La Conversation Spirituelle dans le charisme ignatien

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La Conversation Spirituelle dans le charisme ignatien
German Arana
LA CONVERSATION SPIRITUELLE,
INSTRUMENT APOSTOLIQUE
PRIVILEGIE DE LA COMPAGNIE
I n t r o d u ct io n
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Le langage ignatien est très concret. Il obéit à un mécanisme d’expre s s ion
particulier qui tend à ciseler les concepts avec précision et sobriété.
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L’ é tude de la concordancia ignaciana de Ignacio Echarte nous mont r e
que quand une expression apparaît de façon réitérée, c’est par ce qu’il
s’ag it d ’ u n e expression qui a un vaste usage commun, ou bien qui obéit
à une intention expressive propre.
Les termes “ converser ” et “ conversation ” e n t r e n t pleinement dans
cette deuxième caractéristique. Ils sont utilis é s d an s la lit t é r at u re
ignatienne avec une fréquence insolite : d an s l’ensemble de ses œuvres,
la racin e “ co n v ersa ” dans sa double écriture “ conuersar ” et “ conversa ”
apparaît 39 fois, et dans les Lettres 316 fo is . A u cune sémantique d’usage
courant ne pourrait justifier une telle ab ondance chez Saint Ignace, si peu
enclin à parler de conversation en termes généraux ou de la pratiquer de
façon irréfléchie ou futile.
Nous nous trouvons là devant un concept typiquement ignatien, sans
cesse utilisé aussi bien dans la littérature de la fondation de la Compagnie, que tout au long des Le ttres et de l’arc chronologique que cellesci e mbrassent. Plus encore, il constitue un terme technique qui désign e
une méthode apostolique essentielle au charisme ignatien.
2 . A ppr o ch e s é man t iq u e :
d e l’ u s ag e co mmu n au t e r me t e ch n iq u e
Dans l’usage actuel, le sens du verbe “ converser ” est mo in s s pécifique
que dans le “castellan ” du Siè cle d’Or. Il est plutôt synonyme d’une
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relation ou d’une communication plus ou moins directe entre deu x ou
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plusieurs personnes . Peut-être pourrait-il évoquer un élément th é matique, puisqu’il vise tacitement un sujet ou une intention qui don n e u n
sens à l’ambiance de communication co-créé e par les personnes qui
conver sent : Converser sur... Tandis que son synomyme: “ dialoguer ” vise
plutôt l’altérité de la communication : dialoguer entre...
Le dictionnaire de Se bastian De Covarrubias, publié en 1611, est
l’instrume n t le plus utile pour nous rapprocher du “ castellan ” de
l’époque de Saint Ignace. Ce dictionnaire définit “ converser ” comme : s’entretenir avec politesse ....de façon paisible...u ne communication
entre amis...Ce q u i r evient à dire qu’il vise à une communication d’une
certaine qualit é entre les personnes. Une relation proche, amicale, dotée
d’un certain degré d’intimité.
Le D iccio n ar io de Autorid ad e s
de 1729 le fait dériver du latin conv e rla conversation constitue le
sari. Cette éthymologie éclaire la s énoyau différentiel qui
mantique conviviale signalée par C o v arrubias. Effectiv e me n t le v e r be latin
caractérise la qualité de la
médiéval conversor perd peu à peu sa
relation de proximité et de
s ignification originale de “ se tourner ”
s e “ retourner ”, pour acquérir u n e
fraternité de ceux qui, en plus
connotatio n d e r e lat io n pr o f o n d e ,
du fait de vivre sous le même
grâce à laquelle on part age la vie même
toit, partagent leur vie en
(cohabiter, e n trer dans une communicatio n intime ou se maintenir en comayant un projet commun
2
pagnie de...) .
Pour comprendre le sens ignat ien de
cette expression, aussi bien sous sa forme verbale que sous sa fo r me de
substantif, nous pouvons prendre comme paradyg me son usage dans les
Constitutions. Ce n’est pas en vain que dans cette œuvre le langage
ignatien atteint son niveau maximum de précision.
D’après son utilisation à cette époque, la conversation a sans aucun
doute pour Ignace une connotation de : contact en profondeur, av e c une
certaine familiarité e t u n e certaine intimité. Elle désigne le contact avec
des personnes t rès proches à cause de leur parenté ou de leur affinité
3
affective (deudos y amigos = parents et amis) , ou la façon particu lière4
ment familière qui caractérise ce genre de relations .
Au cours du processus d’admission du candidat dans la Compagnie,
Ignace établit une première probation qui a un caractère ex t érieur. Il s’agit
d’un premier co n t act e n tre le candidat et la Compagnie, qui a lieu en
dehors de la v ie d e communauté proprement dite. C’est une situation de
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transition assez brève, qui dure une ou deux semaines . A ce moment le
candidat a déjà quitté sa vie et son habitat précé d e n t s , mais il n’a pas
e n core été incorporé complètement à la vie de la communauté religie u s e .
Cette admission, qui marque le passage à la longue seconde probation
à part ir d u n o v iciat, Ignace la désigne comme un temps pour “ converser ”
5
et po u r “ co h abiter ” . La conversation constitue le noyau différentiel qui
caractérise la q u alit é d e la relation de proximité et de fraternité de ceux
qui, en plus du fait d e v iv r e sous le même toit, partagent leur vie en ayant
un projet commun. C’est pourquoi Ignace y fait allusion quand il veut
souligner l’invitation à vivre des relations de proximité et d’authenticité
à l’intérieur de la communauté, et avec les formateurs. Mais au contraire,
il recommande un éloignement pédagogique d e l’ u nivers affectif que le
candidat laisse derrière lui, et la nécessité de ne faire de confidences qu’à
ceux qui pourront l’aider plus efficacement sur la nouvelle voie d an s
laquelle il s’est engagé.
Bref, la fréquence de l’usag e d e ce terme et son homogénéité
contextuelle manifestent qu’il s’agit bien là d’un terme technique pr o pr e
à la pensée d’Ignace. Celui-ci invente l’expression : converser se lo n notre
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i n st itut . Cette expression ne se réfère pas seulement à une faço n
particulière d’entrer en relat io n , mais aussi à une dimension caractéristique et essentielle de la Compagnie. C’e s t e n fonction de cette dernière
qu’Ignace établira des e x ig e n ce s par t iculières pour la sélection des
candidats, leur fo rmation et la manière de procéder, même à propos des
as pe ct s les plus extérieurs, dans la conversation que dans notre institut
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et dans notre manière de vivre nous devons avoir avec le prochain .
Déjà dans les Exercices Spirituels le u r auteur avait laissé la marque de
la densité anthropologiq u e e t théologique de la compréhension qu’il
avait de cette activité si expressément humaine. Dans le s e co n d exercice
de la Première Semaine, centré sur l’histoire de n o s péchés personnels, et
afin d’aider le retraitan t à v é r ifier son incohérence historique, on lui offre
une règle némotechnique qui propose de : r e g ar d e r le lieu et la maison
où j’ai habité, les relations que j’ai eues avec autrui, l’ e mplo i dans lequel
j’ai vécu. (Ex. Sp. 5 6 ) .Le cadre dans lequel est évaluée la vie morale de
la personne possède un caractère relationnel. La vie t h éologale du sujet
se vérifie dans le cadre de ses re lations interpersonnelles. Il ne pourrait
en être autrement, puisque le propre de la pe r sonne humaine, ou
l’élément différentiel de son “ être personne ” est précis é ment la capacité
d’entrer en relat ion. Plus encore, des trois éléments qui sont cités dans
l’examen que nous avons mentionné, le premier et le d e rnier sont plutôt
conventionnels et indiquent une situation de fait. Mais c’est surtout dans
le second : la conversation, que se vé r if ie la qualité relationnelle de la
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personne, et où se fait jour sa maturité chrétienne et morale.
Dans l’appendice d es notes pour contempler d’autres mystères de la
ème
vie du Christ, notes qui sont proposées à la fin des Exercice s, la 13
Apparition recueille toute la liste des apparit io n s décrites en I Cor 15,5-8.
A la fin, en g u is e d e résumé de toutes les manifestations du Ressuscité,
il s ignale : il apparut souvent aux disciples et s’entretenait avec eux (Es .
Sp. 311). Après sa Résurrection, Jésus établit de nouveau une relation
cordiale, intime et directe av e c le s siens. C’est dans la qualité relationnelle de cette immédiateté, qui devient universelle grâce à la f o r ce de
l’Esprit, que se trouve précisément la force de l’évèneme n t s alvifique par
excellence, et qui fera du Seigneur J é s u s le compagnon permanent des
disciples de tous les temps .
3 . Le s P r é cis d e l’ act io n apo s t o liq u e pr o pr e à la C o mpag n ie :
Le pô le d u v is - à- v is
Quand nous disons que la conver sa t i o n est un terme technique ignatien,
nous nous référons naturelle ment à la conversation spirituelle. Dans une
lettre à s o n frère Martin en 1532, il lui explique qu’à Paris il se consacre
entièrement à l’étude et à l’apostolat avec : des études e t b e aucoup de
conversations, se hâtant de préciser à propos de ces dernières : mais des
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conversat io n s q ui ne sont pas temporelles . Pour préciser ce terme, il
utilise fréquemment les adjectifs : pieuses, bonnes, spirituelles, édifiantes,
appropriées...Cepend an t , co mme po u r I gnace toute relation humaine
d’une certaine profondeur a un but apostolique, le terme même , sans y
ajouter d’adjectif, finit par signifier habituellement un type de relat io n q u i
servira à la croissance des interlocuteurs selon l’Esprit du Christ.
Comme on le sait, Saint Ignace utilis e u n e e xpression générique pour
désigner l’action apo s t olique des membres de la Compagnie orientée vers
les pers o n n e s : a ide pour les âmes, ou aide au prochain. Selon la Formule
de l’Institut, la fin principale de la Compagnie est la défe nse et la
propagation d e la f o i, le profit des âmes dans la vie et la doctrine
chrétienne (...ad fidei defensionem et propagationem animarum in vita
et doctrina Ch r istiana, FI,1). Suivant l’ordre intellectuel typique d’Ignace,
qui co nsiste à clarifier et établir la place respective de la fin et des
moyens, il fait ensuite la liste des actions apostoliques propres à la
Compag n ie . Il s’agit des moyens apostoliques qui lui sont propres et qu’il
faut privilégier. Concrètement sont cités : la prédication, l’enseignement,
les autres minis t è r e s d e la Parole de Dieu, la catéchèse aux enfants et aux
ignorants, la confession et l’ administration des sacrements, la réconcilia-
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tion des personnes brouillées, le serv ice des prisonniers et des pauvres
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dans les hôpitaux, et les autres œuvres de charité .
Dans l’éventail des moyens qui sont cités, nous arrivons à percevoir
l’importance fondamentale e t constitutive que revêt pour Ignace leur
application pour le bien d e s hommes. Son objectif est fondamentalement
spirituel, mais non spiritualiste. Il s’agit d’aider l’homme tout e ntier selon
10
l’esprit du Seigneur qui a prêché, qui a guéri, qui a rassasié .
On a beaucoup discuté sur l’interprétation de la fin apo stolique et des
minist è r e s pr o pres de la Compagnie d’après le passage déjà cité de la
Formule, surtout en ce q ui concerne l’importance que l’on donne à la
partie introduite par le nihilominus. Personnellement, je pense que Sain t
I gnace ne formule pas deux fins, même si l’on considère la se co n d e
comme con-substantielle. La forma mentis de l’auteur du Principe e t
Fondement était plutôt portée à une formulation s imple de la fin. C’est
dans l’amplitude de la description de s mo y e n s apostoliques que se
manifeste l’aspect intégrateur et constitut if de la finalité apostolique de
la C o mpag nie. Une perspective apostolique qui, pour son caract è r e
radicalement évangélique, ne supporte aucun réductionnisme : ni de type
spiritualiste, ni tendant à un simple assistentialisme social. D’autan t plus
que pour Ignace la s é le ct io n d e s ministères les plus explicitement
s pir it u e ls , réalisée en fonction des sujets, doit privilégier les plu s
10
malheureux . Et, à s o n t o u r, l’attention aux pauvres, et l’attention directe
aux formes concrètes de leur pauvreté (privation des biens, de la santé,
de la liberté...), doit viser aussi à leur pr ocurer, autant que possible, les
11
secours spirituels .
Pourquoi Saint Ignace ne cite-t-il pas dans la Formule l’aide au
prochain à t r avers la conversation spirituelle? N’aurait-ce pas été logique,
selon sa mentalité tant de fo is af f irmée sur ce sujet? La raison en est, je
pense, que comme il s’agissait du premier document juridiqu e q u i d é finit,
présente et approuve de façon synthét iq ue l’Institut de la Compagnie,
Ignace a voulu peut-être éviter d’inclure une ex pr e ssion, extrêmement
significative pour lui, mais peu reconnu e d an s le langage canonique qui
décrit les différents ministères.
En tous cas il est clair que les divers éléments du “ répertoire
apo stolique ” de la Formule sont en bien des points liés à l’exe r cice d e
la conversation. Ainsi par exemple la confession, les exercices, le contact
dir e ct avec les personnes pour les aider dans leurs besoins, quels qu’ils
soient ; le ministère de la réconciliation, etc...
Nous trouvons avec une certaine fréq u e nce dans la littérature
ig n at ie n n e ce que je suis arrivé à appeler “Précis sur les manières de
procéder propres à la Compagnie ”. Il s ’ ag it de brèves indications sur les
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façons d’aider les personnes, propres à la C o mpag n ie . La Formule en est
la première. Elles apparaissent ens u it e dans les Constitutions. Par exemple
q uand on conseille que les étudiants ne doivent pas o ccu pe r d e
ministères pastoraux qui pourraient les empê ch e r d ’ é t u d ie r e t qui
impliquent le s co nversations, les confessions et autres occupations avec
12
le prochain (Cons [362]) .
13
Ces allusions abondent dans les Lettres . Leur finalit é est variée :
présenter la manière d’être de la Compag n ie aux personnes de l’extérieur,
exhorter les jésuites aux ministères qui leur sont propres, assurer leur
formation adéquate pour les exercer, donner des règles de discernement
pour les appliquer, avertir sur les risques, e t c... Nous citons les suivants :
˜
˜
La conversation spirituelle
˜
˜
˜
˜
La pratique des Exercices Spirituels.
L’ ad min is t ration
l’Eucharistie.
des
sacrements,
spécialement
la
confes s io n
et
La prédication.
L’enseignement théologique et la catéchèse.
L’assistance des pauvres et des nécessiteux, surtout dans les prisons et
les hôpitaux.
C’es t d ire qu’il s’agit fondamentalement de la même liste de moyens cités
dans la Formule, avec en plu s la conversation spirituelle. Et, curieusement, c’est cette der n iè r e q u i se répète le plus souvent dans les passages
cités.
Pour connaîtr e le langage ignatien,
dans la perspective
il est par t icu liè r e ment important de
recueillir les “ do u blets ”, c'est-à-dire les
ignatienne la conversation
groupes binaires de synonymes qu i s e
spirituelle résume bien les
répètent fréquemment. La conversation
qualités d’une action
s pirituelle se voit ainsi associée tr è s
souvent à la confession et aux e x e r cices
apostolique personnalisée
spirituels, de sorte que les Précis, pour
ce qui regarde la méthode d e s moyens
pr o posés, peuvent se diviser en deux pôles : l’un davantage de masse,
social et public (la prédication et l’e n s e ig n e me n t ) e t l’ au t r e plus
dire ct e me n t personnel (les confessions, les exercices spirituels, et la
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conversation spirituelle).
La vision ignatienne de l’action apo s t o liq u e de la Compagnie ne
pe r mettrait en aucune sorte d’exercer aucun de ces deux grands blocs en
exclusiv it é . D an s la foulée des grands fondateurs du bas Moyen Age et de
la tradition ecclésiale, Ignace a insisté sur l’importance de la pré d icat ion.
Surtout une prédication authentifiée par la v ie personnelle. De même il
a insisté sur l’importance de la formation doctrinale, aussi bien pour la
formation de l’apôtre qu’en sa qualité de maît re qui veut aider les autres.
Et cela précisément parce qu ’ il a été témoin de l’énorme déchirement
ecclésial que pr o duit l’erreur, ainsi que ses conséquences dévastatrices
pour le salut de l’ individu lui-même. Sous cet aspect, Saint Ignace a été
le porte-ét endard d’une réforme ecclésiale à la fois sainte et intelligente.
Outre ces considérations, le pôle social de l’action apostolique de l’Eglise
a une influence directe s u r le bien le plus répandu et universel qui
co n s t ituait un critère ignatien fondamental pour le choix des ministère s .
On pourrait sans d o u t e af f irmer que, du point de vue historique, la plus
grande nouveauté de la conception ignatienne d’aide aux autres se situe
sans doute dans le pôle du vis- à-vis, c’est à dire le pôle de la relation
d’aide personnelle et directe.
Dans ce pôle, la pratique de la conversation tient une place par t iculièrement importante de par son caractère plus universel e t d e par sa
s o u plesse. Effectivement, c’est cette aide que l’on peut dispenser le plu s
facilement dans toute rencontre personnelle. Et en même temps, c’est le
type de relat ion qui s’adapte le mieux à la capacité réelle et à la
disposition du sujet. De telle sorte qu’il renferme une grande var ié t é
d’applications. No u s po u rrions affirmer que dans la perspective ignat ienne la conversation spirituelle résume bien les qualités d’une act io n
apostolique personnalisée.
4 . L’ e f f icacit é apo s t o liq u e d e la co n v e r s at io n s pir it u e lle
Telle que nous la conseille Ignace, la conversation, d an s la perspective
d’une action apos t o liq u e d ’ e n s e mb le, possède à la fois un aspect
introductif et un aspect centralisateu r . B ie n que ce double aspect ne
s’applique pas aux même personnes ni au même mome n t , o n peut dire que
la co n v e r sation est en quelque sorte la porte d’entrée et en même temps le
sommet de l’action apostolique selon le charisme ignatien.
D’une part la conversat io n e s t le premier mode d’approche de la
personne pour laquelle on désire le meilleur. C’est aussi le mo y e n
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incontournable d’accéder à l’univers de l’autre pour atteindre un certain
degré de connaissance de sa personne. Ceci de telle s o r t e qu’à partir de
ce t t e connaissance on puisse lui prêter ou lui suggérer l’aide la plus
pe rtinente possible, ou bien établir avec lui le type de relation q u i lu i
ser a le plu s pr o f it ab le . Le s moyens apostoliques – ministères –
s’appliquent, dans la perspective ignatienne, selon un principe général
d’adaptation qui part d’une co n n aissance personnelle et directe du sujet.
Cette conversation initiale a également un but stimu lant : il s’agit de
motiver le sujet à se servir des autres moyens que l’apôt r e lu i-même, ou
par l’intermédiaire d’autres personnes peut lui of f r ir , e n les tirant de la
14
panoplie spirit u e lle la plus sûre . Les meilleurs retraitants qu’a eus
Ignace, à commencer par le groupe des pr e mie r s compagnons dont la vie
a été pour toujo u r s marquée par l’expérience des Exercices Spirituels, ont
co mme n cé , b ie n avant de pénétrer dans la voie très intense d e
l’évangélisation, a être accompagnés par Ignace à travers des conversations spirituelles. Les actions apos t o liq u e s les plus efficaces et durables,
comme la pratique des Exercices Spirituels, la recherche et la sélection
d’étudiants(scholastiqu e s ) capables et disponibles pour les Collèges de
la Compagnie, l’or ie n t at ion à la pratique des sacrements et autres moyens
qui conduisent à une vie chrétienne vigoureuse, etc... ont toujours eu à
l’origine un entretien spirituel. Elles ont eu leur point de départ dans le
s t imu lant d’une rencontre personnelle, au cours de laquelle la perso n n e
elle-même se sentait touchée par la bonté d’une proposition atteignant
le plus profond de sa liberté.
La convers at io n comporte également un aspect nucléaire ou radical.
Ce qui signifie qu’elle constitue le terme d’un itin é r air e apostolique
réalisé en profondeur. Cett e forme de conversation, qui ne fait qu’un avec
les Exercices Spirituels, ou bien s’y trouve pr o f o n d é ment liée, marque un
temps d’interaction spéciale me n t dense et qualifié. La personne y est
aidée pour commencer une nouvelle vie , assumer de nouvelles décisions
ou consolider un processus d’évangélisation qui passe par une phase
d ’ appropriation personnelle intense. Il faudrait ajouter, dans ce sens, que
la pé dagogie ignatienne ne se limite pas à une interaction sociale de
l’acteur apostolique, mais qu’elle considère cette étape d’aide personnelle
co mme le couronnement d’un processus particulièrement tran s f o r man t
pour l’individu et sa situation en t an t q u e s erviteur des hommes dans
l’Eglise. A travers cette étape, la personne r e ch e r ch e , définit, confirme et
d é v eloppe la position de sa liberté personnelle vis-à-vis de Dieu et d e s e s
frères. Cette pratique plu s méthodique et intensive de l’aide personnelle
a lieu pendant les Exercice s Spirituels eux-mêmes, ou encore elle se
pratique avant, après ou à leur place. Elle se rapproche dav an t ag e d e ce
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que nous appelons habituelle me n t : acco mpag n e ment ou direction
spirituelle.
La force apostolique de la conversation reste ainsi définie par la
pratique ignatienne qui part de cette double source : d’une par t , e lle est
le premier instrument d’approch e du message de l’évangile, une action
patiente et amoureuse qui nous rend pr o ch es dans le sens évangélique :
c’est un geste de proximité dicté par l’amour. Il constitue une médiation
in d is pensable pour que la personne puisse se sentir concernée par la
Bonne Nouvelle , d an s le cadre d’une relation dépourvue de tout autre
intérêt qui ne soit pas celui de son bien.
La conversation suivante, si e lle se produit, comporte un aspect plus
méthodique e t d is cipliné ; c’est une médiation, tout aussi indispensable,
qui vise à la pr is e d e conscience intime de l’appel du Christ, à condition
que cette prise de co nscience s’authentifie et se consolide en une
nouvelle prise de position de la liberté perso n nelle. C’est une médiation
qui peu à peu de v ie n d r a in utile au fur et à mesure que la personne se
rétablit dans ce qui
constitue le noyau de sa vocation : l’appel du Christ à aime r e t s e r vir Dieu
et les hommes.
Le bienfait apostolique de la co n v e rsation est donc au service du
pr o ce s s u s d e pe rsonnalisation. Ce processus constitue un mo me n t
pe r man e n t et important de la foi chrétienne, qui consiste en u n e
r e n co ntre personnelle avec le Christ, et qui polarise la personne autour
d’une relat io n amo u r euse, dont la valeur est bien supérieure à sa propre
vie et à tout autre attachement.
Re v e n d iquer l’importance de cet instrument apostolique se fait
aujourd’hui particulièrement nécessaire. L’appau v r is s e ment intérieur des
in d iv id u s , q u i o n t g r an d i dans une ambiance familiale et sociale
dépourvue des valeurs essentielles, et privée d’un e alimentation affective
adéquate, les rend plus vulnérables. C’est peut-être à cause d e cela qu’un
type d’évangélisation qui leur offre une sécurit é e x térieure au moyen
d’une très forte cohésion de g r o u pe ou à travers un système de pensée de
type idéologique, un peu simplifié, peuvent avoir davantage de succès.
Ces chemins, plus efficaces dans l’immédiat, créent davantage d’adeptes
que de vrais disciples. Ces individus essaient de s’affirmer de f aço n un
peu adolescente contre tout ce qui est différent, se barricadant dans un
sch é ma d e pensées et d’attitudes d’autant plus rigide que leur appropriation de l’Evangile est incertaine.
L’interaction sociale et la mise à dis po s ition de lieux d’une plus
grande qualit é humaine et chrétienne sont certainement indispensables
pour la mission de l’Eglise. Mais l’év an g é lis at ion n’avance pas à coups de
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slogans d an s le s méandres qui conduisent au cœur de la liberté de
l’individu. Ce moment format e u r d e la personne continuera à être
normalement appuyé par la r e n contre patiente et amoureuse de quelqu’un qui, mû par le désir de mon propre bien, se fera proche au point
de me reconduire à ma source même qui est le Christ.
On est impressionnés par la vigueur apostolique de la C o mpagnie dès
ses origines. Depuis le renforcement de la f oi catholique dans les pays
me n acé s par la Réforme, jusqu’à la première évangélisation menée par
Xavier jusqu’ à l’ extrême limite de l’Orient, en passant par une aide
impo r t an t e à la réforme de l’Eglise dans sa tête et ses membres. Tout a
commencé par la qualité d’une conversation amicale e n t r e le s trois
compagnons dans une petite pièce du Collè g e Sain t Barbe de Paris...Et
tout a continué grâce à des heures et des heures de conversation
personnelle, avant e t apr è s le s sermons et les leçons magistrales,
co n versations au cours desquelles les compagnons de Jésus instillaie n t
une parole patie n t e e t amoureuse qui faisait aspirer à la même source
inépuisable à laquelle ils avaient bu avant eux.
5 . Le s d e u x n iv e au x d ’ applicat io n :
le plu s u n iv e r s e l e t le plu s s pé cif iq u e .
Un e f aço n d e co n v e r s e r à la f o is u n iv e r s e lle e t s é le ct iv e
A propos de la “ sélectivité ” possible de la conversation, nous t r o u v o n s
q u e lq u e s af f irmations apparemment contradictoires. D’une par t Sain t
Ignace la signale comme étant une voie d’accès universel : la conversa15
tion s’étend à beaucoup de perso n n es . Plus encore, il la présente comme
16
étant un moyen apostolique qui se trouve à la portée de tout le monde .
D’autre part, cette amplitude n’est pas un critère absolu. Dans d’au t r e s
passages nous trouvons une affirmat ion plus sélective : l’entretien spirituel
ne peut s’étendre à tout le monde (Ep.VII,269). C e t te restriction se base sur
un double crit ère : un critère objectif, de la part du jésuite lui-même, à
cause des limitations que lui impose sa condition (par exemple le f ait
d’être scholastique) ou de son ministère (s’il est professeur, la conversation se limitera de préférence à s e s é lèves), et un autre critère subjectif,
basé sur l’évaluation du sujet à qui on s’adre s s e , si l’on trouve en lui les
17
dispositions pour en attendre des fruits .
Si l’on prend en compte la double fonction apostoliq u e d e la
conversation, à laquelle nous nous référions plus hau t , ce d ilemme
apparent se défait . I l s’agit en effet d’un mode universel de relation
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personnelle du jésuite qui, dans des conditions précises, atteint une plus
grande intensité méthodique.
En effet nous trouvons avant tout la description, pour le jésuite, d ’ une
manière permanente et universelle d’entrer en relation . Elle désigne
quelque chose qui v a b e au co u p plu s lo in qu’une simple activité
apostolique. Elle vise une manière d’être qui fait partie intégrante de son
identité, de façon absolue.
Etre personne, c’est avant tout vivre en relation et pour la relation. En
termes chrétiens, cela signif ie que la personne se construit dans la
fraternité. et est appelée à la co mmu n io n . Le relationnel est la note
essen t ie lle de sa personnalité. Or, le jésuite est une personne en relation
apostolique perman e n t e et universelle . Ce qui signifie qu’il tend toujours
et avec tous à établir un mode de relation qu i aid e à la croissance de la
vocation divine d’autrui.
La fin apostolique de la Compagnie, et en général le caractère
apostolique d u ch ar isme ignatien atteignent sur ce point leur plus grande
radicalit é . Et ceci précisément à cause du caractère permanent et universel
que renferme la conversation. Le jésu it e vit pour la mission apostolique,
non s e u le ment à travers sa consécration courageuse en vue de sa
réalisation historique par le moyen de l’obéissance, ni même à travers la
mise en oeuvre méthod iq u e d e certains instruments pastoraux, mais aussi
et surtout à travers sa façon d’entrer en relation avec tout le mo n d e , e t de
se rendre proche dans les cou r t e s distances du vis-à-vis, qu’elles soient
épisodiques ou continuelles, au cours desquelles se produit toujours une
requête immédiate d’authenticité mutuelle.
Apôtre, le jésuite l’est, de façon pe r man e n te et universelle, dans la
mesure où il contemple en tout homme et en toute femme une personne
appelée à la plénitude du Christ, et où il entre en relation avec e lle, dans
la densité interpersonnelle que permet chaqu e rencontre, rempli du désir
de son plus grand bien.
N’est-ce pas précisément cela q u e n o us trouvons, entre autres choses,
dans la vie des saints ? Des existences qui laissaient partout e t à chaque
rencontre une goutte délicate de lumière, d’accu e il, d’espérance et de
dignité, dan s la mémoire reconnaissante d’un compagnon de voyage, ou
d’hôpital, ou d’un mendiant, d’un supé r ieur ou d’un inférieur, d’un élève
ou d’un profes s e u r , d’un laïc ou d’un ecclésiastique. C’est dans cette
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LA CONVERSATION SPIRITUELLE
rencontre, directe et personnelle, d é po u r v ue de tout artifice de communication, que chacun se sent concerné et cela seulement dans la mesure de
l’altruisme de l’autre, altruisme qui se fait jour s u r tout dans sa façon de
converser.
Cependant, la conversation spirituelle considérée comme une forme
de méthode pour aider les autres à percevoir et à répondre à leur propre
vocation divine a un aspect sélectif. Je par le d e forme méthodique, étant
donnée l’intensité et le caractère de démarche ou de progression qu’elle
implique . Un ce r t ain n o mb r e de recommandations de Saint Ignace
renferment cet aspect méthodiquement intensif, par exemple quand il
écrit au Grand Pénitencier Antoine Puccio en le priant de converser
18
quelques fois par semaine avec quelques un s des maîtres .Disons tout de
suit e q u e cette forme plus spécifique de converser se rapproche beaucoup, et même se substitue
à ce qu’en termes traditionnels on appelle la dire ct i o n spirituelle, ou plus
récemment : l’accompagnement spirituel personnel.
La sélection, comme dans le reste des activités, se réalise au mo yen
d’un discernement apostolique prenant en compte les cr it è r es suivants :
1 ) Les limitations imposées par la mission de chacun. Par exemple co mme
quand Ignace recommande aux profess e u r s d e s collèges de converser de
19
préférence avec leurs élèves .
2) La condition ou qualité de la personne que l’on doit aider systématiquement à travers la conversation. A ce niveau Saint Ignace utilise comme
critère principal la préoccupation pour ceux de qui on attend dav an t ag e
20
de fruits . Il s’agit précisément du même crit è r e pr oposé dans les
D ir ectoires pour la sélection du candidat aux Exercices complets, d’après
l’Annotation 20. Et celle-ci se relie directement à l’ “éco n o mie apostolique
ignatienne ” avec le critère du bien le plus u n iv e rsel proposé dans les
Constitutions. C’est une sélection réalisée paradoxalement en fonction de
l’universalité, à cause du caractère multiplicateur des dons que possèdent
les personnalités les plus communicatives.
Le analogatum princeps de cette façon spécifiq u e
de
pratiquer la
conversation est la pratique même des Exercices Spirituels, c’est-à-dire ce
mo d e d e relation privilégié et méthodique à travers lequel on offre au
retraitant une façon de procéder avec ordre. Ce n’est pas e n vain que se
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Revue de Spiritualité Ignatienne
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German Arana
répète très fréquemment le doublet : “ conversation et/ou Exercice s
Spirituels ” et vice versa, de telle sorte qu’à l’intérieur d e q u e lq ues
context e s o n peut les noter comme étant synonymes. En effet, entre les
Exercices et la conversatio n , entendue dans son sens spécifique, nous
avons quelque chose de plus qu’un simple rapprocheme n t d ’intentions
apostoliques : La s é le ct io n d u candidat est la même, toutes deux
contiennent un certain perfectionnisme apo s t o lique (ce qui aide le plus),
a partir d’un principe commun d’adaptation à la manière d’ê t r e du sujet;
elles supposent l’application des règles du discernement et procèdent
selon “ une mode et un ordre ” méthodiques.
Si bien que fréquemment la Conversation s’inscrit dans un pro ce s s us
d’aide en vue d e la ph ase particulièrement intensive des Exercices
Spirituels et forme leur prélude préparatoire. Il peut aussi servir d e
corollaire à une maturation chrétienne ultér ieure, ou avoir un rôle vicaire
(par rapport aux Exercices) pour favoriser et procéder au discernement e t
21
à l’élection de la vocation .
6 . Le s in s t r u ct io n s d e Sain t I g n ace au t o u r d e la co n v e r s at io n
L’importance que Saint Ignace attribue à la conversation se fait jour non
s e u lement à travers des allusions constantes, mais aussi à travers de s
instruct io n s d o n n é e s à ce propos. Elles constituent un vademecum
pratique sur la façon de procéder dans la relation avec les autres. Ce sont
les Règles po u r co n v e r s e r . Il faut entendre le mot Règle d’après le sens
que prend cette expression dans les Exercices. Elle s f orment un corpus
avec des critères de discernement et des paradygmes orientateurs.
Le Père Miron demande à Saint Ignace en 1553 quelques règles p o ur
22
converser avec autrui . Déjà cette question révèle en elle-même la
r é currence de ce thème dans la Compagnie. Polanco, chargé par Sain t
Ignace de donner une réponse, relie ces règles au discernement, plus qu’à
une théorie...comme elles consistent en un discernement plus qu’en une
23
doctrine, nous ne pouvons donner que quelque chose d e gé n é r al . Par là
nous est donné e la clef herméneutique des instructions ignatiennes. Il
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LA CONVERSATION SPIRITUELLE
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faut le s prendre comme des règles de discernement, et non comme un
corps ordonné de dispositions détaillées.
A partir d’indications plus brèves d is s éminées à profusion dans les
Lettres, nous trouvons fondamentalement t r o is in s t r u ct io n s par t icu liè r e s sur ce thème. La pr e miè r e est de 1541, elle est dirigée à Broët et
Salmeròn qui viennent d’être envoyés e n I r lande par Paul III. La seconde
est de 1546. Nous la trouvons dans le corps d e s instructions apostoliques
25
dirigées au x P ères envoyés au Concile de Trente . La dernière est un
26
document tardif co n t enant une série d’avis aux jésuites du Portugal .
Nous voyons donc que, tout au long d’une vaste pé r iode de temps, il
existe une insistance permanente sur ce sujet.
Chaque document contient une orientation et un objectif particu lier.
Le premier est plus o r ig in aire et général. Il émane directement de
l’expérience apostolique de Saint Ignace q u i, e n t an t que premier
législateur et guide de la Compagnie , e n extrait comme d’une source
précieu s e , le s r è g les de son gouvernement apostolique. Le second
document contient d e s règles plus précises et concrètes dictées pour une
époque traversée par de violentes controverses d o ctrinales. Le dernier
annote quelques règles de prudence et de réserve que le r e li gi e ux doit
observer dans ses relations avec autrui.
Dans la pauvre synopse que je présente ci-dessous j’ai regroupé, par
modum unius les diffé r e n t s aspects de ces r è g le s po u r co n v e r s e r
comme s’il s’agissait de la prés e n t at io n archétypique d’un exercice de
conversation. Quelques textes se répètent so us différentes épigraphes.
Faute d’espace, j’ai inclus le texte de 1556 dans les annexes thématiques.
Texte de 1541
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Texte de 1546
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German Arana
Préambule
Risques et
Possibilités :
* Si les relations et les
conversations avec beaucoup de
gens, en vue de leur salut et de leur
profit spiritual, permettent, Dieu
aidant, un profit substantiel, ce
genre de relations peut au
contraire, si nous ne sommes pas
vigilants et si l’aide de notre Seigneur nous manque, nous causer
un sérieux préjudice ainsi qu’à
tous.
Caractère
essentiel :
* Comme notre vocation ne nous
permet pas de nous abstenir de ces
relations avec autrui
Objectif :
* Dans tous nos entretiens dont
le but est de gagner quelqu’un
pour l’amener en notre filet
pour le plus grand service de
Dieu notre Seigneur
Présupposé
Théologal :
Interlocuteur :
* en vue de leur salut et de leur profit spirituel
* Dieu aidant
* si nous ne sommes pas vigilants et
si l’aide de notre Seigneur nous
manque, nous causer un sérieux
préjudice ainsi qu’a tous.
* En traitant avec tout le monde,
spécialement avec des égaux et
des inférieurs en dignité ou en
autorité
* pour gagner l’attachement des
grands ou des nobles, dans
l’intention du plus grand service
de Dieu notre Seigneur
Revue de Spiritualité Ignatienne
* avec beaucoup de gens
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LA CONVERSATION SPIRITUELLE
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Disposition
Interne
* Il faut faire attention à ceci :
Quelqu’un est-il de naturel colérique et parle-t-il avec un autre
colérique ? S’ils ne sont pas en
tous points du même avis, on
risque très fort que leur entretien aboutisse à des oppositions
entre eux. Dès lors si quelqu’un
se sait de caractère colérique, il
doit prêter une attention toute
particulière, même dans les détails, à ses entretiens avec autrui.
Qu’il se tienne, autant que possible, sur ses gardes, en
s’examinant, en se rappelant qu’il
va souffrir, sans s’échauffer avec
son interlocuteur, surtout s’il sait
qu’il est malade.
* plus nous serons avertis et guidés
par quelque directive, plus nous
avancerons tranquillement en notre
Seigneur.
* pour ne pas avoir l’air de tenir à
son propre jugement
* et s’efforçant de ne laisser
personne mécontent
* on donnera alors son avis avec
toute la tranquillité et l’humilité
possibles
Règles
d’empathie :
* écouter longuement et volontiers, ceci jusqu'à ce que les interlocuteurs aient achevé de dire
ce qu’ils veulent.
* comportons-nous amicalement
* considérer premièrement leur
tempérament naturel pour se
guider sur lui….on
s’accommodera à leur manière de
faire, parce que c’est ce qui leur
plait. Je me suis fait tout à tous.
* En gagnant son amour, nous
améliorerons nos affaires.
* si je dois parler, je serai lent, réfléchi, plein d’amour
* Lent à parler, je serai assidu à
écouter et calme afin de pénétrer et
de connaître les pensées, les
sentiments et les volontés de ceux
que parlent, pour pouvoir mieux
répondre ou ne rien dire.
* Enfin, s’il s’agit de relations et de
conversations sur des matières de
doctrine acquise ou infuse et que je
veuille en parler, il sera très précieux de ne pas considérer mon
loisir ou le manque de temps qui me
presse, en d’autres termes ma commodité. Mais je me réglerai sur la
commodité et la situation de mon
interlocuteur afin de l’entraîner
pour la plus grande gloire de Dieu.
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Revue de Spiritualité Ignatienne
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German Arana
Règles de sobriété dans
l’affirmation :
* Ensuite, répondre aux différents points, mettre fin à
l’entretien et prendre congé. Si
l’interlocuteur reprend la
conversation, abréger les réponses autant qu’on le pourra ;
Rythme :
* prendre congé rapidement et
aimablement
Règles
de transparence :
* En tous nos entretiens, surtout
quand nos apaisons des conflits,
ou dans les conférences spirituelles, soyons sur nos gardes,
réfléchissant que toute parole
peut être et sera rendue
publique.
Revue de Spiritualité Ignatienne
* si je dois parler, je serait lent, réfléchi, plein d’amour, surtout s’il s’agit
de déterminer des questions dont
traite ou puisse traiter le Concile.
* En traitant des questions du
Concile ou d’autres, qu’on donne
les raisons des points de vue
opposée, pour ne pas avoir l’air de
tenir à son propre jugement et en
s’efforçant de ne laisser personne
mécontent.
* Je ne produirai comme autorité
aucune personne, surtout d’un rang
élevé, sauf en des questions mûrement examinées ; je m’adapterai à
tous sans me passionner pour
personne.
* Si la question débattue est si
justement exprimée qu’on ne puisse ni ne doive se taire, on donnera
alors son avis avec toute la tranquillité et l’humilité possibles et l’on
conclura : sauf meilleur avis.
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LA CONVERSATION SPIRITUELLE
37
Ces textes peuvent être complétés par un lettre de 1556 aux Jésuites du
Portugal, dans laquelle Ignace recommande la prudence da n s le s relations
ave c le s f e mmes. Il y aborde la thématique de la confrontation et de la
communion. ( Ep. XII, 676-677 Monita ad Sodales Lusitanos)
Laissant de côté les thèmes d é j à traités, je ferai un bref commentaire sur
quelques éléments plus importants. En premier lieu, nous nous tro u v o ns
face à u n au tre cas typiquement ignatien de congruence entre la f in e t
le s mo y e n s . Le désir du cœur d ’ adhérer fortement et de façon stable à
la fin est le principe ordonné de la volonté et de l’action, et oriente la
recherche des moyens contingents q u i y sont les plus adaptés. Le jésuite
qui guide la conversation est un homme passionné pour le b ie n d ’ autrui,
et pour l’aider dans la perspectiv e de sa fin ultime ; pour cela il s’engage
courageusement en vue de s a cr o is s an ce et de tout ce qui y contribue.
Cette passion pour aider véritablement e t u n iversellement, déployée à
travers le co n t act personnel, permet de comprendre la stratégie ignatienne
d e la conversation. Celle-ci n’a rien à voir avec un type de sagacit é
machiavéliqu e , au co n t r air e e lle n ’a comme propos que celui de
transformer toute rencon t r e h u maine, à quelque niveau que ce soit, en
un évènement de grâce.
Il n’est pas vain de souligner l’importance du pr é s u pposé théologal,
c’est-à-dire de l’aide de Dieu comme condition indispensable pou r que
se produise cet évènement de salut. Nous sommes les intermé d iaires d’un
amour qui nous transcende et qu i se manifeste à travers la rencontre
personnelle, chaque fois que nous at teignons avec amour le mystère de
l’autre. L’apôtre, par sa prière et son désir, vit en co n s t an te référence au
Troisième acteur de la rencontre bipolaire : l’acte u r d iv in qui est en
définitive l’auteur de cet évènement sauveur.
L’habitude de pratiquer des conversations qui portent des fruits exige
u n e d is position adéquate chez le sujet lui-même. C’est un exercice
discipliné et méthodique q u i n ’ a r ie n à v o ir avec la spontanéité,
prisonnière des affections immédiates. Toutefois il s’agit d’une dis cipline
qui ressemble for t à l’ e n t raînement sportif : elle demande des efforts, et
même de la souffrance (acuerdo de sufrir) , pour pouvoir aboutir à une
façon de converser qui soit naturellement po s it ive. Ce n’est pas une
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Revue de Spiritualité Ignatienne
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German Arana
discipline qui opprime, mais bien plutôt qui s o u lag e . Aussi bien là que
comme dans les Exercices, la disciplin e v is e à une certaine connaturalité :
d e s c a n s a d a m e n t e
=
p a r t e r
s a n s
f a t i g ue
(Ex. Sp. 28).
Cette possession de soi-même (por algun concierto endereça dos) est
le f r u it d ’une liberté intérieure qui adhère avec passion au bien de l’autre.
Comme dans les Exercices, Ignace utilise le lang ag e d e l’“indifférence ”
pour décrire la maturité de la liberté pour et par l’amour. Il insiste
particuliè r e me n t s u r u n e indifférence tant affective qu’intellectuelle.
la formation à la
conversation implique
un chemin de conversion
psychologique
et spirituelle à l’altérité
L’unique passion pour le bien vérit able
de l’autr e nous fait vivre suffisamment
libre s pour chercher une vérité qui nous
transcende. La pe rsonne, empêtrée dans
ses désirs et ses phobies désordonnées
ou bie n at tachée de façon exagérée à ses
représentations int e lle ct u e lle s, ne sera
jamais un bon guid e d e co nversation
selon la perspective ignatie n ne, c’est-à-
dir e un homme qui aide l’autre par sa
façon de traiter avec lui. Et cela précisémen t par ce q u ’il n’arrive jamais à
sortir de son propre cloître intérieur. Il vit normalement en défense
pe r man e nte de son moi, alimentant son égocentrisme af f e ct if , o u
défendant sa faible po s ition intérieure, trop ancrée dans “ses ” sentiments
et “ ses ” idées.
La formation à la conversat ion implique un chemin de conversion
psychologique et spirituelle à l’altérité. Par cette voie, on atteint un
certain degré de liberté quand la pe r s o n n e est capable d’assumer ce que
nous pourrions définir l’oubli de soi. Cela signifie qu’elle devient capable
de décentrer son intérê t sur l’autre de telle sorte que tout ce qui est “ à
lui ” soit en relation au b ien de l’autre. Il ne s’agit pas évidemment d’une
“ relativisation ” totale, qui anéantir ait s es convictions et ses sentiments
fondame n t au x , au po in t d e co mpromettre sa propre identité (qui
impliq u e une référence continuelle et permanente à soi-même ). Le
patrimoine intérieur se fait relatif au bien de l’autre, dans la mesu r e où sa
vocation définitive est d ’être conforme au Christ. Cela me fait vivre
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LA CONVERSATION SPIRITUELLE
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radicalement décentré, avec tout mon bag age affectif et intellectuel. Et
cela parce que “ ma ” propre vocation définitive consiste à aimer et servir,
à vivre pour que les autres aient la vie, et à reno n cer généreusement à une
autocomplaisance affectée de mes succè s , o u à consumer mes énergies
à défendre la place d ’ u n “ ego ” que j’ai construit avec peine. La vérité
salvifique qui m’a atteint s’authentifie à travers ma capacité de créer
communion et de dépasser la position de mon moi, me faisant rejoin d re
l’autre, aimé et respecté pour lui-même, dan s l’ u nique mystère – le mystère
du Christ- qui nous constitue tous deux. Nou s v o u lo ns dire quelque
ch o se de très simple : le véritable amour commence et se démontre
principalement à t ravers notre capacité relationnelle, dans notre façon de
converser. E t ce tte façon de converser é d if ian t e S ce qui veut dire
constructive S implique, dans l’anthropologie chrétienne, un hau t degré
d’abnégation personne lle en vue de la croissance de l’autre. Je pense
pour ma part que ce que j’ ai appelé l’oubli de soi est l’enclume de la
véritable mo rtification du jésuite, plus que toutes les autres rigueurs de
la vie apostolique. Elle nous f ait v ivre partout et en permanence tournés
vers ce qui convient le mieux à notre interlocuteu r e t ce la tout au long
de nos conversations quotidie n n e s , q u ’elles soient fortuites ou plus
méthodiques.
Mais comment converser ? Enumérons main t e nant, ne serait-ce que
brièvement, les aspect s fondamentaux des instructions d’Ignace. La partie
à la f o is la plus originale et pratique se trouve sans doute dans ce que j’ai
appelé : les règles de l’e m p a t h i e. Bien des siècles avant que la psychologie
ne chante les louanges de l’empathie comme attitu d e fondamentale de
communion humain e , e t s an s au cun doute dans le contexte d’un
individualisme maladif, Saint Ignace nous laisse ces règles merveilleuses
qui dans leur simplicité sont un guide sûr pour le voyage b o u le versant
menant jusqu’au cœur de notre interlocuteur.
Signalons avant t o u t que ces règles ne sont pas le fruit d’une théorie
appliqu é e
av e c
plu s ou moins d’habileté. Elles sont le résultat de
l’expérience relationnelle de Sain t I g n ace lui-même, connu pour être un
guide de co n v e r s ation plein de succès. Luis Gonçalvez de Camara dans
28
s o n Memorial nous en a laissé des témoignages éloquents . C’est comme
si, dans ces règles, Saint Ignace, guide expérimen t é e t ple in de sagesse,
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Revue de Spiritualité Ignatienne
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German Arana
faisait un portrait de lui-même. De cette façon, comme pour beaucoup
d’autres enseignements, il fait profiter au x autres ce qu’il a expérimenté
comme utile pour lui-même.
Ces règles ne sont pas du tout une str at é g ie subtile pour vendre un
produit, ni une manoeuvre astucie u s e po u r subjuguer les esprits et les
cœurs. Moins encore la fatig an t e e t imprudente insistance de l’apôtre peu
avisé qui obtient seulement un e v ict o ir e à la Pyrrhus de celui qui se rend,
pourvu qu’on ne le frappe pas. Elles répondent à un principe an t h r o pologique d’une immense portée : seule la relatio n pleine d’amour peut
transforme r la personne. Seule une relation d’amour, c’est-à-dire causée,
dominée, poussée par le bien de l’autre, peut arriv e r à véhiculer des
convictions et des sentiments qui permette n t à l’ autre de grandir. Saint
Ignace présuppose aussi un préambule psychologique à ce principe. Pour
que la personne ouvre son monde intérieur bie n cach é, elle doit se
s e n t ir concernée par le degré d’altruisme que l’autre a pu manifester
envers elle. Un mode de communication centrée sur l’univers original de
l’ autre s’atteint fondamentalement à travers une communion de sentiments. Cette forme de co mpr é h ension de ce que l’autre se représente
intérieurement à partir de l’univers originel et constitutif de son identité,
devient la porte d’entrée d’une expérience de communion au my stère
même d e la personne, qui s’éloigne de ses idées contingentes et se
dispose au toujours plus de sa vocation divine.
Parler peu et lentement....écouter lo n gtemps et volontiers...Telle est la
règle d’or de la conversation ignatienne. La règle de l’attention amo ureuse, empathique, patiente, qui rend possible la connaissance intérieure
de l’autre pour l’aimer d a vantage et mieux l’aider à travers un mode de
communication ( par la parole et le silence) qui cherche vraiment son
plus grand bien. Ecouter longtemps et volontiers... Il ne s’agit pas de
“ supporter ” stratégiq u e me n t le monologue de l’autre, ni de lui offrir les
formes stéréotypées d’une s ympathie commerciale bien étudiée, ni même
de se co mporter comme une personne polémique qui reste aux aguets,
ruminant sa réponse incisive ; et non plus d’écouter co mme un professionnel qui attend ses h o n o r air es.. Volontiers, avec goût, de bon gré, de
tout cœur, grat u it ement, sans limite de temps ni d’intérêt...Une écoute qui
engendre l’amour. Une écoute d’une qualité telle q u ’ e lle se fera porteuse
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LA CONVERSATION SPIRITUELLE
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d’espérance, dans la mesure où elle aidera l’autre, à travers l’océan de ses
représentations intérieures, à être attentif à son ce n t r e o r iginel : cet
intérieur caché où l’on parvient à entendre la promesse de Dieu po ur une
vie plus pleine, une vie d’amour et de liberté.
Comme pour toutes nos maniè r e s d e procéder, pour Ignace toute
conversation est traversée par le discernement. Dans les r è g le s
pour
converser, nous trouvons une applicat io n d e s r è g les générales de
discernement des Exercices Spirituels qui s’appliquent à cette circo nstance. C’ e s t u n condensé des règles de la 1° et de la 2° semaines. Elle
contiennent fondamentalement deux choses : 1° la descriptio n de la
stratégie génér ale de la conversation qui, curieusement, consiste à suivre
la stratégie de l’ennemi (décrite d an s les règles de la deuxième semaine)
a v e c i n v ersion de la finalité. Et deuxièmement, le compo r t e me n t
pédagogique approprié que l’on doit suivre dans les s it u at io n s d e
consolation et de désolation. Cette attitude, qui résulte de l’ herméneutique spirituelle des mouvements intérieurs d écrits dans les règles de la
première Semaine, nous les trouvons déjà proposés brièvement dans la
septième annotation des Exercices.
Entre avec l’autre et sort avec lui... Dans un autre pas s ag e il présente
ce thème en se servant de la citation de P au l : Omnia omnibus factum
sum... (Cf. I Cor 9, 22b). L’idée est claire : une empathie au service d’une
relation d’aide selon le critère de l’Evangile. Ce n’est pas une empathie
close sur l’ univers des représentations d’autrui : c’est son bien qui en est
l’objet. Et ce bien ultime peut impliquer une forte réorie n t at io n de ses
sentiments, de ses convictions et de ses projets. Cependant ce processus,
dans le laps de temps q u i lu i est nécessaire, ne se réalisera pas si la
personne ne se sent pas concernée par le messag e r d e b ien, et au moyen
d e la compréhension antérieure de son propre univers intérieur. Cette
pédagogie n’est-elle pas la tradu ction psychologique de la voie salvifique
de l’Incarnation du Verbe ? Nihil salvus nisi assumptus... Rien ne peut être
sauvé s’i l n’est assumé... D’autre part il ne s’agit pas de manipuler la
personne pour l’induire à une fin qui, de la part de l’ in t e r lo cuteur, serait
intéressée de façon dé s o r d o nnée. Cette manipulation peut avoir lieu
même sous les apparences de bien et d ’ apostolat. Elle est au contraire au
service de la recherche de la volonté de Dieu qui se manifeste seulement
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Revue de Spiritualité Ignatienne
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German Arana
comme un acte de liberté et implique la r é o rientation de l’individu vers
la plénitude existentielle à laquelle il est appelé.
En outre, les règles du discernement pour converser so u lignent
l’ aspect différent de la communication suivant que l’autre se trouve dans
une ph as e d e consolation ou de désolation. Il sera beaucoup plus
co r d ial, j o y eux et impliqué affectivement dans la désolation ; plu s
circonspect et succint dans la consolation. Il faut observer q u e ce t te
façon de procéder impliq u e u n e conversion profonde de l’affectivité
personnelle. Elle requiert d’une affectivité plu s gratuite et plus généreuse,
qu i s ach e dispenser la forme d’attention qui convient, et qui ne se limite
pas à se gratifier soi-même selon l’écho nat u rel des tristesses et des
consolations d’autrui. L’empathie dans la désolation, qui est une sorte
d’opacité affective devant le mystère, suppose le partag e d u malaise que
produ it ce t te insensibilité de la foi, en la considérant comme un temps
de grâce ; et pour cela elle requiert de l’accompagner en arborant sans
ce s s e le d r apeau de l’espérance, sans se lais s e r e n t r aîn e r par
l’ o b s cu r cis s e me n t affectif des références fondamentales dont l’autre
souffre. Au contraire, au cours de la conversation avec la pe r s onne qui
est dans la consolation, c’ e s t-à-dire qui est visitée par la jouissance de ce
q u i mè ne tout droit à l’amour du Seigneur et à la pratique de l’Evang ile ,
on devra procéder avec plus de retenue, car l’ au t r e n’a pas besoin de
plus, et parce qu’un écho trop euphorisant pourrait même le distraire de
la source mystérieuse dont provient cette consolation et à laquelle cette
expérience aboutit finalement.
Ce que j’ai appelé règles de la d iscrétion affirmative constitue sans
aucu n d o u te un autre des “ secrets ” de la conversation ignatienne. Elles
sont bien éloignées de la caricat u r e d ’ u n I g n at ien envahissant et
autoritaire ! Au contraire Gonçalves da Camara nous décrit u n g uide de
conversation aimable et d is cr e t , n o u r r is s an t une répulsion naturelle
envers une façon de converser autoritaire et intellectuellement pesante,
chargée de sentences irrévocables. Il est curieux d e constater qu’un
homme comme lui, si peu ami de la plaisante r ie d e mauvais goût, du jeu
dangereux de l’ironie, ou des allusions critiques, traitait de sentencieux
ceux qui dans leur conversation ordinaire lançaient des sentences à tout
propos sur tout l’humain et le divin (29). Que de bien peuven t f air e ces
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LA CONVERSATION SPIRITUELLE
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indication s à celui qui se croit appelé à “ changer le monde ” en
imposant ses idées d’au t an t plu s s implis t e s q u ’ e lles paraissent gratuitement- plus sûres !
Ce t t e façon de procéder, Ignace l’attribue sans hésitation à l’attachement désordonné au propre jugement, toujours limité et partiel. Elle n’est pas
cons t r u ctive, car elle tend à susciter des convictions serviles ou à éveiller
des polémiques. Elle n’est que l’indice d’ u n orgueil personnel. C’est une
maladie qu i ronge très fréquemment, aussi bien les réunions publiques
que les bavardages privés.
Il me semble que cette discrétion affirmativ e ignatienne a un double
fondement : e n premier lieu elle est peu efficace pour une raison
an t h r o po lo g ique : les convictions vraiment fructueuses naissent à la
source de l’intériorité personnelle et vont de pair avec le s e xpériences
d’une profonde libert é . Le guide de la conversation qui veut orienter
autrui, c’est-à-dire le se r v ir avec patience dans son cheminement vers
elles, devra se contenter, à chaque fois , de transmettre seulement les
contenus dont il est capable, pour l’orienter à partir de ce qu’il expérimente vraiment.
L’autre raison est davantage liée à la théorie de la connaissance et à
la conception de la foi chrétienne. L’éventail des vé r ités essentielles est
réduit. D e plu s il se fait jour à partir de la dynamique interpersonnelle
d’une rech e r che commune, et se vérifie à partir d’une expérience de
communion autour de l’u n iq u e fondement qui nous soutient tous et en
même temps nous dépasse tous dans notre perspective personnelle.
D ’ un autre côté la polémique presque inévitable que suscite u n t e l
autoritarisme dans l’exposé est presque toujours inutile e t distrayante. La
conversation ignatienne, même au niveau le plu s q u o tidien, tend à être
une espèce de conve r sa t ion essentielle, c’est-à-dire une façon d’entrer en
relation qui aide l’autre à centrer son att e n tion sur ce qui est vraiment
fondamental. Les e s car mo uches dialectiques distraient de cet objectif,
épuisent et font perdre beauco u p d ’ é nergie, et parfois en sottises, car elles
n’émanent pas d’une intention pure de servir la vérité, mais ve ulent plutôt
affirmer le propre moi de façon désordonnée.
Le guide ignatien de la co n versation n’est en aucune manière un
homme privé de bons sens, courant derrière n’importe quelle d o ct r ine. En
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suivant son Seigneur Jésus-Christ, il s’est ancré fermement d an s les
convictions de la co mmu n au t é ecclésiale, dans les aspects les plus
importants où elle se reconnaît. C’est précisément pour cela que, à l’heure
de manifester sans honte ses convictions, quand et comment il convient,
il le fait toujours avec une profonde humilité, comme quelqu’un qui
dévoile quelque chose qui lui a été donné et qui ne lui appartient pas,
et qui vise à la révélat io n en Jésus-Christ du Deus semper maior : c’est un
patrimoine universel dont l’Eglise est la garante.
Finalement dans le document plu s t ar d if Saint Ignace insiste sur des
r è gles sur la prudence. Il met des limites à la conversation avec cert ain e s
personnes, à ce r t ain s moments et à certains endroits. Laissant de côté les
e xpressions plus archaïques, nous ne pouvons pas en faire fi. C o mb ie n
de bons apôtres se sont pe r d us à cause de leur imprudence dans leur
manière d’entrer en relation et de converser !
Les Constitutions de la Compagnie font le portrait d u jésuite comme
d’un homme qui a une facilité nat u r e lle pour entrer en relation, jusque
d an s son comportement le plus extérieur. Elles contemplent également
une formation telle qu’il soit entraîné av e c abnégation à la souplesse et
à la générosité de qui est capable de traiter avec tout le monde de façon
constructive et profitable, que ce soit u n ad o lescent ou un brillant
intellectuel, un docker ou u n e d ame de haut lignage. Mais sa manière de
le faire sera d’autant plus prudente que son champ d’actio n sera plus
ouvert et plus flexible. Et ceci dans les endroits les plus cachés comme
d an s les plus publics, comme si tout pouvait être su sans aucune ho n t e .
Et cela non seulement parce qu’il est mû par la pr u d e nce intérieure
qui naît de son identité parfaitement assumée d’homme consacré, mais
aussi à cause de l’e x e mplarité sociale que tous ses gestes doivent
provoquer. Le premier mouvement lui évitera de se délecter dans des
r e lations affectivement gratifiantes qui le distraient du désir limpid e
d’aider autrui. Le second lu i é v it e ra de donner prise gratuitement au
s candale, même s’il n’en existe aucun fondement dans l’intention de ce lu i
qui le susciterait. Un tel scand ale s u ppose la dilapidation ou la perte
d’un crédit social qui n o us est absolument nécessaire en tant qu’individus et en tant que corps apostolique, afin d’exe r cer notre ministère sans
aucune ombre de doute.
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LA CONVERSATION SPIRITUELLE
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C o n clu s io n : s e co n v e r t ir po u r co n v e r s e r
Nous avons déjà dit que “ conv e r s e r ” et “ se convertir ” dérivent
étymologiqueme n t d e la même racine. Dans son sens le plus radical et le
plus prof o nd, converser c’est se convertir au mystère de l’autre, c’est se
convertir à l’altérité. Sortir de l’enfermement de notre propre cloître
intérieur et de ses mécanismes d e défense pour nous convertir en
serviteurs de l’autre, avec l’arme la plus humaine, la plus subtile, la plus
immé d iat e et universelle, la plus lumineuse et acérée, la plus manifeste
de notre pr o pre maturité et la plus désireuse de s’approprier d’elle : la
parole.
Savoir converser suppose une abnégation profonde et permanente. Pour
le jésuite, c’est quelque chose de consubstantiel à sa façon de procéder.
C’est pourquo i e lle doit être l’objet d’une constante conversion. Nous
tourner toujours et de faço n pe rmanente vers le bien de tous ceux avec
lesquels nous communiquons chaque jour. C’ e s t d an s le s co u r t e s
distances que se vérif ie d av antage l’épaisseur de notre personnalité et le
baume de notre charité. Le véritab le apôtre n’est pas au service d’un être
abstrait et sans visage : il se fait proche de ses frères, porté par l’in t é r ê t de
leur vie et de leur personne, pour dépose r d ans leur cœur une parole
constructive.
Que ces règles ignatiennes puissent briller dans n o s rencontres
fortuites, dans nos dialogues plu s r é servés, et même dans la façon
opportune et humble de nous présente r e n pu b lic, de telle sorte que
chaque membre de l’auditoire puisse se s entir immédiatement concerné
par une parole qui le stimule et qui lui est personnellement dirigée !
G ERMÁN ARANA, S.J. est le superieur de la Communauté des jésuites de l’Université
Gregorienne à Rome.
NO TE S
0. Ignacio Echarte, S.J. “ Concordancia Ignaciana ” avec la collaboration de Institute of
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Jesuit Sources, St. Louis, Missouri, USA. (ed. Mensajero, Bilbao España, 1996 ; Ed. Sal
Terrae, Miliaño, Cantabria, España, 1996).
1. Dans la dernière édition du DRAE la première acception est : Parler avec une autre
ou d’autres personnes.
2. Charlton T. Lewis - Charles Short, A Latin Dictionary, Oxford Clarendon Press,
1879.
3. Cons [60].
4. Cons [649].
5. Cons [18][21].
6. Cons [186].
7. MI, Ep III,501 ; Ep. V,13-14; X,571; XI,11.
8. Ep. I,80.
9. per publicas praedicationes, lectiones et aliud quodcunque verbi Dei ministerium,
ac spiritualia exercitia, p ue rorum ac rudium in Christianismo institutionem,
Christifidelium in confessionibus audiendis ac caeteris Sacramentis administrandis
spiritualem consolationem, praecipue intendat; et nihilominus ad dissidentium
reconciliationem et eorum qui in carceribus vel in hospitalibus inueniuntur piam
subuentionem et ministerium, ac reliqua charitatis opera, (FI,1).
10. Cfr. Ep. XII,252
11. Cfr. Ep. IV,411
12. Cfr. Cons [437][461][496][814].
13. Cf. Ep. I, 389.544; II, 490; III, 510.549; IV, 59; VIII, 66.687; IX, 515.596.601.708;
X, 507.571; XI, 548; XII, 252.
14. Ep. I, 389.
15. Ep. I, 387.
16. Con la conversatione spirituale tutti possono aggiutare quelli che si trattano (Ep.
IV,411). Cfr. Ep. III, 546.9
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LA CONVERSATION SPIRITUELLE
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17. ...maxime trouando in loro dispositione per sperar frutto (Ep. VII,269).
18. Ep. I,295.
19. Cfr. Ep. VII,269-270.
20. Cfr. Ep. IV, 411.
21. Pour Saint Ignace la conversation spirituelle est un instrument nécessaire pour
aider les candidats à la Compagnie et pour bien les connaître.
22. Ep. V, 380
23. Loc. cit.
24. Ep. I, 179-180.
25. Ep. I, 386-9.
26. Ep. XII, 676-678.
27. Ej [18]
28. Je recommande l’excellente édition du Mémorial publié dans....
29. ...Il y avait une chose dans la façon de parler q u’i l n e p o uv a i t sup p o r t e r ,
non seulement de la p a r t de ceux de la maison, mais même pas chez ceux de
l’extérieur, et c’é t a i t le f a i t d e p a r le r b r usq ue m e n t e t d e f a ço n
a ut o r i t a i r e co m m e un e p e r so n n e q ui p r o m u l g u e d e s lo i s e t d e s
d é cr e t s ; par exemple : “ il faut que l’on fasse telle ou telle chose ; il n’y a pas d’autre
solution que la suivante ; c’est là la vérité ” ; et d’autres façons similaires de parler.
Et à ceux qui utilisaient ces expressions il les appelait : “ Notre Père le sentencieux”
et, comme je l’ai dit, il les corrigeait... ”
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