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Date : 27 AOUT 15
Page de l'article : p.110,111,1
Journaliste : Éric Naulleau
Pays : France
Périodicité : Hebdomadaire
OJD : 383570
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LE POSTILLON
LITTÉRATURE
Eric Naulleau :
ma rentrée littéraire
Aux grosses cotes, qu'il égratigne, le critique préfère les inconnus - ou presque - qui réservent d'heureuses
surprises. Des 589 romans de l'automne, il a extrait 6 livres.
PAR ÉRIC NAULLEAU
L
a rentrée littéraire ressemble à un bouquet : les plus précieuses roses (une douzaine d'ouvrages mis en avant par
la critique sur demande des éditeurs) s'enveloppent d'une
brassée de fougères (les 600 autres livres àparaître en quèlques
jours)uniquementdestinéesàlesmettre en valeur. Extraites
de leur papier cristal, certaines de ces fleurs de serre, pourtant arrosées dès juin de favorables rumeurs, perdent aussitôt leurs couleurs et leurs parfums. Exemples suivent.
Dans le Paris nocturne des années 70, Simon Liberati croisa
plusieurs fois le chemin d'Eva Ionesco, autour de laquelle
flottait un tenace fumet de scandale depuis la parution de clichés pédopornographiques mis enscène
par sa propre mère. Secrète inspiratrice
de son premier livre («Anthologie des
apparitions»), elle devint ensuite son
épouse. « Eva » narre cette histoire
d'amour dans une prose si entortillée
que l'on comprend mieux avec Molière
pourquoi le ridicule ne tombe jamais
loin du précieux : «Ainsi puis-je refaire à
intervalles réguliers le voyage nocturne aux
fêtes d'archers de Loisy et à la maison de
Mortefontainedontlatreillebrillepourmoi
d'un fanal éternel. » Nerval, Breton, Lewis
Carroll, Jean Lorrain, Marcel Schwob,
trop de références et de révérences au
portillonlittéraire, un annuaire plutôt
qu'une anthologie des apparitions, au milieu duquel l'auteur
égare son écriture et perd de vue son modèle («Relisant ce qui
précède, les fils de ma narration me semblent soudain emmêlés. »).
Ne reste alors plus qu'à attendre que Liberati cesse de se regarder vivre et écrire, car la chute dans le pédant guette plus
souvent que le bond vers le sublime : «Le petit nombre de gens
àavoirlumondernierlivrenemechagrinaitpas,carjen'aijamais
cherché à séduire que l'élite. » Ce qui advient aux deux tiers du
livre, quèlques pages d'une sobriété retrouvée où l'écrivain
désigne in extremis à Eva et Irina Ionesco leur juste place : au
centre du texte. Trop tard pour sauver l'entreprise dè la banqueroute : difficile d'admirer une rose réduite à sa tige.
Ou un géranium en plastique comme « Histoire de l'amour
et de la haine». De quoi s'agit-il? Sous une violente averse
de citations - nul ne saurait ignorer que Charles Dantzig,
né Patrick Lefevbre, est un érudit -, sept personnages en
quête d'auteur marchent et se croisent parfois dans Paris au
moment où s'enflamment les débats sur le mariage pour
tous. On pensait à tort l'affaire classée, l'auteur l'éclairé d'un
jour nouveau : les partisans de la loi étaient du côté de l'amour,
ses opposants du côté de la haine. D'où ce portrait tout en
nuances du plus virulent d'entre ces derniers : « Dans un canapé, ledéputéFurnesseenchemiseouverte, couilles pendant entre
des cuisses assombries de longs poils noirs, cigare à la bouche, disait chierie merde les enculésflottes hun en se resservant de whisky.
Il avait ravalé un filet de bave et s'était essuyé le coin de la bouche
du poignet, avant de s'endormir assis, d'un coup. » II suffit de
substituer « le bourgeois » ou « le capitaliste » au « député
Furnesse » pour retrouver la manière
et les méthodes des écrivains staliniens
de jadis envers leurs adversaires idéologiques. SiVladimir Poutine parvient
un jour à ressusciter l'Union soviétique, Charles Dantzig pourra touj ours
postuler l'emploi d'écrivain officiel,
son nouveau roman vaut toutes les
lettres de motivation. Le tout lesté de
sentences aussi pesantes qu'un âne
mort, de révélations fort peu explosives (les politiciens mentent souvent,
les adultes briment parfois la liberté
des enfants...) et d'aphorismes («la
vieillesse, c'est comme Samuel Beckett»)
qui donnent envie de s'agenouiller
pour lancer vers le ciel cette prière : « Mon Dieu, si ce n'est
du mal, délivre-nous au moins des petits marquis des lettres !»
De ce livre interminable, où il est beaucoup question de masturbation, on se fiche comme de sa première branlette.
Autre plante de peu d'agrément, l'Eric-Emmanuel Schmitt
nouveau. Placée sous le signe de Charles de Foucauld et de
Biaise Pascal, « La nuit de feu » rappelle un voyage fait en 1989
dans le Hoggar sur les traces du premier nommé. D'un enthousiasme que ni cafards ni moustiques ne parviennent à
entamer, notre Touareg d'adoption s'extasie à la vue d'un chameau comme un gosse au zoo et parsème son texte de maximes
échappées d'un manuel de développement personnel («Sur
terre, ce ne sont pas les occasions de s'émerveiller qui manquent,
mais les émerveillés»), fly a des ravis du désert comme il y a des
ravis de la crèche. Et lorsque la foi lui tombe dessus au milieu
Si Poutine parvient
un jour à ressusciter
l'Union soviétique,
pourra toujours
postuler l'emploi
d'écrivain officiel.
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LIANALEVI 0260994400501
Date : 27 AOUT 15
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automobile a travers les Balkans. D'entrée,
c'est du brutal, comme disait Bernard Blier:
«A Paris, je créchai quèlques semaines chez celui à qui je devais tous mes malheurs: mon géniteur. Même sife n'arrivaispas à comprendre
commentuntppepouvaitfiimerlamèredeses
six gosses et f aire passer son crime pour un accident, on n'a pas abordé le sujet.» La suite
combine le meilleur des séries américaines
pour le rythme (« The Wire », notamment)
et une truculence à la française qui fait de
Jean Cab'i l'un des héritiers les plus inattendus de Frédéric Dard, comme dans cette
description d'un quartier oriental de Berlin : « Tétaisplus enAllemagne, de quoi rendre
dingue Adolfdans son trou: des cambuses de
fruits et légumes, des vieilles qui braillaient en
Iznogoud, le voile sur le melon, t'en voyais
jusqu'à t'aveugler'A bled équivalent, Barbès
soutientla comparaison. »Loin du porno chic
et de la chronique mondaine de Liberati,
rien n'importe ici davantage que la justesse
littéraire - et s'il arrive à certains lecteurs
de buter sur telle envolée d'argot, l'auteur
leur rappelle qu' « une plante qui résiste, c'est
mieux qu'une fleur qui se laisse cueillir».
Une curiosité dans cette expositionflorale : l'espèce étrangère transplantée dans
l'Hexagone. Telle la dramaturge bulgare
Athena Dimitro va, installée chez nous depuis 1989 et qui publie son premierroman
en français. Elle et lui, vieille histoire que
celle de « Nous dînerons en français », mais
elle est ici une lycéenne de 17 ans et lui un
membre du Politburo de 55 ans, ancien
gamin des rues sauvé par et pour le Parti,
dont il devient l'un des hauts dignitaires,
chargé de missions aussi délicates que de
servir à la fois d'interprète et de «patch vivant» pour Brejnev en soufflant la fumée
de sa cigarette au visage du pharaon soviétique, interdit de tabac en raison d'un cancer de la bouche. Nées dans un sanatorium, épiées par tous
les services secrets, leurs amours survivront à peine quèlques
mois à la chute du bloc de l'Est - Guéo ne présentera jamais
son plan de réforme du communisme à la bulgare. Il n'était
pas sans risque d'entrelacer la naissance d'une passion et la
fin d'un monde, Athena Dimitrova joue et gagne sur les deux
tableaux, à l'attirance des amants répond une analyse du collectivisme comme impossibilité de susciter le désir chez l'individu. La chronique de «jours anciens, expatriés, rapatriés,
marques à la mine de plomb d'une drôle d'époque, les dernières années du communisme asséché» et le récit d'une jeune fille devenue femme après avoir regardé un homme et le Mur tomber.
Enfin, très à l'écart de la jungle éditoriale où s'affrontent
des plantes carnivores pour les meilleures ventes et
«A l'Est» combine le meilleur des
séries américaines pour le rythme et
une truculence à la française qui fait de
Jean Cab'i l'un des héritiers les plus
inattendus de Frédéric Dard.
des dunes, la grande affaire de sa vie est expédiée en quèlques
pages anodines. La «nuit de feu» est à «Seul avec Dieu», de
Charles de Foucauld, ce qu'un bac à sable est au Sahara.
Alors, plutôt que d'étirer à l'infini la liste des déceptions
d'août/septembre, parmilesquelles figurent comme trop souvent Christine Angot avec « Un amour impossible » et Amélie Nothomb avec « Le crime du comte Neville », mieux vaut
s'égarer du côté des plates-bandes moins fréquentées par les
jardiniers de la critique littéraire. Dans le carré des herbes
folles, pour commencer, avec «A l'Est » de Jean Gab'i, admirateur certifié, on l'aura compris, de Pépé le Moko. Lancien
voyou reconverti dans le rap et la littérature retrace ici sa furieuse diagonale de 1988, longue traîne de délits commis
d'Allemagne jusqu'à Chicago en passant par un parcours
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les futurs prix d'automne, un modeste jardin familial: «Après le silence», de Didier Castino. Le narrateur se
nomme Louis Catella, mort d'un accident du travail le 16 juillet 1974, il s'adresse d'outre-tombe à son plus jeune fils dans
une langue presque disparue, celle des ouvriers du siècle dernier: «Je vote communiste pour qu'on y arrive, Hy a du monde
avec moi... on est plusieurs à repousser les coups de ceux qui veulent
tout sans partage, sans échange. L'usine nous appartient aussi,
nous qui la faisons tourner, ça va basculer, il faut repartir de rien
et tout reconstruire - Du passé faisons table rase... tu connais ? -,
il faut réinventer.» Toute une vie d'atelier, le patron détesté,
les espoirs déçus de Mai 68 et de la presidentielle de 1974,
une tranche d'Histoire autant qu'une tranche de vie, un
monde englouti d'où ce premier roman envoie de lointains
souvenirs — de quoi méditer quand le vote FN ne cesse de
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progresser parmi les damnés de la terre. Jusqu'à ce que le fils
prenne à son tour la parole et tue une seconde fois le père :
« Tu es comme tout le monde, finalement. Frolo de rien du tout, en
rien visionnaire. Pas question de superhéros, tu ne sais même pas
ce que ce concept signifie, c'est normal, tu es ouvrier et tu n'as pas
vécu. Elle est la, ta faille: tu n'as pas su prévoir, tu n'as rien fait
contre la mon libérale, la victoire despatrons, le moule a eu raison
de toi» Impossible dè lire ces dernières pages sans en avoir
la gorge serrée, Didier Castino fait entendre l'une des voix
les plus fortes et les plus émouvantes de la rentrée littéraire •
«Eva», de Simon Liberati (Stock, 188 p., 19,50 e).
«Histoire de l'amour et de la haine», de Charles Dantzig (Grasset, 480 p, 22 e).
« La nuit de feu », d'Eric-Emmanuel Schmitt (Albin Michel, 182 p., ie e).
«Al'Est», de JeanGab'i (Don Quichotte, 228p., 16,90 e).
«Nous dînerons en francais », d'Albena Dimitrova (Galaade, 216 p., i8e).
«Après le silence», de Didier Castino (Liana Levi, 2 24 p., i8e).
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