LE HACHOIR - Editions Persée
Transcription
LE HACHOIR - Editions Persée
LE HACHOIR Luc Garnier Le hachoir Nouvelles Éditions Persée Du même auteur THOMAS l’ouvreur de chemins, 2015, Éd. Persée Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence. Consultez notre site internet © Éditions Persée, 2016 Pour tout contact : Éditions Persée – 38 Parc du Golf – 13 856 Aix-en-Provence www.editions-persee.fr As-tu, une fois dans ta vie, commandé au matin ? Assigné l’aurore à son poste, Pour qu’elle saisisse la terre par les bords Et en secoue les méchants ? Alors elle la change en argile de sceau Et la teint comme un vêtement ; Elle ôte aux méchants leur lumière, Brise le bras qui se levait. As-tu pénétré jusqu’aux sources marines, Circulé au fond de l’Abîme ? Les portes de la Mort te furent-elles montrées, As-tu vu les portes du pays de l’ombre de Mort ? As-tu quelque idée des étendues terrestres ? Raconte, si tu sais tout cela. De quel côté habite la lumière, Et les ténèbres où résident-elles, Pour que tu puisses les conduire dans leur domaine, Et distinguer les accès de leur maison ? Si tu le sais, c’est qu’alors tu étais né, Et tu comptes des jours bien nombreux ! Le livre de Job 38, 12 à 21. LE HACHOIR & AUTRES NOUVELLES Ce soir mon cœur fait chanter Des anges qui se souviennent… Une voix, presque mienne, Par trop de silence tentée, Monte et se décide À ne plus revenir ; Tendre et intrépide, À quoi va-t-elle s’unir ? Vergers Rainer Maria RILKE LA JEUNE FILLE ET LA MORT Hélas ! Que j’en ai vu mourir de jeunes filles ! C’est le destin. Il faut une proie au trépas. Il faut que l’herbe tombe au tranchant des faucilles, Il faut que dans le bal les folâtres quadrilles Foulent des roses sous leurs pas. Fantômes Victor Hugo ACTE UN Le ciel grondait, fendu de fines nervures de lumière électrique. Il était possible, en humant l’air, d’y déceler une anormale humidité qui se matérialisa très vite en un ruissellement régulier et délicat, auquel succéda un déferlement sauvage et apocalyptique. Sous cet orage féroce et indomptable, la jeune fille titubait, sautant entre les flaques, miroirs liquides qui reflétaient sa gracieuse silhouette. Elle portait un imperméable beige, ouvert sur une fine robe de soie mauve. Ses cheveux étaient emprisonnés par un foulard rouge. Elle semblait terrorisée. Les passants se retournaient en la croisant, tant son visage offrait un rictus effrayé. Elle courait sur le trottoir détrempé de la rue des Augustins de cette bonne ville de Lyon. De temps en temps, elle se retournait comme pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie, ou pour vérifier qu’elle l’était bien. Soudain, elle pénètre dans un immeuble, longe le couloir, traverse la cour intérieure, s’engouffre dans un ascenseur grillagé et se laisse porter jusqu’au sixième étage. Elle presse alors la minuterie, lit machinalement le nom sur la porte et sonne. Son sang bat à ses tempes en un mouvement régulier et oppressant, elle cherche sa respiration. Collant son oreille contre la porte de l’appartement muet et indifférent, elle fait crier à nouveau la sonnette stridente. Tout est silencieux, mis à part le bruit lointain de l’orage et de la pluie. La jeune fille se recroqueville alors contre la porte, sur le paillasson portant l’inscription « Bienvenue » et pleure. Elle est mouillée, elle a froid. Elle expire dans un souffle, épuisée… 13 Dehors l’atmosphère tiédissait et un arc-en-ciel jaillissait de derrière la colline de Fourvière. Il devait être dix-sept heures car au loin une cloche sonna cinq coups. 14 ACTE DEUX Le numéro se terminait sur la musique évocatrice et sublime des « clowns » de Nino Rota et par une galopade joyeuse et confuse au milieu des accessoires classiques (malle, faux miroir, lit à roulettes, etc.) Ce soir, pour les spectateurs était un soir comme les autres, et même un soir plus gai que les autres, un soir de sortie. Pourtant derrière la scène, en coulisse, dans sa loge, au fond d’un couloir sombre, une larme gonflée creusait un sillon douloureux sur le masque cosmétique, le long de la joue du clown blanc. C’était sa dernière représentation, il ne pourrait plus venir au music-hall que comme spectateur ou en visiteur amical, mais « rapidement, pour ne pas dissiper les employés », avait précisé le directeur. L’homme au visage blafard et au sourire peint perdait ainsi son unique famille, ses spectateurs. Il pleura longtemps, seul dans sa loge. Lorsqu’il en sortit, en habits de ville, seul le balayeur était encore dans le théâtre. Il le salua distraitement, héla un taxi, et se fit déposer un peu avant sa rue. L’air vif et frais le blessa. Il ne se résolut pas à entrer dans son immeuble. Il marcha. Il marcha longtemps. Ses pas incertains et quelconques le conduisirent devant un cimetière de voitures. On mettait là les automobiles qui ne servaient plus à personne ou étaient accidentées. L’analogie avec son propre cas l’amusa, puis l’inquiéta. Qui donc avait bien pu guider ses pas jusqu’ici, sous la pleine lune ? L’amoncellement des voitures jetées çà et là, le plus souvent les unes sur les autres, le toucha, l’émut même. Il frissonna en poussant la grille métallique qui en protégeait timidement l’entrée. Le spectacle de ces carcasses moribondes, déformées, éclairées par la lune le fascinait. Une petite décapotable rouge qui lui parut assez démodée semblait l’inviter, perchée sur d’autres tas de ferraille multicolores et rouillés. 15