La Tragédie grecque (1970)

Transcription

La Tragédie grecque (1970)
Jacqueline de Romilly,
La Tragédie
grecque (1970)
D'après son étymologie (en grec tragos
désigne le bouc sacrifié rituellement et ôïdê, le
chant), la tragédie, jouée lors des fetes
religieuses grecques, présente une dimension
sacrée dès ses origines (Ve siècle av. J.-C.).
Plus tard, Aristote la définit dans sa
Poétique comme "l'imitation d'une action de
caractère élevé et complète, […] qui, suscitant
pitié et crainte, opère la purgation (catharsis)
propre à de pareilles émotions". Au cours du
XVIIème siècle, les "doctes" et l'Académie
vont élaborer, autour de l'idée de grandeur, les
règles de la tragédie classique.
Texte 1.
1. Fils de Zeus et de Sémélé,
Dionysos est le dieu du vin et
de l'inspiration.
2. Philosophe grec (384-322 av
J.-C.), auteur notamment de la
Poétique, ouvrage dans lequel il
esquisse l'histoire de la tragédie.
Tout d'abord - on l'a dit et redit - la tragédie grecque a sans
nul doute une origine religieuse.
Cette origine était encore fortement sensible dans les
représentations de l'Athènes classique. Et celles-ci relèvent
ouvertement du culte de Dionysos1.
On ne jouait de tragédies qu'aux fêtes de ce dieu. La grande
occasion, à l'époque classique, était la fête des Dionysies
urbaines, qui se célébrait au printemps ; mais il y avait aussi
des concours de tragédie à la fête des Lénéennes, qui se
déroulait vers la fin de décembre. La représentation elle-même
s'insérait donc dans un ensemble éminemment religieux ; elle
s'accompagnait de processions et de sacrifices. D'autre part, le
théâtre où elle avait lieu, et dont on visite encore aujourd'hui les
restes, fut, à diverses reprises, reconstruit mais c'était toujours
le "théâtre de Dionysos", avec un beau siège de pierre pour le
prêtre de Dionysos et un autel du dieu au centre, là où évoluait
le choeur. Ce choeur lui-même, par sa seule présence, évoquait
le lyrisme religieux. Et les masques que portaient choreutes et
acteurs font assez facilement penser à des fêtes rituelles de type
archaïque.
Tout cela trahit une origine liée au culte, et peut assez bien
se concilier avec ce que dit Aristote2 (Poétique, 1449 a) : selon
lui, la tragédie serait née d'improvisations ; elle serait issue de
formes lyriques comme le dithyrambe (qui était un chant choral
en l'honneur de Dionysos) ; elle serait donc, de même que la
comédie, l'élargissement d'un rite.
Texte 2
Tout en s'inscrivant dans un contexte religieux, le théâtre reste
inséparable de la vie politique.
Toutefois, lorsque l'on parle d'une fête religieuse, à Athènes, il faut bien
se garder d'imaginer une séparation comme celle que peuvent comporter
nos Etats modernes. Car cette fête de Dionysos était également une Fête
nationale.
On n'allait pas au théâtre, chez les Grecs, comme on peut y aller de nos
jours - en choisissant son jour et son spectacle, et en assistant à une
représentation répétée chaque jour tout au long de l'année. Il y avait deux
fêtes annuelles où se donnaient des tragédies. Chaque fête comportait un
concours, qui durait trois jours et, chaque jour, un auteur, sélectionné
longtemps à l'avance, faisait représenter à la suite, trois tragédies. La
représentation était prévue et organisée par les soins de l'Etat, puisque
c'était un des hauts magistrats de la cité qui devait choisir les poètes et
choisir, également, les citovens riches chargés de pourvoir à tous les frais.
Enfin, le jour de la représentation , tout le peuple était invité à venir au
spectacle : dès l'époque de Périclès1, les citoyens pauvres pouvaient même
toucher,
à
cet
effet,
une
petite
allocation.
Par suite, ce spectacle revêtait le caractère d'une manifestation
nationale. Et le fait explique à coup sûr certains traits dans l'inspiration
même des auteurs de tragédies. Ceux-ci s'adressaient toujours à un très
large public réuni pour une occasion solennelle : il est normal qu'ils aient
cherché à l'atteindre et à l'intéresser. Ils écrivaient donc en citoyens
s'adressant à des citoyens.
Ed. PUF.
1. Au Vème siècle av. J.-C.
Le rôle du metteur en scène.
Jean Racine, Phèdre (1677)
Jean-Louis Barrault, Mise en scène pour
"Phèdre" (1946)
Phèdre, Oenone, Panope a
a. Aucun temps. Voici déja que Panope est là, à la
fois essoufflée et terrifiée. Comment est-elle entrée
? C'est à peine si on l'a remarquée. (Par le chemin de
l'Evasion, 1er plan droite.) Trois pas rapides, elle
était là, ramenant la réalité.
Panope est une fille jeune, forte, sympathique et
sensible, surtout très sensible. On la sent très
dévouée. Elle prend à son compte tous les malheurs
de ceux qu'elle aime. Elle vit intensément ce qu'elle
dit et ce qu'elle fait. C'est un tempérament généreux.
Elle est délicate à "distribuer". C'est elle qui reste le
seul être vivant à la fin de la tragédie. Son rôle est
important. C'est le " pendant " homothétique
d'Oenone ; sa "correspondance" favorable. C'est
Oenone sans la mission funeste que celle-ci doit
remplir.
Dès son entrée, Phèdre se ferme et se raidit. Oenone
a un rapide réflexe du cou dans sa direction. Elle
annonce la mort de Thésée avec un coeur
sincèrement déchiré et une fébrilité touchante.
Panope
Je voudrais vous cacher une triste
nouvelle,
Madameb ; mais il faut que je vous la
b. Elle respire.
c. Elle respire.
d. C'est l'alexandrin le plus largement dit de la
révèlec.
La mort vous a ravi votre invincible
épouxd ;
Et ce malheur n'est plus ignoré que de
vouse.
réplique.
e. Pendant ce vers, Oenone se précipite vers Panope
et, rapide, questionne.
Oenone
Panope, que dis-tu ?
Panopef
Que la Reine
1
abusée ,
En vain demande au ciel le retour de
Thésée ;
Et que par des vaisseaux arrivés dans
le port
Hippolyte, son fils, vient d'apprendre
sa mort.
f. Aucune perte de mouvernent. L'action avance à
grands pas. Et tandis qu'elle avance à grands pas,
Phèdre, au contraire, au ralenti se soulève depuis la
fin du vers 320 [ligne 4 de l'extrait] et n'est debout
que pour dire: Ciel! (comme par réflexe, sans
intention. A ce moment, chez Phèdre : contraction
brusque du jarret, c'est tout).
Phèdre
Ciel !
Panopeg
Pour le choix d'un maître Athènes se
partage.
Au Prince votre fils l'un donne son
suffrage,
Madame ; et de l'Etat l'autre oubliant
les lois,
Au fils de l'étrangère ose donner sa
voixh.
On dit même qu'au trône une brigue
insolente
Veut placer Aricie et le sang de
Pallante.
J'ai cru de ce péril vous devoir avertir.
Déjà même Hippolyte est tout prêt à
partir ;
Et l'on craint, s'il paraît dans ce nouvel
orage,
Qu'il n'entraîne après lui tout un peuple
volage.
Oenone
i
Panope, c'est assezj. La Reine qui
g. La différence qu'il y a entre cette réplique et les
deux précédentes, c'est que celle-ci constitue une
période, alors que les deux précédentes étaient des
répliques d'action. Celle-ci donne l'impression
physique de la perturbation qu'une telle nouvelle a
jetée dans la ville. Déjà les intrigues apparaissent.
Panope peut donc, avant de commencer cette
période, se permettre un léger temps.
h. Phèdre n'écoute même pas. Oenone, qui réagit
plus vite que Phèdre, observe celle-ci. Elle a déjà
son idée, si bien que la pauvre Panope parle
légèrement dans le vide ; aussi au vers 334, ma foi !
elle s'arrête.
i. Temps énorme, pendant lequel Phèdre, sous les
yeux de ses deux servantes, se rassied au ralenti,
raide comme un mannequin. Eviter la secousse fnale
pour "jouer" la faiblesse. Le geste de s'asseoir ne
t'entend,
Ne négligera point cet avis importantk.
doit avoir aucun angle.
j. Demi-temps. Sans quitter Phèdre des yeux,
Oenone, d'un geste discret, congédie Panope.
k. Silence, pendant lequel Panope sort, encore toute
chavirée, mais un peu éberluée par la torpeur de la
reine. Deux ou trois pas rapides d'Oenone qui
s'assure du départ de Panope. Deux pas rapides pour
revenir vers Phèdre et la réplique commence, sur un
rythme pressant.
Jean Racine, Phèdre (acte I, scène 4),
1677.
Jean-Louis Barrault, Mise en scène pour
Phèdre, Seuil. 1946.
1. Abusée : dans l'erreur
Source : Manuel BREAL Littérature 1ère p. 504.