Episode 48 CH 40 Cauchemar
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Episode 48 CH 40 Cauchemar
Jean-Paul CHARTIER ENVOUTEMENTS PRECAIRES Roman 48e EPISODE - Chapitre 40 Cauchemar "Eux tout ciel. Moi tout monde" CASANOVA Contact : [email protected] CHAPITRE 40 – 48e épisode – Cauchemar L'enterrement du Comte d'Orgaz, le tableau du Greco, avait subi d'amples transformations. A l'instar de Casanova le ciel avait disparu. Il ne restait plus que "le bas", c'est-à-dire le monde. Mais le monde était lui-même devenu bizarre. Le visage du Comte avait maintenant la lumière d'une connaissance familière. Ce n'était plus l'enterrement du Comte d'Orgaz mais l'enterrement de Luigi. Les autres dignitaires n'étaient autres que les amis de Luigi, ses amis italiens de Paris. Cette transposition espagnole lui allait très bien. Il était dans un autre monde qui était déjà le sien. La main blanche courait sur les chasubles noires, si bien qu'on se demandait à qui elle pouvait appartenir. Le flash du rêve s'hypnotisait sur cette main, bientôt le seul élément visible du tableau qui disparaissait. Mais cette main se transformait et devenait le centre d'un nouveau tableau qui se construisait autour d'elle. Presque rouge, une bacchanale aux deux soleils dont les personnages, fruits dénudés de la mer, laissaient voir également leurs cerveaux. C'était le chef-d'œuvre de Luigi que j'appelais "l'illustrissime". Là, six ou sept femmes s'animaient parmi lesquelles on pouvait reconnaître Mathilde, Rebecca, Josepha, Liliane et Charlène et même Justine et Agnès. Elles dansaient nues dans un ballet improvisé de toute beauté et leurs cerveaux trépanés accentuaient la vision extralucide du rêve. J'avais remarqué que Myrtille manquait à l'appel. Par contre, dans un coin, à côté du tableau, un lavabo, dont on se demandait ce qu'il pouvait bien faire là, laissait voir un corps qui s'évanouissait. On avait à peine eu le temps de reconnaître la tête de Majolla : il ne restait plus que ses mains, en l'air, coincées dans l'orifice d'écoulement de l'eau. Mais elles se substituaient à leur tour à d'autres mains d'une autre chute vertigineuse, celles de la partie droite du tableau de "Guernica". Ce n'était plus très exactement le tableau de Picasso. Le cheval pie était remplacé par le monstre du tableau du Douanier Rousseau, "La Guerre", que Myrtille chevauchait allègrement. Les mains de Majolla gigotaient toujours. Le taureau en effigie grimaçait et prenait bientôt l'allure d'un Minotaure aux yeux humains. Puis la tête s'humanisait totalement et on pouvait reconnaître les traits du φ. Le bébé mort-né n'était rien d'autre que David. Quant à l'oiseau, il avait très exactement la tête de Dave, l'oiseau "Picazzo" de l'espoir, signature ultime du tableau. Les trois naïades nues, Mathilde, Rebecca et Josepha, continuaient de danser et d'égayer tant que faire se peut un monde d'horreur. Les cadavres qui jonchaient le sol se relevaient péniblement, hurlant de désir, mais à mesure qu'ils arrivaient tant bien que mal à se tenir debout ils se dénudaient à leur tour pour devenir des squelettes plus ou moins moribonds, ce qui, curieusement, ne les empêchait pas de rentrer dans la danse. On y reconnaissait malgré tout "les artistes" du φ, les amis de Luigi, les miens et même peut-être Garbo en train de courtiser Monica. Celuilà, comme à son habitude, ne perdait jamais son temps. Myrtille continuait de galoper sur son monstre sans aucune précaution. Elle s'était affublée d'un curieux cavalier qui désormais chevauchait avec elle. Je croyais reconnaître Jérôme déguisé en Casanova. Mais celui qui menait la danse de plus en plus effrénée, c'était l'increvable Luigi qui avait abandonné les parures du Comte d'Orgaz pour un squelette d'une stature impressionnante. Il était suivi comme son ombre par un autre squelette dégingandé qui s'en donnait à cœur-joie et pour cause puisque, on ne pouvait pas se tromper, c'était Guincha. A tous les deux ils portaient la banderole du défilé de Envoûtements précaires 317 CHAPITRE 40 – 48e épisode – Cauchemar cette danse de mort qui amusait plus que jamais les vivants : " Avec Ben Laden l'art qui se dit contemporain et qui flirte depuis longtemps avec l'horreur a enfin réalisé son chef-d'œuvre". Les autres squelettes portaient une multitude de pancartes. On devinait à peu près la suivante : " La seule question véritable que se pose l'humanité est de savoir s'il est possible d'arriver à être aussi féroce que Dieu". Puis plus loin, mais c'était déjà plus difficile de les déchiffrer : "Pourquoi les déshérités sont-ils presque toujours représentés par des imbéciles ?"… L'effigie du φ grognait sans qu'on arrive à savoir si c'était de satisfaction ou de mécontentement. Myrtille et Jérôme s'étaient perdus avec leur grosse bête dans le champ d'asperges de Robert. Mais derrière les lambris de Mantoue, la petite fille qui avait maintenant la tête de Myrtille câlinait amoureusement une main qui n'était plus celle d'aucun tableau et tout compte fait pouvait bien être la mienne. Je me sentais d'ailleurs merveilleusement bien dans cette atmosphère de fin du monde et lui susurrait à l'oreille : " – Ah, tu crois qu'on peut tourner la page. Ça, jamais. Absolument jamais". Envoûtements précaires 318