Paysages climatiques : la méthode de l`in vitro
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Paysages climatiques : la méthode de l`in vitro
1 Paysages climatiques : la méthode de l’in vitro Bénédicte Ramade Dans les années 1970, des artistes ont développé des pratiques spécifiques aux problématiques environnementales et écologiques sensibilisant le public aux logiques de protection et de restauration de la nature. Mais, aucun d’entre eux ne semble s’être distingué en se dédiant à un art proprement « climatique ». Pourtant, le climat, que le sens commun assimile à la météorologie et au temps qu’il fait, s’est depuis une décennie complètement adossé à l’écologie et aux conséquences du réchauffement climatique (alors qu’avant il se réduisait aux effets de la pollution atmosphérique et son émetteur principal, la voiture) 1 . Quant au paysage, genre ancestral, il est assimilé au naturel bien qu’on lui reconnaisse une genèse picturale, donc, artéfactuelle 2 . Le sens commun, toujours lui, assimile ainsi le paysage au naturel bien avant de le comprendre comme une vue culturelle et, par extension, - la nature étant désormais synonyme d’environnement - le paysage est devenu un expédient du discours artistique sur l’écologie, témoignant du moins d’une sensibilité aux dysfonctionnements environnementaux. Lorsqu’on regarde le climat, on peut constater qu’il est lui aussi symptomatique de la confusion généralisée entre les principes d’écologie et ceux de nature. Entité floue et multiple, moins atmosphérique qu’écologique, le climat est devenu le champ où renouveler les formes d’un art éco-sensible et, par extension, où redéfinir le concept de nature. Il constitue un terrain propice au développement d’une efficience esthétique, notion technicienne empruntée à l’économie et induisant la performance, un résultat qui permet d’analyser la pertinence des propositions artistiques lorsqu’elles se déploient dans le champ politico-scientifique de l’écologisme. L’objet de cette communication est d’analyser une méthode qui poserait les bases d’une redéfinition des concepts de nature et de ses enjeux écologiques dans le champ de l’art à partir de modélisations climatiques entièrement synthétiques. C’est à travers le cas du Weather Report installation produite en 2003 à la Tate Modern de Londres par Olafur Eliasson 3 que les qualités de l’in vitro contribueront à poser la définition d’une nouvelle esthétique du climat. L’œuvre d’Eliasson a été choisie car elle synthétise certaines tentatives de prédécesseurs de l’art écologique et d’activistes politiques. En restituant un « temps » en 1 Pascal Acot, Histoire du climat : du Big Bang aux catastrophes climatiques, Paris, Librairie Académique Perrin, 2009. 2 Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997. 3 Olafur Eliasson, The Weather Project, catalogue d’exposition, Londres, Tate publications, 2003. 2 intérieur, il se sert du lieu de l’art comme d’un laboratoire et du spectateur moins comme un cobaye qu’un interprète, faisant des phénomènes climatiques le paradigme de notre relation à la nature, de notre conception même de la nature, rationnelle et totalement subjective. La super artificialité de cette installation « ambientale » permet de matérialiser l’appartenance de la nature au culturel soulignant qu’il n’y a plus lieu d’entretenir le schisme fondateur entre nature et culture. Elle induit également le rôle de la civilisation sur la formation de phénomènes naturels, souvent climatiques, aux effets ressentis comme oppressants voire « injustes » par l’humanité, se sentant parfaitement innocente dans le processus. Dans un article paru dans Walrus, Mark Cheetham titrait « Pourquoi aller au musée pour regarder le soleil ? » 4 . La réponse résiderait presque dans la question. Aujourd’hui, pour aborder efficacement les questions environnementales, il est devenu plus pertinent à mon sens, de rester et d’agir dans le milieu naturel de l’art, le musée ou la galerie – que JeanClaude Lebensztejn qualifiait lui aussi de milieu naturel dans Zigzag en 1981 : « Notre espace de l’art, c’est, par excellence, le Musée. Ce qui veut dire : dans notre culture, l’œuvre d’art est ce qui, réellement ou virtuellement, a lieu dans le Musée » 5 et de poursuivre « Le Musée (et les institutions qui le complètent) désigne comme art ce qui est dans son espace, comme nonart ce qui n’y est pas (au moins virtuellement). » 6 Les lieux de l’art sont exploités pour des vertus supposément neutres que Brian O’Doherty avait théorisées en 1975 7 . C’est ce même caractère impersonnel, atemporel voire aseptisé, normé à l’international, qui offre la relative ubiquité de l’ici et du nulle part. Il est donc cet espace confiné qui est réhabilité et même plébiscité par les artistes plutôt que de se diluer dans le réel écologique et social. Et pour en terminer avec cette définition de cadre, de citer une nouvelle fois Jean-Claude Lebensztejn : « L’art se définit par l’espace qui l’enferme et le désigne. » 8 Quant au climat, il génère des formes et des propositions plastiques à partir de composants qui lui sont propres, de la restitution machinique d’atmosphères (brouillard artificiel, mini-tornade ou aurore boréale de poche) à une approche plus dématérialisée faisant plus largement appel au documentaire à l’instar de certaines positions actuelles. Il existe en effet deux voies 4 Mark Cheetham, « Natural Anxieties, Why go to the museum to see the sun ? », in Walrus, avril 2006, volume 4, numéro 3, pp.82-87. 5 Jean-Claude Lebensztejn, Zigzag, Paris, Aubier-Flammarion, 1981, p.20. 6 id, ibid., p.30. 7 Voir l’introduction de Patricia Falguière du livre de Brian O’Doherty traduit en français en 2008, White cube, l’espace de la galerie et son idéologie : « l’espace neutralisé, hors du temps et de l’espace, est le « médium alchimique » où toute marque inscrite sur cette surface sous tension qu’est le tableau prend sens. […] il « artifie ». 8 Jean-Claude Lebensztejn, op.cit., p.40. 3 distinctes qui conduisent au paysage climatique dont les résultats entérinent l’efficience esthétique, politique et écologique des développements in vitro, a contrario de tentatives résolutives cherchant à être plus pragmatiques et actives. Le caractère générique hérité des activistes politiques Si aucun artiste n’a précédemment développé une pratique du climat dans une perspective sciemment écologiste, il existe néanmoins des précédents remarquables qui peuvent constituer des référents historiques à la position adoptée par Olafur Eliasson. Ces approches ont été formulées dans les années 1970 par des activistes de nature politique : Gordon Matta-Clark et Gustav Metzger notamment. Sensible à la question de la pollution, l’américain réalisa en 1972 deux performances avec Fresh Air Cart, sorte de pousse-pousse à quatre roues et deux sièges chargé d'une bouteille d'air dosé à 79 % d'azote et 21 % d'oxygène dont il proposait une rasade aux employés de Wall Street à l’heure du déjeuner. Le choix même du quartier était justifié par l’artiste parce que selon lui "il n'y en a pas ici", sous-entendu de l’air pur. Environ soixante promeneurs profitèrent de l'occasion et respirèrent profondément durant quatrevingt-dix secondes. L’action de sensibilisation pointait la gravité de la pollution atmosphérique à partir d’une démonstration comparative visant à « réaliser » le décalage entre l’air ambiant et l’oxygène pur tout en faisant « planer » le cobaye. N’espérant nullement résoudre le problème de la pollution atmosphérique, Matta-Clark cherchait dans ce contact direct à engager une prise de conscience en forme d’expérience subjective, une réponse à un dérèglement plutôt difficile à percevoir mais clairement ressenti. On retrouve cette qualité générique du climat qu’Eliasson souligne dans son approche in vitro et la même volonté de s’adresser à un groupe. Autre démarche en forme de parabole, cependant nettement plus provocatrice, l’œuvre de Gustav Metzger Mobbile, créée en 1970 comme une sculpture processuelle (rééditée en 2005). Sur le toit d’une voiture, un cube transparent contenant des végétaux et de la viande crue est directement branché sur le pot d’échappement du véhicule. Le cube se remplit d’une vapeur qu’on devine toxique, la plante étant bien incapable de jouer son rôle de filtre. Avec cette démonstration radicale, Metzger fait écho aux stratégies protestataires de l’époque, aux protocoles démonstratifs. La voiture réalisa ainsi plusieurs trajets dans Londres dans le cadre d’une exposition sur le cinétisme à la Hayward Gallery, pour souligner le caractère particulièrement diffus du climat représenté ici par la pollution atmosphérique. La forme systémique était mise en avant par l’affirmation d’une causalité et ce sans pointer un quartier précis, sans désigner de coupable. L’œuvre reste aujourd’hui suffisamment générique et 4 atemporelle pour conserver sa pertinence, à l’instar de celle de Matta-Clark, ce qui explique leurs rééditions. C’est donc à partir de machines dont il détourne les fonctions que Gustav Metzger opère ses démonstrations d’interrelations entre le monde naturel et humain. L’idée de menace est omniprésente dans ses performances et c’est cette même dimension accusatrice et univoque que l’on retrouve dans des travaux actuels comme ceux de Tue Greenfort (artiste danois actif depuis une petite décennie). En 1972, Metzger avait émis une proposition en lien avec la première Conférence des Nations-Unies sur l’environnement humain à Stockholm. Dans la première phase, cent-vingt voitures auraient dû être garées autour d’une structure carrée, l’arrière touchant les bâches de plastiques servant de parois. Trente voitures par face. Les moteurs devaient tourner pendant les quatorze jours de la conférence et les gaz auraient été récupérés dans la structure cubique. La seconde phase visait à détruire ces mêmes voitures à l’intérieur du périmètre souillé par les gaz. La première phase du projet ne sera réalisée que bien plus tard, en 2007, dans le cadre de la biennale de Sharjah 9 . A l’instar de Matta-Clark, les actions Metzger ne cherchaient pas de résolution. Elles n’avaient d’autres prétentions que celle de vouloir « étendre la capacité de nos âmes » (selon un déclaration 1972) 10 à partir de symboles visuels forts. On le voit, dans ces années de crise pétrolière, les artistes se sont surtout attachés à stigmatiser l’un des symboles les plus visibles d’un dysfonctionnement climatique, l’industrie automobile. La place assignée au spectateur était alors celle d’un témoin le plus souvent pris à partie. Parfois indirectement accusé, il s’informait via des œuvres qui demeuraient illustratives et réactives et répondant à une cause par l’évaluation de ses effets. De telles œuvres se révélèrent trop dépendantes d’un contexte pour développer une efficience esthétique à l’impact politique réel 11 . Autre point comment entre ces œuvres, leur présence active dans l’espace public. Le climat étant assimilé à l’air ambiant et à sa qualité plus qu’à l’obsession météorologique actuelle, les artistes se sont installés à l’extérieur et non dans l’espace clos du musée/galerie. Seul artiste à avoir eu la volonté de travailler in vitro, Jean Dupuy, lui aussi en 1971, a souhaité installer un moteur diesel de sa fabrication (élaboré avec le concours de la Cummins Engine Co, firme spécialisée dans la conception de moteurs diesel) à l’intérieur d’une salle d’exposition, afin de 9 Sharjah Biennial 8 : Still life : art, ecology, and the politics of change, catalogue d’exposition, Sharjah, Sharjah Art Foundation, 2007. 10 Gustav Metzger, Damaged Nature, Auto-Destructive Art, Londres, Coracle, 1998. 11 Voir à ce sujet les positions de Marie-Noelle Ryan dans « La portée critique de l’œuvre d’art », in Fonction critique de l’œuvre d’art, Dynamiques et ambiguïtés, sous la direction d’Evelyne Toussaint, Bruxelles, La lettre volée, 2004, pp.293-300. 5 démontrer l’activité des quatre éléments naturels dans la combustion de carburant mais aussi la quantité de rejets de particules dans l’atmosphère. Mais il subit les affres de la censure car la mise en service du moteur constituait une preuve flagrante de ces émissions toxiques et fut rapidement interdite par le constructeur qui n’avait pas réalisé la portée de ses gestes. Cette œuvre, Fewafuel fut reprogrammée en 1991 à la biennale de Montréal consacrée à l’environnement mais remplacée par une version réduite à un petit moteur à essence prénommé Fewagaz. Si cet autre exemple constitue bien une expérimentation au sein du lieu d’art, le « facteur » paysage en est totalement absent et ne convoque une nouvelle fois le spectateur que dans un rôle d’apprentissage et de constatation. À aucun moment, son imaginaire et sa force d’interprétation ne seront sollicités. Les deux parties, réunies dans le même espace, n’engagent aucun échange au-delà de la compréhension. C’est le levier que constitue le paysage qui distingue donc les propositions plus contemporaines ; un paysage singulier car incomplet, induit par un composant simple et non plus une vision achevée, un paysage partagé entre l’œuvre, l’artiste et le spectateur dans une triangulation du sensible. L’écueil des œuvres trop concrètes, didactiques et sans ambiguïté : Tue Greenfort & Amy Balkin Cet aspect des œuvres attachées au réel perdure aujourd’hui et constitue insidieusement un frein à l’implication du spectateur. La relation au contexte y joue d’ailleurs un rôle prépondérant. Selon la philosophe de la nature Catherine Larrère : « On peut craindre qu’une attention au seul local fragilise ou minimise les actions en faveur de l’environnement. Il semble que pour beaucoup d’écologistes ou d’environnementalistes, la cause écologique doive être reconnue globalement, c’est ce qui lui donne une existence politique. » 12 L’universalité des propositions est donc souvent difficile à obtenir lorsque les œuvres cherchent à illustrer l’adage « penser global, agir local ». Lorsqu’en 2007, Tue Greenfort baisse la climatisation de 2° à la biennale de Sharjah, il accomplit un geste fort mais le contredit en ayant recours à des explications exposées pour tenter de matérialiser le processus. En exposant les conséquences de son acte (l’économie énergétique concourant à replanter des arbres en Amazonie) il réduit son geste artistique au rang d’anecdote, à celui d’une leçon de chose sur l’effet papillon (ce qui arrive ici à des conséquences là-bas) sans plus d’efficience esthétique. On voit bien combien une œuvre telle que celle de Greenfort, en adaptant mimétiquement l’idéologie écologiste, contraint le spectateur à prendre connaissance 12 Sandrine Berges, « Entretien avec Catherine Larrère », in Étique et économique, volume 2, numéro 2, 2004, p.7 http://Ethique-economique.org. 6 des informations sans avoir la possibilité d’un recours aux mécanismes de l’imagination. On sait qu’ils sont des vecteurs sensibles et efficients du politique comme l’a démontré Jacques Rancière dans Le partage du sensible 13 . Aucun imaginaire climatique en vue mais des faits, se servir de l’art comme d’un moyen de communication en reprenant les techniques de l’enseignement - tel est le credo d’un art qui se veut engagé et « sérieux », revendiquant jusqu’à espérer une efficience écologique. Cet art justifie sa raison sociale par un recours à des actions concrètes et « utiles », en ayant recours à des images documentaires et des données chiffrées irréfutables comme dans le cas de l’américaine Amy Balkin. L’immatériel atmosphérique est dans son travail (on parlera de façon symptomatique davantage de travail que d’œuvre, la terminologie étant ici très révélatrice) réduit à une somme de données et de statistiques, de rapports et de constations de terrain. Amy Balkin a construit un récit pour son œuvre Invisible-5 (2007) « installée » dans un corridor de la Vallée de San Joaquim en Californie où se rejoignent des autoroutes menant à Los Angeles et San Francisco. À cet endroit se concentrent des échangeurs routiers, une agriculture intensive, de l’élevage, une décharge, des infrastructures pétrolières et gazières. Cette fameuse zone 5 est considérée comme l’une des plus toxiques de la planète. La bande-son des films raconte le combat des communautés qui y vivent et souhaitent améliorer la qualité de l’air. Le temps, le rôle de lecteur-témoin assigné à celui de visiteur complètent un dispositif dont la visée est ambiguë. Certes, il est irréfutable que les faits révélés sont intéressants mais dans quel dessein ? Il s’agit ici d’une leçon de choses, le paysage y est dessiné avec clarté, démontré, spécifié jusqu’à la caricature de la preuve documentaire14 . Avec Public Smog, Balkin développe la même dialectique. Partant d’une idée séduisante – racheter des permis d’émission de carbone (un système mis en place depuis une vingtaine d’années pour les entreprises polluantes et qui génère une spéculation cynique) pour les bloquer et créer des zones d’air pur – Balkin se heurte à la matérialisation de son geste. Celle-ci passe par des illustrations du principe de parc d’air pur (un cube dans le ciel d’un photographie de Los Angeles par exemple) et un arsenal de fausses publicités visant à installer une connivence humoristique avec le spectateur. Au final, l’œuvre s’expose mal et nécessite de longues explications écrites. L’artiste a fini par 13 « La politique et l’art, comme les savoirs, construisent des « fictions », c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce qu’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire », Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2003, p.62. 14 « Au plan des modalités, il va de soi que le simple fait de présenter un contenu critique (aussi noble ou pertinent soit-il) par le biais d’une œuvre d’art n’en garantit en rien la réussite ni l’intérêt en tant qu’œuvre, c’est-à-dire en tant qu’artefact auquel on prête volontairement une attention particulière dans le but de faire une expérience que nous ne pouvons pas faire naturellement, ni par nous-même, et à laquelle nous prenons un intérêt et un plaisir à la fois intellectuel et perceptuel – sinon sensuel –, qui se poursuivent souvent dans les discussions interprétatives sur les œuvres. », Marie-Noëlle Ryan, op.cit., p.295. 7 opter par une modélisation numérique sur internet pour diffuser ses idées. Malheureusement la dimension concrète du projet Public Smog demeure irréelle, intangible, profondément conceptuelle. Elle montre cruellement les limites de son efficience plastique et surtout politique. La volonté de générer du mieux-être ne parvient pas à se transformer en une œuvre probante parce qu’elle manque certainement d’imaginaire, étouffé par la bonne conscience (celle de l’artiste ou la nôtre, cela reste à évaluer). Entre culpabilisation et bons sentiments verts, le discours de ces artistes se révèle très illustratif et manque probablement de cultiver une ambivalence propice à l’interprétation du spectateur, à son implication, qui permet à une œuvre d’atteindre l’efficience esthétique. The Weather Project En 2003, Olafur Eliasson fut invité à occuper les trente-cinq mètres de hauteur de la salle des turbines de la Tate Modern avec un projet public d’une durée de sic mois. Il réalisa en intérieur un coucher de soleil ad libitum à partir d’éclairages au tungstène et d’un miroir démultipliant l’espace (stratagème simple pour amorcer l’impression d’infini du ciel), le tout baignant dans une brume vaporeuse et jaune. Eliasson s’est appuyé sur des données statistiques et des sondages autour de l’influence du climat sur l’humeur et la productivité… anticipant cette niche marketing qu’allaient devenir les lumières de réveil singeant la lumière naturelle et son intensification graduelle imitant le lever du jour. Le gigantisme de l’expérience solaire et naturelle rejouait un spectacle du sublime selon les principes classiques d’Edmund Burke combinés à une modification rétinienne provoquée par la saturation chromatique. La saturation au jaune de chrome déclenche en effet une vision entre noir et jaune, éliminant les autres couleurs du spectre. Paysage et optique sont ici réunis dans une œuvre qui cultive l’ambivalence. Entretenant les ellipses, l’équivoque accordée aux principes scientifiques, la méthode de l’in vitro infiltre l’expérience de ravissement esthétique de ce Weather project, avec des données concrètes, une combinaison exaltée par la dimension in vitro. Sans rien proposer pour la régulation du climat, cet environnement a pourtant déclenché de nombreux forums qui ont largement dépassé le monde de l’art. Si The Weather Project ne saurait être une œuvre écologique en raison de sa consommation énergétique, elle est cependant emblématique d’une capacité de l’art à pouvoir matérialiser un ensemble de données et de matières particulièrement invisibles et conceptuelles comme celles du climat, et à poser une redéfinition du concept de nature plus « juste » et plus réaliste, visant à comprendre la nature comme culturelle. Elle propose également les bases d’une nouvelle 8 efficience esthétique capable de générer une prise de conscience critique d’un sujet à partir d’une œuvre accordant le scientifique avec l’expression du sensible et de l’imaginaire dans un sens politique. Le musée est ici compris par Eliasson comme un espace actif, agent de production, destiné à amplifier la présence physique du spectateur en jouant sur l’obscurité. On le verra, il s’agit d’un levier qui va s’avérer récurrent. Protocoles La collaboration avec des scientifiques et des techniciens apporte de la crédibilité à l’œuvre et la préserve d’éventuelles récupérations politiques ou instrumentalisations médiatiques. En outre, la neutralité des méthodes et sources scientifiques ajoute un facteur de vraisemblance cruciale à l’œuvre derrière une apparence première désintéressée du réel écologique. Eliasson se sert de ces protocoles pour exposer la technicité de son installation. Au climat naturel, imprévisible et immanent - un peu mystérieux - se substitue dans le laboratoire in vitro qu’est le lieu de l’art, une machinerie, un programme et une gestion technicienne. Les lampes au tungstène et les miroirs sont clairement visibles et n’entretiennent aucune impression de mystification, aucune illusion de mimétisme. Ce caractère artéfactuel assumé de la restitution atmosphérique permet de matérialiser l’interdépendance qui existe entre les parties en présence, répondant à la position de Bruno Latour sur le fait que « Nous produisons notre propre environnement ». Le climat est le fruit de notre activité, l’interrelation est ici, non pas démontrée, mais habilement suggérée. Passé l’effet rétinien et sublimateur du faux soleil (le demi-cercle lumineux complété par son reflet atteste de sa nature construite), ce climat in vitro revendique son origine culturelle, fabriquée par l’artiste et le spectateur. L’appareillage clarifie la relation de cause à effet entre les hommes et le climat bien davantage que l’observation du climat réel à l’extérieur. Ainsi, c’est depuis l’intérieur que le spectateur peut se reconnecter au cycle climatique en expérimentant son pouvoir de producteur et d’interprète. Le soleil, symbole universel, autant énergétique (quantifiable, observable, rationalisable) que culturel, et par extension la lumière, constituent de ce fait un levier idéal (que l’on va retrouver dans le travail de Spencer Finch). Astre immuable, le soleil agit en métaphore et métronome du ciel tout en participant aux mécanismes de l’optique et de la perception. Fort de cet héritage cognitif et culturel, d’une culture perceptive et phénoménologique largement inspirée de Bergson et Merleau-Ponty, Olafur Eliasson parvient à composer une nouvelle mythologie du ciel, un imaginaire climatique qui devient le cadre d’une pensée démocratique 9 consciente de l’impuissance des mécanismes classiques d’autorité que développent des œuvres et des artistes qui veulent faire une action citoyenne ou politique. Ainsi, c’est lorsque le spectateur devient un interlocuteur que l’in vitro accède à l’efficience esthétique, lorsque la technique et la science composent un environnement sensible propice à l’interprétation critique. La relation à l’espace devient le sujet central du dispositif centré sur la perception du spectateur, sollicité physiquement et psychiquement, intérieurement (la pièce est ressentie littéralement à cause de la modification chromatique) et extérieurement (comme un spectacle), métaphore du rapport à la nature depuis l’intérieur du musée vers l’extérieur, le monde social. Loin de se cantonner à une expérience pure selon une doxa romantique, à un plaisir introverti, The Weather Project co-produit avec le spectateur une réalité, un paysage intersubjectif générateur d’une communauté. « I think it’s imperative that we activate exchange between inside and outside reality, that we make art relevant to society, in society. I’d like people to think art institutions as reality machines, but historically this idea has been thoroughly suppressed because the museums tended to focus on creating seperate realms for art appreciation, learning and so on. » 15 Climat d’intérieur : le choix du domestique Dans un contexte d’information dense recensant des dérèglements climatiques hors-normes, Eliasson a choisi de créer le spectacle d’un climat tempéré et stable, d’un climat sans variation. La continuité en constitue une première base polysémique soulignant le désir, depuis la généralisation du climatiseur domestique en 1953, d’une température stable et d’un ressenti des saisons atténué, offrant l’illusion d’une maîtrise climatique et d’un environnement idéal. Par ce choix, Eliasson avance du même coup une « dérive » possible : celle d’un climat égal et sans aspérités mais au final tout aussi invivable que les catastrophes climatiques, inhumain. Bruno Latour lui-même se plait à souligner qu’avec cette installation, il s’agit moins d’exprimer une ambition de contrôle démesurée, une maîtrise des éléments, que de vérifier quelle sorte d’espace serait le mieux adapté à la civilisation 16 . Si l’on prolonge cette réflexion, c’est au climat artificiel qu’il revient d’apprivoiser le climat réel rendu anxiogène par son caractère imprévisible. Le lieu de l’art et son écosystème sous atmosphère contrôlée s’assimilent ici à un laboratoire, protégé des influences extérieures. Il y règne un temps sans cycle, un temps imperméable aux catastrophes, un climat domestique idéal, propice au bilan climatique. Paradoxalement, c’est 15 16 Olafur Eliasson, Innen Stadt Außen/ Inner City Out, König Verlag, 2010. « Atmosphère, atmosphère », in The Weather Project, op.cit., p.30. 10 parce qu’il n’y a pas de révolution dans le climat in vitro qu’une position critique tangible peut s’y développer en toute autonomie. Temps continu : logique politique de l’imaginaire Avec le climat comme mode opératoire, Eliasson a composé une situation de crise paradoxalement placide, jouant sur les mécanismes d’idéalisation, de perception psychologique et physiologique. L’artiste n’ignorant pas les effets paralysants du spectacle de la catastrophe, il a fait le choix d’un climat dédramatisé par la conversion d’un moment en un temps, celui d’un coucher de soleil permanent. Par un effet paradoxal, Eliasson stigmatise avec ce scénario l’absence flagrante de progression dans un climat artificiel et l’inhumanité de cette stabilité exempte d’accident, exempte de commencement et de fin. L’œuvre renforce son caractère écologique dans un cadre imaginaire et fantaisiste. Le Weather Project entretient une composante équivoque, plausible et familière au sein de laquelle le spectateur finit forcément par questionner sa qualité première d’observateur dans cette mise en scène d’une situation dont il n’est jamais dit s’il s’agit d’une extrapolation ou d’une prédiction, de conservation ou de modélisation 17 . Ainsi la méthode de l’in vitro sait la nécessité de se détacher du réalisme visuel pour renouveler les contingences d’une communauté démocratique et d’une évaluation critique de la situation climatique. Un temps continu sans acmé, un climat générique dans un lieu clos, coupé de la lumière naturelle, une œuvre qui n’explique pas, permet de ne mettre personne en accusation jusqu’à dédouaner le regard de la morale écologique qui s’applique ces dernières décennies. Le Weather Project favorise ainsi la conception d’une responsabilité partagée et dynamique. La proposition d’Olafur Eliasson accentue volontairement les caractéristiques de l’in vitro afin de parvenir à une telle efficience esthétique (Rancière parle quand à lui d’effectivité sensible 18 ). Le lieu de l’art célébré pour sa neutralité physique, géographique et temporelle, constitue le cadre essentiel d’une expérience de modélisation qui permet alors par ce filtre d’appréhender l’extérieur perçu comme souverain, autonome et imprévisible, en un mot, subi. Et Mark Cheetham de préciser que c’est bien de l’intérieur que peut se redéfinir de façon pertinente notre rapport au climat 19 . Entre savoir le climat ou l’imaginer, Eliasson a combiné deux réalités et pensé l’efficience esthétique d’une manière qui n’est pas sans 17 Marie-Noëlle Ryan : « La pire des situations étant, à mon avis, celle où la domination du contenu sur l’articulation formelle se double de la domination de l’intention de l’artiste, qui laisse dès lors très peu de liberté d’interprétation aux récepteurs. Or, c’est plutôt la variété des interprétations possibles d’une même œuvre et « l’indécidabilité » de son sens ultime qui en font justement l’intérêt et la richesse. », op.cit., p.296 18 Jacques Rancière, op. cit., p.15. 19 Mark Cheetham, op.cit., p.83. 11 rappeler les thèses de Jacques Rancière sur le partage du sensible et sa faculté à générer du politique. Spencer Finch, disciple d’un paysage par induction L’œuvre que Spencer Finch développe depuis une petite décennie manipule une logique de l’in vitro semblable (quoique toutefois plus impressionniste), recomposant des couchers de soleil et des ambiances lumineuses à partir de gélatine et d’écrans de télévision, à partir de tubes fluorescents colorés. On retrouve nombre des leviers employés par Eliasson, et la même façon de travailler sur la perception du sujet. En lui faisant ressentir un moment particulier joué le plus souvent en séquences ou en moment étiré, Finch compose des paysages climatiques qui jouent sur la norme qui se recompose en milieu clos, le plus souvent plongé dans l’obscurité. La donne écologique n’est pas, comme dans le cas du Weather Project, la « cause » première du projet, son but admis. Elle s’instille au fur et à mesure que le paysage se compose avec en coproduction avec le spectateur, en corrélation avec sa mémoire sensible et sa conception de la nature. Dans West (Sunset in my motel room, Monument Valley, 26 janvier 2007, 5 :36 – 6 :06) l’artiste a reconstitué le moment de la tombée du jour dans sa chambre d’hôtel à partir de la radiance lumineuse précisément calculée et traduite en lumen à produits par d’écrans vidéos 20 . Il a utilisé des extraits d’un western de John Ford tourné en 1956 à Monument Valley, The searchers, scènes qui ne sont jamais visibles, les écrans étant tournés vers le mur qui sert alors de réflecteur. Du début du cycle plus lumineux (pour lequel il emploie plutôt des scènes en extérieurs aux scènes de nuit, des scènes d’intérieur), qui simule le crépuscule, jusqu’à la nuit tombée, Finch restitue précisément l’observation tout en déréglant le cycle, reproduit à l’infini. La répétition équivaut à un étirement continu et engage la prise de conscience à la fois du caractère immuable du cycle naturel et de sa nature complètement culturelle. La culture du regard qui a forgé l’intérêt de ce type de paysage aux Etats-Unis s’impose elle aussi peu à peu. Ce n’est effectivement qu’à la grande époque des westerns que le site de Monument Valley a pris une valeur et s’est transformée en paysage. Le formatage de points de vue mythiques, de panoramas, n’est pas dû aux expéditions du 19e siècle qui ont façonné la vision culturelle d’un Yosemite ou d’un Grand Canyon. Monument Valley doit sa valorisation au cinéma. À la fiction plus précisément. Une donnée que ne manque pas de souligner Spencer Finch dans cette sculpture. 20 What Time is it on the Sun ? Spencer Finch, catalogue d’exposition, North Adams, Mass MOCA, 2007. 12 On pourrait trouver ces œuvres bien éloignées des questions climatologiques actuelles, du réchauffement notamment. Au contraire, elles répondent elles aussi à ces questionnements en adoptant cette qualité in vitro qui apporte au réel une dilatation fictionnelle. Fictionnaliser le réel par l’expérience d’une fiction, tel est le modus operandi de Finch qui permet d’envisager une perception politique de la nature. Dans cette idée de dilater un moment dans une expérience de l’intemporel et du continuum, l’œuvre sort une nouvelle fois le spectateur de la logique presque normalisée de climax, de catastrophe et de délectation effrayé de l’acmé pour le décaler dans un ‘hors-temps’ offrant une prise de distance désensibilisée permettant d’intégrer les données scientifiques. Le mode d’élaboration des œuvres est en effet très précis à partir d’enregistrement de données, de relevés scientifiques. Dans Two hours, two minutes (wind at Walden pond 12 mars 2007), l’artiste complète la durée de séjour de Thoreau à Walden qui était de deux ans, deux mois, et deux jours. Après avoir enregistré les mouvements du vent au bord du lac de Walden avec un anémomètre, il a transcrit ses mouvements grâce à quarante ventilateurs disposés en arc de cercle. L’expérience d’un lieu et d’une retraite sont ici condensés en un cycle de deux heures parfaitement paramétré aux exigences actuelles d’une expérience de nature (et une assimilation à la « consommation » d’un site). Cette condensation offre bien sûr un regard critique sur la consommation actuelle de l’esprit de nature et l’utilisation qui est faite des écrits de Thoreau. À l’époque peu lus, il sont aujourd’hui invoqués dans une apologie édulcorée, à travers une perception radicale de l’action humaine sur la nature. Le positionnement politique de Finch s’articule sans cesse à ces références aux grands maîtres que sont Thoreau ou Emerson, chantres de la nature américaine, aujourd’hui pillés avec légèreté pour alimenter un discours culpabilisant sur la spoliation sans scrupule de la nature. Dans la pièce Sunset (South Texas, 21 juin 2003), les tubes fluorescents entourés de différentes gélatines restituent l’intensité et la couleur exactes d’un coucher de soleil. On retrouve les composantes de l’in vitro : obscurité, continuité d’un phénomène solaire, démonstration optique de la lumière afin d’impliquer le spectateur dans le parachèvement de l’effet paysage. Ici aussi, on ignore si ce coucher de soleil est exceptionnel. Il renvoie par le choix de la date au solstice, aux anciennes croyances et fêtes païennes, à la croyance en une permanence des cycles notamment astraux. Finch met-il en garde ? Professant la disparition des grands principes naturels. L’œuvre est ouverte. Siégeant dans le culte de l’ambivalence inhérent à la méthode in vitro, elle s’extrapole à partir des aspirations du spectateur mais aussi du contexte social et informationnel du moment de l’œuvre. On ne lit jamais évidemment la même œuvre à un moment de cyclone ou dans une période d’accalmie. 13 Tout dernièrement, Spencer Finch a installé Between the moon and the Sea à Carquefou au Frac des Pays de la Loire (2010). Jusqu’ici la logique in vitro est maîtrisée. Sans recours à une référence littéraire précise, l’œuvre ménage l’expérience d’un fragment de paysage suffisant pour déclencher un paysage complet dans le partage de la production avec le visiteur. Mais ici un facteur nouveau se dessine, celui de la volonté manifeste de fictionnaliser le réel. En laissant ouverte une fenêtre sur l’extérieur, simplement recouverte d’une gélatine, Finch parvient à déréaliser le paysage extérieur, composé par le cadre des huisseries, une fenêtretableau au sens le plus littéral du terme. La végétation du parc alentours se fait image aplatie, relativisée par la profondeur de l’obscurité travaillée en intérieur, le long d’une fausse jetée et sous une fausse lune dont il n’est jamais fait mystère qu’elle est une lampe. La rupture thermique entre l’intérieur, frais et sombre, et l’extérieur, lumineux et chaud, est un facteur supplémentaire de ce travail de perception, de cette architecture du sensible préparée par Finch qui rend le réel suspect depuis le lieu de l’art. Dans ces espaces réflexifs sans révolution et donc sans décompte temporel, le monde social prend peu à peu place pour être soumis à une remise à niveau, pour être assimilé avec distance. Conclusion L’œuvre d’Olafur Eliasson, installation massive et cependant dépouillée dans la grande halle des turbines de la Tate Modern est symptomatique d’une nouvelle approche du fait naturel et environnemental : la volonté d’une émancipation du discours politique et didactique grâce à une exacerbation du sensible. Les artistes historiques de l’engagement artistique en faveur de la protection de l’environnement qu’on nomme pour plus de commodité « Éco-artistes » ou artistes écologistes, ont développé un art de causalité aux limites de l’illustration didactique. Il n’est donc pas très surprenant qu’ils se soient peu intéressés au sujet climatique, trop immatériel, et échappant à la domination de l’in situ. Pourtant dès la fin des années 1960, à leurs prémisses, les problèmes de pollution atmosphériques étaient déjà connus (pour exemple le Killer Smog ou Great Smog meurtrier de Londres date de 1952). Mais pour ces artistes qui ont développé une pratique pragmatique de proximité mêlant réhabilitation scientifique et discours social à un usage de la sculpture publique et de l’aménagement urbain, les dérèglements climatiques comprenaient une échelle certainement trop vaste et trop désincarnée. En effet des artistes comme Mierle Laderman Ukeles, Patricia Johanson, Helen et Newton Harrison ou Alan Sonfist, se plaisaient à travailler à partir de terrains très circonscrits, en milieu urbain, où ils développaient une sculpture curative et souvent participative (entretenant au passage l’illusion d’un partenariat démocratique), impliquant la 14 population riveraine le temps de la préparation du projet. C’est un portrait schématique de cet « art écologique », cependant cette donnée pragmatique du mouvement artistique, caractéristique « résolutive » - ou interventionniste selon Paul Ardenne 21 - , est primordiale. Elle a conditionné l’attente critique et publique d’un art écologiquement engagé, responsable et supposément pertinent et efficace. Le grand « défaut » de cette pratique qui explique certainement sa méconnaissance, est le déficit esthétique de leur proposition. Les œuvres étant uniquement focalisées sur leur cas d’étude, désireuses de le régler, elles ont négligé l’exigence esthétique et la définition du spectateur. Tout juste celui-ci est-il un élève à qui l’artiste fait la démonstration d’un système oublieux de l’interprétation subjective. Toute l’attention étant retenue par le sujet à traiter. C’est là toute la différence avec la méthode in vitro que l’on peut définir à partir du Weather Project d’Eliasson. Soucieux du spectateur sans pour autant entretenir le leurre d’une interactivité, ce dernier propose une expérience perceptive, émotive, psychologique et physique, un espace du sensible où la subjectivité du visiteur est exaltée avant même d’envisager une quelconque polarité avec le réel médiatique. « Mon travail porte sur l’implication du public... Ce qui m’intéresse c’est le décalage entre ce que nous voyons et l’attente de ce que nous en avons.» « Je ne suis ni un météorologiste, ni un botaniste, j’essaie de maintenir dans mon esprit, un discours ouvert, je veux créer des interprétations, des représentations qui n’engagent que l’individu concerné.» 22 La polarisation de l’installation avec des données et protocoles scientifiques tout en offrant une expression sensible du climat plus qu’une représentation, amène en effet le spectateur sur le terrain d’une prise de conscience politique de la nature en dehors de toute leçon idéologique. Eliasson s’est affranchi de l’allégeance aux Éco-artistes, à la nécessité du résultat, à la résolution et à l’efficacité scientifique, conscient que ces priorités étaient oublieuses du spectateur et empêchaient le plus souvent toute efficience esthétique. L’œuvre d’Eliasson, et par extension cette méthode de l’in vitro, offrent un développement fécond dans le champ de l’écologie aux positions généralistes que Jacques Rancière a énoncées dans le Partage du Sensible : « La politique et l’art, comme les savoirs, construisent des « fictions », c’est-à-dire des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce 21 Paul Ardenne, Un Art contextuel. Création artistique en milieu urbain, en situation d’intervention, de participation, Paris, Flammarion, 2002. 22 The Weather Project, op.cit. 15 qu’on voit et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on dit, entre ce qu’on fait et ce qu’on peut faire. » 23 Le climat, symbole caractéristique du phénomène de globalisation, s’avère donc le terrain d’opération propice à la formalisation d’approche critique dans le domaine écologique. La modélisation climatique présente aujourd’hui un terrain dé-moralisé favorable à de nouvelles bases conceptuelles pour la nature et affirme que l’art ne peut-être efficient que s’il reste dans son milieu naturel, le lieu de l’art. Bien éloignée d’une conception claustrophobe du white-cube, d’une attitude autoritaire des œuvres à l’adresse d’un visiteur-spectateur, ce non-site de l’art constitue un poste d’observation subjectif du réel. L’écologie jusqu’à présent bien imparfaitement relayée par des pratiques pragmatiques résolutives a trouvé dans le climat une configuration artistique idéale. Avec des environnements sensibles (au sens où l’entendait Kaprow) capables d’une efficience esthétique débarrassée des illusions de nécessité, de résolution, de salvation, le spectateur peut assumer une vision critique et politique par l’imaginaire de l’artiste dans un partage des compétences. 23 op.cit., p.62.