LEOPOLD SEDAR SENGHOR, L`HOMME ET L`ŒUVRE

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LEOPOLD SEDAR SENGHOR, L`HOMME ET L`ŒUVRE
LEOPOLD SEDAR SENGHOR, L’HOMME ET L’ŒUVRE
Par Pr N’Tji Idriss MARIKO1
On ne saurait avoir la prétention de faire une étude exhaustive de la vie et de l’œuvre
de Senghor compte tenu de leur immense richesse. Nous nous contenterons de donner
quelques éléments de biographie susceptibles de cerner quelque peu la personnalité de
l’écrivain. S’agissant de l’œuvre, nous en dégagerons les principaux thèmes qui serviront de
fils conducteurs pour la compréhension à la fois des œuvres doctrinales et de l’œuvre
poétique.
I Eléments de biographie
L’enfance de Senghor fut merveilleuse et laissa chez l’homme des traces indélébiles.
« Mon enfance a exercé une grande influence sur moi : non seulement sur le plan culturel,
mais aussi sur le plan politique. » (Senghor, 1978)
Senghor est né le 15 août 1906 à Joal, village du pays sérère, d’un père dont les
ancêtres étaient des malinké venus de la haute Guinée Portugaise (Guinée Bissao) et d’une
mère d’origine peule, Gnilane Bakhoum. Son père Diogoye (lion en sérère) baptisé Basile
était un grand propriétaire terrien, possédant un millier de bovins et en même temps
commerçant. Il recevait les visites du dernier roi de Sine, Koumba Ndofène Diouf, lequel
venait en « grand cortège, à cheval, entouré de quatre troubadours, également à cheval, qui
chantaient ses louanges » (Senghor, 1978). Le petit Senghor assistait à ces cérémonies
remarquables par leur simplicité et leur solennité. « C’était, notera-t-il plus tard, le type
même du dialogue négro-africain, avec son ton serein, des mots choisis, ses formules de
politesse. C’est le souvenir qui m’a donné le plus l’impression qu’il y avait une civilisation
négro-africaine, qui m’a marqué de façon indélébile ».
Le nom Senghor qu’il tient de son père serait dérivé du portugais Senhor, preuve du
métissage de l’écrivain.
Waly Bakhoum, frère aîné de sa mère Gnilane sera chargé, en partie, conformément
aux règles de la société matriarcale sérère, de l’éducation de l’enfant qu’il initiera au langage
des choses. Dans la famille paternelle le jeune Senghor assistera aux veillées au cours
desquelles on contait « les contes et les légendes du vieux temps ».
Mais le père de Senghor rêve d’autre chose pour son fils qu’il envoie, à l’âge de sept
ans à la mission catholique de Joal, puis un an après, à la mission catholique de Ngasobil. Il
aura reçu auparavant, de son père, le « sens de l’honneur et de la mesure ».
A sept ans les missionnaires vont s’employer à lui « apprendre le catéchisme et le
wolof plus que le français ». Plus tard il déclarera à Mohamed Aziza : « Quand je suis allé à la
Mission catholique de Ngasobil, en 1914, je pensais déjà en wolof. Un an après, je pensais en
français, et un peu en chrétien ; mais je sentais toujours en sérère… les esprits de l’animisme
et le Dieu catholique, avec ses anges et ses saints, vivaient en bonne intelligence chez moi. ».
Cette entente ne durera pas longtemps car en 1922, il entre au collège séminaire
Libermann à Dakar où l’instruction reçue, dit-il, cherchait à « faire de nous des français à
peau noire ». Le père Lalouse chargé de son éducation était persuadé du vide culturel de
l’Africain, vierge de toute civilisation et qu’il fallait, par un travail méthodique, élever au
niveau des Blancs. Le jeune Senghor rejette cette thèse de la « table rase » : « J’avais
l’impression que la thèse du père Lalouse n’était pas vraie, que nous avions, nous aussi, une
véritable civilisation, et belle de surcroît. Je me souvenais du Royaume d’Enfance dans la
maison de mon père… il y avait un ordre fondé sur une manière de vivre, et, en définitive, une
harmonie. Je sentais qu’il y avait là, une grande, surtout une belle civilisation, mais je n’avais
1
Professeur de lettres, Université de Bamako, FLASH, DER lettres, BP 241 Bamako
pas encore d’arguments pour le démontrer, sinon, encore une fois, l’expérience de l’enfance.
C’est à ce moment que je perçus que le meilleur moyen de prouver la valeur de la culture
noire, c’était de voler aux colonisateurs leurs armes : d’être un meilleur élève encore. »
(Senghor, 1978, 51)
C’est alors qu’il découvre l’esprit de méthode et d’organisation qui avait jusque là
manqué à son éducation africaine, ce qui lui valut d’être « parmi les premiers dans toutes les
matières ». Bon élève, certes, mais pas très discipliné. Senghor était devenu le porte-parole
des séminaristes dont il présentait les revendications au Père Directeur. Celui-ci fit venir
l’élève Senghor pour lui notifier qu’il avait « un caractère difficile, et que la première vertu
d’un séminariste était l’obéissance ». N’ayant pas cette qualité il fut décidé de l’envoyer dans
un cours secondaire laïc. Quelle ne fut pas la déception du jeune homme, lui qui voulait être
prêtre et professeur en même temps. « J’obéis, bien sûr, mais en pleurant toutes les larmes de
mon corps. Ma volonté d’entrer dans les ordres étant d’autant sincère qu’avant d’être admis
au séminaire, j’y avais réfléchi pendant deux ans. C’est que la vocation sacerdotale tenait non
seulement à mes idées, mais plus profondément à mon caractère, mieux à mon tempérament »
(Senghor, 1988, 24)
Il reconnaît cependant que les 5 années passées au séminaire (1922-1927) l’ont « transformé
intellectuellement et moralement ».
En 1928, il obtient le bac philo et monte à Paris avec une demi-bourse, s’inscrit en fac
de lettres à la Sorbonne, y renonce pour le lycée Louis-Le-Grand où il prépare l’entrée à
l’Ecole Normale Supérieure qu’il ne réussit pas, malgré deux tentatives. Il y fit la
connaissance de nombreux amis dont Georges Pompidou, Aimé Césaire, Léon Damas, Louis
Achille.
En 1931, il est licencié es-lettres(français, latin, grec). Après un premier échec en
1933, il réussit l’Agrégation de grammaire en 1935, pendant son service militaire.
En 1939, il est recruté dans l’armée à la déclaration de guerre, affecté dans un
régiment colonial comme soldat de 2e classe et fait prisonnier le 20 juin 1940. En 1942, il est
libéré pour raison de santé et reprend son métier de professeur (Senghor Sorel, 1995).
En 1945, sur incitation de Lamine Guèye, député au Parlement français, Senghor
s’engage dans la politique et est élu pour représenter le petit peuple des campagnes.
En septembre 1946, Senghor épouse Ginette Eboué, fille du Gouverneur Général de
l’AEF. La même année naît à Bamako le Rassemblement Démocratique Africain (RDA). Les
Sénégalais Lamine Guèye et Senghor ont boudé l’événement, compromettant ainsi la
première tentative d’unité africaine.
En 1955, sous le Gouvernement d’Edgar Faure, Senghor devient Secrétaire d’Etat à la
Présidence du Conseil.
La même année, Senghor vit un drame familial en divorçant d’avec Ginette Eboué qui
lui avait donné deux enfants : Francis en 1947 et Guy en 1948.
En 1956, Senghor qui aurait souhaité un cadre fédéral combat la loi-cadre qui accorde
une semi-autonomie aux territoires d’outre-mer et crée des conseils de gouvernement.
Le 18 octobre 1957, il épouse Colette Hubert, une française de Normandie dont il aura
un fils, Philippe-Maguilen.
En 1958, Senghor est membre de la commission chargée d’élaborer une constitution
destinée à créer une communauté franco-africaine.
Lorsque le Général de Gaulle arrive en septembre à Dakar dans le cadre de la
campagne pour le référendum, Senghor et Mamadou Dia sont absents. Hormis Sékou Touré,
tous les dirigeants africains - y compris Senghor - optent pour l’entrée dans la communauté.
Senghor qui avait rêvé d’une grande fédération africaine parvient à bâtir une union à
deux avec le Soudan de Modibo Kéita qui devient provisoirement chef du gouvernement de la
Fédération du Mali, tandis que Senghor préside l’Assemblée Nationale. Le 4 avril, les
transferts de compétences sont signés et, le 20 juin, l’indépendance de la Fédération du Mali
est proclamée. Mais des divergences apparaissent entre les deux pays et le conflit qui éclate
dans la nuit du 19 au 20 août aboutit à la rupture.
En septembre, Senghor est élu Président de la République du Sénégal. Mamadou Dia
est Premier ministre. En décembre 1962, accusé de tentative de coup d’Etat, Mamadou Dia est
arrêté.
Le 30 mars 1966, Dakar accueille le premier Festival mondial des Arts nègres. La
négritude triomphe et, avec elle, la civilisation africaine. Senghor réaffirme que la culture est
le socle du développement.
En 1974, l’avocat Abdoulaye Wade est autorisé à créer un parti.
En 1976, une réforme instaure le multipartisme limité à trois composantes : socialiste,
communiste et libérale.
En décembre 1980, au cours de son cinquième mandat présidentiel Senghor se retire
de la vie politique, à 74 ans et laisse le pouvoir à Abdou Diouf.
Le 29 mars 1984, l’Académie Française accueille Senghor sous sa coupole.
Le 12 mai 1990, a lieu à Alexandrie (Egypte) l’inauguration de l’Université
internationale de langue française Léopold Sédar Senghor.
Le 20 décembre 2001, Senghor s’éteint en France à l’âge de 95 ans après une longue
vie bien remplie. Le Sénégal lui a rendu tous les hommages dus à son rang.
II L’œuvre de Senghor
Senghor est l’auteur d’une immense œuvre qu’on peut - arbitrairement peut-être répartir en deux catégories.
A.
Ce que nous appelons les œuvres doctrinales qui regroupent les réflexions de
l’auteur sur les problèmes culturels et politiques. Parmi celles-ci nous citerons :
Liberté I, 1960 : Négritude et humanisme
Liberté II, 1971 : Négritude et voie africaine du socialisme
Liberté III, 1977 : Négritude et civilisation de l’universel
Liberté IV, 1983 : Socialisme et Planification
Liberté V, 1993 : Le dialogue des cultures
Principaux thèmes développés par Senghor dans les œuvres doctrinales :
1. Défense et illustration des valeurs civilisatrices du monde noir
Slogan qui sous-tend toute l’action de Senghor, tant sur le plan culturel que sur le plan
politique. Par « défense », il s’agit de s’opposer aux tentatives de falsification de l’histoire
dont les nègres ont été victimes ; de réagir contre le mépris dont ils sont l’objet.
« Illustration » exige l’enrichissement de l’héritage ancestral, par la poursuite de créations
culturelles originales.
2. Négritude et humanisme
La négritude est perçue comme une réponse, une solution aux problèmes que connaît
l’homme noir dans le monde moderne. Au sortir de l’esclavage et de la colonisation, ce
dernier se voit proposer différentes idéologies dont, en particulier, le marxisme. Senghor ne
les récuse pas, mais demande leur relecture,
à la lumière des réalités du monde noir. Il demande que la pensée de Marx (de laquelle il
retient plus l’humanisme que la doctrine de la lutte des classes) soit complétée, enrichie par
celle de Jaurès et, surtout, par celle de Pierre Teilhard de Chardin. Plutôt que le socialisme
scientifique, il propose la voie africaine vers le socialisme.
3. Dialogue des cultures et civilisation de l’universel
Par là, Senghor refuse l’accusation de racisme dont il a été parfois victime. Selon lui, il
appartient à chaque peuple, à chaque ethnie de commencer par défendre et cultiver son droit à
la différence tout en restant ouvert aux valeurs civilisatrices des autres peuples. Par ce moyen,
l’impérialisme culturel d’une puissance économique se trouve repoussé. Tous les peuples se
trouvent placés sur le pied d’égalité pour dialoguer, s’interpénétrer, se comprendre. Pour
favoriser ce dialogue, Senghor a défendu le projet de francophonie devenu réalité mais aussi a
fait de Dakar un lieu de rencontre entre littéraires et artistes, quelle que soit la couleur de la
peau.
4. L’indépendance dans l’interdépendance et l’amitié avec la France
Dès 1945, Senghor s’est fixé, comme objectif, l’indépendance du Sénégal (cf. son
article « Nous ne voulons plus être des sujets » paru dans « Gavroche »). Mais il n’a jamais
posé l’indépendance comme une rupture avec l’ancienne puissance coloniale. C’est par là
qu’il se différencie d’un Ahmed Sékou Touré ou d’un Kwame Nkrumah. Pour lui,
l’indépendance suppose l’accession à la souveraineté nationale et internationale dans la
collaboration avec la France. Cela lui a été reproché. Mais cela était imposé par les réalités de
l’époque : aucun Etat africain, au sortir de la colonisation, ne pouvait à lui seul faire face aux
obligations d’un Etat moderne : faire fonctionner une administration efficace, entretenir une
armée républicaine, garantir un système éducatif performant… Tous les Etats africains, peu
ou prou, furent contraints de choisir et Senghor a choisi, au détriment des Etats-Unis, de
l’URSS et de la Chine, la France avec laquelle le Sénégal entretenait des relations depuis le
XVIIe siècle.
B. L’œuvre poétique
Elle se compose essentiellement des recueils suivants :
Chants d’ombre, 1945
Hosties Noires, 1948
Ethiopiques, 1956
Elégies majeures, 1979
Poèmes divers,1990
Thèmes de la poésie de Senghor
Contrairement à la poésie d’Aimé Césaire, poésie de l’événement public, celle de
Senghor est plus variée. A côté des textes inspirés par la lutte pour la réhabilitation de
l’homme noir prennent place des pièces inspirées par la vie personnelle de l’homme. Aussi,
apparaît-il, à travers son œuvre , comme le nostalgique, l’amant, l’ami… parmi ses thèmes
favoris figurent : le Royaume d’enfance, l’exil, l’amour, la fraternité, la renaissance.
Le Royaume d’enfance constitue l’essentiel de l’univers imaginaire de Senghor.
L’expression désigne les villages de Joal, de Djilor, de Fadiouth et leurs environs immédiats.
Il s’agit d’un univers non encore pollué par la civilisation avec des êtres mystérieux (les
« kouss », les djinns…) un paysage d’eau et de terre (les bolongs et les tanns), mais aussi, des
personnes
chères : les jeunes bergers, compagnons du poète, sa mère : Gnilane la douce ;
son père : Diogoye-aux-yeux-de-foudre ; sa nourrice : Cor Siga Diouf ; son oncle Waly
Bakhoum… C’est de ce royaume que Senghor se souviendra toute sa vie, qui lui inspirera
encore des vers dans un de ses derniers poèmes : « Elégie pour la Reine de Saba ».
Au séjour dans le Royaume d’enfance succède l’exil. Avec l’inscription à l’école
française, mais, surtout, avec le départ pour Paris, Senghor est arraché aux douceurs du
terroir. Bon nombre de poèmes du recueil « Chants d’ombre » attestent de cette douloureuse
séparation : « In Memoriam », «Tout le long du jour », « Neige sur Paris », « Nuit de Sine »,
« Joal » ; des poèmes bâtis sur le contraste entre la douceur, la félicité des années d’enfance et
les rigueurs d’un univers où tout est machine, béton et verre. Aussi, est-ce « du haut d’un haut
col calciné » (Paris après la guerre ?) que le poète redécouvre la « femme noire » (l’Afrique)
et l’assimile à la « Terre promise ».
La « femme noire » : voilà qui introduit le thème de l’amour. Sous la plume de
Senghor, la « femme noire » est polysémique : elle est la femme, mère ou amante ; elle est
aussi, la poésie, l’Afrique comme cela est précisé dans « Dialogue sur la poésie
francophone ». De cette polysémie, retenons le thème de la femme-amante. Celle-ci est
imaginaire, idéalisée, dans « Femme noire » et « Elégie pour la reine de Saba ». Elle est
réelle, étant à son tour : Naëtt, Signare, la Princesse de Belborg, la Normande, la Conquérante.
A travers ces différentes appellations, des critiques ont décelé Ginette Eboué, la première
épouse de Senghor et Colette Hubert, sa seconde épouse. Ginette Eboué aurait
inspiré « Chants pour Naëtt » qui , remanié après le mariage avec Colette, est devenu « Chants
pour Signare », inséré dans le recueil « Ethiopiques ». Par la suite, c’est Colette Hubert qui
inspirera les poèmes d’amour contenus dans « Lettre d’hivernage » et dans « Elégie des
Alizés ».
L’amour n’a pas été le seul sentiment magnifié par Senghor. Il a également chanté la
fraternité, l’amitié : fraternité d’armes avec les « Tirailleurs sénégalais » comme avec « les
soldats négro-américains » ; fraternité, avec Aimé Césaire(« Lettre à un poète ») ; amitié avec
le condisciple Georges Pompidou (« Elégie pour Georges Pompidou »), avec Habib
Bourguiba-le –Combattant-Suprême (« Elégie pour Habib Bourguiba ») mais aussi, avec Jean
Marie, un jeune coopérant français mort au Sénégal (« Elégies pour Jean Marie »).
C. La philosophie de l’œuvre senghorienne
La démarche philosophique de Senghor repose sur le dialogue. Mais avant le dialogue
avec le Blanc, c’est le dialogue du Noir avec lui-même par la prise de conscience de son
exigence de dignité, la reprise de ses valeurs oubliées, de ses qualités méprisées. « Le choix
du dialogue comme expression privilégiée de relation entre le Noir et le Blanc, entre l’Afrique
et l’Europe détermine le refus de l’assimilation culturelle qui implique la perpétuation du
monopole du Blanc, la négation du Noir et son absorption par l’autre » (Rabemananjara,
1976)
La philosophie de l’œuvre senghorienne est que chaque race, dans sa souveraineté et
sa dignité donne et reçoit. L’avenir est au métissage, en sorte que l’universel ne saurait être
que la somme des qualités de tous et de chacun.
Bibliographie
Senghor L.S. : La poésie de l’action, Paris, éd. Stock, 1978
Rabemananjara J. : Hommage à L.S.Senghor, Paris, éd. Présence Africaine, 1976
Senghor L.S. : Ce que je crois, Paris, éd. Grasset, 1988
Senghor Sorel J. : L’émotion et la raison, Paris, éd. Sépia 1995