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LES LIVRES ET LES IDÉES Can Japan Compete ? Par Michael E. Porter, Hirotaka Takeuchi, Mariko Sakakibara Splendeur et misère de la compétitivité japonaise EVELYNE DOURILLE-FEER * Économiste Le Japon peut-il être encore compétitif ? A quelles conditions peut-il sortir de la longue crise qu’il traverse depuis le début des années 90 ? Cette vaste enquête a le mérite de faire ressortir les facteurs micro-économiques de la fragilité nippone, mais les recettes prescrites semblent difficiles à mettre en œuvre. 1 Can Japan Compete ? » est né d’une interrogation, formulée dès la fin des années 80, sur les causes de l’existence d’industries non compétitives au Japon, lors de la rédaction de « The Competitive Advantage of Nations »2. A cette époque, l’efficacité des politiques économiques constituait la théorie explicative dominante de la compétitivité japonaise. Pourquoi ces politiques étaientelles inopérantes dans certains secteurs ? « L’ouvrage part de l’hypothèse que la crise japonaise des années 90 résulte de problèmes de nature micro-économique plus que macroéconomique. Pour le démontrer, les auteurs soulignent deux éléments marquants des deux dernières décennies : le faible nombre d’industries nippones compétitives à l’exportation et la dégradation des marges de profit des entreprises. Ces éléments sont interprétés comme le signe du dysfonctionnement profond du modèle de compétitivité japonais, fondé sur l’interventionnisme de l’Etat et sur un système de gestion peu performant. Les auteurs montrent ainsi, au moyen d’analyses de cas dé- taillées, que le rôle de l’Etat, tant dans sa politique de mise en place de cartels (cartels d’exportation, de PME, de rationalisation…) que dans l’encouragement de projets de R & D « coopératifs » entre entreprises, a été à l’origine de plus d’échecs que de succès. Cet interventionnisme a contribué, à de rares exceptions près, à entraver la concurrence et à creuser le fossé entre industries compétitives et non compétitives, une dualité qui a pesé non seulement sur le niveau de vie des Japonais, mais également sur la compétitivité des autres secteurs. D’après les auteurs, les firmes nippones ont adopté une approche incomplète de la compétitivité. Elles n’ont pas pu compenser, par la seule amélioration des procédés de fabrication, la faiblesse de leur stratégie de différenciation des produits par l’innovation. Elles n’ont pas su procéder à des choix stratégiques clairs, hors du champ de l’intervention de l’Etat. 1 Michael E. Porter, Hirotaka Takeuchi, Mariko Sakakibara, « Can Japan Compete ? », Macmillan Press, 2000. 2 Michael E Porter, « The Competitive Advantage of Nations », New York Free Press, 1990. Sociétal N° 35 1er trimestre 2002 * Economiste au Cepii. 121 LES LIVRES ET LES IDÉES IL N’Y A PAS D’EXCEPTION NIPPONE insi, contrairement à ce qui est communément admis, la compétitivité industrielle nippone ne reposerait ni sur la politique des pouvoirs publics, ni sur le modèle de gestion, orienté vers la recherche systématique de la qualité et la réduction des coûts. Le Japon ne constituerait pas un cas à part, son succès futur dépendrait d’une nouvelle attitude de l’Etat et du secteur privé face à la concurrence. L’Etat devrait œuvrer en faveur de l’ouverture des échanges et de la déréglementation (sauf en ce qui concerne les normes de sécurité et d’environnement), et encourager la mise en place de nouveaux systèmes de gouvernance, favorables aux profits et à des stratégies ciblées. A 3 « Made in Japan » Revitalizing Japanese Manufacturing for Economic Growth, Japan Commission for Industrial Performance, MIT Press 1997 (publié au Japon en 1994). Cet ouvrage a été publié en français sous le titre : « Made in Japan », (postface de B. Coriat), Collection Biblio-essais, 1998 Sociétal N° 35 1er trimestre 2002 122 pour restaurer sa compétitivité. Les deux objectifs sont en partie atteints grâce à une analyse micro-économique reposant sur la « théorie du diamant », selon laquelle l’environnement des affaires est déterminé par quatre composantes : la dotation factorielle, le contexte stratégique de la firme (et notamment la concurrence locale),les conditions de la demande et enfin le tissu industriel environnant. Ils tracent aussi de façon assez convaincante un programme d’action pour le gouvernement. Pour tant, le lecteur garde l’impression d’une grille de lecture incomplète. Tout d’abord, cette vision du capitalisme japonais – juxtaposition de politiques industrielles et économiques spécifiques et de pratiques de gestion exclusivement tournées vers l’amélioration Quant aux entreprises, elles constante de la qualité – apparaît devraient élaborer un nouveau réductrice. Un système capitaliste modèle de gestion alliant l’apcomplexe s’est élaboré, dès la proche occidentale révolution Meiji ( e n v i r o n n e m e n t Un choc (1868), d a n s u n e concurrentiel, transoptique de rattrapage déstabilisant s’est parence comptable, de l’Occident e t recherche du profit, produit entre un d’indépendance marché du travail modèle traditionnel nationale. Après la plus flexible) et les Seconde Guerre profondément forces de leur modèle mondiale, les bases traditionnel (travail cohérent et une du système sont resd’équipe, stratégies à évolution qui n’a été tées en place : rôle de long terme, stabilité « chef d’orchestre » que partiellement du capital, capacité à de l’Etat, structuration former des réseaux...), assumée. des entreprises en tout en mettant à réseaux, ménages profit les conditions favorables du tournés vers l’éducation, le travail marché (haut niveau d’éducation et l’épargne.Mais la progression du de la main-d’œuvre, gisement de niveau de vie, la déréglementation, l’emploi féminin…). Cette nouvelle la libéralisation des services, la approche de la concurrence et de fragilisation du système financier l’innovation nécessitera une vériet l’irruption des nouvelles techtable révolution des mentalités. nologies de l’information ont changé la donne. La profonde Dans cet ouvrage très dense, cohérence du modèle traditionnel fruit de huit années d’étude, les nippon rend très déstabilisante auteurs s’étaient assigné deux buts : une évolution qui n’a été que offrir une théorie explicative des partielle, et la longue crise de la succès du Japon depuis la guerre, décennie 90 reflète ces difficultés et lister les étapes nécessaires d’adaptation. DES FAIBLESSES DÉJÀ SOULIGNÉES es auteurs de « Can Japan Compete ? » proposent un métissage des modèles anglo-saxon et japonais, mais en laissant un peu en suspens certaines interrogations : jusqu’à quel point le retrait de l’Etat est-il compatible avec le maintien de réglementations strictes sur la sécurité ou l’environnement ? L’introduction d’une nouvelle gouvernance des firmes est-elle cohérente avec la poursuite de stratégies de long terme ? La flexibilité de l’emploi est-elle conciliable avec le maintien de la loyauté des travailleurs ? L D’autre part, en dépit d’un effort d’analyse sectorielle systématique qui mérite d’être salué, le choix d’exemples de produits non compétitifs au Japon, comme le chocolat, la lessive ou l’aéronautique – produits qui, pour des raisons culturelles ou politiques, ont été développés tardivement ou de façon assez spécifique –,n’est pas très probant. L’ouvrage souligne de façon très pertinente certains points faibles de l’industrie nippone :la compression des marges, au détriment de la recherche et de l’innovation, résultat d’une compétition féroce entre entreprises,la faiblesse de la recherche fondamentale, ou l’insuffisance de l’effort éducatif dans de nombreux secteurs scientifiques. Mais ces remarques ne sont pas nouvelles :elles figuraient déjà dans le livre « Made in Japan »3, publié six ans plus tôt par une commission officielle, la « Japan Commission for Industrial Performance ». Au passage, cet ouvrage majeur sur l’industrie manufacturière nippone n’apparaît pas dans la bibliographie. Si les deux ouvrages offrent une tonalité optimiste quant à l’adaptabilité des industriels nippons, le fait que les recommandations de « Made in Japan » soit encore d’actualité six ans plus tard peut rendre sceptique sur la perspective d’un changement rapide… ●