lolita - Presses universitaires de Lyon

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lolita - Presses universitaires de Lyon
Didier MACHU
LOLITA
ou le tyran confondu
Lecture de Vladimir Nabokov
Presses universitaires de Lyon
PRÉFACE
John Ray, Jr., qui, de « Lolita » – dans Lolita – signe l’avantpropos, est une fiction doublement double : double onomastique
de son géniteur (John Ray, Sr.), son nom peut être abrégé en « JR,
JR », que j’aime lire, à la française, « j’y erre, j’y erre ». En effet, en
extravagant sur le manuscrit de Humbert Humbert, il erre sur le
texte qu’est Lolita, ou La confession d’un veuf de race blanche et erre
(c’est-à-dire : se trompe) en plus d’un point. Son avant-propos
manque d’à-propos.
Préfacier à mon tour, je veux errer, brièvement, sans (trop) me
tromper, sur le texte qui suit. Puisque j’usurpe sinon l’identité, du
moins le rôle, du suave John Ray, tout commentaire venant de moi
risque de paraître au lecteur avisé – universitaire, dolorologue,
nabokovien, nabokolâtre ou simple nabokophile – un pastiche de
JR. Or, Jeff Edmunds n’est pas John Ray. JE est un autre (vous
pouvez faire confiance à un préfacier pasticheur pour avoir une
prose alambiquée).
Lolita ou Le tyran confondu, tel est le double titre sous lequel j’ai
reçu le fichier au format Word auquel cette note sert de préambule. Son auteur, Didier Machu, de l’Université de Pau et des Pays
de l’Adour (j’ai failli dire « Peau et Pays de l’Amour »), écrit avec
passion sur le corps de Nabokov. En me demandant cette préface,
il n’est pas impossible qu’il se soit souvenu d’avoir, voici quelques
années, présenté l’un de mes livres, beaucoup moins érudit que le
sien, traitant d’un autre personnage féminin de Nabokov, au nom
tout aussi liquide, Laura.
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Pourtant, ma tâche se révéla moins aisée que je ne l’escomptais.
Une préface, à quoi cela sert-il ? Quel sens lui donner ? Quelle en
est, d’abord, la nécessité pour un livre comme celui-ci ? Doit-elle
introduire, ou plutôt induire à lire sur Nabokov (à relire Nabokov),
attiser la curiosité de l’éventuel lecteur (raviver celle du relecteur en puissance) ? Je pourrais dire, par exemple, que Lolita ou
Le tyran confondu donne au public français la possibilité d’apprécier plus pleinement toute la puissance et la subtilité du chefd’œuvre inoubliable de Nabokov. Ce serait vrai mais je n’écris pas
une quatrième de couverture.
Se peut-il que le rôle du préfacier ne soit que de différer l’achèvement, de maintenir l’objet – le livre – à distance ? La préface
ne serait-elle alors qu’une sorte d’amuse-gueule ? Préliminaires à
l’acte lectoral ou divertissement, de l’espèce « Avant de nous mettre à l’œuvre, autorisons-nous un hors-d’œuvre » ? Ou ai-je plutôt
à construire ou suggérer, sans me laisser trop gagner par le sérieux
académique, un cadrage, un cadre, un encadrement adéquat au
texte qui va suivre ? À la respectable érudition, j’aurais à opposer,
peut-être, l’allègre duperie du franc bouffon ? D’un côté (qui n’est
pas le mien), la précision de l’art maîtrisé, le soin du détail, le poli
de l’écriture, de l’autre, la prose négligée, la vision distorse, le fallacieux et le mauvais genre sous couvert de docte préambule ?
Ou bien ai-je simplement pour propos d’amener le lecteur
à prêter une oreille tolérante aux arguments de Didier Machu,
sinon à s’accorder avec lui ?
Depuis 1955, année de la parution de Lolita, un nombre considérable d’articles, essais, comptes rendus et autres textes critiques sur ce roman a été publié en France, comme ailleurs. De
monographies, il existe plus de trois cents en toutes langues. Avec
l’inscription récente de Lolita aux programmes des concours
nationaux et la publication imminente d’un deuxième volume des
œuvres de Nabokov dans la Pléiade, le monde de l’édition française foisonne de livres sur Lolita.
préface
Or, après tant de commentaires par tant de commentateurs,
le lolitologue risque de ne garder en mémoire que des séries
de Lolita séparées les unes des autres, incomplètes, des profils,
des instantanés ; aussi sa connaissance se confinerait-elle à une
expression discontinue, à la fois fugitive et figée, du roman. Quels
moyens, quelles ressources, lui reste-t-il donc pour ne pas être la
victime crédule d’exégètes trompeurs ? Il croit connaître Lolita.
Mais il y a plusieurs Lolita, et autrement que ne l’entend Humbert
dans la page liminaire de sa confession tricky et truquée.
Considéré sous l’angle purement explicatif, Lolita ou Le tyran
confondu éclaire bien des aspects du livre (ressources du discours,
filiation des thèmes, intertextes inattendus), qui, sans les analyses
perspicaces de Didier Machu, demeureraient d’une exaspérante
obscurité aux yeux du lecteur. Un roman tel que Lolita n’est pas
créé une fois pour toutes pour chacun de nous. Il s’y ajoute au
cours de relectures successives des éléments de perspective que
nous ne soupçonnions pas. Didier Machu en met à jour et en
explicite très habilement beaucoup.
Comme tout nabokovien digne du nom, il lit de près ; il butine
d’un mot à un autre du vocabulaire parfois abscons de l’auteur
multilingue mais ses voltiges aériennes ne sont nullement aléatoires. Tel un jazzman, il semble improviser sur les mots (dimples,
dapples, enmeshed, yelp, silky-smooth…) tout en sachant très bien
où il veut aller et en s’entendant à garder le cap. Des motifs se
révèlent dans son texte, et autrement qu’en filigrane. Les eaux
sombres et denses de Lolita deviennent sous sa plume – feathering
his oars – d’une limpidité rafraichissante. On y voit plus clair, et
parfois plus profond.
De Rilke à Frost, en passant par Bulwer-Lytton, Eco, Byron,
Giuseppe Varaldo, Lee Siegel, Proust (bien sûr), Joyce, mais aussi Shirley Temple ou Charlie Chaplin et quantité d’autres, les
multiples épigraphes que Didier Machu a choisies pour ouvrir
les chapitres de son livre sont souvent révélatrices, et parfois
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surprenantes. On voit Prince s’y frotter à Roland Barthes mais, ici
comme ailleurs, l’impertinence est très pertinente. Nabokov, rival
de Joyce en matière d’érudition littéraire et linguistique, est un
terrain propice au maître ès intertextes qu’est Didier Machu.
Des trouvailles il n’en manque pas : sur le film conté de manière
circonstanciée (mais non nommé) par Charlotte dans un jardin
enténébré ; sur la peine forte et dure mentionnée par Humbert ;
sur des parallèles inattendus entre Lolita et la Daisy Buchanan
de Scott Fitzgerald, ou entre le fils du coiffeur de Kasbeam et un
autre jeune coiffeur dont la petite moustache est mondialement
reconnue ; sur le Saule de Shakespeare mais aussi sur celui de
Musset ; sur les Blumenmädchen de Wagner mais aussi sur celle de
Georg Christoph Lichtenberg : Maria Stechard, douze ans ; sur
les sea-grapes, œufs de squid, ou sur Clarabelle Cow, les sirènes
et les vaches de mer ! Il n’est rien qui ne concoure à l’élucidation
d’une œuvre où tout signifie.
Didier Machu répond, dans son étude savamment orchestrée,
à maintes questions fascinantes. Quel chemin mène de biscuity à
cake en passant par la madeleine de Proust ? Y a-t-il une relation
entre les “Dorset yokel’s knuckles” de Humbert et « l’homme de
Piltdown » dont le crâne et la mâchoire furent découverts en 1912
non loin du Dorset en Angleterre ? Pourquoi les bathing briefs and
bra de Lolita sont-ils Aztec Red ? Autant de mystères à percer :
autant de fouilles à entreprendre ou à reprendre.
Puisque la narration de Humbert (aucun lecteur de Nabokov ne
le démentirait) est fleurie mais semée d’épines et se refuse en s’offrant, il nous faut un guide, ou bien, pour les chasseurs enchantés
que nous sommes à notre tour, un limier. Didier Machu en est
un des meilleurs. Son livre nous présente une Lolita longuement
humée, loin de la critique mensongère et sans nuance du broyeur
de livres qu’est parfois (rarement) l’universitaire.
Trop souvent, le lecteur de ce roman de Nabokov ne retient que
ce qui est conforme à son concept initial. Nous remplissons le
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titre Lolita de toutes les notions que nous avons de lui et, dans
la perception totale que nous nous en retirons, ces notions ont
certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si
parfaitement les trois syllabes de ce nom tant célèbre que, chaque
fois que nous l’entendons, ce sont ces notions et non le texte écrit
par Nabokov que nous retrouvons. Didier Machu, lui, poursuit sa
chasse aux mots dans l’entrelacs d’épines qu’est Lolita, parmi les
leurres de ce roman à succès, trop peu connu en dépit (ou seraitce : à cause ?) de sa célébrité internationale et des centaines de
textes explicatifs consacrés à lui.
Voici donc ma préface. Je l’ai relue. À tel ou tel détour, je sens le
sens plein du texte qu’elle est censée présenter se dérober, s’enfoncer dans des eaux bien trop denses et trop profondes pour que
j’ose les sonder davantage. Pour le meilleur ou pour le pire, c’est
le préfacier qui écrit le dernier mot.
Vous pensez connaître Lolita ? Lancez-vous sur la piste d’un
roman insoupçonné.
Jeff Edmunds
Pennsylvania State University
University Park, Pennsylvanie
7 septembre 2010
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