retraitants qu’a eus Ignace, à commencer par le groupe des pr e mie r s compagnons dont la vie a été pour toujo u r s marquée par l’expérience des Exercices Spirituels, ont co mme n cé , b ie n avant de pénétrer dans la voie très intense d e l’évangélisation, a être accompagnés par Ignace à travers des conversations spirituelles. Les actions apos t o liq u e s les plus efficaces et durables, comme la pratique des Exercices Spirituels, la recherche et la sélection d’étudiants(scholastiqu e s ) capables et disponibles pour les Collèges de la Compagnie, l’or ie n t at ion à la pratique des sacrements et autres moyens qui conduisent à une vie chrétienne vigoureuse, etc... ont toujours eu à l’origine un entretien spirituel. Elles ont eu leur point de départ dans le s t imu lant d’une rencontre personnelle, au cours de laquelle la perso n n e elle-même se sentait touchée par la bonté d’une proposition atteignant le plus profond de sa liberté. La convers at io n comporte également un aspect nucléaire ou radical. Ce qui signifie qu’elle constitue le terme d’un itin é r air e apostolique réalisé en profondeur. Cett e forme de conversation, qui ne fait qu’un avec les Exercices Spirituels, ou bien s’y trouve pr o f o n d é ment liée, marque un temps d’interaction spéciale me n t dense et qualifié. La personne y est aidée pour commencer une nouvelle vie , assumer de nouvelles décisions ou consolider un processus d’évangélisation qui passe par une phase d ’ appropriation personnelle intense. Il faudrait ajouter, dans ce sens, que la pé dagogie ignatienne ne se limite pas à une interaction sociale de l’acteur apostolique, mais qu’elle considère cette étape d’aide personnelle co mme le couronnement d’un processus particulièrement tran s f o r man t pour l’individu et sa situation en t an t q u e s erviteur des hommes dans l’Eglise. A travers cette étape, la personne r e ch e r ch e , définit, confirme et d é v eloppe la position de sa liberté personnelle vis-à-vis de Dieu et d e s e s frères. Cette pratique plu s méthodique et intensive de l’aide personnelle a lieu pendant les Exercice s Spirituels eux-mêmes, ou encore elle se pratique avant, après ou à leur place. Elle se rapproche dav an t ag e d e ce numero 108 Revue de Spiritualité Ignatienne 28 German Arana que nous appelons habituelle me n t : acco mpag n e ment ou direction spirituelle. La force apostolique de la conversation reste ainsi définie par la pratique ignatienne qui part de cette double source : d’une par t , e lle est le premier instrument d’approch e du message de l’évangile, une action patiente et amoureuse qui nous rend pr o ch es dans le sens évangélique : c’est un geste de proximité dicté par l’amour. Il constitue une médiation in d is pensable pour que la personne puisse se sentir concernée par la Bonne Nouvelle , d an s le cadre d’une relation dépourvue de tout autre intérêt qui ne soit pas celui de son bien. La conversation suivante, si e lle se produit, comporte un aspect plus méthodique e t d is cipliné ; c’est une médiation, tout aussi indispensable, qui vise à la pr is e d e conscience intime de l’appel du Christ, à condition que cette prise de co nscience s’authentifie et se consolide en une nouvelle prise de position de la liberté perso n nelle. C’est une médiation qui peu à peu de v ie n d r a in utile au fur et à mesure que la personne se rétablit dans ce qui constitue le noyau de sa vocation : l’appel du Christ à aime r e t s e r vir Dieu et les hommes. Le bienfait apostolique de la co n v e rsation est donc au service du pr o ce s s u s d e pe rsonnalisation. Ce processus constitue un mo me n t pe r man e n t et important de la foi chrétienne, qui consiste en u n e r e n co ntre personnelle avec le Christ, et qui polarise la personne autour d’une relat io n amo u r euse, dont la valeur est bien supérieure à sa propre vie et à tout autre attachement. Re v e n d iquer l’importance de cet instrument apostolique se fait aujourd’hui particulièrement nécessaire. L’appau v r is s e ment intérieur des in d iv id u s , q u i o n t g r an d i dans une ambiance familiale et sociale dépourvue des valeurs essentielles, et privée d’un e alimentation affective adéquate, les rend plus vulnérables. C’est peut-être à cause d e cela qu’un type d’évangélisation qui leur offre une sécurit é e x térieure au moyen d’une très forte cohésion de g r o u pe ou à travers un système de pensée de type idéologique, un peu simplifié, peuvent avoir davantage de succès. Ces chemins, plus efficaces dans l’immédiat, créent davantage d’adeptes que de vrais disciples. Ces individus essaient de s’affirmer de f aço n un peu adolescente contre tout ce qui est différent, se barricadant dans un sch é ma d e pensées et d’attitudes d’autant plus rigide que leur appropriation de l’Evangile est incertaine. L’interaction sociale et la mise à dis po s ition de lieux d’une plus grande qualit é humaine et chrétienne sont certainement indispensables pour la mission de l’Eglise. Mais l’év an g é lis at ion n’avance pas à coups de Revue de Spiritualité Ignatienne xxxvi, i / 2005 LA CONVERSATION SPIRITUELLE 29 slogans d an s le s méandres qui conduisent au cœur de la liberté de l’individu. Ce moment format e u r d e la personne continuera à être normalement appuyé par la r e n contre patiente et amoureuse de quelqu’un qui, mû par le désir de mon propre bien, se fera proche au point de me reconduire à ma source même qui est le Christ. On est impressionnés par la vigueur apostolique de la C o mpagnie dès ses origines. Depuis le renforcement de la f oi catholique dans les pays me n acé s par la Réforme, jusqu’à la première évangélisation menée par Xavier jusqu’ à l’ extrême limite de l’Orient, en passant par une aide impo r t an t e à la réforme de l’Eglise dans sa tête et ses membres. Tout a commencé par la qualité d’une conversation amicale e n t r e le s trois compagnons dans une petite pièce du Collè g e Sain t Barbe de Paris...Et tout a continué grâce à des heures et des heures de conversation personnelle, avant e t apr è s le s sermons et les leçons magistrales, co n versations au cours desquelles les compagnons de Jésus instillaie n t une parole patie n t e e t amoureuse qui faisait aspirer à la même source inépuisable à laquelle ils avaient bu avant eux. 5 . Le s d e u x n iv e au x d ’ applicat io n : le plu s u n iv e r s e l e t le plu s s pé cif iq u e . Un e f aço n d e co n v e r s e r à la f o is u n iv e r s e lle e t s é le ct iv e A propos de la “ sélectivité ” possible de la conversation, nous t r o u v o n s q u e lq u e s af f irmations apparemment contradictoires. D’une par t Sain t Ignace la signale comme étant une voie d’accès universel : la conversa15 tion s’étend à beaucoup de perso n n es . Plus encore, il la présente comme 16 étant un moyen apostolique qui se trouve à la portée de tout le monde . D’autre part, cette amplitude n’est pas un critère absolu. Dans d’au t r e s passages nous trouvons une affirmat ion plus sélective : l’entretien spirituel ne peut s’étendre à tout le monde (Ep.VII,269). C e t te restriction se base sur un double crit ère : un critère objectif, de la part du jésuite lui-même, à cause des limitations que lui impose sa condition (par exemple le f ait d’être scholastique) ou de son ministère (s’il est professeur, la conversation se limitera de préférence à s e s é lèves), et un autre critère subjectif, basé sur l’évaluation du sujet à qui on s’adre s s e , si l’on trouve en lui les 17 dispositions pour en attendre des fruits . Si l’on prend en compte la double fonction apostoliq u e d e la conversation, à laquelle nous nous référions plus hau t , ce d ilemme apparent se défait . I l s’agit en effet d’un mode universel de relation numero 108 Revue de Spiritualité Ignatienne 30 German Arana personnelle du jésuite qui, dans des conditions précises, atteint une plus grande intensité méthodique. En effet nous trouvons avant tout la description, pour le jésuite, d ’ une manière permanente et universelle d’entrer en relation . Elle désigne quelque chose qui v a b e au co u p plu s lo in qu’une simple activité apostolique. Elle vise une manière d’être qui fait partie intégrante de son identité, de façon absolue. Etre personne, c’est avant tout vivre en relation et pour la relation. En termes chrétiens, cela signif ie que la personne se construit dans la fraternité. et est appelée à la co mmu n io n . Le relationnel est la note essen t ie lle de sa personnalité. Or, le jésuite est une personne en relation apostolique perman e n t e et universelle . Ce qui signifie qu’il tend toujours et avec tous à établir un mode de relation qu i aid e à la croissance de la vocation divine d’autrui. La fin apostolique de la Compagnie, et en général le caractère apostolique d u ch ar isme ignatien atteignent sur ce point leur plus grande radicalit é . Et ceci précisément à cause du caractère permanent et universel que renferme la conversation. Le jésu it e vit pour la mission apostolique, non s e u le ment à travers sa consécration courageuse en vue de sa réalisation historique par le moyen de l’obéissance, ni même à travers la mise en oeuvre méthod iq u e d e certains instruments pastoraux, mais aussi et surtout à travers sa façon d’entrer en relation avec tout le mo n d e , e t de se rendre proche dans les cou r t e s distances du vis-à-vis, qu’elles soient épisodiques ou continuelles, au cours desquelles se produit toujours une requête immédiate d’authenticité mutuelle. Apôtre, le jésuite l’est, de façon pe r man e n te et universelle, dans la mesure où il contemple en tout homme et en toute femme une personne appelée à la plénitude du Christ, et où il entre en relation avec e lle, dans la densité interpersonnelle que permet chaqu e rencontre, rempli du désir de son plus grand bien. N’est-ce pas précisément cela q u e n o us trouvons, entre autres choses, dans la vie des saints ? Des existences qui laissaient partout e t à chaque rencontre une goutte délicate de lumière, d’accu e il, d’espérance et de dignité, dan s la mémoire reconnaissante d’un compagnon de voyage, ou d’hôpital, ou d’un mendiant, d’un supé r ieur ou d’un inférieur, d’un élève ou d’un profes s e u r , d’un laïc ou d’un ecclésiastique. C’est dans cette Revue de Spiritualité Ignatienne xxxvi, i / 2005 31 LA CONVERSATION SPIRITUELLE rencontre, directe et personnelle, d é po u r v ue de tout artifice de communication, que chacun se sent concerné et cela seulement dans la mesure de l’altruisme de l’autre, altruisme qui se fait jour s u r tout dans sa façon de converser. Cependant, la conversation spirituelle considérée comme une forme de méthode pour aider les autres à percevoir et à répondre à leur propre vocation divine a un aspect sélectif. Je par le d e forme méthodique, étant donnée l’intensité et le caractère de démarche ou de progression qu’elle implique . Un ce r t ain n o mb r e de recommandations de Saint Ignace renferment cet aspect méthodiquement intensif, par exemple quand il écrit au Grand Pénitencier Antoine Puccio en le priant de converser 18 quelques fois par semaine avec quelques un s des maîtres .Disons tout de suit e q u e cette forme plus spécifique de converser se rapproche beaucoup, et même se substitue à ce qu’en termes traditionnels on appelle la dire ct i o n spirituelle, ou plus récemment : l’accompagnement spirituel personnel. La sélection, comme dans le reste des activités, se réalise au mo yen d’un discernement apostolique prenant en compte les cr it è r es suivants : 1 ) Les limitations imposées par la mission de chacun. Par exemple co mme quand Ignace recommande aux profess e u r s d e s collèges de converser de 19 préférence avec leurs élèves . 2) La condition ou qualité de la personne que l’on doit aider systématiquement à travers la conversation. A ce niveau Saint Ignace utilise comme critère principal la préoccupation pour ceux de qui on attend dav an t ag e 20 de fruits . Il s’agit précisément du même crit è r e pr oposé dans les D ir ectoires pour la sélection du candidat aux Exercices complets, d’après l’Annotation 20. Et celle-ci se relie directement à l’ “éco n o mie apostolique ignatienne ” avec le critère du bien le plus u n iv e rsel proposé dans les Constitutions. C’est une sélection réalisée paradoxalement en fonction de l’universalité, à cause du caractère multiplicateur des dons que possèdent les personnalités les plus communicatives. Le analogatum princeps de cette façon spécifiq u e de pratiquer la conversation est la pratique même des Exercices Spirituels, c’est-à-dire ce mo d e d e relation privilégié et méthodique à travers lequel on offre au retraitant une façon de procéder avec ordre. Ce n’est pas e n vain que se numero 108 Revue de Spiritualité Ignatienne 32 German Arana répète très fréquemment le doublet : “ conversation et/ou Exercice s Spirituels ” et vice versa, de telle sorte qu’à l’intérieur d e q u e lq ues context e s o n peut les noter comme étant synonymes. En effet, entre les Exercices et la conversatio n , entendue dans son sens spécifique, nous avons quelque chose de plus qu’un simple rapprocheme n t d ’intentions apostoliques : La s é le ct io n d u candidat est la même, toutes deux contiennent un certain perfectionnisme apo s t o lique (ce qui aide le plus), a partir d’un principe commun d’adaptation à la manière d’ê t r e du sujet; elles supposent l’application des règles du discernement et procèdent selon “ une mode et un ordre ” méthodiques. Si bien que fréquemment la Conversation s’inscrit dans un pro ce s s us d’aide en vue d e la ph ase particulièrement intensive des Exercices Spirituels et forme leur prélude préparatoire. Il peut aussi servir d e corollaire à une maturation chrétienne ultér ieure, ou avoir un rôle vicaire (par rapport aux Exercices) pour favoriser et procéder au discernement e t 21 à l’élection de la vocation . 6 . Le s in s t r u ct io n s d e Sain t I g n ace au t o u r d e la co n v e r s at io n L’importance que Saint Ignace attribue à la conversation se fait jour non s e u lement à travers des allusions constantes, mais aussi à travers de s instruct io n s d o n n é e s à ce propos. Elles constituent un vademecum pratique sur la façon de procéder dans la relation avec les autres. Ce sont les Règles po u r co n v e r s e r . Il faut entendre le mot Règle d’après le sens que prend cette expression dans les Exercices. Elle s f orment un corpus avec des critères de discernement et des paradygmes orientateurs. Le Père Miron demande à Saint Ignace en 1553 quelques règles p o ur 22 converser avec autrui . Déjà cette question révèle en elle-même la r é currence de ce thème dans la Compagnie. Polanco, chargé par Sain t Ignace de donner une réponse, relie ces règles au discernement, plus qu’à une théorie...comme elles consistent en un discernement plus qu’en une 23 doctrine, nous ne pouvons donner que quelque chose d e gé n é r al . Par là nous est donné e la clef herméneutique des instructions ignatiennes. Il Revue de Spiritualité Ignatienne xxxvi, i / 2005 LA CONVERSATION SPIRITUELLE 33 faut le s prendre comme des règles de discernement, et non comme un corps ordonné de dispositions détaillées. A partir d’indications plus brèves d is s éminées à profusion dans les Lettres, nous trouvons fondamentalement t r o is in s t r u ct io n s par t icu liè r e s sur ce thème. La pr e miè r e est de 1541, elle est dirigée à Broët et Salmeròn qui viennent d’être envoyés e n I r lande par Paul III. La seconde est de 1546. Nous la trouvons dans le corps d e s instructions apostoliques 25 dirigées au x P ères envoyés au Concile de Trente . La dernière est un 26 document tardif co n t enant une série d’avis aux jésuites du Portugal . Nous voyons donc que, tout au long d’une vaste pé r iode de temps, il existe une insistance permanente sur ce sujet. Chaque document contient une orientation et un objectif particu lier. Le premier est plus o r ig in aire et général. Il émane directement de l’expérience apostolique de Saint Ignace q u i, e n t an t que premier législateur et guide de la Compagnie , e n extrait comme d’une source précieu s e , le s r è g les de son gouvernement apostolique. Le second document contient d e s règles plus précises et concrètes dictées pour une époque traversée par de violentes controverses d o ctrinales. Le dernier annote quelques règles de prudence et de réserve que le r e li gi e ux doit observer dans ses relations avec autrui. Dans la pauvre synopse que je présente ci-dessous j’ai regroupé, par modum unius les diffé r e n t s aspects de ces r è g le s po u r co n v e r s e r comme s’il s’agissait de la prés e n t at io n archétypique d’un exercice de conversation. Quelques textes se répètent so us différentes épigraphes. Faute d’espace, j’ai inclus le texte de 1556 dans les annexes thématiques. Texte de 1541 numero 108 Texte de 1546 Revue de Spiritualité Ignatienne 34 German Arana Préambule Risques et Possibilités : * Si les relations et les conversations avec beaucoup de gens, en vue de leur salut et de leur profit spiritual, permettent, Dieu aidant, un profit substantiel, ce genre de relations peut au contraire, si nous ne sommes pas vigilants et si l’aide de notre Seigneur nous manque, nous causer un sérieux préjudice ainsi qu’à tous. Caractère essentiel : * Comme notre vocation ne nous permet pas de nous abstenir de ces relations avec autrui Objectif : * Dans tous nos entretiens dont le but est de gagner quelqu’un pour l’amener en notre filet pour le plus grand service de Dieu notre Seigneur Présupposé Théologal : Interlocuteur : * en vue de leur salut et de leur profit spirituel * Dieu aidant * si nous ne sommes pas vigilants et si l’aide de notre Seigneur nous manque, nous causer un sérieux préjudice ainsi qu’a tous. * En traitant avec tout le monde, spécialement avec des égaux et des inférieurs en dignité ou en autorité * pour gagner l’attachement des grands ou des nobles, dans l’intention du plus grand service de Dieu notre Seigneur Revue de Spiritualité Ignatienne * avec beaucoup de gens xxxvi, i / 2005 LA CONVERSATION SPIRITUELLE 35 Disposition Interne * Il faut faire attention à ceci : Quelqu’un est-il de naturel colérique et parle-t-il avec un autre colérique ? S’ils ne sont pas en tous points du même avis, on risque très fort que leur entretien aboutisse à des oppositions entre eux. Dès lors si quelqu’un se sait de caractère colérique, il doit prêter une attention toute particulière, même dans les détails, à ses entretiens avec autrui. Qu’il se tienne, autant que possible, sur ses gardes, en s’examinant, en se rappelant qu’il va souffrir, sans s’échauffer avec son interlocuteur, surtout s’il sait qu’il est malade. * plus nous serons avertis et guidés par quelque directive, plus nous avancerons tranquillement en notre Seigneur. * pour ne pas avoir l’air de tenir à son propre jugement * et s’efforçant de ne laisser personne mécontent * on donnera alors son avis avec toute la tranquillité et l’humilité possibles Règles d’empathie : * écouter longuement et volontiers, ceci jusqu'à ce que les interlocuteurs aient achevé de dire ce qu’ils veulent. * comportons-nous amicalement * considérer premièrement leur tempérament naturel pour se guider sur lui….on s’accommodera à leur manière de faire, parce que c’est ce qui leur plait. Je me suis fait tout à tous. * En gagnant son amour, nous améliorerons nos affaires. * si je dois parler, je serai lent, réfléchi, plein d’amour * Lent à parler, je serai assidu à écouter et calme afin de pénétrer et de connaître les pensées, les sentiments et les volontés de ceux que parlent, pour pouvoir mieux répondre ou ne rien dire. * Enfin, s’il s’agit de relations et de conversations sur des matières de doctrine acquise ou infuse et que je veuille en parler, il sera très précieux de ne pas considérer mon loisir ou le manque de temps qui me presse, en d’autres termes ma commodité. Mais je me réglerai sur la commodité et la situation de mon interlocuteur afin de l’entraîner pour la plus grande gloire de Dieu. numero 108 Revue de Spiritualité Ignatienne 36 German Arana Règles de sobriété dans l’affirmation : * Ensuite, répondre aux différents points, mettre fin à l’entretien et prendre congé. Si l’interlocuteur reprend la conversation, abréger les réponses autant qu’on le pourra ; Rythme : * prendre congé rapidement et aimablement Règles de transparence : * En tous nos entretiens, surtout quand nos apaisons des conflits, ou dans les conférences spirituelles, soyons sur nos gardes, réfléchissant que toute parole peut être et sera rendue publique. Revue de Spiritualité Ignatienne * si je dois parler, je serait lent, réfléchi, plein d’amour, surtout s’il s’agit de déterminer des questions dont traite ou puisse traiter le Concile. * En traitant des questions du Concile ou d’autres, qu’on donne les raisons des points de vue opposée, pour ne pas avoir l’air de tenir à son propre jugement et en s’efforçant de ne laisser personne mécontent. * Je ne produirai comme autorité aucune personne, surtout d’un rang élevé, sauf en des questions mûrement examinées ; je m’adapterai à tous sans me passionner pour personne. * Si la question débattue est si justement exprimée qu’on ne puisse ni ne doive se taire, on donnera alors son avis avec toute la tranquillité et l’humilité possibles et l’on conclura : sauf meilleur avis. xxxvi, i / 2005 LA CONVERSATION SPIRITUELLE 37 Ces textes peuvent être complétés par un lettre de 1556 aux Jésuites du Portugal, dans laquelle Ignace recommande la prudence da n s le s relations ave c le s f e mmes. Il y aborde la thématique de la confrontation et de la communion. ( Ep. XII, 676-677 Monita ad Sodales Lusitanos) Laissant de côté les thèmes d é j à traités, je ferai un bref commentaire sur quelques éléments plus importants. En premier lieu, nous nous tro u v o ns face à u n au tre cas typiquement ignatien de congruence entre la f in e t le s mo y e n s . Le désir du cœur d ’ adhérer fortement et de façon stable à la fin est le principe ordonné de la volonté et de l’action, et oriente la recherche des moyens contingents q u i y sont les plus adaptés. Le jésuite qui guide la conversation est un homme passionné pour le b ie n d ’ autrui, et pour l’aider dans la perspectiv e de sa fin ultime ; pour cela il s’engage courageusement en vue de s a cr o is s an ce et de tout ce qui y contribue. Cette passion pour aider véritablement e t u n iversellement, déployée à travers le co n t act personnel, permet de comprendre la stratégie ignatienne d e la conversation. Celle-ci n’a rien à voir avec un type de sagacit é machiavéliqu e , au co n t r air e e lle n ’a comme propos que celui de transformer toute rencon t r e h u maine, à quelque niveau que ce soit, en un évènement de grâce. Il n’est pas vain de souligner l’importance du pr é s u pposé théologal, c’est-à-dire de l’aide de Dieu comme condition indispensable pou r que se produise cet évènement de salut. Nous sommes les intermé d iaires d’un amour qui nous transcende et qu i se manifeste à travers la rencontre personnelle, chaque fois que nous at teignons avec amour le mystère de l’autre. L’apôtre, par sa prière et son désir, vit en co n s t an te référence au Troisième acteur de la rencontre bipolaire : l’acte u r d iv in qui est en définitive l’auteur de cet évènement sauveur. L’habitude de pratiquer des conversations qui portent des fruits exige u n e d is position adéquate chez le sujet lui-même. C’est un exercice discipliné et méthodique q u i n ’ a r ie n à v o ir avec la spontanéité, prisonnière des affections immédiates. Toutefois il s’agit d’une dis cipline qui ressemble for t à l’ e n t raînement sportif : elle demande des efforts, et même de la souffrance (acuerdo de sufrir) , pour pouvoir aboutir à une façon de converser qui soit naturellement po s it ive. Ce n’est pas une numero 108 Revue de Spiritualité Ignatienne 38 German Arana discipline qui opprime, mais bien plutôt qui s o u lag e . Aussi bien là que comme dans les Exercices, la disciplin e v is e à une certaine connaturalité : d e s c a n s a d a m e n t e = p a r t e r s a n s f a t i g ue (Ex. Sp. 28). Cette possession de soi-même (por algun concierto endereça dos) est le f r u it d ’une liberté intérieure qui adhère avec passion au bien de l’autre. Comme dans les Exercices, Ignace utilise le lang ag e d e l’“indifférence ” pour décrire la maturité de la liberté pour et par l’amour. Il insiste particuliè r e me n t s u r u n e indifférence tant affective qu’intellectuelle. la formation à la conversation implique un chemin de conversion psychologique et spirituelle à l’altérité L’unique passion pour le bien vérit able de l’autr e nous fait vivre suffisamment libre s pour chercher une vérité qui nous transcende. La pe rsonne, empêtrée dans ses désirs et ses phobies désordonnées ou bie n at tachée de façon exagérée à ses représentations int e lle ct u e lle s, ne sera jamais un bon guid e d e co nversation selon la perspective ignatie n ne, c’est-à- dir e un homme qui aide l’autre par sa façon de traiter avec lui. Et cela précisémen t par ce q u ’il n’arrive jamais à sortir de son propre cloître intérieur. Il vit normalement en défense pe r man e nte de son moi, alimentant son égocentrisme af f e ct if , o u défendant sa faible po s ition intérieure, trop ancrée dans “ses ” sentiments et “ ses ” idées. La formation à la conversat ion implique un chemin de conversion psychologique et spirituelle à l’altérité. Par cette voie, on atteint un certain degré de liberté quand la pe r s o n n e est capable d’assumer ce que nous pourrions définir l’oubli de soi. Cela signifie qu’elle devient capable de décentrer son intérê t sur l’autre de telle sorte que tout ce qui est “ à lui ” soit en relation au b ien de l’autre. Il ne s’agit pas évidemment d’une “ relativisation ” totale, qui anéantir ait s es convictions et ses sentiments fondame n t au x , au po in t d e co mpromettre sa propre identité (qui impliq u e une référence continuelle et permanente à soi-même ). Le patrimoine intérieur se fait relatif au bien de l’autre, dans la mesu r e où sa vocation définitive est d ’être conforme au Christ. Cela me fait vivre Revue de Spiritualité Ignatienne xxxvi, i / 2005 LA CONVERSATION SPIRITUELLE 39 radicalement décentré, avec tout mon bag age affectif et intellectuel. Et cela parce que “ ma ” propre vocation définitive consiste à aimer et servir, à vivre pour que les autres aient la vie, et à reno n cer généreusement à une autocomplaisance affectée de mes succè s , o u à consumer mes énergies à défendre la place d ’ u n “ ego ” que j’ai construit avec peine. La vérité salvifique qui m’a atteint s’authentifie à travers ma capacité de créer communion et de dépasser la position de mon moi, me faisant rejoin d re l’autre, aimé et respecté pour lui-même, dan s l’ u nique mystère – le mystère du Christ- qui nous constitue tous deux. Nou s v o u lo ns dire quelque ch o se de très simple : le véritable amour commence et se démontre principalement à t ravers notre capacité relationnelle, dans notre façon de converser. E t ce tte façon de converser é d if ian t e S ce qui veut dire constructive S implique, dans l’anthropologie chrétienne, un hau t degré d’abnégation personne lle en vue de la croissance de l’autre. Je pense pour ma part que ce que j’ ai appelé l’oubli de soi est l’enclume de la véritable mo rtification du jésuite, plus que toutes les autres rigueurs de la vie apostolique. Elle nous f ait v ivre partout et en permanence tournés vers ce qui convient le mieux à notre interlocuteu r e t ce la tout au long de nos conversations quotidie n n e s , q u ’elles soient fortuites ou plus méthodiques. Mais comment converser ? Enumérons main t e nant, ne serait-ce que brièvement, les aspect s fondamentaux des instructions d’Ignace. La partie à la f o is la plus originale et pratique se trouve sans doute dans ce que j’ai appelé : les règles de l’e m p a t h i e. Bien des siècles avant que la psychologie ne chante les louanges de l’empathie comme attitu d e fondamentale de communion humain e , e t s an s au cun doute dans le contexte d’un individualisme maladif, Saint Ignace nous laisse ces règles merveilleuses qui dans leur simplicité sont un guide sûr pour le voyage b o u le versant menant jusqu’au cœur de notre interlocuteur. Signalons avant t o u t que ces règles ne sont pas le fruit d’une théorie appliqu é e av e c plu s ou moins d’habileté. Elles sont le résultat de l’expérience relationnelle de Sain t I g n ace lui-même, connu pour être un guide de co n v e r s ation plein de succès. Luis Gonçalvez de Camara dans 28 s o n Memorial nous en a laissé des témoignages éloquents . C’est comme si, dans ces règles, Saint Ignace, guide expérimen t é e t ple in de sagesse, numero 108 Revue de Spiritualité Ignatienne 40 German Arana faisait un portrait de lui-même. De cette façon, comme pour beaucoup d’autres enseignements, il fait profiter au x autres ce qu’il a expérimenté comme utile pour lui-même. Ces règles ne sont pas du tout une str at é g ie subtile pour vendre un produit, ni une manoeuvre astucie u s e po u r subjuguer les esprits et les cœurs. Moins encore la fatig an t e e t imprudente insistance de l’apôtre peu avisé qui obtient seulement un e v ict o ir e à la Pyrrhus de celui qui se rend, pourvu qu’on ne le frappe pas. Elles répondent à un principe an t h r o pologique d’une immense portée : seule la relatio n pleine d’amour peut transforme r la personne. Seule une relation d’amour, c’est-à-dire causée, dominée, poussée par le bien de l’autre, peut arriv e r à véhiculer des convictions et des sentiments qui permette n t à l’ autre de grandir. Saint Ignace présuppose aussi un préambule psychologique à ce principe. Pour que la personne ouvre son monde intérieur bie n cach é, elle doit se s e n t ir concernée par le degré d’altruisme que l’autre a pu manifester envers elle. Un mode de communication centrée sur l’univers original de l’ autre s’atteint fondamentalement à travers une communion de sentiments. Cette forme de co mpr é h ension de ce que l’autre se représente intérieurement à partir de l’univers originel et constitutif de son identité, devient la porte d’entrée d’une expérience de communion au my stère même d e la personne, qui s’éloigne de ses idées contingentes et se dispose au toujours plus de sa vocation divine. Parler peu et lentement....écouter lo n gtemps et volontiers...Telle est la règle d’or de la conversation ignatienne. La règle de l’attention amo ureuse, empathique, patiente, qui rend possible la connaissance intérieure de l’autre pour l’aimer d a vantage et mieux l’aider à travers un mode de communication ( par la parole et le silence) qui cherche vraiment son plus grand bien. Ecouter longtemps et volontiers... Il ne s’agit pas de “ supporter ” stratégiq u e me n t le monologue de l’autre, ni de lui offrir les formes stéréotypées d’une s ympathie commerciale bien étudiée, ni même de se co mporter comme une personne polémique qui reste aux aguets, ruminant sa réponse incisive ; et non plus d’écouter co mme un professionnel qui attend ses h o n o r air es.. Volontiers, avec goût, de bon gré, de tout cœur, grat u it ement, sans limite de temps ni d’intérêt...Une écoute qui engendre l’amour. Une écoute d’une qualité telle q u ’ e lle se fera porteuse Revue de Spiritualité Ignatienne xxxvi, i / 2005 LA CONVERSATION SPIRITUELLE 41 d’espérance, dans la mesure où elle aidera l’autre, à travers l’océan de ses représentations intérieures, à être attentif à son ce n t r e o r iginel : cet intérieur caché où l’on parvient à entendre la promesse de Dieu po ur une vie plus pleine, une vie d’amour et de liberté. Comme pour toutes nos maniè r e s d e procéder, pour Ignace toute conversation est traversée par le discernement. Dans les r è g le s pour converser, nous trouvons une applicat io n d e s r è g les générales de discernement des Exercices Spirituels qui s’appliquent à cette circo nstance. C’ e s t u n condensé des règles de la 1° et de la 2° semaines. Elle contiennent fondamentalement deux choses : 1° la descriptio n de la stratégie génér ale de la conversation qui, curieusement, consiste à suivre la stratégie de l’ennemi (décrite d an s les règles de la deuxième semaine) a v e c i n v ersion de la finalité. Et deuxièmement, le compo r t e me n t pédagogique approprié que l’on doit suivre dans les s it u at io n s d e consolation et de désolation. Cette attitude, qui résulte de l’ herméneutique spirituelle des mouvements intérieurs d écrits dans les règles de la première Semaine, nous les trouvons déjà proposés brièvement dans la septième annotation des Exercices. Entre avec l’autre et sort avec lui... Dans un autre pas s ag e il présente ce thème en se servant de la citation de P au l : Omnia omnibus factum sum... (Cf. I Cor 9, 22b). L’idée est claire : une empathie au service d’une relation d’aide selon le critère de l’Evangile. Ce n’est pas une empathie close sur l’ univers des représentations d’autrui : c’est son bien qui en est l’objet. Et ce bien ultime peut impliquer une forte réorie n t at io n de ses sentiments, de ses convictions et de ses projets. Cependant ce processus, dans le laps de temps q u i lu i est nécessaire, ne se réalisera pas si la personne ne se sent pas concernée par le messag e r d e b ien, et au moyen d e la compréhension antérieure de son propre univers intérieur. Cette pédagogie n’est-elle pas la tradu ction psychologique de la voie salvifique de l’Incarnation du Verbe ? Nihil salvus nisi assumptus... Rien ne peut être sauvé s’i l n’est assumé... D’autre part il ne s’agit pas de manipuler la personne pour l’induire à une fin qui, de la part de l’ in t e r lo cuteur, serait intéressée de façon dé s o r d o nnée. Cette manipulation peut avoir lieu même sous les apparences de bien et d ’ apostolat. Elle est au contraire au service de la recherche de la volonté de Dieu qui se manifeste seulement numero 108 Revue de Spiritualité Ignatienne 42 German Arana comme un acte de liberté et implique la r é o rientation de l’individu vers la plénitude existentielle à laquelle il est appelé. En outre, les règles du discernement pour converser so u lignent l’ aspect différent de la communication suivant que l’autre se trouve dans une ph as e d e consolation ou de désolation. Il sera beaucoup plus co r d ial, j o y eux et impliqué affectivement dans la désolation ; plu s circonspect et succint dans la consolation. Il faut observer q u e ce t te façon de procéder impliq u e u n e conversion profonde de l’affectivité personnelle. Elle requiert d’une affectivité plu s gratuite et plus généreuse, qu i s ach e dispenser la forme d’attention qui convient, et qui ne se limite pas à se gratifier soi-même selon l’écho nat u rel des tristesses et des consolations d’autrui. L’empathie dans la désolation, qui est une sorte d’opacité affective devant le mystère, suppose le partag e d u malaise que produ it ce t te insensibilité de la foi, en la considérant comme un temps de grâce ; et pour cela elle requiert de l’accompagner en arborant sans ce s s e le d r apeau de l’espérance, sans se lais s e r e n t r aîn e r par l’ o b s cu r cis s e me n t affectif des références fondamentales dont l’autre souffre. Au contraire, au cours de la conversation avec la pe r s onne qui est dans la consolation, c’ e s t-à-dire qui est visitée par la jouissance de ce q u i mè ne tout droit à l’amour du Seigneur et à la pratique de l’Evang ile , on devra procéder avec plus de retenue, car l’ au t r e n’a pas besoin de plus, et parce qu’un écho trop euphorisant pourrait même le distraire de la source mystérieuse dont provient cette consolation et à laquelle cette expérience aboutit finalement. Ce que j’ai appelé règles de la d iscrétion affirmative constitue sans aucu n d o u te un autre des “ secrets ” de la conversation ignatienne. Elles sont bien éloignées de la caricat u r e d ’ u n I g n at ien envahissant et autoritaire ! Au contraire Gonçalves da Camara nous décrit u n g uide de conversation aimable et d is cr e t , n o u r r is s an t une répulsion naturelle envers une façon de converser autoritaire et intellectuellement pesante, chargée de sentences irrévocables. Il est curieux d e constater qu’un homme comme lui, si peu ami de la plaisante r ie d e mauvais goût, du jeu dangereux de l’ironie, ou des allusions critiques, traitait de sentencieux ceux qui dans leur conversation ordinaire lançaient des sentences à tout propos sur tout l’humain et le divin (29). Que de bien peuven t f air e ces Revue de Spiritualité Ignatienne xxxvi, i / 2005 LA CONVERSATION SPIRITUELLE 43 indication s à celui qui se croit appelé à “ changer le monde ” en imposant ses idées d’au t an t plu s s implis t e s q u ’ e lles paraissent gratuitement- plus sûres ! Ce t t e façon de procéder, Ignace l’attribue sans hésitation à l’attachement désordonné au propre jugement, toujours limité et partiel. Elle n’est pas cons t r u ctive, car elle tend à susciter des convictions serviles ou à éveiller des polémiques. Elle n’est que l’indice d’ u n orgueil personnel. C’est une maladie qu i ronge très fréquemment, aussi bien les réunions publiques que les bavardages privés. Il me semble que cette discrétion affirmativ e ignatienne a un double fondement : e n premier lieu elle est peu efficace pour une raison an t h r o po lo g ique : les convictions vraiment fructueuses naissent à la source de l’intériorité personnelle et vont de pair avec le s e xpériences d’une profonde libert é . Le guide de la conversation qui veut orienter autrui, c’est-à-dire le se r v ir avec patience dans son cheminement vers elles, devra se contenter, à chaque fois , de transmettre seulement les contenus dont il est capable, pour l’orienter à partir de ce qu’il expérimente vraiment. L’autre raison est davantage liée à la théorie de la connaissance et à la conception de la foi chrétienne. L’éventail des vé r ités essentielles est réduit. D e plu s il se fait jour à partir de la dynamique interpersonnelle d’une rech e r che commune, et se vérifie à partir d’une expérience de communion autour de l’u n iq u e fondement qui nous soutient tous et en même temps nous dépasse tous dans notre perspective personnelle. D ’ un autre côté la polémique presque inévitable que suscite u n t e l autoritarisme dans l’exposé est presque toujours inutile e t distrayante. La conversation ignatienne, même au niveau le plu s q u o tidien, tend à être une espèce de conve r sa t ion essentielle, c’est-à-dire une façon d’entrer en relation qui aide l’autre à centrer son att e n tion sur ce qui est vraiment fondamental. Les e s car mo uches dialectiques distraient de cet objectif, épuisent et font perdre beauco u p d ’ é nergie, et parfois en sottises, car elles n’émanent pas d’une intention pure de servir la vérité, mais ve ulent plutôt affirmer le propre moi de façon désordonnée. Le guide ignatien de la co n versation n’est en aucune manière un homme privé de bons sens, courant derrière n’importe quelle d o ct r ine. En numero 108 Revue de Spiritualité Ignatienne 44 German Arana suivant son Seigneur Jésus-Christ, il s’est ancré fermement d an s les convictions de la co mmu n au t é ecclésiale, dans les aspects les plus importants où elle se reconnaît. C’est précisément pour cela que, à l’heure de manifester sans honte ses convictions, quand et comment il convient, il le fait toujours avec une profonde humilité, comme quelqu’un qui dévoile quelque chose qui lui a été donné et qui ne lui appartient pas, et qui vise à la révélat io n en Jésus-Christ du Deus semper maior : c’est un patrimoine universel dont l’Eglise est la garante. Finalement dans le document plu s t ar d if Saint Ignace insiste sur des r è gles sur la prudence. Il met des limites à la conversation avec cert ain e s personnes, à ce r t ain s moments et à certains endroits. Laissant de côté les e xpressions plus archaïques, nous ne pouvons pas en faire fi. C o mb ie n de bons apôtres se sont pe r d us à cause de leur imprudence dans leur manière d’entrer en relation et de converser ! Les Constitutions de la Compagnie font le portrait d u jésuite comme d’un homme qui a une facilité nat u r e lle pour entrer en relation, jusque d an s son comportement le plus extérieur. Elles contemplent également une formation telle qu’il soit entraîné av e c abnégation à la souplesse et à la générosité de qui est capable de traiter avec tout le monde de façon constructive et profitable, que ce soit u n ad o lescent ou un brillant intellectuel, un docker ou u n e d ame de haut lignage. Mais sa manière de le faire sera d’autant plus prudente que son champ d’actio n sera plus ouvert et plus flexible. Et ceci dans les endroits les plus cachés comme d an s les plus publics, comme si tout pouvait être su sans aucune ho n t e . Et cela non seulement parce qu’il est mû par la pr u d e nce intérieure qui naît de son identité parfaitement assumée d’homme consacré, mais aussi à cause de l’e x e mplarité sociale que tous ses gestes doivent provoquer. Le premier mouvement lui évitera de se délecter dans des r e lations affectivement gratifiantes qui le distraient du désir limpid e d’aider autrui. Le second lu i é v it e ra de donner prise gratuitement au s candale, même s’il n’en existe aucun fondement dans l’intention de ce lu i qui le susciterait. Un tel scand ale s u ppose la dilapidation ou la perte d’un crédit social qui n o us est absolument nécessaire en tant qu’individus et en tant que corps apostolique, afin d’exe r cer notre ministère sans aucune ombre de doute. Revue de Spiritualité Ignatienne xxxvi, i / 2005 LA CONVERSATION SPIRITUELLE 45 C o n clu s io n : s e co n v e r t ir po u r co n v e r s e r Nous avons déjà dit que “ conv e r s e r ” et “ se convertir ” dérivent étymologiqueme n t d e la même racine. Dans son sens le plus radical et le plus prof o nd, converser c’est se convertir au mystère de l’autre, c’est se convertir à l’altérité. Sortir de l’enfermement de notre propre cloître intérieur et de ses mécanismes d e défense pour nous convertir en serviteurs de l’autre, avec l’arme la plus humaine, la plus subtile, la plus immé d iat e et universelle, la plus lumineuse et acérée, la plus manifeste de notre pr o pre maturité et la plus désireuse de s’approprier d’elle : la parole. Savoir converser suppose une abnégation profonde et permanente. Pour le jésuite, c’est quelque chose de consubstantiel à sa façon de procéder. C’est pourquo i e lle doit être l’objet d’une constante conversion. Nous tourner toujours et de faço n pe rmanente vers le bien de tous ceux avec lesquels nous communiquons chaque jour. C’ e s t d an s le s co u r t e s distances que se vérif ie d av antage l’épaisseur de notre personnalité et le baume de notre charité. Le véritab le apôtre n’est pas au service d’un être abstrait et sans visage : il se fait proche de ses frères, porté par l’in t é r ê t de leur vie et de leur personne, pour dépose r d ans leur cœur une parole constructive. Que ces règles ignatiennes puissent briller dans n o s rencontres fortuites, dans nos dialogues plu s r é servés, et même dans la façon opportune et humble de nous présente r e n pu b lic, de telle sorte que chaque membre de l’auditoire puisse se s entir immédiatement concerné par une parole qui le stimule et qui lui est personnellement dirigée ! G ERMÁN ARANA, S.J. est le superieur de la Communauté des jésuites de l’Université Gregorienne à Rome. NO TE S 0. Ignacio Echarte, S.J. “ Concordancia Ignaciana ” avec la collaboration de Institute of numero 108 Revue de Spiritualité Ignatienne 46 German Arana Jesuit Sources, St. Louis, Missouri, USA. (ed. Mensajero, Bilbao España, 1996 ; Ed. Sal Terrae, Miliaño, Cantabria, España, 1996). 1. Dans la dernière édition du DRAE la première acception est : Parler avec une autre ou d’autres personnes. 2. Charlton T. Lewis - Charles Short, A Latin Dictionary, Oxford Clarendon Press, 1879. 3. Cons [60]. 4. Cons [649]. 5. Cons [18][21]. 6. Cons [186]. 7. MI, Ep III,501 ; Ep. V,13-14; X,571; XI,11. 8. Ep. I,80. 9. per publicas praedicationes, lectiones et aliud quodcunque verbi Dei ministerium, ac spiritualia exercitia, p ue rorum ac rudium in Christianismo institutionem, Christifidelium in confessionibus audiendis ac caeteris Sacramentis administrandis spiritualem consolationem, praecipue intendat; et nihilominus ad dissidentium reconciliationem et eorum qui in carceribus vel in hospitalibus inueniuntur piam subuentionem et ministerium, ac reliqua charitatis opera, (FI,1). 10. Cfr. Ep. XII,252 11. Cfr. Ep. IV,411 12. Cfr. Cons [437][461][496][814]. 13. Cf. Ep. I, 389.544; II, 490; III, 510.549; IV, 59; VIII, 66.687; IX, 515.596.601.708; X, 507.571; XI, 548; XII, 252. 14. Ep. I, 389. 15. Ep. I, 387. 16. Con la conversatione spirituale tutti possono aggiutare quelli che si trattano (Ep. IV,411). Cfr. Ep. III, 546.9 Revue de Spiritualité Ignatienne xxxvi, i / 2005 LA CONVERSATION SPIRITUELLE 47 17. ...maxime trouando in loro dispositione per sperar frutto (Ep. VII,269). 18. Ep. I,295. 19. Cfr. Ep. VII,269-270. 20. Cfr. Ep. IV, 411. 21. Pour Saint Ignace la conversation spirituelle est un instrument nécessaire pour aider les candidats à la Compagnie et pour bien les connaître. 22. Ep. V, 380 23. Loc. cit. 24. Ep. I, 179-180. 25. Ep. I, 386-9. 26. Ep. XII, 676-678. 27. Ej [18] 28. Je recommande l’excellente édition du Mémorial publié dans.... 29. ...Il y avait une chose dans la façon de parler q u’i l n e p o uv a i t sup p o r t e r , non seulement de la p a r t de ceux de la maison, mais même pas chez ceux de l’extérieur, et c’é t a i t le f a i t d e p a r le r b r usq ue m e n t e t d e f a ço n a ut o r i t a i r e co m m e un e p e r so n n e q ui p r o m u l g u e d e s lo i s e t d e s d é cr e t s ; par exemple : “ il faut que l’on fasse telle ou telle chose ; il n’y a pas d’autre solution que la suivante ; c’est là la vérité ” ; et d’autres façons similaires de parler. Et à ceux qui utilisaient ces expressions il les appelait : “ Notre Père le sentencieux” et, comme je l’ai dit, il les corrigeait... ” numero 108 Revue de Spiritualité Ignatienne