LA NORMALISATION POLITIQUE DE L
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LA NORMALISATION POLITIQUE DE L
Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe LA NORMALISATION POLITIQUE DE L'ISLAMISME DANS LE ROYAUME CHERIFIEN Généalogie et pratiques du Parti de la Justice et du Développement Youssef BENKIRANE* Rédaction supervisée par Philippe DROZ-VINCENT** La plupart des observateurs, sinon tous, situent la naissance de l'islam politique au Maroc en 1969, date à laquelle la première association islamiste maghrébine, Ach-Chabîba al-Islâmiyya (Jeunesse islamique) a vu le jour. Dans une certaine mesure, cette datation peut être remise en cause. En effet, l'Association de la Jeunesse Islamique (AJI) ne fut pas la première à mobiliser le référent religieux dans le champ politique. Elle fut précédée en cela par la monarchie et surtout par l'Istiqlal dont le leader Allal El Fassi était un ouléma salafî1. Néanmoins, on peut considérer que l'AJI fut le premier groupe à se réclamer d'un islam radical en rupture avec la tradition politique du pays et à se constituer en dissidence par rapport au sultan auquel il ne reconnaît pas le statut d'Amîr al-Mu'minîn (commandeur des croyants)2. Il fut suivi en cela par Abdessalam Yacine, auteur d'une missive adressée au roi intitulée L'islam ou le déluge (1974) et fondateur d'Al-`Adl wal Ihsân (Équité et bienfaisance) en 1981. L'histoire du Parti de la Justice et du Développement (PJD), dont les origines remontent à l'AJI permet d'éclairer l'ensemble du mouvement islamiste marocain. En effet, remonter l'histoire de ce mouvement nous renseigne sur les principales questions doctrinales et politiques qui ont agité les islamistes marocains, les mécanismes du passage du socio-religieux au politique ainsi que sur l'émergence d'un nouveau type d'intellectuels revendiquant un accès direct au mode d'expression religieuse qui ébranle le monopole traditionnel des oulémas. Au regard de cette histoire, on peut conclure à une normalisation de l'islam radical dans le royaume chérifien. Né d'un projet dissident de proposition d'une alternative politique au pouvoir royal, l'islamisme se maintiendra pendant plus d'une décennie (1981-1996) dans une dissidence relative contrôlée par le Makhzen3, avant de trouver une expression politique légale et d'intégrer le système dans le cadre de l'« ouverture politique » voulue et octroyée par Hassan II. Les logiques d'intégration et de normalisation du PJD se confirmeront sous le règne de Mohammed VI, notamment suite aux attentats du 16 mai 2003 qui poussèrent ses cadres à * Étudiant en master Affaires internationales de Sciences Po, il a publié « Le président est malade, le président est mort : de la rumeur au « septembre noir des journalistes » », in Chroniques égyptiennes 2007, Le Caire, CEDEJ, 2008. Adresse électronique : [email protected] ** Maître de conférence en science politique à l'IEP de Toulouse et de Paris, auteur notamment de Moyen-Orient : pouvoirs autoritaires, sociétés bloquées, Paris, PUF, 2004 ; et de Vertiges de la puissance : le moment américain au Moyen-Orient, Paris, La Découverte, 2007. 1 Doctrine réformiste de l'islam sunnite revendiquant le retour à l'islam des origines pour refonder la société. 2 Le statut de commandeur des croyants est consigné dans l'article 19 de la Constitution. Il a été inscrit dans l'ensemble des Constitutions du Maroc depuis 1962. 3 Terme désignant l'appareil d'État marocain dans sa composante traditionnelle et monarchique. 1 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe réajuster la ligne politique du parti. Naturellement, ces logiques d'intégration et de normalisation (au sens de désamorçage) de l'islamisme marocain sont multiples et marquées par des ruptures, des évolutions, des irrégularités, etc. L'approche généalogique a été essentiellement choisie pour ses vertus heuristiques et didactiques. Ce soucis, constant tout au long de l'article, a un défaut dont il convient de prévenir le lecteur. L'histoire du mouvement islamiste marocain pourra paraîtra linéaire aux moins avertis, obéissant à une logique de causes à effets automatiques et ne laissant aucune place au rôle joué par les acteurs concernés par le processus et au système dans lequel ils évoluent. Comprendre, au sens weberien, l'histoire de l'islamisme marocain impose de faire une généalogie en strates, qui inclurait les déterminismes liés au système politique marocain, aux interventions étrangères au premier rang desquelles il faut citer les injonctions de Bruxelles, à l'évolution matérielle sociale et économiques du pays, mais aussi le rôle joué par la structure associative puis partisane du mouvement et enfin les motivations et les intérêts des personnalités en première ligne du mouvement. En outre, on peut considérer cet article comme une introduction à l'histoire de l'islam politique marocain, ou plus précisément du PJD, qu'il convient de compléter par les excellents ouvrages Monarchie et islam politique au Maroc de Mohamed Tozy et Les islamistes marocains : le défi à la monarchie de Malika Zeghal, pour ne citer que ces deux là. Le long chemin vers l'intégration de l'islam politique au système politique marocain, qui débute avec la création de Al-Jamâ`a al-Islâmiyya (« Communauté » islamique) en 1981 et qui se termine par l'« OPA » sur le Mouvement Populaire Démocratique Constitutionnel (MPDC) en 1996 fera l'objet d'une première partie. Ce premier temps de l'islamisme montre l'évolution constante et pragmatique vers une culture de compromis pour gagner le droit d'exister politiquement. Le deuxième temps de l'islam politique, traité dans une seconde partie, est celui de l'épreuve du politique. Il consacre la normalisation du parti, devenu PJD en 1998, qui tout en gardant un aspect original s'est fondu dans le jeu politique et a renoncé à être atypique. Le long chemin vers l'intégration : de la Jeunesse islamique à l'« OPA » sur le MPDC Ach-Chabîba al-Islâmiyya ou les débuts turbulents de l'islamisme marocain Bien qu'elle fut fondée en 1969 et autorisée en 1972, l'AJI ne devint connue du grand public qu'en décembre 1975, suite à l'assassinat du leader syndicaliste socialiste, Omar Benjelloun. Cet assassinat, auquel il faut ajouter l'agression de El Meniaoui, militant communiste et professeur de philosophie au lycée Moulay-Abdallah à Casablanca en 1972, révèlera à l'opinion publique l'existence d'« un groupe très structuré, disposant d'une organisation paramilitaire basée sur l'exercice des arts martiaux et 2 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe l'endoctrinement idéologique et religieux poussé d'adeptes en majorité lycéens »4. Le procès consécutif à cet assassinat, conduit dans des conditions assez confuses en l'absence du principal accusé et fondateur de l'AJI, Abdelkaraim Motii5, a néanmoins révélé l'existence d'une scission au sein de l'AJI, dont le groupe extrémiste Al-djihad est une émanation. Bien que la culpabilité de Motii ne soit pas établie, il semble que la violence ait été un moyen d'action privilégié de l'AJI. Celle-ci agissait alors dans la clandestinité pour contrer l'activisme du syndicat national des étudiants, organisation secrète d'obédience communiste créée en 1971-1972. La dissolution de l'AJI intervint en 1976 et entama la période de persécution de ses militants. Après une période de retraite, l'AJI s'est alors divisée en trois groupes : ● Un premier groupe hostile à l'ancienne direction qui ne parviendra pas à se fédérer. Une partie des militants de ce groupe rejoindra le groupuscule Al-djihad, soupçonné d'avoir participé à l'attentat de l'hôtel Atlas Asni en août 1994 à Marrakech, alors que la majorité s'enrôlera dans Al-`Adl wal Ihsân de Abdessalam Yacine. ● Un deuxième groupe loyal à Abdelkarim Motii dont la majorité des représentants composeront le mouvement Al-Jamâ`a al-Islâmiyya en 1981, qui deviendra Al-Islâh wa-t-Tajdîd (Réforme et Renouveau) en 1990, puis Harakat at-Tawhîd wal Islâh ((Mouvement Unité et Réforme -MUR-) en 1997. L'essentiel des militants et des cadres qui ont rejoint le MPDC en 1996, devenu PJD en 1998, est issu de ce groupe. ● Un troisième groupe, neutre, qui a choisi de ne pas se prononcer sur l'ancienne direction de l'AJI et qui formera des organisations religieuses locales : Association de la prédication islamique à Fès, Association islamique de Ksar el-Kébir, Association Ach-Churûq al-Islâmî (Aurore de l'islam) de Rabat. Les groupes locaux de Fès et Ksar el-Kébir se sont unis en 1994 dans une nouvelle association, l'Association du devenir islamique avant de se rallier au groupe des loyalistes pour former le MUR. Le groupe des loyalistes, rejoint par celui des neutres, nous intéressera particulièrement dans cette étude. Ce sont ces groupes qui forment aujourd'hui l'essentiel des forces du PJD, parti islamiste légal, représenté au Parlement et dans les institutions locales. De Al-Jamâ`a al-Islâmiyya au Mouvement Unité et Réforme : le refondement doctrinal comme stratégie d'intégration L'association Al-Jamâ`a al-Islâmiyya est officiellement créée en 1981 par des anciens militants de l'AJI dont les plus en vue étaient alors Mohamed Yatim, Abdelillah Ben Kirane et Abdellah Baha, tous 4 M. Tozy, Monarchie et islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences Po, 1999, p. 231. 5 Abdelkarim Motii se serait exilé dans un premier temps en Arabie Saoudite. Soupçonné d'avoir participé à la prise de la Grande Mosquée de la Mecque en 1979, il s'est exilé une seconde fois en Libye où il vit toujours. 3 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe âgés de la quarantaine et enseignants. Dès le départ, Al-Jamâ`a al-Islâmiyya s'est efforcée de mettre en avant la singularité de son positionnement sur le champ politique et sa prédisposition au compromis avec le Makhzen. La stratégie d'Al-Jamâ`a al-Islâmiyya est double. D'une part, elle vise à occuper le champ islamiste dans l'action publique, notamment par l'usage du communiqué6, d'autre part, elle cherche à se faire reconnaître par le pouvoir comme interlocuteur islamiste privilégié, par exemple en participant aux Universités d'été sur le réveil islamique, organisées par le ministère des Habous et des Affaires Islamiques. Pour expliquer leur stratégie de rapprochement avec le pouvoir, les responsables d'Al-Jamâ`a alIslâmiyya n'hésitent pas à revenir sur l'histoire de l'islamisme dans le monde musulman. Faisant le constat de l'échec de l'option révolutionnaire et putschiste, ils affichent la volonté de poursuivre des objectifs moins radicaux « axés sur la formation de l'individu, la cohabitation avec le pouvoir et le travail au grand jour dans le cadre associatif »7. Cette refonte doctrinal doit être comprise comme une rupture de la filiation avec l'islamisme proche-oriental dans le but de proposer un islam politique en phase avec la réalité politique et sociale marocaine. La production exégétique du groupe est très importante. Bien que disparates, les écrits publiés dans Al-Furqân, Al-Michkât, Al-Islâh, As-Sahwa tendent tous vers le même but : « l'invention d'un répertoire idéologique compatible avec le paradigme proposé par le pouvoir aux autres acteurs politiques »8. S'appuyant sur les textes de l'imam al-Chatibi9, ils réactualisent le fiqh maqâsidî et essayent de construire une idéologie s'appuyant sur le principe de l'intérêt général. Les efforts du réformisme doctrinal se fixent sur trois points : la légitimité de l'usage de la violence comme instrument politique, la compatibilité de l'islam avec la démocratie et le statut de la femme. La condamnation de l'emploi de la violence est passée par plusieurs phases jusqu'à la condamnation absolue, y compris de la légitime défense, comme en témoigne la déclaration de Abdelillah Ben Kirane devant le congrès qui a consigné l'intégration de son groupe au MPDC en 1996 : « Nous ne cherchons pas la violence si on nous attaque, nous allons supporter et ne pas répondre de même »10. En 1990, à l'occasion du changement de nom de l'association, les responsables du mouvement s'étaient déjà attelés à éclaircir leur position au sujet de la légitimité de la violence en affirmant qu'ils poursuivraient leurs objectifs à travers le dialogue, la persuasion par la sagesse, le bon conseil sans aucune violence ou contrainte physique ou morale11. La condamnation de la violence correspond d'abord à une nécessité politique pour se prémunir de la répression. Néanmoins, le refus de la violence fut justifié par 6 Grève du 14 décembre 1990, guerre du Golfe, marche de solidarité avec les Palestiniens, défilés du 1er mai, référendum pour les révisions constitutionnelles de 1992 et 1996. 7 M. Tozy, op. cit., p. 235. 8 Ibid., p. 235. 9 Imam andalous du XIVe siècle. 10 Ar-Rrrâya, n°199, p. 7 ; cité in M. Tozy, op. cit. 11 Communiqué de l'assemblée générale ordinaire du 7 août 1990, Ar-Râya, n°2, 1990 ; cité in ibid. 4 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe l'assimilation du recours à celle-ci à un « constat d'échec des autres moyens de manifester sa force »12. Dans les faits, cela s'est traduit par la rupture avec les schèmes d'endoctrinement hérités de l'AJI à travers, par exemple, la fermeture des camps de vacances qui servaient de lieux d'entraînement. Néanmoins, la culture non violente a mis un certain temps à s'imposer parmi les militants étudiants comme en témoignent les accrochages violents entre islamistes et gauchistes dans les années 1992-1994. Le deuxième problème des islamistes concerne la démocratie, ou plus précisément la conciliation de certains des concepts primordiaux à l'islam. Contrairement à Ali Belhaj en Algérie, les islamistes marocains n'ont jamais considéré la démocratie comme une apostasie mais ils ont eu quelques difficultés à allier le concept de hâkimiyya de Dieu à celui de la souveraineté du peuple. Abdelillah Ben Kirane s'exprime à ce sujet en affirmant « Pour nous, la démocratie est une maison pleine de trous, mais il n'y a pas de mal à s'abriter dans une maison même pleine de trous. Il faut entretenir avec le concept un rapport caractérisé par la souplesse et éviter d'accepter ou de rejeter en bloc. La démocratie a été souvent critiquée, même en Occident. Il ne peut en aucun cas représenter le gouvernement du peuple par lui même, il s'agit d'un idéal qu'on cherche à atteindre »13. Dans la déclaration finale du congrès du MPDC de 1996, les islamistes affirment à nouveau leur attachement à la démocratie tout en rejetant la philosophie libérale et matérialiste propre à l'Occident selon eux. Ils précisent à cette occasion ce qu'ils entendent par démocratie « Dans notre contexte, la démocratie devient obligation de consultation et d'association des musulmans dans la production de toutes les normes qui n'ont pas été expressément révélées au Prophète »14. Ainsi, les islamistes du MPDC reprennent le concept de chûrâ à leur compte pour admettre la démocratie tout en limitant la souveraineté du peuple aux questions non traitées par la Coran et la sunna du Prophète. Loin d'être formel, l'attachement à la démocratie est visible dans la pratique de l'association qui change fréquemment de leaders et organise des scrutins internes exemplaires. Sur la question de la femme, les islamistes se montrent moins conciliants et buttent sur leur conservatisme. Cette question a fait son apparition au Maroc suite au lancement par l'Union de l'Action Féminine (UAF), le 7 mars 1992, d'une campagne pour le changement de la mudâwana (code du statut personnel). L'UAF entreprend alors d'adresser une lettre à la Chambre des députés, puis rédige une pétition avec comme ambition de recueillir un million de signatures. Les islamistes d'Al-Islâh wa-t-Tajdîd réagirent d'une manière très violente à cette pétition et présentèrent leur mobilisation comme une forme de jihâd pour la défense de la famille et de l'islam au Maroc. 12 Al-Muslimûn, 8 décembre 1995 ; cité in ibid. 13 Ar-Râya, n°32, 3 novembre 1992, p. 2 ; cité in ibid. 14 Ar-Râya, n°199, pp. 12-13 ; cité in ibid. 5 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe L'« OPA » sur le MPDC : l'intégration des islamistes à l'ère de l'« ouverture politique » Les islamistes d'Al-Jamâ`a al-Islâmiyya ont toujours eu pour ambition la reconnaissance légale du mouvement et le passage au politique. En 1989, ils avaient déjà déposé les statuts pour la constitution d'un parti politique dénommé Hizb at-Tajdîd al-Watanî (Parti du Renouveau National -PRN-)15. En 1992, année électorale, le mouvement réitéra sa demande de création de parti16. Contrairement à la première fois où le ministère de l'Intérieur s'était contenté de ne pas délivrer de récépissé de dépôt de dossier, laissant l'association dans un flou juridique, suspendue entre reconnaissance et interdiction, l'administration de l'Intérieur prit une décision explicite et motivée de rejet de dossier. Après ces refus, Al-Islâh wa-t-Tajdîd se tourne vers Abdelkarim Khatib, fondateur et président du MPDC depuis sa création en 1967. Celui-ci présentait l'avantage d'être à la fois un homme proche du Palais et une figure de sensibilité islamiste. L'association et le parti défilent ensemble le 1 er mai 1992 mais Khatib refuse de participer aux élections locales et législatives organisées la même année et l'alliance tourne court. En réalité, l'échéance n'était que repoussée pour les islamistes. En juin 1996, le roi donna son feu vert implicitement lors d'une interview accordée à deux chaînes allemandes déclarant à propos des islamistes « Il s'agit de Marocains. Tant qu'ils n'auront pas manifesté un schisme ou une hérésie et qu'ils se conformeront aux lois et règlements de l'État, je n'interviendrai pas »17. Suite à ce feu vert et profitant du processus d'« ouverture politique »18, les islamistes d'Al-Islâh wa-t-Tajdîd parvinrent finalement, au terme de plus d'une décennie de multiplication des gages de loyauté envers le régime, à s'insérer dans le jeu politique légal en rejoignant massivement la coquille vide qu'était alors le MPDC. L'entame du processus de normalisation politique des islamistes fut enregistrée par le congrès extraordinaire du MPDC du 2 juin 1996, à l'issue duquel fut annoncée l'intégration des militants d'Al-Islâh wa-t-Tajdîd. Les islamistes avaient donc réussi leur passage au politique tant souhaité, tandis que la Makhzen affaiblissait l'Istiqlal et l'Union Socialiste des Forces Populaires (USFP), à la veille des élections législatives et de l'alternance19, et isolait Al-`Adl wal Ihsân de Abdessalam Yacine20. Mohamed Yatim résume parfaitement l'itinéraire du mouvement : « Nous sommes passés d'un projet de changement par le haut visant à fonder un État islamique exemplaire avec tout ce qui découle au niveau pratique de cette 15 16 17 18 As-Sahwa, n°10-11, juin 1992 ; cité in ibid. Ar-Râya, n°23, 1er juin 1992 ; cité in ibid. AFP, Al-Bayâne, 5 juin 1996 ; cité in ibid. Sur l'ouverture politique comme stratégie de consolidation du pouvoir, voir : A. Boutaleb, J.N. Ferrié et B. Rey (coord.), L’autoritarisme dans le monde arabe – autour de Michel Camau et Luis Martinez, Le Caire, CEDEJ, 2005 ; F. Vairel, « L’opposition en situation autoritaire : statut et modes d’action », in O. Dabène, V. Geisser et G. Massardier (dirs.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2008. 19 Sur la segmentarité du champ politique marocain, voir : J. Waterbury, Le commandeur des croyants. La monarchie marocaine et son élite, Paris, PUF, 1975 ; J.-C. Santucci,« Le multipartisme marocain entre les contraintes d'un « pluralisme contrôlé » et les dilemmes d'un « pluripartisme autoritaire » », REMMM, n°111-112, mars 2006, pp. 63-117.. 20 Des tractations auraient été menées avec celui-ci en 1995 en vue de créer un parti islamiste mais elles échouèrent. 6 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe option (clandestinité, refus de participation) influencée par « la littérature de l'épreuve » d'Orient à la mise en place d'une nouvelle mentalité, positive dans sa relation à la réalité. […] Depuis 1985, le mouvement a élaboré son propre corpus doctrinal et s'est affranchi de l'héritage chabibiste […]. Nous sommes pour toutes les formes de participation politique […]. Le mouvement est capable […] de contribuer de façon efficace à la vie politique, et aucune partie ne peut faire semblant d'ignorer ce fait »21. En parallèle à l'« OPA » sur le MPDC, l'association Al-Islâh wa-t-Tajdîd intègre en 1996 les éléments restés neutres après l'affaire Benjelloun et fédérés dans l'Association du devenir islamique. Un ultime changement de nom intervient alors et l'association devient Harakat at-Tawhîd wal Islâh (Mouvement Unité et Réforme -MUR-). Le MUR, qui continue à exister parallèlement au MPDC-PJD, constitue l'éventail le plus large des différentes sensibilités islamistes au Maroc. Les militants du PJD portent aujourd'hui deux casquettes, ce qui leur permet d'avoir une base de repli, un forum d'expression plus libre en dehors du champ politique et surtout de continuer à entretenir leur base sociale. Le MPDC-PJD à l'épreuve de la participation politique : la normalisation d'un parti atypique L'apprentissage de la vie partisane et parlementaire : les élections de 1997 et 2002 Les élections communales de juin 1997 offrent une première occasion aux islamistes du Mouvement Unité et Réforme (MUR) de tester leur popularité et de s'insérer dans la vie partisane, depuis l'« OPA » sur le MPDC. Cependant, Abdelkarim Khatib prend la décision de ne pas participer aux élections. Le Président et fondateur du MPDC explique alors le boycott des élections par le fait que son parti n'a pas été invité à participer aux travaux de la commission de suivi des élections, interprétant cela comme un « désaveu paternel de Sa Majesté »22. A cela, il faut ajouter l'inquiétude de Khatib d'être débordé sur sa droite et évincé par les membres du MUR, forts d'une légitimité électorale 23. Néanmoins, persévérants et pragmatiques, les membres du MUR s'abstiennent de commenter la décision de Khatib et présentent près de deux milles candidats sous l'étiquette SAP (sans appartenance politique). Lors de cette première participation électorale, ils obtiennent cent sièges de conseillers électoraux et trois sièges de présidents de communes et font leur entrée dans les institutions de l'État24. Lors du scrutin législatif de novembre 1997, le MPDC a participé officiellement après avoir bénéficié de la subvention publique, interprétée comme une reconnaissance formelle du parti de la part du pouvoir. Le Mouvement présente 142 candidats, dont près de la moitié est issue du MUR alors qu'il 21 22 23 24 Ar-Râya, n°18, 23 mars 1992 ; cité in M. Tozy, op. cit. M. Tozy, op. cit., p. 253. Ibid. Ar-Râya, 4 décembre 1997 ; cité in M. Tozy, op. cit. 7 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe pouvait se présenter dans 325 circonscriptions. Les cadres du MPDC expliquent alors qu'ils souhaitent adopter une stratégie de participation politique « par étapes »25. Fait marquant également, les candidats du MUR se présentent presque exclusivement dans les circonscriptions urbaines. Au niveau, du programme du parti et de la campagne des candidats, de grandes précautions ont été prises. Le MPDC a fait campagne sur le slogan « Pour une renaissance complète : authenticité, justice, développement ». Le programme, publié dans les journaux proches du parti, ne fait aucune mention de la charî`a et ne se distingue des programmes des partis historiques de la Koutla 26 que par l'engagement à interdire l'ouverture des débits d'alcool et à permettre aux diplômés d'études islamiques à l'université d'intégrer le cycle des imams. Les candidats du MPDC jouent la carte de la moralité et de la lutte contre la corruption. Ils se veulent proches du peuple, modestes et intègres, à l'instar de Mohamed Karbal, candidat dans un quartier populaire de Casablanca, qui se targue de n'avoir dépensé pour sa campagne que 5 000 dirhams. A cela, il faut ajouter une capitalisation de la nouveauté, les candidats faisant campagne sur le bilan des mandats électoraux de leurs adversaires. Les législatives de 1997 marquent ainsi l'entrée des islamistes dans le Parlement, avec l'obtention de neuf sièges. Le MUR parvient à faire élire cinq de ses leaders incontestables, le reste étant de simples sympathisants. Fait notoire, les cadres les plus en vue du mouvement ne sont pas élus, Abdelillah Ben Kirane et Ahmed Raïssouni ne se sont pas présentés tandis que Mohamed Yatim a échoué. Les élections partielles d'avril 1999 et d'août 2000 permettront néanmoins au parti, devenu PJD en 1998, de faire élire cinq autres candidats et d'obtenir un groupe parlementaire (à partir de 11 députés). Au Parlement, les élus du PJD refusent courtoisement la proposition d'intégrer le gouvernement d'alternance mené par Abderrahmane Youssoufi, chef de file de l'USFP, et se définissent un rôle de « soutien critique ». Tout en s'impliquant dans la majorité, les élus du PJD gardent les mains libres pour critiquer le gouvernement, notamment sur les questions de la mudâwana et du micro-crédit27. Mais à partir d'octobre 2000, le PJD redéfinit son rôle et rejoint l'opposition en déclarant passer à l'« opposition loyale », sanctionnant l'utilisation abusive de l'article 51 de la Constitution par le gouvernement28, l'absence de réponses du gouvernement à ses questions29, l'absentéisme des députés de la majorité et un certain durcissement des partis en général par rapport à la question religieuse. 25 Groupe Parlementaire du PJD, Résultats du quinquennat Parlementaire 1997-2002, Rabat, août 2002, p. 4 ; cité in K. Mohsen-Finan, M. Zeghal, « Opposition islamiste et pouvoir monarchique au Maroc », RFSP, février 2006. 26 Alliance historique « de gauche » entre l'USFP, l'Istiqlal et le Parti du Progrès et du Socialisme (PPS). 27 Groupe Parlementaire du PJD, Résultats du quinquennat Parlementaire 1997-2002, Rabat, août 2002, pp. 9-10 ; cité in K. Mohsen-Finan, M. Zeghal, op. cit. 28 L'article 51 permet au gouvernement de ne pas discuter les affaires financières qui n'engagent pas trop le budget de l'État. Le gouvernement Youssoufi l'a abondamment utilisé pour refuser les propositions du PJD en matière de finances et d'économie islamique. 29 Selon Abdallah Baha (Aujourd'hui le Maroc, 4 août 2004), le PJD a déposé 110 questions orales sur un total de 473 et le gouvernement n'a répondu qu'à une cinquantaine d'entre elles. Concernant les questions écrites, le parti a déposé 762 questions sur un total de 1 098 dont l'énorme majorité est restée sans réponse. 8 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe Lors des élections législatives de septembre 2002, premières élections à avoir observé des critères de transparence jugés satisfaisants, le PJD fait une nouvelle fois le choix de limiter ses candidatures. Présentant des candidats dans 56 circonscriptions sur les 91 circonscriptions existantes, le PJD parvient à faire élire 42 députés sur 325. A l'issue de ces élections, réalisées sur le mode de scrutin proportionnel, le PJD parvient à s'élever au niveau des partis historiques pour faire partie d'un quatuor ayant à peu près obtenu un nombre de sièges égal aux côtés de l'USFP, l'Istiqlal et le Rassemblement National des Indépendants (RNI). L'autolimitation du PJD à 56 circonscriptions sur les 91 existantes s'explique d'une part par l'autocensure du parti, prenant soin de ne pas effrayer le Makhzen et ses alliés occidentaux qui ont encore en tête l'exemple algérien, et d'autre part par les négociations qui auraient été menées avec le ministre de l'Intérieur. Selon certaines sources, rapportées par Khadija MohsenFinan et Malika Zeghal, une négociation a posteriori aurait également eu lieu sur les résultats des élections : « La cartographie réelle des élections aurait été soumise au roi, avec 65 sièges pour le PJD, une cinquantaine pour l'USFP et environ 48 pour l'Istiqlal. […] Pour la monarchie et le gouvernement, ces résultats qui avantageaient la formation islamiste n'étaient pas gérables, il fallait les réviser à la baisse »30. Le tournant des attentats de Casablanca : de la stigmatisation au réajustement de la ligne politique Le 16 mai 2003, cinq attentats suicides furent perpétrés simultanément à Casablanca, faisant 43 morts et provoquant une large vague de consternation dans la société marocaine. Ces attentats donnèrent une occasion rêvée au gouvernement et aux adversaires du PJD de stigmatiser le parti, profitant de l'événement pour ressortir le passé chabibiste de ses leaders et l'accusant d'avoir incité à la haine et à la violence par le biais de son discours moralisateur qui dénonce les déviations de la société marocaine. Dans les jours qui suivent, des membres du gouvernement comme les ministres Mohamed El Yazghi et Mohamed Bouzoubâa demandent la dissolution du parti. Une semaine après les attentats, une marche est organisée pour dire « non au terrorisme ». L'événement, initié par des ONG et mouvements de gauche, est alors récupérée par l'USFP, qui décide d'en interdire l'accès aux militants du PJD et de Al-`Adl wal Ihsân du cheikh Yacine, soit disant pour « assurer leur sécurité ». Cette absence remarquable va ranger le PJD parmi les adversaires des anti-terroristes, voire laisser entendre que le parti cautionne les attentats. Lors de la marche, des slogans sont allés jusqu'à accuser directement le PJD d'être une organisation terroriste : « Al-`Adâla wa-t-Tanmiyya munadhdhama irhâbiyya » (Justice et Développement est une organisation terroriste)31. Plus largement, le slogan « Ma-t-qich bladi » (Touche pas à mon pays) choisi pour la campagne anti-terroriste laissait entendre que les militants et leaders du PJD étaient des ennemis de la nation, au même titre que les groupuscules jihadistes. En guise de réponse, les leaders du PJD dénoncent timidement le complot anti-islamique qui les prend pour cible. Craignant une remise en question de la normalisation politique initiée en 1996, le PJD adopte profil bas. 30 K. Mohsen-Finan, M. Zeghal, op. cit., pp. 94-95. 31 Ibid., p. 109. 9 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe Le parti prend formellement position contre le terrorisme32, marque ses distances avec le MUR et met à l'écart ses éléments les plus controversés. Quatre mois après les attentats, des élections municipales eurent lieu et consacrèrent le maintien du PJD dans le système politique, même si celui-ci a dû consentir à un certain nombre de sacrifices. Le PJD parvient à réaliser de bons résultats, malgré la campagne de stigmatisation dont il a fait l'objet. Une nouvelle fois pour ne pas effrayer le Makhzen, qui redoute une « vague verte » alors que les partis traditionnels n'ont plus la confiance des citoyens, le PJD s'autorégule et ne se présente que dans 18% des circonscriptions, sacrifiant ses possibilités de s'emparer de Casablanca et Tanger où son succès était annoncé et limitant ses chances à Fès, Agadir et Rabat 33. Aussi, une nette rupture apparaît dans la rhétorique du parti qui souhaite montrer son intégration dans le système politique et donner de nouveaux gages de loyauté au roi. Alors que le PJD avait fait campagne un an plus tôt sur l'authenticité, la souveraineté, la démocratie, l'équité et le développement (5 axes de son programme « Pour un Maroc meilleur »), il fait cette fois campagne presque exclusivement sur la défense de l'intégrité territoriale. Ce thème, très fédérateur, marque la volonté consensuelle du parti qui reprend l'une des bases historiques et constitutionnelles de légitimité de la monarchie. Outre ces élections, le cinquième congrès du parti tenu en avril 2004 devait également consacrer le réajustement de la ligne politique du PJD. En effet, dans un scrutin exemplaire de par sa transparence, la base du parti a élu Saâdeddine El Othmani secrétaire général, Abedelillah Ben Kirane président du Conseil national et Abdellah Baha vice-secrétaire général. Plus que l'état des forces présentes, ce vote sanctionne la volonté d'élire des personnes consensuelles et de rassurer les différents acteurs politiques du pays, à commencer par le roi. Mustapha Ramid, l'un des éléments les plus radicaux du parti mais aussi les plus populaires est mis à l'écart et devient simple membre du secrétariat général. Après avoir démissionné du poste de président du groupe Parlementaire du PJD, il abandonne le vicesecrétariat du parti et ses positions sur la réforme constitutionnelle sont rejetées 34. Ahmed Raïssouni, autre représentant de l'aile radical, est écarté. Les gages de loyauté sont multipliés avant et après le congrès. A l'ouverture de celui-ci, El Othmani déclare « Le PJD reste fidèle à la voie qu'il a suivie dès le début en demeurant attaché aux fondements et aux valeurs sacrées de la nation, à savoir l'islam, l'unité nationale et la monarchie constitutionnelle »35. Dans le même sens, Ben Kirane a dit « Le PJD est un parti royaliste, […] nous avons réalisé de manière précoce que la monarchie au Maroc était une donnée historique réelle et positive qu'il fallait 32 Assahîfa, n° 116, 7-13 juin 2004, pp. 8-9 ; cité in K. Mohsen-Finan, M. Zeghal, op. cit. 33 Le PJD n'a présenté aucun candidat à Tanger et Agadir. A Casablanca, le parti n'était présent que dans la moitié des circonscriptions (8 sur 16) et est arrivé en tête dans 7 d'entre elles. Aussi, il n'était pas représenté dans les zones rurales. Néanmoins, le PJD s'est emparée de Meknès, Tétouan et Salé, trois villes importantes du pays. 34 Moustapha Ramid conteste le cumul constitutionnel par le roi du statut de commandeur des croyants et de président de l'exécutif et a appelé à plusieurs reprises à une révision de la Constitution. 35 MAP, 11 avril 2004 ; cité in K. Mohsen-Finan, M. Zeghal, op. cit. 10 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe sauvegarder »36. Ce congrès a également annoncé l'acceptation du PJD par les autres formations politiques et donc une certaine réussite des efforts de normalisation. Abbas El Fassi, secrétaire général de l'Istiqlal, avait ainsi pu dire « Le PJD se réclame ainsi de nos valeurs, El Othmani a cité les trois fondements de son parti : la référence à l'islam, l'intégrité territoriale et la monarchie » tout en nuançant « Je me réjouis de voir le PJD partager nos valeurs à la seule différence que la référence à l'islam est essentielle au parti de l'Istiqlal, alors qu'elle est unique est exclusive pour le PJD »37. Dans la même veine, Driss Lachgar, membre du bureau politique de l'USFP, a déclaré « Le changement annoncé par le PJD lors de son cinquième congrès est très important, puisque le parti affirme que la référence islamique est celle de l'État et pas uniquement d'un seul parti […] on sent aussi que ce parti considère la démocratie comme un comportement politique et pas comme un moyen d'accéder à des fins politiques »38. La stratégie d'occupation de l'espace politique ou le délayage de l'idéologie Certes, les choix fait par le PJD depuis les attentats du 16 mai ont été dictés par les circonstances mais il n'en reste pas moins qu'ils ont ouvert des possibilités très intéressantes pour le parti. En effet, le PJD a adopté une stratégie consistant à occuper le plus largement possible le champ politique et non à changer son environnement politique. Contrairement aux autres partis qui placent la réforme constitutionnelle au premier rang de leurs revendications, le PJD en fait une question nonprioritaire. Cette position, qui le place dans une proximité inattendue avec le Makhzen, laisse penser que le PJD est devenu ni plus ni moins qu'un parti du Makhzen. En réalité, cette position est inscrite dans la stratégie d'occupation de l'espace politique. Plutôt que de s'attarder sur les procédures légales, qui n'intéressent pas véritablement les électeurs, le parti continue à travailler son pouvoir de mobilisation électorale et de négociation avec le pouvoir. Sur la question du Sahara occidental, la récupération par le PJD du thème de l'intégrité territoriale s'avère également une très bonne stratégie en vue d'occuper la centralité de l'espace politique et de préparer l'alternance. En s'appropriant ce thème, qui fut longtemps l'apanage exclusif du Palais et historiquement celui de l'Istiqlal, le PJD parvient à se doter d'une profondeur historique qui lui fait défaut et s'impose dans la culture et tradition politiques du pays. Par ailleurs et à l'image du Parti de la Justice et du Développement turque (AKP), le PJD attache une grande importance à l'occupation de l'espace politique local. Dans les 17 communes qu'il préside depuis 2003, le parti essaye de prouver sa compétence. Ses élus mettent l'accent sur l'aspect managérial de la gestion communale et essayent de donner l'image d'un parti au service du citoyen, s'inspirant des valeurs de l'islam, voire d'une « éthique » de l'islam mêlant proximité, probité et moralité39. Cette gestion locale, dont les villes de Meknès et de Témara sont les vitrines, tend à changer l'image du parti au 36 37 38 39 Jeune Afrique. L'Intelligent, n° 2255, 28 mars au 3 avril 2004 ; cité in ibid. Aujourd'hui le Maroc, 13 avril 2004. Ibid. S. Smaoui, « La probité comme argument politique : la campagne du PJD à Hay Hassani, Casablanca », in Lamia Zaki (dir.), Les élections législatives de 2007 au ras du terrain, à paraître. 11 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe niveau national, le but étant de délayer la rhétorique islamiste dans un discours de type entrepreneurial. Le parti n'a pas de ligne claire sur la question des mœurs et ses représentants sont partagés sur des questions comme celle des débits de boisson ou du taux d'intérêt. A Rabat, le président de la commune de Yacoub Al Mansour affirmait en 2005 « Je ne signerai pas de document sur l'aménagement de la corniche si les hôtels et des bars s'y trouvent. De même si Auchan s'installe et vend de l'alcool »40 mais dans le même temps les « maires » PJD de Meknès et Témara se félicitent de l'implantation de grandes surfaces dans leur municipalité, alors même que celles-ci vendent de l'alcool. De même c'est à Meknès, mairie PJD, où une fête du vin a été organisée en 2007 par un maire qui est par ailleurs membre d'un jury de concours de beauté. Sur la question du taux d'intérêt, le PJD s'était distingué au Parlement en 2000 par son opposition à la loi sur le micro-crédit et dénonçait l'usure contraire au Coran. Mais à Témara, le maire a eu recours au crédit pour augmenter le budget de la commune rappelant qu'« il faut qu'il y ait une certaine souplesse dans les valeurs [du parti] pour s'adapter aux réalités »41. A Mohammedia, un conseiller communal et député affirmait en 2008 : « Nous ne sommes pas contre les taux d'intérêt. A qui appartient l'économie capitaliste ? Aux chrétiens ? Aux privés ? Nous sommes contre ces idées-là. Elles sont dépassées. Tout ce qui est bon pour l'humanité est bon pour nous »42. Par ailleurs, dans la plupart des communes où le PJD est présent, ses représentants ne sont pas majoritaires. La stratégie des élus du PJD a privilégié l'intégration à la majorité du conseil de la ville, estimant que l'opposition est contre-productive au niveau local et souhaitant montrer la capacité du parti à travailler avec les autres pour préparer une éventuelle participation au gouvernement. Lors des élections législatives de 2007, le PJD a poursuivi sa dynamique de normalisation en présentant un programme similaire à celui des autres partis marocains. Sans sacrifier le référent religieux qui fait sa spécificité, le parti a axé son programme sur la lutte contre le chômage et la pauvreté, la lutte contre la corruption, l'éducation, la santé, la bonne gouvernance, le développement rural, la culture et dans une moindre mesure la question environnementale et l'intégration des femmes. Le PJD se présente comme « un parti de centre, qui combine de manière optimale référentiel islamique et modernité »43. Le référentiel religieux et les valeurs morales ne sont plus qu'une inspiration pour le parti qui fonde sa conception de l'islam sur trois principes : « le juste milieu, le renouveau et la modernisation, l'ouverture et la reconnaissance mutuelle »44. Il précise dans son programme « Nous entendons par juste milieu, le bannissement de toute forme d'extrémisme dans les idées comme dans la pratique. […] Le juste milieu étant un outil de compréhension de la religion, il est également une approche basée sur le principe de « modération » pour parvenir aux bons choix et aux meilleures orientations. […] Le renouveau signifie l'interaction positive et innovatrice avec les acquis scientifiques et humains de notre époque. […] [L'ouverture et la reconnaissance mutuelle] permettent de comprendre 40 Cité in M. Catusse, L. Zaki, « Gestion communale et clientélisme au Maroc : les politiques du Parti de la justice et du développement », Critique internationale, 2009/1. 41 Ibid. 42 Ibid. 43 « Programme électoral du PJD », in Les partis politiques marocains se présentent à vous, Association 2007 DABA, pp. 34-38. 44 Ibid. 12 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe l'autre et dialoguer avec lui dans le respect de ses particularités ». Ces trois fondements dans lequel le référentiel religieux du PJD s'inscrit désormais sont ceux que le monarque, commandeur des croyants, a toujours promu. L'alignement du PJD sur l'islam officiel d'une part et la mise en place d'un programme axé sur les problèmes économiques et sociaux que l'ensemble des partis traitent d’autre part, font du PJD un parti « comme les autres ». Ces efforts ont été récompensés puisque le PJD est arrivé en tête lors de ces élections en terme de voix, même s'il a dû se contenter d'une deuxième place en terme de sièges avec 46 sièges contre 52 pour l'Istiqlal. Ce succès électoral est néanmoins à nuancer puisqu'il s'agissait des premières élections où le PJD couvrait l'ensemble des circonscriptions du pays. L'élection de Abdelillah Ben Kirane au poste de secrétaire général lors du sixième congrès du PJD en juillet 2008 a créé la surprise, aussi bien à l'extérieur qu'au sein du parti. Abdelillah Ben Kirane, qui est connu pour ses déclarations polémiques et pour être le tenant de la ligne « moralisatrice » est néanmoins considéré comme un modéré. Dès son élection, il s'est voulu rassurant en déclarant que sa victoire « ouvrait la porte de la participation politique d'un groupe au sein du mouvement islamiste qui croit à la modération, à l'action politique et à la démocratie, sous la direction des croyants »45. Ben Kirane est aussi connu pour être le tenant de la participation gouvernementale au sein du PJD et a affirmé que son parti rejoindrait le gouvernement si « les intérêts de la nation ou du pays le lui imposaient »46. Enfin, il est l'un les des défenseurs les plus intransigeants de la monarchie. Conclusion De Ach-Chabîba al-Islâmiyya au PJD en passant par Al-Jamâ`a al-islâmiyya, Al-Islâh wa-t-Tajdîd, le MUR et le MPDC, les islamistes marocains ont fait un remarquable parcours de normalisation. Depuis les premiers temps de la clandestinité et de l'action violente, les héritiers de l'AJI ont complètement réformé la doctrine de l'islam politique au Maroc. En renonçant à la violence, en reconnaissant le roi comme commandeur des croyants et en acceptant les règles de la démocratie, les islamistes ont réussi à profiter du processus de libéralisation du régime pour intégrer le système politique marocain. L'entrée dans la scène politique a par la suite accéléré la normalisation du parti, qui suite aux attentats de Casablanca a dû trouver un nouvel équilibre entre son discours religieux et moral et les nécessités de la « realpolitik ». L'ultime réajustement de la ligne politique des islamistes, bien que dicté par les circonstances, a engendré une nouvelle stratégie tournée vers l'occupation du champ politique et préparant l'alternance à la tête du gouvernement. Les élections législatives de 2007 ont consacré le PJD comme première force politique du royaume mais ne lui ont pas permis de participer au gouvernement. 45 Cité in Magharebia.com, 25 juillet 2008. 46 Ibid. 13 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe Le 12 juin 2009 auront lieu au Maroc les prochaines élections communales. Le PJD sera cette fois-ci présent dans l'ensemble des circonscriptions urbaines et dans certaines circonscriptions rurales, couvrant 40% des circonscriptions (contre 18% en 2003). En l'absence de sondages et étant donné la brièveté de la campagne officielle qui n'a débuté que le 30 mai, il est très difficile de faire des pronostics ; d'autant plus que les « maires » ne sont pas forcément ceux dont la liste obtient le plus de voix mais bien ceux qui arrivent à tisser les meilleures alliances au sein des conseils communaux. A ce titre, des rapprochements surprenants ont été observés entre le PJD et l'USFP qui semblent vouloir relancer le dialogue entre les islamistes et la gauche arabe, notamment pour faire face au redoutable Parti Authenticité et Modernité (PAM) de Fouad Ali El Himma, ami du roi dont la très récente formation politique est puissante d'un important réseau de notables47. Assisterons-nous à l'émergence d'un front « démocratique » pour contrer cette nouvelle ingérence du Makhzen dans le jeu partisan marocain, renouant avec une vieille pratique des années de plombs ? Rien n'est plus sûr pour le moment, le PJD a bien renoncé à être atypique mais il continue à représenter une ligne politique précise qui est celle de l'islam politique, de la moralisation des mœurs et de la vie publique. Pragmatique, le PJD l'est, mais ce même soucis pratique pourrait le pousser à de nouveaux réajustements de sa ligne politique en vue de récupérer les nombreux déçus qui ont cru voir en lui l'avènement d'un parti musulman fort apte à réaliser la Réforme (islâh, qui peut aussi être traduit par réparation) islamique, tant attendue, dans tous les domaines de la vie sociale, économique et politique. Bibliographie indicative : Ouvrages - A. Boutaleb, J.N. Ferrié et B. Rey (coord.), L’autoritarisme dans le monde arabe – autour de Michel Camau et Luis Martinez, Le Caire, CEDEJ, 2005. - M. Tozy, Monarchie et islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences Po, 1999. - F. Vairel, « L’opposition en situation autoritaire : statut et modes d’action », in O. Dabène, V. Geisser et G. Massardier (dirs.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2008. - P. Vermeren, Histoire du Maroc depuis l'indépendance, Paris, La Découverte, 2006. - J. Waterbury, Le commandeur des croyants. La monarchie marocaine et son élite, Paris, PUF, 1975. - M. Zeghal, Les islamistes marocains. Le défi à la monarchie, Paris, La Découverte, 2005. 47 « PJD-USFP. S'aimer jusqu'à l'impossible », Tel Quel, n° 356, 15-22 janvier 2009. 14 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe Articles - M. Catusse, L. Zaki, « Gestion communale et clientélisme au Maroc : les politiques du Parti de la justice et du développement », Critique internationale, 2009/1, n°42, pp. 73-91. - K. Mohsen-Finan, « Maroc : l'émergence de l'islamisme sur la scène politique », Politique étrangère, 2005/1, Printemps, pp. 73-84. - K. Mohsen-Finan, M. Zeghal, « Opposition islamiste et pouvoir monarchique au Maroc. Le cas du Parti de la Justice et du Développement », Revue française de science politique, vol. 56, n°1, février 2006, pp. 79-119. - J.-C. Santucci, « Le multipartisme marocain entre les contraintes d'un « pluralisme contrôlé » et les dilemmes d'un « pluripartisme autoritaire » », REMMM, n°111-112, mars 2006, pp. 63-117. Résumé De la Jeunesse islamique au Parti de la Justice et du Développement (PJD), les islamistes marocains ont fait un remarquable parcours de normalisation. L’histoire de ce parti permet d'éclairer l'ensemble du mouvement islamiste marocain, les principales questions doctrinales et politiques qui l’ont agité et les mécanismes du passage du socio-religieux au politique. Depuis les premiers temps de la clandestinité et de l'action violente, les héritiers de la Jeunesse islamique ont complètement refondu la doctrine de l'islam politique au Maroc. En renonçant à la violence, en reconnaissant le roi comme commandeur des croyants et en acceptant les règles de la démocratie, les islamistes ont réussi à profiter de l’« ouverture politique » pour intégrer le système politique marocain. Cela a par la suite accéléré la normalisation du parti qui a dû réviser sa ligne politique une nouvelle fois après les attentats de Casablanca. Consacré premier parti marocain en terme de voix aux élections législatives de 2007, le PJD demeure encore dans l’opposition et ses leaders rêvent d’une nouvelle alternance qui les porteraient à la tête du gouvernement. *** Abstract From the Islamic Youth to the Justice and Development Party (PJD), the Moroccan Islamists successfully brought themselves into political normalisation. The PJD’s history sheds light on the Moroccan Islamist movement as a whole, as well as on its main political and doctrinal issues and the mechanisms allowing the transition from the socio-religious to the political field. Time passed since the first roaming into clandestine and violent action, the Islamic Youth’s 15 Revue Averroès, n°1 – Thème majeur : Politique et politisation par le bas dans le monde arabe political heirs having reshaped the basis of political Islam in Morocco. Renouncement to violence, recognition of the king as Commander of the Faithful and acceptance of democracy’s rule allowed the Islamists to make the most of political liberalisation and to integrate the political system. The Casablanca bombings hastened the process and forced the party to reformulate its political line. First political party in terms of votes with the 2007 parliamentary elections the PJD remains however in the opposition and its leaders dream about a political shift that would bring them to the head of the government. 16