De Pierre Leroux au "cahiers de la quinzaine"

Transcription

De Pierre Leroux au "cahiers de la quinzaine"
1
Jacques Viard
De Pierre
quinzaine"
Leroux
au
"cahiers
de
la
Sommaire
CHAPITRE I
PORTRAITS ET CARICATURES
I. Quelques regards français et allemands antérieurs
II. L’anathème catholique et l'effroi causé par
III. Quelques témoins impartiaux - IV Jean Gaumont
à 1848
Boussac
---
CHAPITRE II
AUTOUR DE 1830
Un esprit prométhéen — 1830, une révolution populaire — A Lyon, en
1831, Leroux “patron” et Reynaud “rameur” — “Die Gruppe um die Brüder
Leroux” — “Nos pères, dans la Révolution” — Le mouvement ouvrier — La
Charbonnerie Républicaine — Le lycée de Rennes — Le mouvement
scientifique
CHAPITRE III
PIERRE LEROUX, GEORGE SAND ET BALZAC
Leroux escamoté — George Sand convertie - Du “Globe” au Cénacle — “Une
catastrophe morale inattendue” — Les égarements de la critique —
Cécité marxiste — Balzac impartial — Les Invisibles et les Frères de
la Consolation
CHAPITRE IV
CONSUELO, Internationalisme et religions
“Celui à qui on a fait tort” — “La plus vieille République de l'Europe
Centrale” — Spartacus et Trismégiste -- "une merveilleuse évolution" Engels contre "the mystic school
CHAPITRE V
FRANZ-FRANCOIS, ou PIERRE LEROUX ET HEINRICH HEINE
“Union européenne” et amour de la patrie (1835) — “C'est à la France
et à l'Allemagne réunies d'écrire et de signer la Nouvelle Alliance de
l'Humanité” (1842) — Persécutés devenus inquisiteurs — Le drapeau
européen, emblème d’alliance et de paix — Leroux réaliste ou “grand
Triadiste” ? — Le révolutionnaire pacifique
CHAPITRE VI
1848, LE PACTE DES PATRIES
CHAPITRE VII
“ESSÉNIENS DU MONDE” ET “FRATICELLI DE LA BOHEME’
Les Démoc-soc — “L’antiéclectique” et “le georgesandisme” —
contre “the mystic School”
Engels
CHAPITRE VIII
"LE SOCIALISME EST UNE SCIENCE QUI EST EN MÊME TEMPS UNE RELIGION"
(PIERRE LEROUX, 1848)
2
“Dépassée par nous la poésie des littérateurs”— Herzen, Proudhon,
Nadaud et
Marx
lecteurs de la “Revue sociale” — L’alliance
objective des “Selbstgötter”1 et des “calotins”
CHAPITRE IX
AUTOUR DE 1848
La société typographique — Hugo faux témoin — La coalition des
voltairiens et des jésuites — L’état de siège — Le débat économique de
48 — Les représentants ouvriers — Des sectaires qui s’anathémisent —
Contre Buchez
CHAPITRE X
1849
Quatre défenseurs de Leroux, Daniel Stern, Enfantin, Giuseppe Ferrari
et Ange Guépin — Deux renégats, Renan et Proudhon
CHAPITRE XI
L'Exil
“Hugo, mauvaisement jaloux” — Entre les rollinistes et les pyatistes - Péguy et Jaurès entre Leroux et Hugo
Chapitre XII
Malon "dialecticien matérialiste" ou "Pierrellerouxiste ?- Boussac
escamoté - Des traces effacées- Ange Guépin, solidaire du mouvement
ouvrier
"La
Sorbonne
bourgeoise
et
capitalute"Malon
vulgarisateur - Jaurès "Normalien, et ami de Malon, quel est le pire
?"
CHAPITRE XIII
MICHELET - MALWIDA Von MEYSENBUG, GABRIEL MONOD ET ROMAIN ROLLAND
Michelet "républico-socialiste - Fraternal Democrats et Kommunisten —
“Weil ich socialist bin, darum bin ich Demokrat” — Gabriel Monod et
les “cahiers” — “Les vrais dreyfusards” — “La masculine Sorbonne”
CHAPITRE XIV
PROUST LECTEUR DES “ CAHIERS ”
CHAPITRE XV
LES "CAHIERS" ET LEUR INFLUENCE
1Nom que Heine donnait à ceux que Bernard Lazare appellera “théophobes” et
Péguy “autothées”
3
INTRODUCTION
Chapitre 1
PORTRAITS ET CARICATURES
I. Quelques regards français et allemands antérieurs à 1848
II. L’anathème
catholique
et
l'effroi
causé
par
Boussac
III. Quelques témoins impartiaux - IV Jean Gaumont
---
I. Quelques regards français et allemands antérieurs à 1848
Voici d’abord une notice véridique publiée à Leipzig en 1840
mais inconnue en France, où elle n’a été traduite qu’en 1983 dans mon
livre mis au pilon. En France, en 1840, Leroux était ignoré par
l’Instruction Publique parce qu’il rangeait le redoutable Victor
Cousin parmi "les Judas". En Allemagne, il suffisait d'ouvrir le
Conversations-Lexikon
où
les
notoriétés
contemporaines
étaient
présentées par le Brockhaus (l'équivalent de notre simple Larousse)
pour apprendre, à l'article Dubois (Paul François), que Cousin avait
introduit Dubois et Jouffroy, ses anciens élèves, dans une Loge de
Carbonari, et qu'il fallait chercher l'origine du Globe non pas chez
ces universitaires mais dans une autre notice, dont voici la
traduction intégrale :
"Leroux (Pierre), philosophe français, l'écrivain socialiste le plus
profond et le plus fécond de la nouvelle école démocratique, à
laquelle appartiennent H. Carnot, J. Reynaud, C. Didier, et dont a
fait partie, antérieurement, Lerminier. Leroux est né à Rennes 2 en
1805, il a fait ses études au collège de cette ville ; ensuite il
devint typographe. C'est ce métier qu'il exerçait à Paris en 1824,
et c'est alors qu'il conçut 3 le projet d'un journal à la manière des
magazines anglais ; son ami Dubois se saisit du projet, le
communiqua à ses amis, Jouffroy et d'autres disciples de Cousin et
Guizot, et c'est ainsi que fut créé le Globe. Pendant plusieurs
années Leroux s'occupa presque exclusivement de l'aspect matériel de
la rédaction ; c'est seulement en 1830 qu'il commença à exprimer ses
propres idées, après qu'il fut devenu membre, et même assez vite un
membre éminent de la hiérarchie saint-simonienne. Bien qu'il s'en
tienne aujourd'hui encore aux principes fondamentaux du saintsimonisme, il n'en a pas moins, après la mort de Bazard (1832),
quitté la secte pour des raisons d'ordre moral, et de nouveau il
s'est consacré à l'action. De 1832 à 1835, il collabora avec H.
Carnot qui avait racheté la "Revue encyclopédique", et il fournit à
ce périodique, disparu depuis, un grand nombre d'articles de la plus
haute importance. Ensuite, il collabora à la républicaine "Revue du
progrès". C'est en 1834 qu'il commença à publier avec J. Reynaud
"l'Encyclopédie moderne" 4, oeuvre grandiose par sa conception, et
qui sera pour notre temps ce que l'Encyclopédie de Diderot fut pour
le siècle passé. La doctrine philosophique de Leroux est en soi et
par elle-même un phénomène considérable ; elle est en tout cas un
"moment" essentiel de la culture française contemporaine, parce
qu'elle offre la particularité d'être entièrement française, d'être
le produit authentique des éléments qui constituent la culture
nationale.
2 Lycéen boursier dans cette ville, Leroux était né à Paris.
3 Leroux était seul, semble-t-il, à rappeler cela
4 nouvelle. Erreur minime, à côté de celles du Grand Dictionnaire de Larousse
et de la Grande Encyclopédie de Berthelot qui datent la mise en train de
l'Encyclopédie nouvelle, — le premier de 1838 et la seconde de 1841.
4
"Si sa base métaphysique est indigente, elle n'en contient pas
moins cette idée féconde, qui en Allemagne a été particulièrement
mise en lumière par Hegel, selon laquelle le développement de la
philosophie ne se fait pas par génération spontanée, mais en
s'appuyant sur une tradition. Leroux ne se réfère évidemment pas à
la même tradition que Hegel : comme antécédents, il a la foi du
XVIIIe siècle dans le progrès, Condorcet, la Révolution Française,
Saint-simon,
et
"die
Egalité".
Il
définit
la
philosophie
principalement comme la doctrine du progrès. Ce que cette formule a
d'abstrait et d'insuffisant n'échappera pas au lecteur allemand,
mais puisqu'il nous est impossible de présenter un choix des
conceptions de Leroux, lesquelles sont vraiment importantes et
souvent d'une vérité saisissante, nous tenons du moins à faire
remarquer que sa philosophie, si elle n'est pas un système parfait,
n'en mérite pas moins, même chez nous, l'attention des philosophes.
Développée, la doctrine de Leroux constituerait une histoire de
l'évolution de la conscience humaine, une science (Wissenchaft) qui
n'existe pas encore mais qui possède un droit à l'existence, étant
donné que l'histoire de la philosophie et celles de la religion, de
l'art, des institutions politiques, etc., se comportent toutes comme
des fragments de la circonférence autour de ce centre qui jamais
encore n'a été mis en lumière. De même que Leroux est radical en
politique, et qu'il tient la monarchie pour une forme dépassée, de
même le christianisme aussi lui paraît dépassé, et il lui semble que
la culture actuelle est capable d'avoir une conception métaphysique
des mythes du christianisme.
"En conclusion, il reste à noter que Leroux est un homme
moralement remarquable, en un mot un homme de caractère, et que les
esprits droits et avisés peuvent être sûrs qu'ils retireront
agrément et enseignement de ses écrits. Excellents pour ce qui est
du style, ils peuvent être considérés comme l'expression la plus
pure d'une tendance spirituelle (Geistesrichtung) qui depuis
quelques années se développe en France, et qui apparaît comme riche
d'avenir".
Cette notice n'est pas signée. Mais nous avons deux indices. Le
2 janvier 1839, Leroux et Lamennais s’étaient entretenus avec A. von
Cieszkowski, "ce Polonais qui écrit en allemand un livre sur Hegel"5 .
Et, juste avant cet éloge de la "neu-demokratische Schule", la notice
Lerminier (Eugène) mentionne des articles publiés dans le journal "von
Lamennais redigirten ultraradikalen "le Monde". Or Lamennais adressait
son journal (on l’a appris récemment6) aux deux chefs d'école
berlinois, Schelling et son adversaire, Eduard Gans. Après avoir été
l'élève et l'ami de Hegel, Gans lui avait succédé à Berlin dans la
chaire de philosophie. Juif et francophile comme Heine, il était comme
lui de tendances républicaines et saint-simoniennes. D.-F. Strauss,
Marx, et A. von Cieszkowski avaient suivi ses cours7. En 1842, Leroux
critiquera Schelling, en nommant Gans et en
félicitant la gauche
hégélienne qui a rendu démocratique "une philosophe aristocratique et
royale". En 1843, ses lecteurs français seront étonnés quand il
révélera son rôle et celui de la Charbonnerie dans la fondation du
"Globe". Ignorée de nos jours par l'histoire littéraire8 comme par
l'histoire sociale9, cette information décisive était déjà donnée en
5 Lamennais écrit cela à Vitrolles, Correspondance de Lamennais, éditée par L.
Le Guillou.
6 Indiqué par Louis Le Guillou en 1995 au t. 2 de sa savante édition de la
Correspondance de Michelet.
7 Norbert Waszek, Eduard Gans (1797-183) De Hegel au républicanisme, in
"Chroniques allemandes", Grenoble, 1993, p. 163.
8 Paul Bénichou, Le sacre de l'écrivain (1973) et Le temps des prophètes
(1977).
9 Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier de Maitron.
5
Zustanden10
1839 dans les Rückblicke auf Personen und
où Gans
insistait sur "le Globe" qu'il regardait comme un moment capital dans
l'histoire des relations franco-allemandes. "Fondé, disait-il, par des
hommes jeunes, "Le Globe" avait les idées plus libres qui soient en
économie politique. En littérature, il combattait avec humour, esprit
et acuité la gangrène enracinée du classicisme. Aucun journal n'a
oeuvré autant que "le Globe" pour que Goethe apparaisse comme notre
héros allemand". Mort en 1839, Gans n'avait probablement pas eu le
temps de lire l'article Egalité qui parut en mars cette année-là et
que signale cette notice. Elle me paraît non pas rédigée par lui, mais
inspirée par lui à l'un de ses anciens étudiants, guidé en outre par
des confidences de Leroux lui-même. Peut-être A. von Cieszkowski, ce
Polonais francophone qui écrit en allemand un livre sur Hegel. A la
même
époque,
un
autre
Polonais
servait
d'intermédiaire
entre
l'Encyclopédie nouvelle et les pays slaves opprimés. Il s'appelait
Bogdan Janski, et comme nombre d'exilés, comme Heine, il avait les
tendances républicaines et saint-simoniennes qui aboutissaient au
socialisme.
Précisément, dans “le Monde”, en 1837, Gans et ses amis avaient
pu lire deux éloges de l'Encyclopédie nouvelle par deux de ses
collaborateurs. Le 17 janvier, Hippolyte Fortoul l’avait nettement
séparée des écrits utopistes. "Pour se préserver des écarts ridicules
où sont tombées toutes les sectes de notre temps, l'école formée par
Leroux et Reynaud ne s'est point laissée emporter dans le rêve d'un
avenir chimérique. Ces esprits sont plus ignorés, il est vrai, mais
qui peut clore leurs espérances ? qui peut nier leur avenir ?". Le 12
août, Victor Joguet11 avait défini cette Encyclopédie en l'opposant au
"pêle-mêle confus qu'on trouve dans ses concurrentes, et aussi aux
vaudevilles de Scribe et aux drames de Dumas. Au milieu de toutes ces
pauvretés, de toutes ces misères qui font notre littérature en 1837,
en présence de ces oeuvres sans portée, sans conscience, sans raison,
productions de fantaisies individuelles, souvent honteuses, parce que
toujours mesquines et ridicules, dans cet abâtardissement général des
lettres françaises, un pareil ouvrage est consolant et il était
nécessaire […]. Il s'agit ici, pour les choses, d'une vaste entreprise
civilisatrice, où tous les cercles d'idées forment des cercles
concentriques, d'un système cosmogonique, d'une théorie d'art, d'une
constitution et d'une religion nouvelles ; pour les personnes,
d'hommes unis dans la même foi sociale, et dans le même amour comme
dans le même intérêt […]. Les écrivains de l'encyclopédie se déclarent
hautement républicains et non chrétiens".
Cette architecture en forme de rosace était suggérée par Leroux,
qui en traitant De la doctrine du progrès continu, avait parlé en 1833
des "branches partielles de la philosophie de l'histoire" que mettrait
un jour en oeuvre "une histoire philosophique générale". Et en 1840,
certains disciples de Hegel comparaient, égalaient et préfèraient12à la
Wissenschaft de leur maître les nombreux arcs de cercle dont
s’entourait déjà le centre qui n'avait pas encore été mis en lumière,
die Geschichte sich peripherisch zu diesem noch nicht dargestellten
Centralen verhalten.
En août 1837, Joguet (professeur de lycée) bravait la haine de
Cousin en ajoutant : "La philosophie, reniant notre tradition pour se
faire à moitié écossaise et à moitié allemande, se perdait, se
corrompait en une stérile et honteuse psychologie : après Diderot,
Turgot et Condorcet, M. Cousin ; […] l'art, personnifié par M. Victor
Hugo, s'était rapetissé et avili ; […] l'étude de la nature
10
Traduites en français pour la première fois en 1994 par N. Waszek,
professeur à l'Université de Paris VIII, sous le titre de Chroniques
françaises.
11 Sur lequel je renvoie au B.A.L. n° 12, p. 247 sq et 257 sq.
12 Plusieurs d’entre eux allaient l’écrire à Leroux en 1842 dans des lettres
qu'il résume sans nommer les signataires.
6
s'arrêtait avec Cuvier à l'analyse du détail […] ; l'histoire, avec
M. de Barante, collectionnait le pittoresque ou "déconstruisait"
analytiquement avec M. Augustin Thierry M. Michelet voulut que
l'homme collectif vécût dans son histoire européenne, dans son
histoire universelle de la France ; [il a donné] une histoire
complète, contenant tous les développements, l'art, la littérature,
le droit, la philosophie, la religion aussi bien que la politique et
la guerre. C'est à lui qu'en histoire revient l'honneur de l'effort
initial, comme en science naturelle à Geoffroy Saint-Hilaire, comme
en philosophie à MM. Pierre Leroux et Jean Reynaud, comme en
littérature et en poésie à l'auteur des Paroles d'un croyant et au
chantre épique d'Ahasvérus".
Bientôt, Proudhon, Renan, Marx, Michelet et Baudelaire allaient
eux aussi faire la différence
entre
“le faible, l’éclectique
Cousin”, bientôt ministre,
et “le génial Leroux”
qui n’était pas
fontionnaire.
Collaborateur lui aussi de l’Encyclopédie nouvelle, E. Geoffroy
Saint-Hilaire, “notre grand naturaliste” (ainsi disait Leroux), ”le
panthéiste que l’Allemagne révère” (ainsi disait Balzac), avait deux
mois auparavant écrit à V. Cousin la lettre que voici13 :
"Monsieur le conseiller d'Instruction Publique
Un homme que je tiens à honneur de connaître et à bonheur
d'admirer, que je considère comme le plus radicalement abstrait, le
plus haut penseur et le plus logicien philosophe de son temps, c'est
Pierre Leroux, auteur d'une quantité d'articles magnifiques pour
leur
qualité,
lesquels
sont
les
principaux
morceaux
de
l'encyclopédie moderne, Charles Gosselin en étant le principal
libraire éditeur.
Les mots christianisme (celui-ci non encore publié), conscience
etc. sont mes points de départ dans l'émotion profonde et les
vénérés sentiments que je ressens pour le maître. Vous le connaissez
au moins dans quelques-unes de ses oeuvres et vous adoptez ma
sympathie. Est-ce à faire encore ? vous me saurez gré de cette
communication. M. Leroux est frondeur, mais sans venin, parce que le
veulent ainsi et sa supériorité et ses convictions profondes et son
loyal et vif sentiment du vrai.
Or un tel homme s'est abstrait dans le travail et ne touche à la
société que par l'excès de ses misères et de ses souffrances. S'il
était garçon, il chérirait sa vie d'un martyr dévoué au soulagement
et à la grandeur de l'humanité ; mais sa femme est aliénée et ses
quatre enfants lui demandent à chaque moment leur pain quotidien,
que chaque jour il leur administre selon ses moyens, par miettes et
chichement ; pour mettre à leur disposition une quantité plus grande
de ce pain nourricier, Leroux est vêtu misérablement, et si
j'obtiens, comme il y a huit jours, qu'il dîne au sein de ma
famille, c'est sous la condition, ou que j'aurais des amis
indulgents sur la mise, ou qu'il fuira l'approche (illisible)
intervenant le soir dans le cercle de mes amis.
Oh ! Monsieur, nous avons à la disposition du gouvernement des
fonds secrets en sommes rondes et fortes pour suspecter les mauvais
desseins des hommes pervers, et il n'y a pas une classe d'oboles à
accorder pour aller connaître les grandes âmes en souffrance et en
dévouement pour l'éclat et la gloire de l'humanité.
Vous êtes, Monsieur le conseiller, le chef des intelligences
vouées au culte de la philosophie : et après l'exposé ci-dessus, je
vous demande si vous ne daigneriez pas descendre de votre grande
position pour prendre quelque souci d'un Leroux qui, comme notre
Jean-Jacques, occupera l'âme philanthropique de la postérité : avec
peut-être plus de talent que J.-J., il n'a point envoyé ses enfants
13 Conservée dans le 17e volume de la Correspondance de Cousin, à la Sorbonne
et aimablement communiquée en 1996 aux Amis de P. Leroux par Madame SophieAnne Leterrier.
7
dans les hospices : il en est la servante, l'instituteur et le
nourrisseur.
Ceci ne tend point à demander l'aumône pour Leroux ; il me
haïrait au lieu de m'aimer, comme il le fait, s'il me supposait
cette intention.
Leroux ne sait point que je vous écris. A-t-il toujours épargné
votre caractère scientifique ? Hélas ! Hélas ! Mais, monsieur, vous
pourriez le soulager du fardeau d'un de ses fils, en lui faisant
obtenir le placement d'un enfant dans un lycée : à quelques autres
nécessités pour cet enfant, je pourvoirais en secret".
En 1841, en Allemagne comme en France, l'association de Leroux
et de George Sand entraîna une ardente polémique. Le premier numéro de
la revue fondée et dirigée par eux, la "Revue indépendante", parut en
novembre. En mars 1842, l'attention redoubla Outre-Rhin, parce que
Leroux étudiait les moyens de "guérir cette plaie de la civilisation,
la guerre civile de la France et de l'Allemagne". Heinrich Heine
habitait à Paris. Il connaissait personnellement Leroux et fréquentait
le salon de Marie d'Agoult, comme Leroux, Lamennais et George Sand,
amie comme Leroux d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire. Le 2 juin, Henri
Heine écrivit dans la "Gazette d'Augsbourg" que "Pierre Leroux est
incontestablement un des plus grands philosophes français." Il prenait
ainsi position contre l'"Allgemeine Zeitung" qui dès le 22 novembre
1841 avait condamné à la fois la romancière, "rhétorique de la
pauvreté dépourvue de valeur littéraire", et la révolution religieuse
prêchée par Leroux en écrivant :
"Leroux, avec un talent remarquable, un caractère hérissé et un
extérieur athlétique, unit à l'énergie de Luther cet amour de
l'humanité lié à la haine qui amenait Marat à demander la tête de
deux ou trois cent mille aristocrates pour le salut du peuple.
Leroux se considère comme un nouveau Messie dont Jean-Jacques fut le
prophète […]. Or, à Paris et dans les grandes villes, des "radicaux"
fanatiques, jeunes, étudiants, travailleurs du bas-peuple ("Pöbel"),
veulent tous en dernière instance, les uns plus vite les autres
moins, ce que veut Leroux : non seulement un changement formel en
politique, mais une totale transformation de la Société".
L'avis de Heine faisait autorité, de l'avis d'Engels, dans la
jeunesse
instruite
d'Allemagne.
Et
aussi
de
Russie,
par
l'intermédiaire de Biélinski, "père de l'Intelligentsia" et ami intime
de Dostoïevski et de Bakounine14. En 1843, dès son arrivée à Paris,
Marx se lia d'une amitié sincère avec Heine, qui écrivait alors15
l'éloge de Leroux, ou plutôt de la véritable philosophie, de la pensée
"humaine", de l'Humanismus. En
effet, comme Joguet l'avait fait
cinq ans plus tôt et comme Marx16allait le faire , Heine définissait
Leroux par opposition à Cousin, et en qualifiant d’ allemand le grand
homme de l’Académie parisienne des Sciences morales et politiques, il
flétrissait l'ensemble de la “philosophie” diffusée à cette époque-là
par
le concert européen 17.
A la renommée de "M. Victor Cousin,
philosophe allemand, qui s'occupe bien plus de l'esprit humain que des
besoins de l'humanité", Heine opposait
"le suprême désintéressement de l'homme excellent, [ancien]
ouvrier, qui aime les hommes bien plus que les pensées, et dont les
pensées ont toutes une arrière-pensée, c'est-à-dire l'amour de
l'humanité. […] Les communistes sont le seul parti en France qui
14 Qui fit connaissance avec Leroux, Marx et Engels en 1844.
15 avec l'espoir de le faire paraître dans la "Gazette d'Augsbourg", ainsi
qu'il le dira dans Lutèce.
16 Qui venait d'écrire en mars et en mai
ses Lettres à Ruge . Mon étude sur
Pierre
Leroux,
Proudhon,
Marx
et
Lamartine
a
paru
en
1993
dans
Républicanismes, "Chroniques allemandes" n°2, Grenoble 1993.
17 C’est à ce moment-là que
que Marx17, dans une lettre à) L. Feuerbach,
oppose
"le génial Leroux" et "le faible, l'éclectique Cousin".
8
mérite une attention particulière. Tôt ou tard les débris de la
famille dispersée de Saint-Simon passeront à l'armée toujours
croissante du communisme, et prêtant au besoin brutal la parole qui
donne la force, ils se chargeront en quelque sorte du rôle de Pères
de l'Eglise. Un pareil rôle est déjà rempli par Pierre Leroux, dont
nous avons fait la connaissance, il y a onze ans, dans la salle
Taitbout, comme d'un des évêques du saint-simonisme. [Ensuite, il a
fondé et dirigé] la digne continuation du colossal pamphlet de
Diderot. […] Avec la virilité du caractère, il possède, ce qui est
rare, un esprit capable de s'élever aux plus hautes spéculations, et
un coeur capable de s'enfoncer dans les abîmes de la douleur
populaire. Ce n'est pas seulement un penseur, mais un penseur
sensible et toute sa vie et tous ses efforts sont voués à
l'amélioration du sort moral et matériel des classes inférieures.
[En conclusion] Parfois, comme Saint-Simon et Fourier, il a souffert
sans beaucoup se plaindre les plus amères privations de la misère,
[…]. et la pauvreté de ces grands socialistes a enrichi le monde".
Nommons aussi Karl Rosenkranz, professeur de philosophie à
Berlin, qui en 1842 jugeait Leroux admirable (“herrlich”) pour “sa
très profonde opposition au mécanisme des socialistes”. C’est au
“socialisme scientifique de Charles Fourier” que Rosenkranz reproche
son “Mechanismus”. Un autre philosophe allemand,
Arnold Ruge
représentait en 1844
"l'école de Hegel à Paris"
avec Marx et
Bakounine. Avec eux, il
prend
part
au dîner de “propagande
démocratique”. Leroux lui semble “le plus aimable des Français”, et
Marx le moins aimable des hommes.
II L’anathème catholique
et l'effroi causé par
Boussac
I;
L’anathème catholique
Nous
allons
évoquer
dans
l'ordre
chronologique
quelques
portraits et quelques scènes, mais d'abord il faut faire connaître la
mise en garde adressée par l'Archevêque de Paris dans la "Revue du
monde catholique". Le 15 octobre 1847, premier article Le Rationalisme
fait homme" : M. Pierre Leroux s'est fait sa place à la tête des
rationalistes français. Nous n'en connaissons pas qui aient plus que
lui l'autorité de la parole et l'influence des écrits. Il porte en son
sein les destins du rationalisme parmi nous. C'est l'Allemagne qui est
le foyer des idées que nous voulons combattre ; or M. Leroux est le
trait d'union des travaux rationalistes allemands et français. Il est
à la fois une voix et un écho". La doctrine de l'Humanité avait
d'ardents propagandistes dans la jeunesse de la capitale, et des
sympathisants dans les séminaires. Il fallait lui opposer une
réfutation en règle, ce que fit Alfred Sudre. dans un ouvrage paru en
1848, couronné l'année suivante par le Grand Prix Montyon de
l'Académie Française, et réédité pour la cinquième fois, sans
changement en 1856, l'Histoire du Communisme, ou Réfutation historique
des utopies socialistes. L'image que le public lettré a retenue de
Leroux vient de ce livre-là ; or Sudre n'est pas historien, et il
écrit à un moment où l'action menée par Leroux n'est pas encore
apparente. Sudre analyse des idées, non des actes. Catholique, il ne
semble pas hostile à la République. Il s'est battu en juin, pour
défendre comme il le dit "la Société". Il cite abondamment les écrits
de Leroux, mais il n'emploie pas une seule fois le mot travailleurs,
le mot ouvrier, le mot prolétaires. En classant Cabet, Louis Blanc,
Proudhon et Pierre Leroux dans l'ordre croissant de malfaisance, il
veut démontrer en quatre chapitres que les chefs du socialisme cachent
leur désaccord théorique, "en s'accordant pour faire appel aux
mauvaises passions du coeur humain, la haine et l'envie". Je vais
résumer fidèlement les cinquante pages où Sudre démontre que
"de tous les hérésiarques politiques, Leroux est celui qui s'est
avancé le plus loin dans la voie illusoire de l'idéal, de l'utopie,
de la chimère".
Par sa participation à la rédaction du Globe, Leroux semblait
avant 1830 appartenir seulement à l'opinion libérale avancée. Mais,
9
devenu disciple de Saint-Simon, il détermina la transformation du
Globe en organe de la doctrine saint-simonienne, en janvier 1831.
Puis, le 21 novembre de la même année, il rompit avec cette secte
parce que Prosper Enfantin voulait abroger la monogamie. Et c'est
dans la Revue encyclopédique qu'il publia "des articles remarquables
sur la poésie moderne et sur le mouvement des idées philosophiques
et religieuses". A partir de 1834, dans l'Encyclopédie nouvelle, il
fit paraître de nombreuses études sur le Bouddhisme, le Brahmanisme,
le Mosaïsme, le Pythagorisme, le Christianisme primitif. "Appliquant
hélas à l'exploration des régions les plus ténébreuses de l'esprit
humain la méthode déjà appliquée avant lui en Italie, en Allemagne
et en France par les nébuleux inventeurs de la philosophie de
l'histoire, il crut découvrir dans les cryptes du passé des
profondeurs infinies et expliquer l'inexplicable". En 1840, "pressé
de toutes parts par ses amis de ne point refuser au monde la
révélation dont il était dépositaire, il publia son livre de
l'Humanité, évangile de la religion nouvelle". Enfin, de plus en
plus, dans la Revue indépendante puis dans la Revue sociale, il se
livra à la critique de la société actuelle.
Toutes ses idées se tiennent. Et par conséquent sa doctrine
économique, qui est le communisme organisé au point de vue saintsimonien, et sa doctrine politique, qui est la démocratie poussée
jusqu'à l'anarchie, ne peuvent se comprendre que si, d'abord, on
connaît leur racine métaphysique. Laquelle est le refus de
distinguer les deux substances, "l'âme spirituelle et le corps
matériel".Combattant selon ses propres paroles "l'absurde dualisme,
la longue erreur qui a fait chercher hors du monde, hors de la
nature, hors de la vie, un paradis imaginaire", niant par conséquent
les distinctions universellement admises du ciel et de la terre, de
Dieu et du Monde, de la religion et de la philosophie, Leroux
prétend que "l'homme est indivisiblement esprit-corps", que le
moi ne peut avoir conscience de son existence indépendamment du
corps, et que le sentiment de la personnalité disparaît à la mort.
Tout en reconnaissant qu'à son apparition le Christianisme a été
un immense progrès, il affirme que "le Christianisme est mort", que
la philosophie doit le remplacer par une religion plus vaste
reposant sur la doctrine de la perfectibilité, et que l'humanité ne
se perfectionne pas seulement — comme le disait Pascal — par
l'accroissement continuel de ses connaissances, mais par le progrès
continu des renaissances. En invoquant Bouddha, Moïse, Pythagore,
Platon, Virgile et Jésus lui-même, en présentant sa doctrine comme
le résultat de "la tradition non interrompue du genre humain",
Leroux fait de l'humanité "un être générique et universel" dont nul
homme n'est indépendant, dont chacun est une manifestation
particulière et actuelle. "Ce qui est éternel en nous", dit-il, "ne
périt pas", et donc, "nous renaîtrons, dans l'humanité". Sur la
terre. Sans nous rappeler nos existences antérieures.
On a donc grand tort, pour conclure sur ce premier point, de se
moquer de "la prétention qui caractérise Pierre Leroux : élever le
socialisme à la hauteur d'une religion". Oui, en niant "les dogmes
consolateurs sur lesquels repose la morale, […] le dogme de
l'immortalité et celui des peines et des récompenses dans la vie
future", Leroux a fait du socialisme "la religion du mal, qui a pour
dogmes l'athéisme ou le panthéisme, la sanctification de la
jouissance et la destruction de la liberté".
C'est de cet "esprit-corps", en effet, que découle sa doctrine
sociale
et
politique.
Si
"l'homme
est
sensation-sentimentconnaissance indivisiblement unis", il faut qu'il soit en rapport
avec les autres hommes et avec le monde par ces trois faces de sa
nature, et pour cela il a besoin de la propriété, de la famille et
de la nation. Trois biens. A condition que la loi les organise de
façon que les pauvres, les femmes et les enfants n'y soient pas
esclaves comme ils le furent, comme ils le sont dans les sociétés où
dominent les castes de famille, les castes de nation (ou empires),
ou la caste de propriété (ou capitalisme). Trois formes du mal des
castes, la source du mal étant la rupture de l'unité, de la
communion de l'homme avec ses semblables.
L'union de l'homme et de l'humanité étant telle que nous ne
pouvons faire du mal à nos semblables sans nous faire du mal à nousmême, la charité faite à un individu pour l'amour de Dieu n'est pas
un suffisant remède. Il faut donc lui substituer un principe plus
complet : la solidarité. Qui demande l'application de plus en plus
10
réelle de la Liberté, de l'Egalité et de la Fraternité. Leroux est
"l'homme qui aspire à faire passer l'égalité dans le domaine des
faits", et qui prétend — du moment que l'égalité est proclamée dans
la loi, avec la liberté de penser et d'écrire — que la loi doit
permettre au pauvre de s'instruire, tirer la femme de l'infériorité
où la maintiennent le Code et les moeurs, et interdire au coffrefort de remplacer le château fort, "la rente et le droit du seigneur
étant chose identique". Sudre se trompe en croyant que Leroux a
emprunté à Proudhon sa formule : la propriété, c'est le vol, mais il
a raison de dire que "le premier, Leroux s'est efforcé de démontrer,
par des statistiques à son usage, que sur un total de neuf milliards
auquel s'élèverait le revenu annuel du travail de la France, cinq
milliards seraient ravis aux travailleurs sous la forme de rente de
la terre, d'intérêt du capital et d'impôts, au profit de deux cent
mille familles propriétaires et budgétivores. Personne n'a dépassé
la
virulence
de
ses
anathèmes
contre
l'exploitation
des
travailleurs, ni jeté le nom de Malthus aux défenseurs de la société
comme la plus sanglante injure".
L'homme étant perfectible, la société l'est aussi. L'égalité peut
être davantage appliquée, après avoir été longtemps souhaitée et
définie. Or elle a été pressentie dans le passé sous une forme à la
fois spirituelle et temporelle : même aux temps de l'esclavage,
quand l'égalité n'était même pas reconnue comme principe, les
membres de la caste dominante (ceux qui à Sparte se nommaient les
Egaux) se réunissaient en des banquets communautaires ; de même en
Egypte, à Carthage, à Athènes. Amorce de l'institution qui s'est
perfectionnée dans la Pâque, dans les repas des Esséniens, adeptes
du Bouddhisme et premiers maîtres de Jésus, et dans l'eucharistie.
Selon Leroux, Jésus n'est qu'un homme, "le Bouddha de l'Occident, le
destructeur des castes", celui parmi les initiateurs en qui l'esprit
de Dieu s'est le mieux manifesté, puisqu'il a révélé cette "loi
divine, antérieure à toutes les lois et dont toutes les lois doivent
dériver, l'égalité". Et voilà donc comment un penseur, "qui ne
manquait ni d'érudition ni d'intelligence philosophique ni de
style", est retombé "dans des vieilleries qui ont traîné dans la
fange sanglante de toutes les révolutions", en ajoutant "un exemple
de plus à ceux de tous ces hommes qui se sont flattés de substituer
une société nouvelle à la certitude enfantée par soixante siècles de
travail et d'expérience".
En conclusion, quatre griefs majeurs contre le socialisme de
Leroux. 1 - ce "monstrueux assemblage de l'idéalisme des successeurs
de Kant et des rêveries de Spinoza" contredit notre cartésianisme.
2 - Il nie ce qui est en France le coeur de la croyance : la mémoire
immortelle. Or, "que m'importe que la force virtuelle qui est en moi
subsiste après ma mort, si elle cesse d'être moi ?". 3 - De tous les
socialistes, Leroux
est le plus féministe : "C'est en vain que
Leroux rêve d'une famille sans subordination de la femme et du fils
au mari et au père". 4 - Venant d'un auteur épris "d'allégories, de
symboles et de mystères", ce socialisme-là est le plus irréalisable
de tous.
De fait, tout le monde parvenait aisément à se représenter le
Phalanstère, ou l'Icarie, et donc "le passage au socialisme dans un
seul pays". Dans la Démocratie pacifique
Considérant expliquait “le
système sociétaire, c'est-à-dire la Science sociale de Charles
Fourier, le Père du Socialisme scientifique". Dans le Populaire, Cabet
invitait ses lecteurs à "former" avec lui au Texas "une société
politique, un Peuple, une Nation, une Communauté nationale". Leroux ne
possédait pas de journal, et il ne faisait pas appel à l'imagination.
Il avait quitté Paris depuis 1845. Il passait pour un rêveur, non pour
un homme d'action, et le 16 Mai 1848 on apprit qu'il était en prison
parce que son nom figurait parmi les noms des douze membres du
Gouvernement insurrectionnel dont la police avait trouvé la liste,
inscrite à la craie sur une planche. Le 15, l’Assemblée avait été
envahie par "des flots d'hommes déguenillés" que Hugo a vus au milieu
"des représentants immobiles, des milliers de drapeaux agités de
toutes parts, des femmes effrayées et levant les mains, des émeutiers
perchés sur les pupitres des journalistes". Huber (manipulé par la
police) avait crié : "L'Assemblée est dissoute". Et le 17
Brunet,
représentant de la Haute-Vienne, disait à l'Assemblée :"Le danger de
11
Limoges consiste dans la force d'une société populaire dont
l'influence s'étend dans les départements voisins, le Cher, la Nièvre,
l'Indre et la Creuse, et aussi dans les relations très multipliées de
cette société populaire avec les principaux chefs de l'anarchie qui
viennent d'être arrêtés à Paris." Cette tentative d'insurrection
répliquait à la manifestation du 16 avril "contre le communisme", et
le 23 juin, ce furent les canons qui répliquèrent aux fusils : on
avait vendu sur la voie publique beaucoup de médailles, en étain ou en
cuivre. Les unes à la gloire des "200 000 gardes nationaux" qui, pour
la Famille, la Patrie et la Liberté avaient le 16 avril et le 15 mai
manifesté pacifiquement. Sur d'autres, une hache et une torche
entrecroisées encadrent quatre groupes de trois noms, parmi lesquels
on lit celui de Leroux. Leur programme : Vainqueurs, le pillage !
Vaincus, l'incendie. Tout autour, le mot d'ordre de Leroux et de ses
amis : VIVE LA REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE ET SOCIALE !!! se lie à la
formule par laquelle on veut les discréditer : ABOLITION DE LA FAMILLE
ET DE LA PROPRIETE !
En réalité, bien loin de pousser ses jeunes amis au combat,
Leroux les avait toujours retenus, et encore le 16 février 48. Mais
pour savoir cela, il faut lire, récemment reproduit par Madame Jeanne
Gilmore dans La République clandestine, le passage de l'introuvable
Journal d'un combattant de Février où Philippe
Faure raconte sa
première rencontre avec Leroux. Dans une ultime réunion clandestine,
cet héroïque fils de général décida avec ses camarades de "faire
sortir d'une émeute une Révolution". Leroux n'était pas attendu. De
passage à Paris, il intervint à l'improviste dans le débat et il mit
ces jeunes parisiens en garde contre un recommencement d'août 1830 :
"Le Peuple aura vaincu, mais qui profitera de sa victoire ? Ce n'est
point vous, ce n'est pas le Peuple, ce n'est pas la cause du Peuple,
c'est cette fraction de la Bourgeoisie qui rédige le "National" et
qui partage les sentiments de cette feuille. Ne les connaissez-vous
pas, ces Républicains-là ? Ne savez-vous pas comme ils détestent
toutes les idées qui vous sont chères ? comme ils ont peur de ces
idées ? Ah ! les plus grands ennemis du Peuple et du Socialisme ne
sont pas ceux qui sont au pouvoir, mais ceux qui y arriveraient."
— On le voit, rien de moins blanquiste, rien de moins
léniniste.
Arrêté le 15 mai avec Barbès, Blanqui, Raspail, etc., Leroux
était encore en prison le 21 quand parut dans La Vraie République une
Lettre ouverte à Pierre Leroux où Théophile Thoré crie la colère des
prolétaires :
"Eh quoi ! sous prétexte que le peuple qui vous aime écrit votre
nom sur une liste de gouvernement provisoire, [on vous emprisonne],
vous qui seriez à la tête des législateurs, vous dont le nom serait
sorti le premier du scrutin populaire, si les dictateurs des
barricades n'avaient pas commis l'erreur irréparable de remettre à
plus tard les élections. [Si Lamartine, le plus grand poète de
France et Arago, le plus grand savant de France vous maintenaient en
prison, vous qui êtes] le philosophe de l'humanité, que penseraient
les prolétaires de France, dont vous êtes le plus sincère
représentant, que penserait l'Allemagne intellectuelle, qui s'est
nourrie de votre doctrine, que penserait l'Europe qui a traduit vos
livres sublimes ?".
Un peu plus tard, en mai,”Louis Blanc présidait la séance de la
Commission du Luxembourg qu'il raconte en 1850 à la page 137 de ses
Pages d'histoire de la Révolution de 1848 :
"Un personnage aimé du peuple demandait à être introduit. Il entra.
Son aspect avait quelque chose d'attirant à la fois et de vénérable.
Son regard était doux, pénétrant, "plein de pensées". Ses manières
où la simplicité se mariait à la noblesse, sa physionomie fine et
méditative, sa chevelure opulente, son visage d'une beauté forte et
rustique, sa tête que l'habitude des veilles avait un peu courbée,
tout en lui commandait le respect, mais un respect mêlé de confiante
12
sympathie. "Citoyens, dit-il, j'ai appris que les travailleurs me
faisaient l'honneur de me porter sur leur liste comme candidat à
l'Assemblée constituante ; j'ai cru de mon devoir de me présenter
devant leur commission, afin de me soumettre à son examen". Les
ouvriers se regardèrent, partagés entre l'attendrissement et la
surprise. L'homme qui leur parlait ainsi était de ceux dont la vie
entière est une éclatante profession de foi. Ses écrits l'avaient
fait depuis longtemps connaître à toute l'Europe comme un des plus
vigoureux penseurs et des plus magnanimes philosophes de ce siècle.
Ai-je besoin de nommer Pierre Leroux."
Le 4 juin, Leroux est élu représentant de la Seine à l'Assemblée
Nationale avec plus
de voix que Hugo18 , que Proudhon, que LouisNapoléon Bonaparte. Le 15, Marie d'Agoult a très vraisemblablement
assisté à la séance racontée par elle en 1850, sous le pseudonyme de
Daniel Stern, dans l'Histoire de la Révolution de Février qui a fait
dire à Leroux :"Est in feminis aliquid divinioris ingenii", le génie
féminin est plus divin que le génie masculin. C'est elle qui va nous
dire l'effet produit par la première intervention du paysan de la
Creuse, à quelques jours de l'insurrection :
"Dans
la
séance
du
15
juin,
à
l'occasion
d'un projet
d'assimilation de l'Algérie à la France, l'angoisse d'une situation
qui troublait les meilleurs esprits fut exprimée avec éloquence par
un orateur qui paraissait pour la première fois à la tribune. En
entrant à l'Assemblée, peu de jours auparavant, M. Pierre Leroux y
avait causé un étonnement extrême. Il serait difficile, en effet, de
peindre l'étrangeté de son apparition. La flamme subtile de son
regard, sa lèvre sensuelle, son cou épais et court sortait d'une
cravate à peine nouée, le geste de sa main amollie, sa chevelure
inculte, et jusqu'au vêtement d'étoffe grossière dont l'ampleur
informe accuse vaguement la forte stature un peu affaissée d'un
homme entré dans la maturité de l'âge, tout cet ensemble d'une
beauté à la fois épicurienne et rustique exprime avec une rare
puissance le caractère de l'apostolat moderne. Son entretien achève
l'impression que produit son aspect. Passant avec une insinuante
souplesse de la contemplation des civilisations évanouies à
l'anecdote du jour, qu'il conte avec une négligence piquante, M.
Pierre Leroux possède et anime tous les sujets. Religions, arts,
sciences, industries, moeurs, histoire, il sait tout ramener à sa
conception primitive. Mais il emploie selon les esprits divers un
mode différent de persuasion : pour les uns, les figures voilées
d'un vague mysticisme ; pour d'autres, le sentiment ; pour très peu,
la logique ; auprès de tous, la séduction des paroles flatteuses.
On conçoit qu'un discours de Pierre Leroux fut un événement dans
une assemblée où il n'avait pas encore pris la parole, mais où sa
conversation avait intéressé, charmé jusqu'à ses adversaires
politiques les plus déclarés. Ses écrits n'y étaient connus que d'un
petit nombre de personnes. Un silence de curiosité et de sympathie
l'accueille. L'occasion du discours est, comme je l'ai dit, la
colonisation de l'Algérie, mais on ne s'attend pas à ce que
l'orateur s'en occupe.
L'Assemblée ne songe guère en ce moment à l'Algérie ; elle pense
aux ateliers nationaux, au paupérisme, à la révolution sociale. On
sait que Pierre Leroux est l'un des apôtres les plus populaires du
socialisme ; plusieurs se disent que, peut-être, il ne tient qu'à
lui d'allumer ou d'éteindre les brandons de la guerre civile. Peutêtre va-t-il exposer un moyen de satisfaire les ouvriers sans ruiner
les chefs d'industrie ; peut-être, possède-t-il le secret de faire
transiger le capital et le travail, de réconcilier les intérêts en
lutte. On écoute. M. Pierre Leroux, laissant de côté le prétexte de
son discours, entre en plein dans le sentiment qu'il lit sur les
physionomies.
Il
annonce
qu'il
va
prendre
les
choses
particulièrement dans leurs rapports avec la France.
Il débute par poser en fait et en principe que la France a besoin
de colonisation, de migrations ; qu'il lui faut des communes
républicaines ; qu'elle a besoin de faire sortir de son sein tout un
18Qui le 23 décembre, à l'Elysée, sera au nombre des convives quand le Prince-
Président donna son premier dîner .
13
peuple qui demande une civilisation nouvelle. Puis, voyant
l'attention excitée par ses premières paroles, et s'abandonnant à
l'inspiration intérieure : "Je dis, reprend-il avec autorité, en se
tournant vers la droite, que si vous ne voulez pas admettre cela ;
si vous ne voulez pas sortir de l'ancienne économie politique ; si
vous voulez absolument anéantir toutes les promesses, non pas
seulement de la dernière révolution, mais de tous les temps de la
révolution française dans toute sa grandeur ; si vous ne voulez pas
que le christianisme lui-même fasse un pas nouveau ; si vous ne
voulez pas de l'association humaine, je dis que vous exposez la
civilisation ancienne à mourir dans une agonie terrible".
Une sorte de frayeur anticipée émeut l'Assemblée. L'orateur
continue […]
Ce discours si inattendu, qui semblait adressé à un concile
plutôt
qu'à
une
assemblée
politique,
causa
une
impression
singulière. On n'entrevoyait qu'à travers un voile nébuleux les
horizons qu'embrassait la pensée du philosophe ; mais on était monté
au
ton
tragique
;
les
âmes
étaient
remplies
de
tristes
pressentiments ; on sentait l'approche des mauvais jours. Personne
n'imagina de railler les paroles prophétiques de M. Pierre Leroux.
M. de Montalembert vint lui serrer la main avec effusion en signe
d'assentiment. M. de Falloux traversa toute la salle pour lui mieux
témoigner son admiration et sa sympathie".
Même admiration, même rerspect, le 22, dans les paroles que
Victor Hugo, monarchiste, ci-devant légitimiste, prononce en regardant
Leroux. "Aux philosophes initiateurs, aux penseurs sévères et
convaincus qu'on appelle socialistes [il] adresse du plus profond et
du plus sincère de [s]on coeur une requête” en faveur des
propriétaires victimes de faillites, et qui ne perçoivent plus les
loyers ou les fermages.
"La patrie saigne sur la croix des révolutions. Il ne faut pas que
cette agonie se prolonge. A qui profiterait-elle ? Depuis quand la
misère du riche est-elle la richesse du pauvre ? Vous comptez parmi
vous des coeurs généreux, des esprits puissants et bienveillants ;
vous voulez comme nous le bien de la France et de l'humanité. Eh
bien, aidez-nous, aidez-nous ! N'irritez pas là où il faut
concilier, n'armez pas une misère contre une misère". Quant à "la
détresse de cette partie de la population qu'on appelle le peuple",
elle lui inspirait ces paroles : "est-ce que vous croyez que ces
souffrances ne nous prennent pas le coeur ? [...] Toutes les fois
que vous ne mettez pas en question la famille et la propriété, ces
bases saintes sur lesquelles repose toute civilisation, nous
admettons avec vous les instincts nouveaux de l'humanité. Puisque ce
peuple croit en vous, puisque vous avez ce doux et cher bonheur
d'être aimés et écoutés de lui, oh je vous en conjure, dites lui de
ne point se hâter vers la rupture et la colère, car l'avenir est
pour le peuple. Il ne faut qu'un peu de patience".
Leroux
répond
en
suppliant
les
représentants
du
peuple
d’examiner "d'urgence dans le plus bref délai possible" la pétition
par laquelle les délégués des Ateliers Nationaux demandent à
l'Assemblée, après la dissolution de ces Ateliers, "quelques garanties
pour ceux des travailleurs qui iront travailler dans les départements
sur la demande des industriels particuliers".
A ce moment-là, les réactionnaires avaient peur de Leroux. Deux
mois plus tard, vainqueurs, l'anticléricalisme universitaire et le
jésuitisme se mettent d'accord pour abattre le philosophe autodidacte
qui a insisté le 31 août sur "le mal matériel". M. de Falloux, dont
Tocqueville dit qu'il n'appartenait qu'à l'Eglise" va être soutenu par
Jules Simon, porte-parole de Victor Cousin . Le 18 septembre,
Montalembert monte à la tribune. Il avertit ses amis : "l'honorable M.
Jules Simon a quelque chose à dire". Il fait son prône
"le problème aujourd'hui c'est d'inspirer le respect de la propriété
à des gens qui ne sont pas propriétaires. Pour cela, une seule
recette, c'est de leur faire croire en Dieu, et non pas au Dieu
vague de l'éclectisme, mais au Dieu du catéchisme, au Dieu qui a
dicté le Décalogue et qui punit éternellement les voleurs". Puis,
14
comme Thiers avait fait quatre jours plus tôt, et Hugo le 22 juin,
il regarde Leroux, sans le nommer : "Je me retournerai vers
quelques-uns des orateurs les plus avancés, les plus novateurs, les
plus utopistes que nous avons entendus ici. Ils nous ont parlé de
cet air vicié que respirent nos ouvriers dans les manufactures, ils
nous ont dépeint ces générations malingres, affaiblies, misérables ;
mais je leur demanderai si ces générations sont seulement réduites à
l'état qu'ils dépeignent par le mal industriel, par le mal matériel,
je lui demanderai si le mal moral n'y est pas pour quelque chose !"
Lui. Anacoluthe. On est passé du pluriel au singulier.
L’honorable
Jules
Simon
va
parler
en
tant
que
"membre
de
l'enseignement officiel" car il a "parcouru tous les degrés de
l'échelle universitaire", et en tant que "membre de l'école
rationaliste":
"Je demanderai à Monsieur de Montalembert si l'honorable M. Pierre
Leroux, notre collègue, est dans l'Université sans que je le sache,
s'il y a eu dans l'Université un seul phalanstérien, un seul
communiste. S'il y a une éducation dans une partie de la société
dont le dernier mot est Jouis, cette éducation est faite par
d'autres éducateurs que par nous".
M. de Falloux “[s]e hâte d'accepter les paroles de conciliation
et de concorde que M. Jules Simon a fait entendre". Il n'était ni dans
son intention ni dans celle de Montalembert de porter contre
l'Université les accusations que "M. Simon avait raison de repousser
avec l'énergie et la noble émotion qu'il y a mises". Jamais, quant à
lui, il ne portera "la moindre atteinte" à la liberté de l'Université.
M. de Falloux allait être ministre du Prince Président.
Après cela, Leroux disait fort bien que
"des voltairiens se
mettaient à défendre l'Eglise", et que "des universitaires jusque là
ennemis du clergé tendaient la main aux jésuites". Aussi, en novembre
48 dans la Biographie impartiale des représentants du peuple, Pierre
Leroux seul est outragé. Les “deux Républicains, l’un de la veille,
l’autre du lendemain” qui ont rédigé ce volume sont effectivement
impartiaux, sauf envers lui. Ni
cléricaux ni anticléricaux, ils ne
flattent ni les ouvriers qui "s'estiment peuple et, par conséquent,
souverain à un plus haut degré que le bourgeois", ni les bourgeois qui
"se paraient du titre d'ouvrier, comme le geai faisait des plumes du
paon". Ils sont courtois, respectueux, souvent élogieux, que ce soit
envers des républicains du lendemain, républicains modérés, "hommes
d’ordre", ou envers les républicains de la veille, républicains "de
toute la vie", dont "les opinions sont républicaines depuis qu'elles
ont cessé d'être bonapartistes, c'est à dire depuis 1815, "fervents,
incorruptibles, fermes, austères, démocrates vrais, "opposés à la
violence et à l'anarchie" patriotes, bons patriotes. "pour toujours
acquis à la République démocratique et sociale". Ils parlent avec
estime Martin Bernard, si proche de Leroux à tant d'égards,
d'Hippolyte Dutours que Leroux avait soutenu le 15 septembre, et de
ses
trois
collaborateurs
des
années
trente,
Jean
Reynaud,
Hippolyte Carnot, mais en nommant la "Revue encyclopédique" et
l'Encyclopédie nouvelle, ils ne disent pas que ces publications
avaient Leroux pour directeur. Lisons deux de ces notices:
Compositeur d'imprimerie, Martin Bernard exerce une profession à la
fois artistique et industrielle, qui le met en contact direct avec
les travailleurs, et l'identifie aux souffrances des autres.
Infatigable, il s'assimile toutes les idées pratiques éparses dans
les diverses écoles philosophiques. Son nom devient populaire dans
la Société des Droits de l'Homme". La Révolution de juillet arrive,
la question du prolétariat commence à se poser. Sans négliger le
côté
politique
de
la
situation,
son
activité
se
dirige
principalement du côté de l'économie politique. Martin Bernard, le
12 mai 1839 , était l'un des principaux chefs de l'insurrection qui,
à défaut du triomphe, eut le mérite de devenir une éclatante
protestation en faveur de la sainte cause qui devait triompher neuf
années plus tard. […] En mars 48, commissaire général à Lyon, il
15
calme l'effervescence d'une immense population ouvrière en proie à
la plus profonde misère et aux suggestions des partis extrêmes, il
oppose aux menées contre-révolutionnaires l'énergie d'une volonté
franchement républicaine, et il emporte l'honneur insigne d'avoir
empêché une guerre civile
dont les conséquences eussent été
incalculables".
Hyppolite Detours est un coeur élevé, exempt de violence,
de haine et des préventions de systèmes ou de castes. Fils d'un
adjudant général qui avait servi la République de 1791 à 1797 et
avait alors quitté l'armée en refusant tout traitement, et en se
contentant des remerciements du Comité de Salut Public. Devenu
sous la Restauration substitut du procureur du roi, il se démit
de ses fonctions à la Révolution de Juillet, pour rester fidèle
à ses serments. Un sentiment d'honneur qu'on appréciera, et une
grande antipathie pour la branche d'Orléans, le retinrent dans
les rangs légitimistes tant que la France lui parut hostile à la
forme républicaine, mais, même à cette époque de sa carrière
politique, il appartenait en réalité à la cause de la
démocratie, qu'il soutenait avec la plus grande énergie, se
montrant sans cesse
le zélateur ardent du suffrage universel.
Il était en cela fidèle aux principes que lui avait légués son
père. A l'Assemblée, assis dans les rangs des démocrates, il
vote avec l'extrême gauche mais sans esprit de parti. Tous les
côtés de l'Assemblée peuvent compter sur lui pour la défense des
vérités qu'il représente. Mais ce qui le caractérise par dessus
tout, c'est son dévouement ardent aux intérêts populaires et sa
résolution de préserver de toute atteinte la liberté religieuse,
qu'il regarde comme la première base de toute société civilisée.
LE 15 septembre,
Detours avait
proposé un amendement au
premier paragraphe de la Constitution,
le droit électoral et universel est primordial, sacré,
imprescriptible et souverain. Il est la source sacrée de tout
pouvoir. Si la Constitution commence par dire que le suffrage
universel est décrété par l'Assemblée, le droit n'est qu'un
octroi, qu'une concession ou du moins
qu'une institution de
l'Assemblée. Or cette constitution peut être révisée, et elle
sera, quoi que vous fassiez, révisée plus tôt que vous ne le
pensez. J'ose assurer que le suffrage universel sera modifié.
On commencera par interdire le droit électoral aux citoyens
illettrés. On n'a redouté que les interprétations anarchiques,
craignez aussi celles des hommes du despotisme. Les hommes qui
en 1830 ont proscrit, qui ont bafoué le suffrage universel, qui
l'ont méconnu, calomnié, dénoncé come un fléau, comme le
déchaînement de l'anarchie, qui l'ont déclaré impossible
pendant dix huit ans sont les princes de cette tribune, ils se
croient maitres de l'avenir. Ce sont les mêmes hommes ; oh,
bien les mêmes. Ils n'ont pas changé ; ils n'ont rien abjuré de
leur dédain pour le suffrage universel. Ces hommes sont debout,
guerroyant et arrogants , pétrifiés dans leurs vieux préjugés.
M. Detours a dit :"Vous n'avez pas le droit, vous, République,
de nier la souveraineté de chacun, de nier le suffrage
universel". Je ne vois pas une grande différence entre cette
constitution et l'établissement monarchique qui existait
antérieurement. En effet, je vois un président chargé du
pouvoir exécutif. Permettez moi de vous le dire, je dis que le
principe monarchique est là, dans la mauvaise définition de la
souveraineté. Si vous ne définissez pas, comme M. Detours tout
à l'heure le demandait, que le suffrage universel est une base
inviolable, eh bien vous pouvez violer complètement le vrai
principe de la souveraineté. La vraie souveraineté politique
est dans chacun. La liberté de la presse, la liberté de la
pensée exprimée par la presse, est un des termes de la
16
souveraineté. Le libre examen, la liberté de conscience sont un
apanage de la souveraineté, et sont imprescriptibles
dans
chaque individu."
Voici maintenant le pilori, voici
l'image que garderont de
Leroux
les notables, --représentants du peuple, candidats aux
diverses élections, fonctionnaires, membres du clergé, enseignants,
etc :
[…] Dès ses débuts, cherchant de quelle manière un philosophe
pouvait, sans s'avilir, gagnerle pain nécessaire à la vie, il
s'était établi comme décrotteur public sur le Pont-Neuf, nulle autre
profession ne lui semblant impliquer une protestation plus fière de
la pensée contre les exigences du besoin. […] De bonne heure, il se
faisait remarquer par la hardiesse inouïe de ses idées en religion
et en politique. Comme il exprimait ces mêmes idées avec éloquence,
et, surtout, avec la chaleur que donne la conviction, il ne tarda
pas à faire école. On se rappelle cette thèse hardie qu'il développa
que le Christ n'avait été qu'un philosophe socialiste ou communiste,
et que le jour était arrivé où un
nouveau Messie
(qui trèsévidemment pouvait bien dans sa pensée se nommer Pierre Leroux)
devait imprimer aux sociétés une impulsion nouvelle. Cette donnée
aboutissait au communisme, mais à un communisme assez abstrait,
ayant pour base philosophique le principe trinitaire, et pour
formule d'application le groupement universel de la force, de
l'esprit et du capital. C'était à peu près l'idée phalanstérienne,
il est vrai, moins le capital. […] M. Pierre Leroux voulut un jour
essayer de la pratique. Il prit donc une femme du pays allemand, et,
environné des parents de cette femme et de sa propre famille, il fut
s'établir à Boussac, petite cité marchoise, où pendant plusieurs
années, jusqu'en février 1848, il fit du communisme domestique, et
en quelque sorte à huis clos. Nous avons eu l'occasion d'entendre
s'exprimer George Sand, son amie, sur Pierre Leroux et sur l'avenir
de cette petite colonie. Pierre Leroux n'a qu'un tort, disait-elle
(et l'on connaît ses propres opinions), c'est de vouloir faire de
l'application cinquante ans trop vite. Chaque jour met son système
aux prises avec le boulanger ; et quant à ses idées sur la liberté
du lien matrimonial, propice à la morale selon lui, sa mise en
pratique ne prouve rien : madame Pierre Leroux n'est pas jolie."
Jusqu'au mot boulanger, ces paroles méritent qu'on les
retienne. Leroux a fait des essais prématurés . A partir de 1846,
George Sand avait à se plaindre, sinon de lui personnellement, du
moins de son entourage. Elle a fort bien pu penser et dire que la
femme de Pierre Leroux, sa seconde femme puisqu'il était veuf, n'était
pas jolie. Mais elle savait qu'il n'était point du tout partisan de
la polygamie, à la différence de ceux qu'il appelait "sectaires ou
utopistes". Je ne puis croire qu'elle ait jamais dit sur ce point le
propos qu'on lui prête. Si on sait qu'elle était traitée par Proudhon
de putain, que Lamennais employait le mot lupanar en parlant des
relations qu'elle avait avec Leroux, et que son discrédit était
immense depuis ses (déplorables) articles de mars dans le" Bulletin de
la République", on mesure la gravité de cette diffamation .
La parole publique était une arme de guerre, dont Leroux usait
pacifiquement avec un extraordinaire courage. Il faut ici rappeler
que, le 15, Detours voyait devant lui des hommes "debout, guerroyant
et arrogants". Dix mille parisiens venaient d'être proscrits, Deville
le disait le 7 : "C'est sous l'empire des conseils de guerre qu'on
parle à la tribune", chacun des citoyens de Paris, sans en excepter
les représentants du peuple risquant
de se voir "dénoncé comme
complice ou fauteur de l'attentat de juin, arraché à sa femme, à ses
enfants, à ses affaires, à sa patrie pour aller mourir misérablement,
désespéré, dans une île déserte." Or, chaque jour, dans cette
Assemblée, un homme était beaucoup plus en danger que tous les autres.
Le 21, Leroux publie la lettre A mes collègues de l'Assemblée
nationale où il évoque la tribune transformée en arène de gladiateurs,
les innombrables traits qu'on a lancés contre lui et contre la
doctrine qu'il enseigne, et la cruelle souffrance qu'on éprouve à
"s'entendre accuser à tout propos d'être un barbare". Le 14, lorsque
17
Thiers avait dit :"Je n'injurie personne", le sténographe avait noté
:"Les yeux se tournent sur les bancs où siège le citoyen Pierre
Leroux. — On rit". On riait parce qu'après le mot "propriété" Thiers
avait ajouté : "Je ne viens pas, Messieurs, apporter à cette tribune
un livre que j'ai fait." Le 10 août, Leroux avait expliqué que "le mot
de propriété est la source d'une foule de confusions", qu'il y a "une
fausse propriété" et que "le socialisme n'attaque ni la vraie
propriété ni la famille". Toujours, surtout depuis son grand discours
du 30 août
sur la durée du travail, c'est lui qui était visé,
nommément par les économistes Dupin, Faucher, Wolinski, Duprat, ou de
façon allusive et transparente, par Lamartine, par Mgr Sibour, par
Tocqueville, par Montalembert disant que les socialistes les plus
dangereux étaient "ceux qui ne se disent pas socialistes." Tout le
monde comprenait . Leroux avait dit à la même tribune :
Je ne suis pas socialiste, si l'on entend par ce mot une
opinion qui tendrait à faire intervenir l'Etat
dans la
formation de la société nouvelle.
Par des "bruits, rires, exclamation", la majorité soutenait jour
après jour les orateurs qui s'en prenaient à Leroux, ne serait-ce que
d'un
regard,
en
parlant
d'"anéantissement
du
capital",
de
"confiscation de la liberté, de nouvelle forme de servitude, de
principe funeste de l'autorité absolue de l'Etat" et en donnant Babeuf
comme aïeul à "tous les socialistes". Malgré ces impostures, la
véritable pensée de Leroux était comprise par
le peuple qui l'avait
élu, qui
dans les ateliers lisait ses discours imprimés au "Journal
officiel" et qui allait le réélire en mai 1849. Et aussi par les
représentants honnêtes. Dès le 28 septembre, le rapport de la
Commission sur les événements du 15 mai était jugé partial par Jules
Grévy, qui en 1879 remplacera Mac Mahon à la présidence de la IIIème
République. Th. Bac, de Limoges,
montrait des documents où Huber
affirmait "que Pierre Leroux n'avait pas de relations avec lui". On
n'avait, disait Flocon, enquêté
que contre les républicains, alors
que divers rapports parlaient de menées bonapartistes et orléanistes ;
Lagrange mentionnait aussi les partisans de "l'enfant du miracle",
c'est-à-dire les légimistes henriquinquistes, et il n'avait pas peur
de dire que les véritables conspirateurs de mai conspiraient encore.
C'est eux qu'écoutaient les économistes, qui ramenaient à onze heures
la journée de travail que l'Assemblée avait, le 2 mars, réduite à dix.
Nous allons voir pourtant que
Leroux ne parlait pas en vain, le 30
août, en disant pour conclure son discours :
Je fais appel aux catholiques et aux protestants comme aux
philosophes. Qu'ils reconnaissent dans le décret du 2 mars un
progrès immense dans la législation et un progrès en rapport
avec toutes les traditions du passé.
Personne, à ma connaissance, ne cite
le Journal officiel de la
seconde République, personne ne dit que Leroux était de très loin le
principal orateur de la minorité, dans les deux séries de grands
débats où les questions économiques alternaient avec les questions de
droit constitutionnel. C’est lui qui
demandait qu'on n'allonge pas
la durée de la journée de travail et c’est lui aussi qui soutenait
plus que personne la souveraineté individuelle. Et quelque chose le
désigne comme l’ennemi principal des propriétaires qui craignent par
dessus tout la jacquerie, l’incendie des châteaux, comme en 89. Seul
Leroux unifie à leurs yeux ce que Balzac appelait “la grande
antithèse sociale, Paris-Province . Il est, dans le département de la
Seine, le mieux élu, mais il vient de passer
trois années dans la
Creuse, et le
20 juin
Trélat l'accusait "d'avoir jeté, soit dans
les campagnes, soit dans les villes des paroles de nature à susciter
la haine, la discorde". Leroux seul compare les réalités économiques
en prlant des deux prolétariats, ouvriuer et paysan. Le 30 août : “Je
laisse Saint-Etienne, je laisse Saint-Chamon et toutes les petites
villes de fabrique aux environs. Je prendrai deux villes, Lyon et
Limoges, que je connais, et il y a ici beaucoup de citoyens qui les
connaissent comme moi. A Lyon,
plus de cent mille prolétaires. A
18
Limoges, la situation est la même : sur 40.000 habitants, 13.000
indigents. […] Dans tous nos départements du centre, dans le
département de la Creuse où le sang humain vient de couler, il est
constant que la plupart des hommes, des serviteurs de l'agriculture,
ne mangent pas de véritable pain, qu'ils se nourrissent de tourteaux,
de pain noir et de châtaignes."
Limoges était
en 48 "la Ville sainte du socialisme". Le 8
janvier 1848,
"L'Eclaireur du Centre" avait fait savoir que le
banquet religieux et social y réunissait mille souscripteurs. Ce fut
le seul Banquet expressément socialiste.
Bac y avait dit que "dans
tous les banquets réformistes un nom remplissait bien des discours
mais bien peu de coeurs, celui du Peuple" (cité par Leroux dans "La
République" en 1850). Le 26 février, le jour où Leroux était élu à
l'unanimité maire de Boussac, Bac était le premier des signataires de
l'affiche qui disait : "Citoyens de Limoges : La République est
proclamée. Elle se maintiendra. Croyez en cette acclamation unanime
qui accueillait hier son avénement désiré par tant de coeurs."
En
juin, Charles de Rémusat
notait
: "C'est dans les départements du
Centre, les plus pauvres, les moins avancés, ceux du Berry, du
Nivernais, du Bourbonais, de la Marche, qu'un mauvais esprit de
socialisme, et même de communisme, a paru infecter et dominer les
populations." Ancien ministre de l'Intérieur, il résumait ainsi ce
qu’il pensait depuis l’installation de Leroux à Boussac, en 1846.
Juste avant de dire : “Leroux a essayé du communisme en petit. Il prit
donc une femme du pays allemand, et, environné des parents de cette
femme et de sa propre famille, il alla s'établir à
Boussac, petite
cité marchoise”, les biographes écrivent : “Ce sectaire a figuré, le
15 mai, sur la liste des
membres du Gouvernement insurrectionnel de
MM. Barbès, Blanqui, Sobrier, Raspail, etc., aussi fut-il saisi et
emprisonné comme complice de l' attentat, mais il ne fut détenu que
trois jours”.
Un coup d'Etat blanquiste aurait été seulement parisien, et
assez facile
nos départements du centre, dans le département de la
Creuse où le sang
humain vient de couler”.
r aux prochaines
élections.
Voici
datée du 10 mars et imprimée à l'Imprimerie de
Pierre Leroux, à Boussac, une lettre de Pierre Leroux aux électeurs de
Limoges :
Amis,
Le jour même où vous proclamiez la République, un de vous, un de
ceux
que
le
consentement
populaire
chargeait
à
Limoges
de
l'administration provisoire, Théodore Bac, m'écrivait : "Nous voilà en
marche ; toutes nos espérances peuvent se réaliser ; attendons
l'Assemblée nationale". Et il me rappelait mes travaux pour me
persuader que je devais me présenter aux suffrages du peuple quand il
s'agirait de nommer à cette Assemblée.
J'ai écouté cette voix, et ma conscience, consultée dans le
recueillement, faisant taire des scrupules qui pouraient me retenir
loin de la vie publique, répond aujourd'hui, à l'invitation partie de
votre sein, qu'en effet c'est un devoir pour moi de me mettre à la
disposition du peuple, et de prendre part, si le peuple me donne cette
mission, aux travaux de l'Assemblée nationale.
J'ai interrogé ceux qui sont ici avec moi, unis dans l'oeuvre
sainte de l'association. Leur sentiment m'a confirmé que m'abstenir en
cette grave circonstance serait une action peu louable, et qui
pourrait être mal interprétée. Ce n'est pas lorsque nos principes sont
proclamés, mais non réalisés, qu'il faut en abandonner la défense.
C'est à Limoges que notre doctrine a trouvé le plus d'appui ; c'est à
Limoges que je me présenterai. Je vous demande donc votre adhésion et
votre concours. Amis, je n'ai point besoin pour vous de faire une
profession de foi. Si vous approuvez ma résolution, si ma candidature
est annoncée et soutenue par vous, j'irai à Limoges, et j'offrirai au
peuple le témoignage de ma vie tout entière.
Pierre Leroux
moins
Limoges et
"les départements du Centre, les plus pauvres, les
avancés", voilà le repaire du communisme. Son foyer est à
19
Boussac. Et depuis otobre 1847 l'Archevêché de Paris sonne le tocsin
contre le Revue imprimée à Boussac qui diffuse ce mot d'
ouvrier
typographe
au typographe philosphe: "Ton Jésus n'est pas le Jésus
des prêtres". En mars 48,
une affiche AUX CONSCRITS est signée par
Les imprimeurs de Boussac :
Luc Desages, Charpentier, Jules Leroux, Desmoulins, Vandris,
Charles Leroux, Frézières, Louis Nétré, combattant de mai,
ancien détenu politique, Fichte, combattant de mai, Arnaud
Leroux, Hélas, Henri Leroux.
Cette affiche dit que la République mettra fin à l'inégalité
monstrueuse qui permettait aux riches de se faire remplacer par les
pauvres, de se réserver les écoles
militaires et de devenir
officiers. Tout citoyen sera soldat, et tout citoyen recevra la même
la même instruction militaire. Cela, à condition d'élire "de bons
représentants, des pauvres, des ouvriers, des paysans".
*
En
1849, malgré toute la propagande faite contre Leroux, il
sera réélu par le département de la Seine.
Dans les
Profils des
députés à la Législative, on reproduira la biographie de novembre 48.
A nouveau, contre "l'ennemi du lien matrimonial" on prendra
la
défense de LA FAMILLE en répétant : "Madame Pierre Leroux n'est pas
jolie". Pour défendre la RELIGION on ajoutera ce paragraphe (qui
contient
l'idée
de
puérilité
que
nous
retrouverons
dans
un
Dictionnaire d'inspiration marxiste) : "Au plus haut de la Montagne,
retiré sous l'ombrage de sa plantureuse chevelure, il prépare avec une
mystique
componction
de
longues
tirades
apocalyptiques.
Le
rationalisme, chez lui, va jusqu'aux excentricités les plus puériles".
Enfin, pour défendre LA PROPRIETE, on renverra dos à dos [Marx fera
de même] les deux propositions soumises en 48 à la Commission du
Luxembourg : la Banque du Peuple que préconisait Proudhon, et les
associations ouvrières que préconisaient Leroux et ses amis et que les
délégués ouvriers avaient adoptées. Leroux avait une abondante
chevelure. Un dessin fortement colorié représente un magasin. Une
affiche pour enseigne : "La Banque du Peuple convertit L'ARGENT en
bottes, fromage, brouillards, etc.". D'un côté du comptoir, Proudhon
"convertit les capitaux de Pierre Leroux en bons de frisure", et de
l'autre côté, Leroux, auquel les capitaux sortent de la tête (caput),
couronnée par une tignasse monumentale.
En
novembre 1849, les ennemis du socialisme ont un puissant
allié, Proudhon, qui écrit que
Leroux, "le saint homme, se souvient
d'avoir été Jésus-Christ". Mais Leroux
est défendu par l'école
sociétaire, c'est à dire fouriériste. Considerant a "cessé de [lui] en
vouloir" et pour rassembler tous les démoc-soc, "La Propagande" fait
paraître dès le 10 décembre le premier numéro d'un journal, qui a pour
titre "Le Salut du peuple. Journal de la Science sociale, par C.
Pecqueur". Et cet économiste fouriériste réplique de Proudhon :
"Je viens de prendre connaissance de votre polémique avec Pierre
Leroux et Louis Blanc. Toujours le pugiilat, n'est-ce pas, citoyen :
c'est votre métier […] Vous êtes donc sensible aux insinuations de
Pierre Leroux, vous ne voulez pas qu'il recherche vos intentions ? y
avez-vous pensé, citoyen, vous le grand inquisiteur des mobiles
d'autrui ! Les intentions mises à l'écart ! mais qu'avez-vous donc
fait toute votre vie, si ce n'est remonter aux intentions de vos
adversaires, — et Dieu sait si le nombre en est grand ; — si ce
n'est conclure des actes aux arrières-pensées et prodiguer l'insulte
ou la calomnie à qui tombait sous vos griffes ?
Et vous ne voulez pas qu'on fasse à Proudhon ce que Proudhon
ferait au genre humain tout entier, s'il en avait le temps ? […] Vous
ne voulez pas surtout que Leroux mette en doute votre républicanisme
et votre démocratisme. Il est fâcheux, en effet, pour votre popularité
qu'on puisse douter de votre attachement sincère à la République, et à
la démocratie ; mais à qui la faute ? A vous dont les actes et les
paroles contradictoires ont rendu cette incertitude fort naturelle.
Croyez-vous que si votre culte était bien franc, les insinuations de
20
Pierre Leroux rencontreraient de l'écho. Vous êtes démocrate, ditesvous ? c'est possible, mais convenez que quand on est tendre dans ses
affections on n'écrit pas des phrases comme celui-ci : "Pour dire tout
de suite notre pensée, c'est la DÉMOCRATIE que nous avons à démolir
comme nous avons démoli la monarchie".
Vous accusez Pierre Leroux, l'apôtre de l'humanité, de l'unité et
de la solidarité universelle, de ne pas aimer son pays : citoyen,
songez plutôt à vous demander si ce n'est pas vous-même qui ne l'aimez
pas ; et qui le trahissez en le divisant, en y suscitant des
animosités, des haines, qui tourneront peut-être au tragique dans des
temps orageux".
Clémenceau, Benoît Malon et Jaurès jugeront comme "Le salut du
peuple", alors que Marx se réjouira des insultes lancées par Proudhon
avant d' attribuer l'échec du prolétariat français à chacune des "deux
sectes" qui au lieu de prendre "les grands moyens" elles avaient eu
recours à "des expériences doctrinaires, banques d'échanges ou
associations ouvrières". Les grands moyens, pour lui comme pour Engels
et Blanqui, c’était les armes. Lucide, Clemenceau, dira en 1895 que
Leroux, “penseur et homme d’action” fut en 48 “bafoué, houspillé,
ridiculisé à plaisir, par l’individualisme de Proudhon et le papisme
des réactionnaires enragés de peur”. Clemenceau appréciait les pages
où un fils de Pierre Leroux citait ce jugement d'un successeur de
Leroux à l'Assemblée Nationale, Anatole de la Forge :
Ecrivez vingt volumes d'une admirable science, d'une haute éloquence
; mettez au monde un système philosophique original et puissant;
souffrez pour vos idées, et vous obtiendrez ce résultat qu'on se
souviendra de vous à cause des caricatures. Pierre Leroux a eu cette
destinée."
Quand les oeuvres d'un écrivain sont très difficiles d'accès, et
cela depuis longtemps, ceux qui parlent encore de lui ne se réfèrent
même pas à des auteurs qui l'ont lu. Les historiens qui réhabilitent
Tocqueville confondent comme lui
Leroux avec Blanqui. A en croire
Tony Judt, disciple de François Furet19 , Leroux est responsable20 du
"jacobino-léninisme" caché "au coeur du socialisme à la française"
louangé par la Gauche unie, et en 1993 encore, l'aveuglement stalinien
des années 1944-1956 semblait à cet historien new-yorkais21 le résultat
de "la culture politique héritée de la Révolution française"22. C'est
exact, si on ne connaît que l'histoire officielle. Heureusement, à
Columbia University23, Jacques Barzun, directeur du Département
d’Histoire, a incité les chercheurs à ne pas se laisser intimider par
l’idéologie qui dominait en France. En lui rendant grâce pour cet
excellent conseil, Mme Jeanne Gilmore raconte
dans sa thèse sur La
République clandestine
la réunion où Leroux, "le révolutionnaire
pacifique", a mis en garde ses jeunes amis parisiens, en Février 48,
contre l’émeute et l’inévitable victoire de leurs ennemis. Traduit en
19 Dont j'ai fait la critique dans le n° 5 des Amis de P. Leroux (mars 1988).
20Le marxisme et la gauche française, 1830-1981 (1986). Préfaçant ce livre, en
1986, Furet
disait à juste titre que "pour la petite bourgeoisie, recrutée
dans l'enseignement, le marxisme était plus qu'une doctrine, une tradition."
"Tradition"
officielle en effet,
le Président du Praesidium du Soviet
Suprême de l'Union des Républiques dites "socialistes" confirmant en Sorbonne,
en 1989, au moment du Bicentenaire de la Révolution Française, ce qui avait
été affirmé quatorze années auparavant par M. François Mitterrand présidant la
République
en qualité de Premier Secrétaire du Parti socialiste : "l'apport
théorique principal qui inspire le socialisme est et demeure le marxisme".
21 Détrompé depuis par nos Bulletins et signataire de l'appel pour la
célébration du Bicenteniare de Leroux
22Un passé imparfaitLerouxUn passé imparfait
23Dont le Département de Français avait déjà fait connaître le Journal d’Adèle
Hugo, qui prouve que contre Leroux Victor Hugo a égalé Engels. Déjà les
Universités de Delaware et de Yale et
la NewYork Public Library avaient aidé
David-Owen Evans à réussir le sauvetage de Pierre Leroux.
21
français par le regretté Jean-Baptiste Duroselle, ce passage redevient
accessible, comme il l’était pour Jaurès et Péguy, ses amis, grâce à
Georges Renard qui l’avait reproduit.
IV. Quelques témoins impartiaux
"Peu aujourd'hui peuvent se dire comme lui purs de toute
compromission. Il est beau de garder ses croyances en face de tant de
défaillances, de reniements et de désespoir, et cela est beau surtout
alors que, pour rester fidèle à de chères convictions, on ne craint ni
l'exil ni la censure". C’est
de “notre Frère Pierre Leroux” que
Baussy parlera ainsi en 1866 24 , après l’avoir aidé à survivre
avec
plusieurs Loges provençales. Ecoutons de même Alexandre Erdan, Emile
Ollivier, Valère et Jacques Reynaud
En 1855, Erdan fait paraître à Paris La France mistique (sic)25
Séminariste catholique avant 48, il était grand admirateur durant la
seconde République de "la secte évangélique de M. de Pressensé",
réunion de protestants libéraux, qui devint le berceau de “la coterie
judéo-protestante” dreyfusarde. En 1904, les pasteurs Raoul Allier et
J.E. Roberty,
les universitaires
Gabriel Monod, Paul Stapfer,
Ferdinand Buisson se souvenaient de ceux que
le pasteur Charles
Wagner appelait “nos pères les évangéliques”. Tous abonnés aux
“cahiers” et en deuil cette année-là de
Bernard Lazare, qui avait
lu plume en main le portrait que voici, En
Je me promenais seul, un jour d'été, dans le parc de Saint-James à
Londres. Dans une allée longue et étroite, qui est du côté de
Westminster, je vis venir de mon côté un homme qu'il me sembla
reconnaître. Il était de haute taille, gros, presque trapu, aux épaules
platoniciennes, à la nuque grasse et épaisse. Ses longs cheveux
grisonnants et sa barbe mal peignée dénotaient l'homme dépourvu des
soins de l'extérieur. Il était vêtu presque misérablement. Sa vaste
redingote, en forme de sac, portait les traces de la vétusté et presque
de l'indigence.
C'était bien lui, c'était Pierre Leroux. Il allait, mélancolique et
solitaire, marmottant quelque grande pensée, quelque noble inspiration,
peut-être quelque douce plainte, comme en peut faire une des plus
bienveillantes natures qu'ait jamais produites l'humanité.
Je n'avais jamais eu de relations avec le grand philosophe ; je ne crus
pas devoir l'aborder ; mais, au moment où je passais à côté de lui, au
moment où je le saluais intérieurement de l'esprit et du coeur, comme je
fais toujours aux personnes sublimes et saintes, il tourna les yeux vers
moi, et reconnaissant que j'étais français (cela se reconnaît facilement
à Londres), il me fit un signe de main, accompagné d'un sourire plein de
bonté, comme pour saluer en moi la chère patrie […]
Je caractériserais volontiers le génie de Pierre Leroux par une
comparaison : c'est un autre Leibniz au XIXe siècle, moins les sciences
mathématiques, plus les sciences sociales. Il a de Leibniz la
prodigieuse lecture, l'universalité philosophique ; il en a également le
peu de rigueur au point de vue des conséquences pratiques et des
conclusions. Ces deux rares éruditions ont même encore cela de commun,
qu'elles ne sont pas toujours d'une grande sûreté. Enfin, il semble que
ce qui domine chez l'un et chez l'autre de ces deux hommes illustres,
c'est une sorte de tendance théologique, qui en fait comme deux prêtres
dans le laïcat […].
Dans la pratique, en politique, en socialisme, en religion, en tout, la
tendance de Pierre Leroux a été de marier la Fraternité à la Liberté
24
"Disciple de Pierre Leroux" (ainsi qu'il se désigne lui-même), Baussy
s'adresse ainsi au Grand Orient, en 1866, en demandant un soutien pour "notre
Frère Pierre Leroux, l'Apôtre Humanitaire ...] Non,la Franc-Maçonnerie n'a
jamais fait défaut à de nobles et courageuses victimes. Elle ne leur a jamais
répondu : Vae victis !"
25auquel
paraît riposter en 1856 le Pierre Leroux
d' Eugène de Mirecourt
Mirecourt travaillait pour la propagande bonapartiste. Après avoir semblé
proche de Leroux, il l’accusait de reniement
22
individuelle, l'idée communautaire et organisatrice à l'idée du droit
des personnes. Il a déployé, pour opérer théoriquement cette alliance,
des ressources infinies de science, de sensibilité, de style ;
malheureusement, les applications, les résultats catégoriques, ne l'ont
jamais suffisamment préoccupé, et c'est par là, par ce côté faible, que
son terrible adversaire, Proudhon, est entré dans son riche domaine, et,
d'une main impitoyable, y a mis tout sens dessus dessous. Mais Proudhon
a été, en cela, bien injuste : il a frappé l'un de ses maîtres, l'un de
ses inspirateurs ; il a essayé de ridiculiser un grand homme, avec
lequel la postérité pourrait bien quelque jour le contraindre à
fraterniser, dans le même panthéon, comme elle a fait à Voltaire et à
Rousseau.
Si, dans ses théories, Pierre Leroux a fait leurs parts respectives à la
raison et au sentiment, à l'individualisme et au communautarisme, si,
par conséquent, sa doctrine est une sorte d'éclectisme entre le
misticisme et le rationalisme pur, d'un côté, et la Fraternité et la
Liberté de l'autre, il faut ajouter que ce qui domine chez lui, c'est la
faculté
sentimentale,
la
faculté
aimante,
unifiante.
Il
est
véritablement, en ce siècle, la voix de l'amour humain. C'est lui qui a
jeté dans le monde des esprits, ou du moins qui a donné leur sens
nouveau et leur popularité pleine d'avenir, à une foule de mots qui sont
des révélations : l'Humanité, la Solidarité, l'Idée Sociale, etc., etc.
Il a incarné en lui, mieux qu'il n'avait été fait encore, cet
humanitarisme qui, depuis la révolution française, était à l'état latent
dans le mouvement de la génération nouvelle, et à l'état incomplet
encore dans les écoles des novateurs tels que Fourier et Saint-Simon.
Nul n'a aimé les hommes, pas plus dans l'histoire que dans la réalité
actuelle, comme a fait ce philosophe de la bonté. Cela est si vrai que
j'ai vainement cherché dans ses livres cet exclusivisme passionné et
parfois amer contre telle ou telle ère, contre telle ou telle
personnalité historique. Le sentiment de "L'Homme-Humanité", comme il
s'exprime, est si profond chez ce noble coeur que sa tendresse ne se
dément jamais dans ses études sur le passé, et qu'il a besoin, en
quelque sorte, de pardonner quand il ne bénit pas.
Chose considérable ! Il ne résulte pas chez lui de cette tendance, comme
il arrive chez une foule de petits penseurs superficiels de notre
époque, un optimisme lâche et inintelligent. Il a les haines
intellectuelles bien vigoureuses ; il l'a suffisamment montré dans sa
lutte contre l'école démoralisante de M. Cousin ; mais il conserve
toujours dans ses appréciations un fond de bienveillance, et il ne lui
arrive jamais, comme cela est arrivé à Proudhon, par exemple, à l'égard
de Rousseau et de plusieurs personnages de la Révolution, d'insulter à
une vertu relative, à une belle oeuvre partielle. Il est tolérant d'une
tolérance profondément éclairée et juste, d'une justice merveilleusement
impartiale, comme doit l'être, en effet, un génie qui voit les choses
jusqu'au bout et jusqu'en haut, comme doit l'être un coeur assez large
pour battre à l'unisson du coeur de l'Humanité, telle qu'elle se
manifeste dans l'ensemble de ses générations."
En 1855, du temps de l'Empire autoritaire, il fallait du courage
pour publier cet éloge de Leroux. La poste ouvrait les lettres, et
c'est
plutôt dans des journaux intimes que l'on trouverait les
sincères témoignages de ceux qui habitaient en France la "noire
Sibérie" où Baudelaire pouvait dire que "[s]on esprit s'exile".
Empruntons un exemple de constance26 au Journal d'Emile Ollivier, le 9
mai 1857 :
"Je relis ce matin l'admirable article Bonheur de Pierre Leroux, qui
sert de préface à l'Humanité. Je respire et je retrouve la foi,
l'enthousiasme et la fraîcheur de mes jeunes années. Comme cela fait
plus de bien que les Comte, Proudhon ou Cousin. Il faudra que je
relise ces pages quand j'aurai besoin de me dilater et de retrouver
26Avant le Coup d'Etat, il notait le 7 juin 1851 : "Une chose me paraît faire
bien grande la gloire de Pierre Leroux ; jusqu'à lui le socialisme ou le
sentiment religieux de l'avenir avait été séparé du sentiment républicain ;
Saint-Simon et Fourier attaquaient les républicains autant que les rétrogrades
; P. Leroux, le premier, a réuni ces deux sentiments et dit que socialisme et
république étaient synonymes. Il a tué par là le jacobinisme. On ne voit pas
communément cela. L'avenir le dira."
23
le véritable point de vue des choses, bien souvent perdu dans la
mêlée des affaires."
A ce moment-là, le futur Premier Ministre de l'Empire libéral
n'était encore qu'un républicain vaincu. Il avait pour principal
interlocuteur son père Démosthène27, exilé volontaire comme Leroux,
qui l'appelle son plus constant "compagnon de fortune et ami". Mais
il restait en relations avec Leroux, comme on l’a récemment appris en
lisant une page28 signée Valère, imprimée en 1875 et vraisemblablement
publiée en France. Français, assez fortuné,
Valère raconte
un
voyage qu’il fit à Jersey en 185529.
"Dans mon esprit, j’accomplissais un pélerinage en terre sainte
d’exil. Un républicain plus tard ministre de l’Empire m’avait chargé
de ses commissions pour le philosophe de la Triade, avec lequel il
entretenait de solides relations d’amitié". Ayant "la bourse assez
bien garnie", Valère fut frappé par la misère où se trouvait Leroux.
Ayant travaillé dans les champs le matin, Leroux s’occupe l’aprèsmidi à "préparer son livre [sans doute La Grève de Samarez], oeuvre
inégale, mais pleine de pages splendides", dans "l’immense hangar
qui lui servait de cabinet de travail, de chambre à coucher et de
bien autres choses encore. Jamais je n’oublierai ni la pièce ni
l’homme. Tous deux avaient je ne sais quelle poésie bizarre,
mélangée de grandeur et de grotesque, faite de désordre et de grâce.
Des livres encombraient le sol, ouverts ça et là, avec des journaux
pour signets ; une vaste table de bois blanc, supportée par des
tréteaux, était couverte de papiers ; pêle-même, des bêches, des
hoyaux,
des bottes de fourrage, des harnais, de gros volumes
poudreux." Arrive, rentrant des champs, "toute une tribu, hommes
faits,
grandes filles, babys hésitant sur leurs jambes frêles,
traînant des sacs, portant des bottes de foin ou suçant des pommes
vertes. "Voilà les Leroux", me dit-il simplement, à la façon d’un
patriarche
antique[...]Sur
toute
cette
pauvreté,
sur
cette
négligence, sur cette crasse (disons le mot), le talent, la bonté,
l’honnêteté, faisaient courir un rayon de poésie, semblable à celui
que le soleil couchant jetait sur le désordre de cette chambre.
Pierre Leroux était un de ces charmeurs qui vous captivent en une
heure de causerie. J’en voulais énormément à l’Empire d’avoir
dérangé la vie d’un tel homme, et d’avoir brutalement troublé ce
poète, que je jugeais inoffensif, et qui l’était véritablement par
lui-même. Aujourd’hui, d’un esprit plus rassis, j’en veux surtout à
la politique d’avoir saisi dans ses griffes ce pauvre rêveur
de
Pierre Leroux, et de s’être si bien emparé de lui, que de ce poète
éminent,
de ce savant, de ce critique de première force, de ce
lettré parfait en un mot, il ne reste qu’un souvenir confus, mêlé de
haine et de ridicule. Quoi de plus intéressant, quoi de plus utile
peut-être que le mouvement philosophique auquel fut mêlé Pierre
Leroux ? Et quoi de plus dangereux que les tentatives des
socialistes pour faire passer ces rêveries, mal mûries, mal
contrôlées, dans l’ordre des faits ? Sitôt qu’un homme s’étudie à
penser mieux que le courant de son siècle,
les politiciens
s’emparent imprudemment de ses idées et de sa personne, jettent les
unes et exposent l’autre dans des luttes prématurées, et perdent
le tout. [...]
Pierre Leroux, que j’avais revu à Paris quand il revint en France
amnistié, avait bien compris, sur la fin de sa vie, et disait
volontiers à qui voulait l’entendre les dangers de notre promptitude
d’esprit à laquelle rien ne fait contre-poids. Décidément répétaitil souvent, on n’a le droit de rêver que dans son lit, la nuit, et
27 que Bergson appellera "l'impétueux, le généreux, le génial révolutionnaire".
28Je remercie M. Jean-Claude Richard, directeur de recherches au CNRS, qui me
communique ce texte.
29L’année où Victor Hugo quitte Jersey et part pour Guernesey, persuadé qu’il
ressuscitera, non pas seulement en une fois, comme Jésus-Christ : dans sa
tombe à lui, il y a "de nombreux réveils, des rendez-vous donnés à la lumière
en
1960,
1980,
2000".
Leroux,
au
contraire,
n’est
qu’un
de
ces
révolutionnaires qui "passeront comme un vent sur la plaine, en faisant moins
de bien au genre humain qu’un seul mot écrit par un grand poète".
24
quand la journée de travail est faite. Pour son compte, il avait
rompu avec les Jacobins rouges sans s’en aller vers les Jacobins
blancs. Il estimait que tant qu’un gouvernement moyen, tout de bons
sens, n’aurait
pas jeté des racines profondes dans le pays et
resserré la tradition nationale, les études comme celles où s’était
complu sa vie seraient inutiles et dangereuses. Triste situation
pour un pays que celle où un Fontenelle peut dire avec d’autres
raisons qu’un égoïsme prudent, que si sa main était pleine
de
vérités il se garderait bien de l’ouvrir".
Voici un texte publié par Jacques Reynaud onze années
auparavant, en 1864, à Paris, quand l’Empire se fait libéral. Mais il
avait été écrit durant l’Empire autoritaire, par un catholique qui
montrait beaucoup d'indépendance d'esprit et de courage. Leroux étant
rentré en France en 1858, Reynaud peut l’avoir rencontré à ce momentlà, et il mêle peut-être des souvenirs postérieurs au Coup d’Etat à
des souvenirs antérieurs à la seconde République. Le portrait qu'il
fait de Pierre Leroux et de Louis Jourdan30 est un éloge, qu'il
conclut en disant : "Je viens de juger impartialement deux hommes,
dont je n'ai jamais partagé et ne partagerai jamais les convictions ;
j'ai tâché de les voir tels qu'ils sont, sans me laisser influencer
par des répugnances d'opinion, souvent injustes. Je crois fermement
qu'ils désirent le bien ; s'ils se trompent dans la manière de le
faire, il ne faut pas moins leur en savoir gré, d'autant plus qu'ils
mettent tout en oeuvre pour y réussir" Or, aucune "soeur de charité
n'a pansé plus de plaies et répandu plus de consolations" que
Jourdan, qui "pousse à l'extrême l'amour de l'humanité, ainsi que
presque tous les grands coeurs des mêmes croyances que lui, et qui
voue une admiration indestructible à Saint-Simon, son premier
maître". Et Leroux a plus d'une fois écrit :"Saint-Simon fut mon
maître". Nous aIlons voir en effet que ce portrait ruine de fond en
comble la très mauvaise réputation faite à Leroux par ses ennemis
politiques,
partisans
soit
de
l'Empire
autoritaire
soit
des
barricades et de la dictature parisienne. — Tapeur indélicat dépourvu
de conscience morale, voilà ce que Hugo résumait en deux mots : vieil
escroc et mouchard. Equivalamment, mais avec un autre critère sur le
second point, Ludovic Halévy (secrétaire intime du duc de Morny,
l'artisan du coup du 2 décembre) notait dans ses Carnets : "Il y a
dans la France entière des enfants de Pierre Leroux. Tous enfants
naturels. Il a toujours pris des femmes (il en a quatre ou cinq), il
les a quittées quand il a trouvé mieux". Et encore, et surtout : "Il
trouve tout à fait naturel que ceux qui ont, donnent à ceux qui n'ont
pas".
Reste le reproche que beaucoup d'universitaires ont fait à
Leroux : des attaques trop acerbes. Reynaud répond en donnant sur les
questions
de
doctrine
l'indication
décisive
:
"Leroux
est
l'antagoniste le plus redoutable de Fourier". Parmi ceux qui disaient
comme Petrachevski : "Fourier, mon Dieu unique", beaucoup n'ont pas eu
après Juin 48 le courage de dire à Leroux, comme Considerant : "Mon
bon Pierre, j’ai cessé de vous en vouloir pour vous aimer comme un
frère”. On dit par conséquent que Leroux a été malveillant envers
Fourier, et de même "plutôt mauvaise langue envers Cabet"31. Mauvaise
langue, Cabet l'était sans nul doute, à la manière des envieux, en ne
nommant pas Leroux dans ce Voyage (1840) où il louait comme apôtres de
l'égalité Lamartine, Tocqueville, cent autres, et George Sand.
Desroches, de même, a oublié Leroux, le plus pur disciple de Saint-
30 Dans ces vingt-sept Portraits, ces deux dissidents diffèrent beaucoup des
célébrités que l'auteur paraît avoir assez bien connues, hommes politiques, de
différents bords (Thiers, Persigny), artistes (Rossini), écrivains (Béranger,
Musset)
31 Henri Desroches écrit cela dans son édition du Voyage en Icarie (Anthropos
1970)
25
Simon, lorsqu'il a édité Le nouveau Christianisme en nommant comme
apôtres de cette religion Buchez, Comte, Proudhon, Marx, etc. Reynaud
confirme tout à fait ce que dira Prudhommeaux, le seul universitaire,
à ma connaissance, qui ait pris au sérieux l'Histoire socialiste
publiée sous la direction de Jaurès32. Et qui ait bien compris que
Leroux, "ce fameux philosophe", tout en décelant "excellemment" les
erreurs de Cabet et plus généralement des utopistes, s'était montré
"généreux" envers Cabet, en faisant preuve du "génie éminemment
conciliateur et bienveillant que tous les critiques ont reconnu en
lui33. Reynaud étant ignoré, je crois qu'il faut citer in extenso le
portrait qu'il avait écrit au temps de l'Empire autoritaire, en
disant : "J'écris tranquillement sous la dictée de mes souvenirs et de
mes observations".
"Voici un homme dont on a bien diversement parlé, qui fut un des
croquemitaines les plus redoutés par les bonnes gens, et dont le nom
seul a fait trembler, pendant plusieurs années, ceux qui ont peur de
leur ombre. Ce farouche républicain, ce socialiste terrible, ce
tribun fougueux, ainsi que le répétaient à qui mieux mieux les
journaux du temps, est incapable de faire du mal à qui que ce soit ;
il n'est pas de caractère plus doux, plus conciliant que le sien. Il
n'a aucune initiative, et dans un moment de révolution il n'aurait
aucune influence sur les masses, il manque de cette hardiesse, de ce
diable au corps, nécessaire à un chef de parti. Il a, j'espère, le
courage moral : le courage physique, le courage brutal, qui se jette
au milieu du danger, la tête baissée et sans calculer, n'est pas
dans sa nature.
D'ailleurs, il n'a jamais rêvé que le bien de l'humanité, pour
laquelle son amour est réel et immense.
Il ne m'est pas donné d'apprécier ses doctrines ; s'il se trompe,
il se trompe de bonne foi, il se trompe honorablement et reculerait
devant tout moyen sanglant, devant toute répression dangereuse, lors
même que le triomphe de ses idées en serait la suite.
Une de ses grandes tristesses, c'est d'être méconnu, mal jugé ;
il a des moments de désespérance, non par rapport à ses convictions,
sa foi est entière et inébranlable ; mais par rapport à lui ; il
cesse de croire en lui-même lorsqu'il ne se voit pas apprécié par
les autres ; ces découragements ne sont pas de longue durée ; il se
réveille plus fort, plus disposé à la lutte, il remonte à l'assaut
avec une nouvelle ardeur. Fidèle jusqu'au martyre, s'il le fallait,
il se crée des illusions magnifiques, il ne doute pas de la
régénération du monde, pour lui c'est une question de temps et voilà
tout.
Il discutera la plume à la main, armé d'arguments victorieux
selon lui et il en découvrira sans cesse de plus victorieux encore,
pourvu qu'on lui réponde, pourvu qu'il trouve à qui parler. Il veut
convaincre et ne pas étonner, il veut faire des prosélytes et ne
cherche pas des admirateurs.
Son talent est de ceux qui laissent une longue trace, lumineux ou
obscur, suivant le point de vue où l'on se place, suivant que le
nuage de l'incrédulité flotte entre lui et ceux qui le lisent, il
est toujours lui-même, on ne peut lui refuser de grandes pensées et
un style merveilleux. Comme critique, il est à la tête de ses
émules. Nul n'a plus de logique et de raisonnement, nul ne sait
mieux marquer d'un seul mot ce qu'il examine, sa science est
immense, il a tout lu, tout appris. Sa mémoire est aussi prodigieuse
; quand il discute, il indique la source où il a puisé, fût-ce dix
ans auparavant, il vous dira : C'est dans tel livre, telle page, tel
volume. Il n'est ni bibliophile, ni encore moins bibliomane, il ne
se préoccupe pas si l'édition est ancienne, si elle est du bon
libraire, du célèbre imprimeur, il ne voit que la science, et la
forme n'est pour lui que secondaire. Il connaît les arts et parle de
chacun comme si c'était sa spécialité. Il s'assimile les autres, et
leur pompe ce qu'ils savent avec une facilité prestigieuse. Il fait
32
Dès 1907, il en citait les tomes VIII (1906) et IX (1907), dans une
impeccable thèse (Aulard était au jury) sur Etienne Cabet et les origines du
communisme icarien..
33 Etienne Cabet et les origines du communisme icarien (1907).
26
sa chose de ce qu'ils lui ont donné, il pose son cachet sur cette
conquête ; dès lors elle lui devient propre et l'on ne se douterait
pas qu'il l'a dérobée.
Pierre Leroux travaille toujours de tête, il est paresseux pour
écrire, et bien souvent il n'écrit pas. Il prend des notes au
crayon. A l'époque où il habitait Boussac, dans le département de la
Creuse, il y avait fondé d'abord une sorte de phalanstère, non pas
dans les mêmes principes, car il est l'antagoniste le plus
redoutable de Fourier, mais je me sers de ce mot parce qu'il rend
succinctement le fait. Autour du philosophe se groupaient ses
disciples qu'il instruisait et qu'il occupait en même temps. Il
dirigeait la Revue sociale, journal qui lui appartenait et avait une
imprimerie, où il travaillait en personne. On l'a vu nombre de fois
imprimer ses articles sans les avoir écrits, ce qui est assurément
un tour de force, son esprit est laborieux, son corps ne l'est pas.
Il est en même temps bavard et rêveur ; il restera des heures
entières à contempler un arbre, ou la lune, ou quelque chose qu'il
ne voit pas, qu'il crée, car il est essentiellement poète, il est
même tendre et facile aux larmes. Tout à coup sa causerie part comme
une fusée, elle est intarissable, elle est brillante, elle est
prestigieuse, elle est gaie, elle est même caustique dans
l'occasion. Il manie admirablement l'ironie, il a une façon de
railler les gens qui les désarme, il est impossible de s'en fâcher,
on est réduit à en rire soi-même.
Cependant il comprend tout, il est bienveillant, il crée des
excuses à ceux qui en manquent, il les trouve beaucoup meilleures,
beaucoup plus spécieuses qu'ils ne les trouveraient eux-mêmes. Il
n'a aucune acrimonie, il met chacun à son aise, il prête de l'esprit
en descendant à la portée de tous, en sachant parler juste de ce qui
l'intéresse et de ce qui convient à son interlocuteur ; quel que
soit le sujet qu'il traite, il n'est jamais ennuyeux, excepté à la
tribune, où il n'a pas eu de succès d'orateur, même auprès de son
parti. On n'est pas universel.
Ce philosophe a néanmoins du trait dans l'esprit, il est fin, non
seulement en propos, mais encore en actions ; il sait vivre dans
l'acception de la science, de la vie et dans celle de la convenance.
Artiste en toutes choses, il jouit de tout ce qui est art, aussi
bien qu'il jouit de la nature. La séduction qu'il exerce ne peut se
comprendre, il faut l'avoir éprouvée soi-même, c'est un charmeur. Je
ne crois pas que la plus jolie femme obtienne un pareil empire sur
ceux qui l'approchent, rien ne lui résiste, on l'aime dès qu'on le
connaît. Les hommes des opinions les plus opposées se l'arrachent,
il ne discute avec eux qu'à armes courtoises, et vient à bout de
leur persuader qu'ils sont d'accord à différents points de vue. Sa
tolérance est entière, il ne garde pas rancune parce qu'on n'a pas
les mêmes vues que lui, et ne cause pas seulement philosophie, arts
et politique.
Il est si insinuant, il sait si bien convaincre qu'il adoucit
même les Juifs. Lorsqu'il a besoin d'argent, et dans ce temps-ci,
cela arrive à tout le monde, il en obtient des prêteurs les plus
rebelles. ceux qui exigent des autres des garanties doubles
l'obligent sur sa parole, à laquelle rien ne résiste. Cet argent
n'est jamais pour lui, car il n'a pas de besoins, il est d'une
simplicité outrée et pousse le mépris de l'élégance jusqu'à
l'exagération. On aimerait à le voir prendre plus de soin de luimême ; sans être beau il a un de ces visages qui frappent, il est à
la fois commun et original. Son regard est superbe et il est
excellent ; son front est plein de promesses, il rayonne ; sa tête
est une des plus grosses que l'on connaisse, et sa physionomie aussi
sympathique que sa conversation. Pour être philosophe on n'est pas
obligé d'imiter Diogène, d'habiter un tonneau et d'en accepter
toutes les conséquences.
Pierre Leroux soutient sa famille entière, il a plusieurs frères
et leurs enfants, il s'est marié deux fois et a, de ses deux lits,
onze rejetons qu'il adore. Il a soigné sa première femme, morte
folle, avec une tendresse et une sollicitude très rare, sans renier
aucune des suites de cette folie et sans se plaindre, au contraire.
Dans sa femme, il aime toutes les autres et lui garde une fidélité
scrupuleuse. D'une humeur parfaitement égale, d'une grande douceur,
d'une bonté compatissante, il rend heureux ce qui l'entoure.
Personne n'entend mieux que lui l'art de consoler, il compatit aux
27
douleurs qu'il connaît, et cherche à deviner celles qu'il ignore,
afin d'y compatir aussi. Nous avons tous les défauts de nos
qualités, il est peut-être un peu faible, ce qui rend son commerce
le plus agréable du monde aux indifférents. Ses amis préfèreraient
plus d'énergie ; à force d'être homme de sentiment, le sentiment
devient élastique et se prête trop facilement.
Il aime bien, il est serviable ; insensible à la misère, il songe
au bien-être des autres sans se soucier du sien, il n'a point
d'ambition ; ses espérances ne sont que dans l'avenir des âges, il
sait qu'il ne récoltera pas ce qu'il sème, il n'en prodigue pas
moins cette semence, divine croit-il, enfouie longtemps peut-être
mais devant produire des arbres géants, dont les branches abriteront
l'univers entier. Tel est son rêve.
En affaires, il est oublieux, les intérêts matériels lui sont
trop inférieurs, ce qu'il dépense pour le bien-être du genre humain
ou pour le triomphe de l'idée est jeté dans le gouffre de
l'immensité et devient pour lui un instrument brisé, auquel il ne
pense plus.
Comme tous les penseurs, il déteste le monde et n'y va jamais. On
ne le voit à aucune réunion, encore moins au café ou dans un club,
excepté lorsqu'il s'agissait de politique militante. Sa sobriété est
celle d'un spartiate, je ne crois pas qu'il sache ce qu'il mange ou
ce qu'il boit. Il fait de très longues courses à pied dans la
campagne, car il habite les champs et ne vient à la ville que par
exception. Il a maintenant planté sa tente à Jersey, sans que rien
l'y oblige, il y vit dans la même retraite qu'auparavant.
Ainsi qu'il a peu de besoin, il a peu d'arrangement, chez lui la
pensée envahit tout. Dès son plus jeune âge il se distingua dans les
études sérieuses, il était à dix-neuf ans secrétaire du ministre de
la guerre. Son écriture ressemble à son visage, elle est bizarre,
elle est grosse et bien formée, elle est belle, elle est lisible, et
pourtant elle étonne.
Au total, Pierre Leroux est une individualité très marquée, un de
ces êtres destinés à jouer un rôle, et que Dieu a créés avec un
dessein particulier sans doute. Il a reçu les dons nécessaires à la
mission providentielle, à côté de ces dons se trouvent les
inégalités dont ils sont la source. L'avenir dira si ce rôle tracé a
été rempli, et la postérité seule peut juger de tels apôtres,
lorsque leur doctrine a porté ses fruits, ou lorsqu'elle est
retombée dans les utopies."
Cette bienveillance avait été appréciés par de nombreux témoins,
avant l'exil. En 1852, à Londres, Leroux était encore un efficace
conciliateur. A Jersey, son caractère a-t-il changé ? Pierre
Joigneaux et George Sand ont eu cette impression. Représentant de la
Côte d’Or,
Joigneaux avait été
à la Constituante et à la
Législative collègue et ami de Leroux. Il le trouvait “aussi simple
avec les humbles que fort de ressources imprévues avec les habiles”.
Mais, après l'avoir rencontré à Paris au cours des années soixante,
il nota à regret que "l'exil et la misère eurent sur lui une mauvaise
influence.
Son
caractère,
réputé
plein
de
douceur,
s'aigrit
fortement. Il eut des heures de violence, dans les réunions de
proscrits. Il se fit très aggressif et se fit des ennemis aussi
acharnés à le poursuivre qu’il avait été prompt à les attaquer. Nous
connaissons trop les tristes effets de l’exil, de la nostalgie, du
chagrin, des fortes misères sur les proscrits, pour nous y arrêter...
L’histoire oubliera tout cela pour ne se souvenir que des services
rendus34“. Cette conclusion bien intentionnée ne va pas au fond des
choses. Remué par des émotions, attentif à des anecdotes, Joigneaux
se sent proche de
Proudhon et ne mesure pas la gravité du conflit
d'idées qui oppose Leroux à Proudhon. De même, en l'absence de
Leroux, George Sand a apprécié Hugo et Renan. En 1859, quan dil lui
rend visite à Nohant, elle subit l’ascendant de son fils Maurice ,
qui juge que “Leroux est devenu méchant” parce qu'il n'entend rien au
socialisme. Pourtant, en écoutant Leroux, elle rit aux larmes de “ses
34Souvenirs
politiques, tome premier, Paris, 1891 cité par Jean Gaumont
Quelques pages sur Pierre Leroux, publiées dans “Le Coopérateur du Centre “ sd,
et reproduites dans BAL n 10
28
malices fort spirituelles [..] ; ïl a toujours la même conviction et
le même absolutisme de personnalité, mais il est tout de même bien
remarquable”. Elle ajoute :
il a “la dent plus incisive”, [...] il
dit grand mal de Hugo et griffe plus que jamais”. Selon elle, il
n’admire pas assez les Contemplations. Et pour cause : Leroux était
seul à même de deviner les secrets de fabrication du “système” que
Hugo
prétendait sien, pleinement et entièrement sien, mûri en
silence durant de longues années avant l’exil et ensuite confirmé par
les révélations des Tables. Hugo inscrivait au bas des principaux
poèmes une date fausse, il antidatait d’une dizaine d’années nombre
de pièces écrites en exil, il s’attribuait ce qu’il venait de
découvrir en écoutant Leroux, ou en lisant
Terre et ciel que Jean
Reynaud avait publié en 1854. Identifiant d’un coup d’oeil
ces
différents larcins, Leroux se bornera à dire dans La grève :"Vous
autres poètes, vous ne mettez jamais
de notes et vous voulez que
toute récompense soit pour vous”. D'autre part, Leroux devinait la
duplicité de Hugo : en
1854 , Hugo avait un remords qu’il avouait
aux Tables : n’aurait-il pas dû venir en aide à Pierre Leroux, “ce
noble et vaillant travailleur de la pensée qui n’a pas de quoi
nourrir ces enfants” ? Confession sans pénitence : dix mois plus tôt,
Hugo
avait privé ce misérable du gagne-pain
espéré. Pour nourrir
les “babys” qu’ a vus Valère, dont deux allaient mourir de misère (en
février 1856) Leroux ne pouvait compter que sur sa plume. Il avait
donc absolument besoin
d’un éditeur républicain, c’est-à-dire de
Hetzel, qui n’était pas socialiste. Il lui
écrivait pour lui
proposer “un grand ouvrage”, en nommant George Sand et Hugo au
premier rang de “ceux qui ont approuvé ses écrits”. Hetzel leur
demande leur avis. Hugo répond, le 24 avril 1853 : “Je comprends
qu’on ne s’engage pas dans une opération avec Pierre Leroux, esprit
trouble, s’il en fut”. Et beaucoup plus méchamment : ”George Sand est
un coeur profond, une belle âme. [...]Elle n’a
d’autre tort que
d’avoir couvé sous son aile un mauvais être, Pierre Leroux”35. Dès
1853, Hugo ne cachait pas à son entourage ce qu'il appelait ses
"mauvais soupçons" : Leroux était peut être un "faux proscrit", "un
mouchard", qui cherchait à excuser le crime du 2 Décembre. A ce Pair
de France devenu républicain en 1849 Leroux demandait :”As-tu parlé
des déportés de Juin ?". A Jersey, Hugo avait des flatteurs, qui le
voyaient déjà à l'Elysée, exilant à Jersey Napoléon le Petit. Il ne
se méfiait pas assez des agents doubles. En revenant du cimetière, il
faisait arrêter sa calèche et monter Leroux, qu'il appelait "mon
éloquent ami". Or il y avait à Jersey au moins un mouchard très
habile, qui avait écouté le discours de Hugo sur une tombe, remarqué
sa présence à telle séance du Cours de Phrénologie, et envoyé à Paris
un exemplaire de ce Cours. Mirecourt le cite dans son Pierre Leroux,
que les historiens36 n'ont pas lu, puisqu'ils soutiennent que ce Cours
n'a pas été imprimé. Lorsque Leroux37 "lu[t], tout vivant sa
biographie" (tirée à quinze mille exemplaires, sans doute par la
propagande gouvernementale), il parla, d'"un serpent, à l'ombre d'un
autel, au frais". A en croire Mirecourt, Leroux est en 1853
"essentiellement chrétien". Certes, "il n'a pas encore accepté
l'invitation que lui a faite l'Empereur". Mais dorénavant "pour lui
35 George Sand
avait prié Hetzel de publier cette
lettre, en retranchant
toutefois ce qui visait Leroux, -- “un mauvais être”. Elle ne soupçonnait pas
la duplicité de Hugo, qui la couvrait d’éloges
tout en disant à Pierre
Leroux : ”Madame Sand ne sait pas écrire”, et
qui devant les proscrits
saluait Leroux, “mon éloquent ami”, tout en dictant à
sa fille : “Je crois à
l’individualité, loin de croire come Pierre Leroux que l’humanité est un
individu [...] Nous allons vers le progrès,
vers la lumière, vers
l’individualité, vers l’impérissable gloire, non seulement de l’art mais de
l’artiste.”
36Tous, sauf Boris Souvarine et D.-A. Griffiths.
37 Il n'avait rien objecté à la Réfutation
de Sudre, qui était une franche
attaque de front, et que l'on réééditait pour la cinquième fois en cette année
1856.
29
comme pour ses disciples, il ne reste qu'un pas à faire [pour que]
cet épouvantable fantôme du socialisme se fonde dans l'Evangile".
— "Eh bien, nous ne le ferons pas, ce pas". Leroux fit cette
réponse, en "refus[ant] de [s]e faire faire sénateur", dès qu'il lui
fut possible, en 1859, de publier quelques pages en France, Quelques
pages de vérité38 . C'était trop tard, la calomnie avait abouti : les
socialistes avaient suivi Proudhon dans l'antithéisme, ou Blanqui dans
ce que George Sand appelait "l'athéocratie". Leroux allait partir en
Provence d'abord, puis en Suisse, comme "réfugié politique". Et avant
199539 on ne savait presque rien sur ce long séjour. En affirmant à
France culture que "Leroux était très catholique", nos adversaires ont
surpassé Mirecourt en perfidie.
"Nous connaissons trop, disait Joigneaux, les tristes effets de
l’exil, de la nostalgie, du chagrin, des fortes misères sur les
proscrits, pour nous y arrêter." A tout cela, qui est vrai, il faut
absolument ajouter d'autres profondes causes de conflit. Malgré
l'hostilité de l'Eglise
le "socialisme religieux" cher à Jeanne
Deroin avait grandi durant la seconde République. En saluant le Coup
d'Etat par un Te Deum, le clergé fit le jeu des "matérialistes
dialecticiens". Ceux qu'on appelait ainsi en 185040 n'avaient pas
entendu parler de Marx (diamat). C'est Proudhon qui avait vulgarisé
pour eux l'enthousiasme athée, la Loi des Trois Etats, "le progrès,
dans sa marche dialectique, parvenant à la Science, c'est à dire à
l'Economisme".
Dès
lors,
puisqu'il
"comba[t]
à
outrance
le
matérialisme et l'athéisme", Leroux n'est qu'"un bonaparte", et
puisqu'à la table de Hugo il "refuse de lever son verre au toast A la
délivrance des proscrits par l'insurrection !", il n'est peut-être
qu'un "mouchard".
Leroux savait
qu'au 2 Décembre, à la Préfecture de police, on
avait "voulu se débarrasser de lui et de toute sa séquelle", et qu'il
avait été menacé de déportation s'il rentrait en France". Dès le début
de son exil, il avait subi, à Londres, la lourde déception qu'Elisée
Reclus41 résumait en disant : "C'est l'année où Stuart Mill fermait sa
porte à Pierre Leroux". Leroux et ses amis voulaient publier L'Europe
libre, Die freie Europa, The free Europe, afin de "donner en trois
langues un organe à toutes les idées vraies, un écho à toutes les
plaintes légitimes, un refuge à l'intelligence qu'opprime la force".
Si Hugo avait financé ce journal comme Engels finançait Marx, "l'Union
socialiste" aurait pu l'emporter sur les nationalismes de Mazzini, de
Herzen et d'Engels.
Ni Valère en 1875 ni Joigneaux en 1891, ni même Jean Gaumont,
plus près de nou ne pouvaient apercevoir l'internationalisme de Leroux
et de son école. Ils ne disaient pas que le Conseil d'Etat de Genève
lui avait offert une chaire de philosophie, qu'en Suisse ce causeur
puvait s'entretenir avec une ample émigration, qu'il était membre du
Conseil de l'association Internationale des Travailleurs, fort bien
introduit parmi les protestants "évangéliques" de Suisse et de France,
et dans plusieurs obédiences maçonniques.
Leroux est mort à Paris le 12 avril 1871, durant la Commune. Le
journal des blanquistes a aussitôt écrit : “P.Leroux a flotté toute sa
vie, à moitié endormi dans la brume et la confusion de ses idées. Il
contribua, plus que tout autre, à détourner la révolution de 1848 de
la tradition révolutionnaire française”.42Hugo était
proche de cette
38 Rarissime brochure minuscule tirée sans doute à bien peu d'exemplaires, et
particulièrement exposée à "l'acharnement que les ennemis de Leroux, les
rétrogrades et les réactionnaires de toutes les écoles et de tous les Partis
ont mis à faire disparaître ses Oeuvres" (Revue socialiste, avril 1896).
39 J. Viard, Le Jean-Jacques du XIXe siècle, BAL n° 12, p. 353-361.
40 Pauline Roland, dans une lettre à Ange Guépin.
41Témoin du fait et à nouveau proscrit après la Commune.
42Article nécrologique paru dans “la Commune” du 17 avril 1871
30
majorité en notant
mieux à faire”.
: “Pierre Leroux est mort. C’est ce qu’il avait de
Pour terminer, fions-nous à Jean Gaumont, le scrupuleux érudit
spécialiste de la coopération, en recopiant
des
extraits de
QUELQUES PAGES SUR PIERRE LEROUX (1797-1871) qui ont été publiées
voici une quarantaine d'années, avec cette Préface signée H. Garaude :
Pierre Leroux est un nom très connu de tous les sociétaires de
l'UNION DES COOPÉRATEURS DU CENTRE puisque la rue dans laquelle
est installé notre siège social porte ce nom.
Si le nom est connu, Pierre Leroux l'est beaucoup moins et c'est
pour cela que j'ai pensé lui consacrer quelques pages de cette
Edition Régionale du "COOPÉRATEUR DE FRANCE".
Pour rédiger cette chronique en historien et en coopérateur, il
n'y avait qu'un homme : Jean Gaumont.
Il y a bien voulu accepter, et c'est son travail, dont vous
pourrez juger de l'importance et de la qualité que vous allez
trouver à partir de ce numéro dans cinq ou six des Chroniques
régionales.
Merci à Jean Gaumont qui va nous faire découvrir un grand
coopérateur et un homme de chez nous, car, comme vous le verrez,
Pierre Leroux est resté de nombreuses années à Boussac et a eu,
comme collaboratrice un des plus grands écrivains : George Sand.
Jean Gaumont. Quelques pages sur Pierre Leroux
1830
Le 27 juillet, Charles de Rémusat, collaborateur de Pierre Leroux
au "Globe", s'écriait dans les bureaux du journal : "Non, ce n'est
pas une révolution que nous avons prétendu faire, il s'agissait
uniquement d'une résistance légale". Et cela, en dépit de la fermeté
de son attitude libérale. Mais Rémusat, le comte de Rémusat, était
fils d'un ancien chambellan impérial, préfet de l'Empire, et
répugnait à faire une révolution, qui s'accomplit cependant, et le
comte de Rémusat, très conservateur, sera sous-secrétaire d'Etat et
ministre avec Thiers. Et un auditeur, le docteur Paulin, avait
vivement relevé ces paroles. De même, Victor Cousin, présent,
"parlait du drapeau blanc comme du seul drapeau que la nation pût
reconnaître ; et il reprochait à M. Pierre Leroux de compromettre
ses amis par l'allure révolutionnaire qu'il faisait prendre au
journal", en l'absence du rédacteur en chef Dubois, à ce moment
emprisonné pour ses articles contre les Bourbons.
Voici qui permet déjà une certaine précision sur l'attitude de
Pierre Leroux. En voici une autre : le 30 juillet, Charles X et son
drapeau blanc écartés, la désunion apparaît entre républicains et
orléanistes. La haute bourgeoisie va prendre parti pour le duc
d'Orléans, le drapeau tricolore et le maintien de la Charte de 181416. D'autres — et Pierre Leroux avec eux —iront à la République.
Pierre Leroux était-il républicain avant 1830 ? On peut se le
demander. Comme philosophe, à peu près certainement. Comme
politique, il faut distinguer. Louis Blanc, dans l'Histoire de dix
ans, remarque justement qu'il n'existait pas de parti républicain,
seulement quelques jeunes gens qui avaient appartenu à la
Charbonnerie, au "carbonarisme", et qui "s'étaient mis à exagérer le
libéralisme et professaient pour la royauté une haine qui leur
tenait lieu de doctrine. Quoiqu'en petit nombre, ils auraient pu
remuer fortement le peuple par leur dévouement, leur audace et leur
mépris de la vie ; mais ils manquaient de chef : M. de Lafayette
n'était qu'un nom".
Ces "libéraux exagérés" étaient des républicains.
Pierre Leroux avait-il appartenu à la charbonnerie ? Il le semble
si l'on interprète clairement certain passage de l'Histoire de dix
ans de Louis Blanc dans lequel l'auteur fait allusion aux différents
qui avaient, dans la charbonnerie, opposé Lafayette à Manuel. Un
carbonaro, Joubert, avait rassemblé, dans son magasin de librairie
31
du passage Dauphine, de nombreux ouvriers imprimeurs ; ils avaient
fait "de ce magasin une véritable place d'armes", et ils y
manifestaient, écrit Louis Blanc, "un enthousiasme qui tenait du
délire". Or, c'est à eux, à leur chef Joubert, que Leroux vint
communiquer "le complot qui se tramait" à l'Hôtel de Ville où
siégeait "la Commission municipale", formée par l'avocat Mauguin, le
maréchal Lobau, le magistrait de Schonever, le manufacturier Audry
de Puyraveau, avec Odilon Barrot, comme secrétaire, Lafayette, le
banquier Laffitte, Thiers, Mignet, et toute la haute bourgeoisie se
tenait prête à se rallier au duc d'Orléans.
"Témoin de l'explosion de colère" des combattants du passage
Dauphine, "colère par lui-même excitée, Pierre Leroux se rendit
précipitamment auprès de Lafayette pour lui rappeler l'impulsion
toute républicaine qu'il avait donnée à la charbonnerie, et finit en
lui représentant que l'avènement au trône d'un autre Bourbon serait
le signal d'une lutte nouvelle et terrible". Tel est le récit de
Louis Blanc. Il est significatif.
Au cours de l'entretien avec Lafayette, hésitant, stupéfait,
quelqu'un vint avertir le général que le fils aîné du duc d'Orléans
venait d'être arrêté à Montrouge, après qu'il eût abandonné son
régiment. Pierre Leroux écrivit aussitôt l'ordre de maintenir le
prince en état d'arrestation. Lafayette, ébranlé, allait signer
l'ordre, quand intervint Odilon Barrot. Lafayette refusa de signer
l'ordre préparé par Pierre Leroux et ordonna au contraire de libérer
le prince.
Ce même jour, à une réunion tenue au restaurant Lointier, les
républicains rédigeaient une adresse qui fut portée à l'Hôtel de
Ville par Hubert, Trélat, Teste, Hingray, Bastide, Poubelle,
Guinard, et lue par Hubert au général Lafayette, mais le siège de
celui-ci était fait. Ce fut la Commission municipale qui l'emporta.
Les Orléanistes eurent raison des républicains. On sait comment.
"Révolution étrange, assurément, car elle fut amenée par la haute
bourgeoisie qui la redoutait, et accomplie par le peuple qui s'y
jeta presque sans y songer" (Louis Blanc). Pierre Leroux était allé
du côté du peuple. Il était le seul républicain du journal "Le
Globe", selon Eugène Fournière (Histoire socialiste , de Jaurès Le
règne de Louis-Philippe). En effet, tous, ou presque, avec le
directeur Dubois, se rallièrent au régime nouveau, à la Monarchie
tricolore de Louis-Philippe.
En pleine crise révolutionnaire de juillet, Bazard tenta
d'intéresser Lafayette à une régénération de la Société par une
application des doctrines saint-simoniennes. Vainement, bien sûr.
L'heure n'était pas venue. Le même Bazard et un de ses condisciples
saint-simoniens, proclamé avec lui, à la fin de 1829, "chef de la
Doctrine", Prosper Enfantin, qui l'avait encouragé à faire la
démarche auprès de Lafayette, vont lancer une proclamation dans
laquelle étaient demandés la communauté des biens, la suppression de
l'héritage, l'affranchissement de la femme.
Plein d'enthousiasme et de fougue, Pierre Leroux partit, bien
qu'il fut déjà veuf avec cinq enfants, dans une campagne de
propagande en Belgique dès janvier, avec Carnot, Dugied, Margerin et
Laurent.
Dans les rangs des disciples saint-simoniens qui, en ce moment
même, à Paris surtout, organisent des ateliers associés, Pierre
Leroux participe à tout le mouvement associationniste ouvrier. Ce
mouvement entraîne tout ensemble les dissidents comme Buchez et les
collaborateurs de "l'Européen", Ott, Feugueray, le docteur HubertValleroux, Emile Jay, Marius Rampal (Albert Gazel), etc., continués
par le journal ouvrier L'Atelier, et les autres petits journaux,
également rédigés par les ouvriers : La Ruche populaire, L'Union,
etc., jusqu'en 1848. Tous les Saint-Simoniens de doctrine, et
jusqu'à des sympathisants comme Henri Heine, seront des partisans, à
défaut d'être des propagandistes, de l'Association ouvrière. Et,
enfin, il y a Louis Blanc et son système d'organisation du travail.
Il y a les fouriéristes dissidents du Nouveau Monde en 1839-1840.
Ici se place un fait assez curieux, que Fournière nous donne
comme ayant été rapporté par le grand mathématicien Joseph Bertrand,
membre de l'Institut, et "ami de jeunesse" de Leroux, bien que
beaucoup plus jeune. Au cours de ses exposés, une jeune fille de
famille riche, et toute la famille, furent tellement séduits par la
parole de Leroux qu'il ne tint qu'à lui de faire un très brillant
mariage. Leroux hésita quelque temps, mais la famille de la jeune
32
fille, très catholique, exigeait un mariage à l'église ; il ne put
se résoudre à faire fléchir ses convictions philosophiques et
religieuses particulières et l'idée d'un mariage fut abandonnée.
Ce fut ensuite avec son ami, l'ex-Polytechnicien et Ingénieur des
Mines démissionnaire Jean Reynaud, une tournée de conférences, à
Grenoble,
à
Lyon
où,
dit
Louis
Blanc,
les
conférenciers
"enflammèrent" les auditeurs, qui gardèrent d'eux "un souvenir
impérissable", comme dans tout le Midi, où Leroux obtint les mêmes
grands succès oratoires qu'en Belgique.
Mais déjà des failles se produisaient dans "la doctrine", un
schisme se préparait. Les tendances mystiques de Prosper Enfantin
allaient s'opposer à celles de Bazard, économiques et sociales. Les
idées de Pierre Leroux aussi allaient peu à peu l'éloigner
d'Enfantin, à mesure que ce dernier prenait plus d'empire sur les
adeptes, sa doctrine devenant une "religion". Pierre Leroux a
rapporté lui-même comment certaines défiances étaient nées dans son
esprit dès sa première entrevue avec Enfantin : "Nous nous
promenions, a-t-il écrit (d'après Eugène Fournière), sous les grands
arbres des Tuileries. Enfantin voulait me tâter avant de me révéler
son système. Il commença en forme d'introduction par discourir sur
Mahomet et sur Jésus, qu'il appelait les grands farceurs — de grands
farceurs ! — Et moi qui, naguère avait défendu dans Le Globe,
l'extatique Mahomet contre le reproche de haute imposture, ce qui
m'avait valu la grande colère de M. Cousin, d'accord en cela,
disait-il, avec le citoyen Voltaire. Cette fausse appréciation
d'Enfantin sur les religions et sur ceux qui, par leurs révélations,
les ont causées, m'inspira une insurmontable défiance, et je vis du
premier coup d'oeil sa formidable erreur de PRÊTRE-COMÉDIEN".
L'Encyclopédie Nouvelle
Leroux donnera d'innombrables articles sur les sujets les plus
divers avec une science considérable et une érudition extrêmement
vaste.
L'ancien constituant et membre de la Législative pour la Côted'Or, Pierre Joigneaux, qui fut son collègue à ces deux assemblées
et le connut tout particulièrement, car tous deux habitaient alors
Passy et revenaient ensemble par le quai d'Orsay, "bras dessus, bras
dessous", en devisant sur toutes choses, écrit :
"Il faisait de la philosophie avec les philosophes, de la
métaphysique avec les métaphysiciens, il causait de littérature avec
les savants, de médecine avec les médecins, de pharmacie avec les
pharmaciens, d'agriculture avec les agronomes.
Il étonnait les gens du métier par ses connaissances pratiques.
Au besoin, il devenait homme du monde et charmait ses interlocuteurs
par la finesse de son esprit, par ses réparties, par des anecdotes
pleines d'intérêt. Autant il était simple avec les humbles, autant
il était fort de ressources imprévues avec les habiles. C'est
pourquoi je n'ai point cru à sa naïveté"43 .
*
*
Boussac
Son imprimerie était établie un peu en dehors de la ville, sur
l'emplacement d'une ancienne chapelle de N.-D. de la Pitié. Son
entreprise fut, bien entendu, du type association ouvrière, dans
laquelle entrera une partie de sa nombreuse famille, son frère Jules
d'abord, typographe lui aussi, depuis quelque temps retiré à Tulle
avec sa nombreuse famille, et qui, collaborateur de Pierre à La
Revue Indépendante, a des titres d'associationniste. N'a-t-il pas,
en novembre 1833, au cours d'une "coalition" d'ouvriers typographes,
à Paris, proposé l'établissement d'une grande imprimerie exploitée
par les ouvriers seuls, et publié une brochure : Aux ouvriers
typographes. De la nécessité de fonder une association ayant pour
but de rendre les ouvriers propriétaires des instruments de travail.
Festy qui signale le fait dans son excellent ouvrage sur Le
Mouvement ouvrier de 1830 à 1834, pense que la tentative de Jules
Leroux ne réussit pas, car il ne put trouver le concours d'un nombre
suffisant d'associés. Mais l'intention, la volonté demeurent.
43 Pierre Joigneaux : Souvenirs Politiques, tome premier, Paris 1891, p. 231.
33
Parmi les associés, au nombre de plusieurs dizaines, soixantetreize aurait-il dit à son collègue et ami Joigneaux, se trouvaient
deux jeunes gens, Auguste Desmoulins, 22 ans, de Noisy-le-Grand, et
Luc Desages qui, tous deux, vont devenir gendres du fondateur,
Ulysse Charpentier, un jeune avocat de Poitiers, Grégoire Champeix,
Pauline Roland, qui dirigera l'école avec Luc Desages et Grégoire
Champeix, etc.
L'association sera du type industriel-agricole, car on y
pratiquera aussi la culture de quelques hectares et l'élevage de
menu bétail et de volailles. Pourtant, la partie agricole était
nettement
subordonnée,
et
comme
accessoire,
à
l'association
industrielle, à l'imprimerie.
L'acte de société présenté par la société en 1848 pour
l'obtention d'un prêt indiquait plusieurs années sous la forme
"coopérative" — le mot "coopérative" est employé — mais en dehors de
toute possibilité légale, Pierre Leroux ayant "géré ou paru gérer en
son
propre
et
privé
nom
les
affaires
de
l'association".
"Aujourd'hui, ajoutait-il, les lois ne proscrivant plus, mais au
contraire, encourageant les associations ouvrières, les susnommés
ont résolu de donner à leur mutuelle coopération une forme
déterminée".
On a trouvé, dans un livre publié en 1857 par un membre du Corps
législatif impérial, le vicomte Anatole Lemercier : ÉTUDES SUR LES
ASSOCIATIONS OUVRIÈRES, une indication assez précise sur la
communauté de Boussac, encore que le lieu où devait fonctionner
l'association signalée ne soit pas indiqué. Selon ce livre, qui
signale que la SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE DE CREIL, formée par seize
ouvriers typographes, parmi lesquels on compte cinq Leroux, avait
obtenu, plus tard, après la Révolution de février, de la "Commission
d'Encouragement",
instituée
par
la
loi
sur
les
prêts
aux
associations ouvrières, un prêt de 20.000 francs qui ne fut
d'ailleurs jamais délivré. Le livre donne les statuts de la SOCIÉTÉ
TYPOGRAPHIQUE dont il s'agit et dont la raison sociale était Pierre
LEROUX, Nétré et Cie. Il serait oiseux de les reproduire ici en
entier, bien que la doctrine de Pierre Leroux sur la formule
associationniste
qui
avait
sa
prédilection
y
apparaissent
clairement. Voici néanmoins, l'article 5 :
La Société est dirigée par sept membres formant le Conseil de
gérance. Ces sept membres ont chacun des fonctions individuelles
parfaitement caractérisées et en rapport avec l'exercice de la
fonction générale. Ces sept membres du Conseil de gérance sont :
1° Le titulaire du brevet qui représente la Société dans ses
rapports avec l'Administration publique ;
2° Un prote qui représente la Société dans ses rapports avec le
public qui fait la demande ;
3° Un comptable qui tiendra la caisse et les livres de la
Société,
4° Un expéditeur pour livrer les produits de la Société et en
recueillir le prix.
5° Un correcteur pour procéder à la première des trois fonctions
qui constituent l'art d'imprimer ;
6° Un compositeur pour présider à la seconde de ces trois
fonctions ;
7° Enfin, un imprimeur ou pressier pour présider à la troisième
de ces fonctions.
Les articles 8, 9 et 12 donnent encore quelques indications sur
la direction de l'atelier et sur celles des opérations du dehors
confiées alternativement aux trois fonctionnaires de chacun des
services ; sur l'absence de tout bénéfice et la distribution
seulement de salaires, etc.
L’EXIL
Quelques interventions se produisirent en sa faveur, invoquant sa
nombreuse famille, des enfants encore très jeunes. "Non, non, fut-il
répondu grossièrement à la Préfecture de police, nous voulons nous
débarrasser de lui et de sa séquelle"44. Pourtant, l'un de cette
"séquelle", et non des moindres, Théodore Bac, de Limoges,
44
Rapporté par son collègue et ami personnel Pierre Joigneaux, Souvenirs
historiques, loc. cit.
34
représentant très important des deux assemblées de 1848 à 1851,
porté sur la liste des bannis, ne sera pas exilé, par suite de
l'intervention du Prince de la Moskowa.
Expulsé et menacé de déportation s'il rentrait en France, il alla
d'abord à Bruxelles, puis se rendit à Londres. En cette ville, avec
Louis Blanc et Cabet, il créait une "Union socialiste" qui publia
deux manifestes et constitua un Conseil formé de l'élite des
réfugiés français : Bandsept, J.-Ph. Berjeau, Boura, Auguste
Desmoulins (l'un des gendres de Pierre Leroux), Jules Leroux (frère
de Pierre), Martin Nadaud (ex Député de la Creuse), etc., qui
assistaient les trois directeurs. L'Union socialiste devait publier
un journal, L'Europe libre, qui paraîtrait en trois langues :
anglaise, allemande et française. Cabet, rentré en France, arrêté et
emprisonné plusieurs jours, abandonna son projet d'Union et de
journal, et décida d'aller établir son Icarie aux Etats-Unis. Quant
à Pierre Leroux, il alla se fixer à Jersey avec plusieurs autres,
dont Victor Hugo. Son rôle politique actif qui n'avait duré, mise à
part la courte période de juillet 1830, que pendant les trois années
de la République, était terminé. Il se cantonna dans le culte
exclusif de la philosophie et de la littérature. Après Bruxelles,
après Londres, après Jersey, il se rendit à Lausanne, auprès de son
ancien collaborateur de la Revue indépendante, Pascal Duprat, qui
est aussi un ami de doctrine, un disciple, fidèle et sûr, accumulant
les publications, donnant des leçons, pratiquant tour à tour la
culture maraîchère et le commerce" 45.
L'ami cher du Limousin, le disciple de 1845 à 1851, Théodore Bac,
qui a heureusement lui aussi échappé à la proscription, est-il à
Paris ou est-il retourné à Limoges ? Pierre Leroux a-t-il pu le
rencontrer de 1860 à la mort de Bac en 1865 ? La publication de son
livre La Grève de Samarez n'a-t-elle pas provoqué des contacts
directs ou par correspondance ? C'est plus que probable.
N'a-t-il pas renoué avec son violent adversaire dans la
Révolution ? emprisonné deux fois, émigré pour se soustraire à sa
peine, P.-J. Proudhon vient de rentrer lui aussi et vit à Passy,
dans l'ancien quartier de résidence de Leroux. Les communes misères
ne les auront-elles pas réconciliés ? Leroux n'accompagnera-t-il pas
le vieil adversaire au cimetière de Passy en janvier 1865 ? Qui
sait. "L'exil et la misère eurent sur lui une mauvaise influence, a
écrit de lui son ami Pierre Joigneaux. Son caractère, réputé plein
de douceur, s'aigrit fortement. Il eut des heures de violence, dans
les réunions de proscrits. Il devint très agressif et se fit des
ennemis aussi acharnés à le poursuivre qu'il avait été prompt à les
attaquer". "Nous connaissons trop les tristes effets de l'exil,
ajoute Joigneaux pour excuser son ami, de la nostalgie, du chagrin,
des fortes misères sur les proscrits, pour nous y arrêter…
L'histoire oubliera tout cela pour ne se souvenir que des services
rendus"46.
Est-ce cet état d'esprit qui le tiendra en dehors du mouvement
associationnistes, en renaissance depuis 1864 en France et, en
particulier, à Paris ? […] On ne le trouve nulle part dans aucune
tentative de l'associationnisme des producteurs, ni dans celles de
l'associationnisme des consommateurs. On ne trouve guère de ses
anciens disciples, si on en excepte Alfred Talandier, l'ancien
secrétaire de Théodore Bac, le Limousin, disciple de 1845, que
l'exil en Angleterre a mis en contact avec les Coopérateurs de
l'Ecole des Pionniers de Rochdale et qui, depuis 1859-1860, où il a
traduit leur histoire dans le PROGRÈS DE LYON, a adopté la doctrine
Rochdalienne dans le mouvement coopératif nouveau. Expression
nouvelle aussi, peu familière. Pierre Leroux a connu Talandier, par
Bac, évidemment, et il a dû le rencontrer à Londres au milieu des
exilés du Coup d'Etat. N'a-t-il pas connu le livre traduit en
français par Talandier, cette HISTOIRE DES ÉQUITABLES PIONNIERS DE
ROCHDALE. Ni le livre curieux du docteur Arthur de Bonnard qui en
est une sorte de commentaire pour une application pratique : LA
MARMITE LIBÉRATRICE OU LE COMMERCE TRANSFORMÉ paru en 1865, en
Belgique, sous la signature de Gallus. Tant d'idées, et surtout la
philosophie générale de l'institution coopérative, étaient communes
45 A. Chaboseau, op. cit.
46 Souvenirs historiques loc. cit.
35
à l'un et à l'autre. Peut-être ne connaît-il pas davantage Mme André
Leo, la veuve de Champseix, l'associé de la communauté de Boussac,
que les événements de 1848 ont fait rédacteur en chef du PEUPLE, de
Limoges, et qui, exilé, lui aussi en 1851, est rentré en France à
l'amnistie pour mourir en 1863.
Mort de Leroux
Le 12 avril à 8 heures du matin, annonçait le "Journal officiel"
du 13, il était foudroyé par une attaque d'apoplexie. "Le délégué à
la direction du "Journal officiel", C.L. dont les initiales
désignent Charles Longuet, futur conseiller municipal de Paris et
conseiller général de la Seine après l'amnistie de 1879-1880,
consacre deux informations à l'événement. La première, sous le titre
général "Faits divers" est un éloge assez court, sans doute : "La
République vient de perdre un des hommes qui ont représenté avec le
plus de science et le plus d'éclat les aspirations et les idées de
la première moitié du XIXe siècle…" […] "L'éminent penseur ne laisse
pas d'oeuvre à proprement parler, mais comme Diderot, avec lequel il
a plus d'un rapport, il livre, éparpillés à notre génération, qui
les recueillera, des trésors d'esprit, d'éloquence et d'érudition.
On n'oubliera, ni ses ESSAIS dans L'ENCYCLOPÉDIE NOUVELLE, ni sa
critique de l'ÉCLECTISME, cette école de lâcheté intellectuelle et
morale dont les derniers rejetons viennent de travailler à nos
malheurs politiques, ni tant de pages brillantes qu'il écrivait
encore il y a dix ans, dans LA GREVE DE SAMAREZ…".
C'est écrit de bonne encre.
Dans la séance du 13 avril, la Commune tient à rendre hommage au
disparu de la veille. Le citoyen Ostyn, un des modérés de
l'Assemblée, propose que deux membres de la Commune soient délégués
aux obsèques. Jules Vallès demande qu'une concession à perpétuité
soit accordée au défunt. Mais quatre autres membres : Mortier,
Lefrançais, Ledroit et Billioray, repoussent cette proposition
"comme contraire aux principes démocratiques et révolutionnaires".
Une proposition de Tridon est votée : "La Commune décide l'envoi de
deux de ses membres aux funérailles de Pierre Leroux, après avoir
déclaré qu'elle rendait cet hommage non au philosophe partisan de
l'idée mystique dont nous portons la peine aujourd'hui, mais à
l'homme politique qui, le lendemain des journées de juin, a pris
courageusement la défense des vaincus". […]
Que conclure ? Que Pierre Leroux n'eut, en somme, dans les
événements qu'un rôle tout secondaire. Il ne fut pas un homme
d'action, il ne fut pas un "chef". Aussi certains historiens de la
période de 1830-1851 l'ont-ils négligé47. C'est bien à tort,
croyons-nous.[…] Sa métaphysique, malgré son déisme, ne ressemblait
que de fort loin au christianisme. Elle s'apparentait plutôt à
Pythagore et, en particulier, au bouddhisme, dont la connaissance
commençait à se répandre 48 […]".
*
Le 2 décembre 1895, Péguy et ses camarades
socialistes de la
rue d’Ulm ont lu ces lignes dans le journal de Millerand et Jaurès :
“Sur la proposition du citoyen Joseph Gomet, conseiller municipal,
rédacteur de “l’Indépendant de la Creuse”, le Conseil municipal de
Boussac à l’unanimité de ses membres présents à la séance du 17
novembre a émis un vote pour
élever un monument en l'honneur du
grand penseur, du père de la doctrine de la Solidarité humaine et du
Socialisme, Pierre Leroux. Pierre Leroux a été un des grands
initiateurs du Monde nouveau et, pour se servir de l'expression d'un
de ses critiques, "le monde vit aujourd'hui de sa pensée".
47 Dans le chapitre sur George Sand de son petit livre Les écrivains devant la
Révolution de 1848, Jean Pommier ne cite pas son nom.
48 De là, son idée de la non résistance au mal que professait le bouddhique
Gandhi.
36
Seulement, Pierre Leroux étant mort pauvre, exilé à la suite du coup
d'Etat de l'homme de décembre, les uns et les autres se sont emparés
de ses idées. On les a habillées sous des couleurs différentes sans
jamais citer son nom.Pierre Leroux est né en avril 1797 à Paris,
quai des Grands Augustins, 40. Paris n'a encore rien fait pour un de
ses plus illustres enfants, une des gloires les plus pures de ce
siècle.
Huit ans plus tard, un ministre venait inaugurer à Boussac le
monument Leroux. En 1909, dans son Cahier de bord49, le curé de
Boussac notait que tous les vieillards qui avaient connu Pierre
Leroux lui en ont dit du mal, et qu'on ne voit pas pourquoi on lui a
élevé une statue, "mais la cité était alors gouvernée par le petit
peuple". Par contre, l'abbé Mialot qui avant 48
avait été
curéarchiprêtre à Boussac , disait à Célestin Raillard que dans la rue,
Jules Leroux, frère de Pierre, ne saluait jamais un prêtre, "Pierre
Leroux me saluait avec le même respect qu'il saluait un enfant qui à
ses yeux représentait l'Humanité. Il disait au pauvre : "Allez chez
le boulanger chercher du pain, mon ami, je payerai". Notaire à
Boussac,
Raillard rapporte cette confidence à la fin du siècle, en
louant
Leroux, "homme d'idées larges, sans étroitesse d'esprit et
toujours plein de tolérance". Mais ces vertus ne suffisent pas : un
chrétien ne peut souscrire "ni pour le philosophe ni pour le
socialiste"50.
49 Archives de Boussc, 6 J, 76. Merci aux amis qui m'ont permis de citer cette
pièce, BAL n° 12, p. 104.
50 Avant mon livre de 1983, on n'avait semble-t-il jamais tenu compte du livre
de Raillard, le seul à ma connaissance qui proube la présence de Jaurès dans
le Comité d'Honneur poiur le monument de Leroux à Boussac, que présidait
Martin Nadaud
37
CHAPITRE
II
LES ANNEES TRENTE
Un esprit prométhéen — 1830, une révolution populaire — A Lyon,
en 1831, Leroux “patron” et Reynaud “rameur” — “Die Gruppe um
die Brüder Leroux” — “Nos pères, dans la Révolution” — Le
mouvement ouvrier — La Charbonnerie Républicaine — Le lycée de
Rennes — Le mouvement scientifique -- Romantisme et socialisme
Un esprit prométhéen
En 1827 Leroux glorifiait les penseurs pacifiques, en nommant
"Thomas More, Fénelon et l'abbé de Saint-Pierre", et en pensant
certainement à Saint-Simon. Il disait pour conclure :
Les philosophes ont beau s'isoler et s'abstraire, c'est toujours le
monde de leur temps qui leur donne l'impulsion, [mais] quelques
esprits téméraires se détachent tout à fait de leur siècle. Grâce à
ces hommes du paradoxe, il n'y a peut-être jamais eu, il n'y aura
peut-être jamais un principe qui, avant de naître comme fait, ne se
soit posé dans l'intelligence humaine. 51
Citant cela en 198352 , Maximilien Rubel disait qu'"il est
difficile de ranger Marx parmi ces "hommes du paradoxe"53. Après son
Essai de biographie intellectuelle de Karl Marx (1957), il avait
publié cinq tomes d'Oeuvres de Marx à la Bibliothèque de la Pléiade.
En 1973 seuls Engels, Proudhon et Bakounine lui semblaient comparables
à Marx54. Mais en constatant la présence de De l'Humanité dans la
bibliothèque personnelle de Marx, il écrivit que "l'homme de génie
s'insinue puissamment dans les rêves du jeune Marx". En mars 1996 la
mort l'empêchait d'élucider comme il le désirait "les raisons de son
adhésion aux amis de Pierre Leroux". Et à la même date, mais en tant
que philosophe "catholique", Jean Guitton, membre de l'Académie
Française et de l'Académie des Sciences morales et politiques, tenait
à affirmer que "Leroux, Franc-maçon", lui semblait "d'un mot emprunté
au langage judéo-chrétien, un prophète, c'est-à-dire un précurseur,
habitant le présent, comme s'il venait de l'avenir. Et, comme tous les
prophètes, il est plus actuel en cette fin du XXe siècle qu'au temps
où il vivait"55.
La naissance du socialisme a eu lieu en 1845, à Boussac selon un
56
fils
de Pierre Leroux, et c'est
à Limoges en janvier 48 qu'il a
selon Auguste Desmoulins, gendre de P. Leroux57, "reçu le baptême" à
Limoges. Très proches témoins ces deux mémorialistes transmettent
51
De l'Union européenne réédité pour la première fois en 1978
dans les
Oeuvres publiées par Slatkine
52 En rééditant Marx théoricien de l'anarchisme, dans "Les cahiers du vent du
chemin".
53 Estimant lui aussi Leroux, Andler a écrit en 1900 que "la créativité de Marx
était faible", et c'est pour cela qu' Andler fut "bafoué" en Allemagne et en
France.
54 Marx, théoricien de l'anarchisme, numéro spécial d'"Europe en formation",
Anarchisme et fédéralisme.
55 Message au colloque Pierre Leroux tenu à Boussac.
56 Louis-Pierre, en disant :"Lorsqu'on écrira l'histoire du socialisme, la date
de la Revue sociale de Pierre Leroux à Boussac sera considérée comme une date
de naissance du socialisme" cité par J.-C. Varenne, Les grandes heures de la
Haute-Marche, Picard, 1983, p. 224.
57 "Revue sociale", dernier numéro (1850).
38
certaineemnt la conviction de Leroux lui-même. Mais Leroux n'oublie
jamais le germe quand il parle de fruit. "Prométhéen" comme il disait,
il pressentait dès 1830 ce qui n'apparaissait pas encore. J.-J. Goblot
vient
de
dire
qu'en
1830,
"Leroux
dépassait
prophétiquement
l'horizon". Cela était dit dès 1842, en Allemagne, par des philosophes
hégéliens. Et aussi, en France, par des amis de Jaurès en 1896 et par
des proches de Maurice Thorez en 1936. Deux fois, Leroux redevenait
actuel. Les "questions formulées et résolues par Pierre Leroux"
paraissaient actuelles en avril 1896 au principal théoricien de la
"Revue socialiste", le docteur Pioger. Il écrivait : "Dans les oeuvres
de Pierre Leroux, il n'est pas difficile de retrouver les aspirations
et les revendications fondamentales du socialisme contemporain (refus
des castes de famille, d'empire et de propriété, refus de la
ploutocratie, organisation socialiste)". De même, en 1936, au beau
temps de ce qu'on appelle "l'esprit de Maurice Thorez" et de la main
tendue, les Editions sociales internationales publiaient des Morceaux
choisis de Pierre Leroux, où la dialectique marxiste, interprétée par
le thorézien Henri Mougin, prouvait qu'après coup, grâce à l'évolution
des
rapports
sociaux,
Leroux
cessait
d'avoir
tort
:
"Les
revendications, les analyses et le programme de Pierre Leroux ne sont
pas seulement actuels, ils semblent convenir directement à l'année et
à la situation où nous vivons".
A Jersey, en 1858, méprisé par ceux qui ne rêvaient que de
guerre (comme Mazzini ou Félix Pyat), "le paisible Leroux"(ainsi
disait Baudelaire) se reportait trente années en arrière.
Dans "le
Globe", contre la Sainte Alliance, il avait "sous le nom d'Union
européenne, exposé l'idée de ce qu'on appelle aujourd'hui les EtatsUnis d'Europe. Mais au lieu de centraliser l'Europe, j'avais indiqué
comme but la décentralisation des empires"58.
Cette idée, en
48,
était représentée par une estampe, LE PACTE, où on voyait (en France
et en Allemagne) onze nations européennes en marche vers la République
Universelle fondée sur les Droits de l'Homme. Vingt ans plus tôt,
Leroux était membre d'"une société qui avait pour but de délivrer la
France", et pour
atteindre ce but, il ne comptait pas sur les
barricades, mais sur le suffrage universel, l'information des
électeurs, la rénovation de la presse, le livre pour tous, à bon
marché, obtenu au moyen d'une machine à composer portative qui
permettrait aux écrivains d'échapper à la censure, tout en allégeant
le
travail
des
compositeurs
d'imprimerie.
Il
fallait
donc
"révolutionner l'art de Gutenberg", et donc l'apprendre d'abord. Aux
"souffrances de tout genre qui assaillent les véritables inventeurs
auxquels manque le capital", Leroux ajouta "le triste et monotone
labeur du compositeur d'imprimerie, quatorze heures de travail pour un
salaire qui n'excède pas quatre francs en moyenne". En 1823, le Roi de
France fit guillotiner les quatre sergents qui avaient cherché à
soulever leur régiment. La Charbonnerie française adopta l'idée de
Leroux : "transformer
une conspiration armée en conspiration
pacifique", et c'est ainsi que le Globe fut fondé en 1824 59. L'année
suivante, Leroux fit la connaissance de Saint-Simon, qui venait de
publier Un nouveau christianisme et qui mourut peu après.
Voici vingt ans, Leroux n’était nommé ni par Paul Bénichou,
étudiant l'influence du Globe, ni par Henri Desroches60, limitant au
nombre de cinq les continuateurs de Saint-Simon : Auguste Comte,
Buchez,
Enfantin,
Proudhon
et
Marx.
Pour
reprendre
le
mot
qu’employaient Marx et Leroux, Leroux était escamoté par l'histoire
littéraire comme par l'histoire sociale. En 1976, on a réimprimé dans
le Var une oeuvre de Leroux. Aucun des grands journaux parisiens n'a
accepté l'article61 où je disais que, pour la première fois en France
58 "L'Espérance", p. 202.
59 D'une nouvelle typographie, "Revue indépendante" janvier 1843.
60 Rééditant Un nouveau Christianisme.
61 Publié le 11 février 1977 grâce à Roger Secrétain dans la seule "République
du Centre". A l'Humanité, ma lettre n'avait pas été simplement mise au panier.
39
depuis 1897 on trouvait en librairie une oeuvre de Leroux, et qu’elle
suffisait
pour contester enfin le monopole marxiste. Intitulé Les
Prolétaires et les Bourgeois, ce
livre en effet réunissait deux
articles où la "Revue encyclopédique" signalait en 1832 “le premier
combat entre le bourgeois et le prolétaire”62. Et le 16 octobre 1842,
lorsque Marx a dit dans la Rheinische Zeitung que "les écrits de
Pierre Leroux méritent des études longues et approfondies”, il avait
pu lire ces deux articles63 réimprimés dans la “Revue indépendante” de
septembre et d’octobre :
Je dis que le Peuple se compose de deux Classes distinctes de
conditions et distinctes d'intérêt : les Prolétaires et les
Bourgeois.
Je nomme Prolétaires les hommes qui produisent toute la richesse de
la Nation, qui ne possèdent que le salaire journalier de leur
travail et dont le travail dépend de causes laissées en dehors
d'eux, qui ne retirent chaque jour du fruit de leur peine qu'une
faible portion incessamment réduite par la concurrence, qui ne
reposent leur lendemain que sur une espérance chancelante comme le
mouvement incertain et déréglé de l'industrie, et qui n'entrevoient
de salut pour leur vieillesse que dans une place à l'hôpital ou dans
une mort anticipée. Je nomme Prolétaires les Ouvriers des villes et
les Paysans des campagnes, soixante mille hommes qui font de la soie
à Lyon, quarante mille du coton à Rouen, vingt mille du ruban à
Saint-Etienne, et tant d'autres pour le dénombrement desquels on
peut ouvrir les statistiques ; l'immense population des villages,
qui laboure nos champs et cultive nos vignes, sans posséder ni la
moisson ni la vendange ; vingt deux millions d'hommes enfin,
incultes, délaissés, misérables, réduits à soutenir leur vie avec
six sous par jour. Voilà ce que je nomme Prolétaires.
Je nomme Bourgeois les hommes à la destinée desquels la destinée des
Prolétaires est soumise et enchaînée, les hommes qui possèdent des
capitaux et vivent du revenu annuel qu'ils leur rendent, qui
tiennent l'industrie à leurs gages et qui l'élèvent et l'abaissent
au gré de leur consommation, qui jouissent pleinement du présent, et
n'ont de voeu pour leur sort du lendemain que la continuation d'une
constitution qui leur donne le premier rang et la meilleure part. Je
nomme Bourgeois les propriétaires depuis les plus riches, seigneurs
dans nos villes, jusqu'aux plus petits, aristocrates dans nos
villages, les deux mille fabricants de Lyon, les cinq cents
fabricants de Saint-Etienne, tous ces tenanciers féodaux de
l'industrie […]
Après 1842, Marx lira chez Dezamy, Cabet, Blanqui, Proudhon et
Weitling, avant de le répéter à son tour, que "la liberté réelle" est
l'apanage des "possesseurs du capital".
A Lyon, en 1831
En 1831, du 25 avril au 23 juin, Leroux, Jean Reynaud et Laurent
(de l'Ardèche) avaient préché à Lyon la mission saint-simonienne. Ils
avaient dénoncé "l'état de choses monstrueux qui fait naître de la
misère de ceux qui vivent en haillons les tissus magnifiques et
l'opulence". La révolte des canuts commence le 21 novembre. En 1834,
à nouveau, dans la même Revue, Leroux dénonce “la guerre à mort aux
ouvriers de Lyon", en disant que "des boutiquiers en costume de chasse
[allaient] avec joie à la chasse aux ilotes". En passant sous silence
cette revue "républico-saint-simonienne", on a favorisé indûment soit
L'enveloppe qui la contenait a été ouverte, agrafée avec son contenu, et
renvoyée à l'expéditeur sans commentaire.
62 J'emprunte beaucoup à l'excellente thèse de David A. Griffiths, Jean
Reynaud, un encyclopédiste de l'époque romantique, Rivière 1965, où la mission
lyonnaise est étudiée de fort près aux pages 46-59.
63 Je démontrais cela en septembre 1978 dans le n° 27 de "Contrepoint" et dans
Les cahiers du fédéralisme, supplément au n° 220-221 de "L'Europe en
formation", revue à laquelle collaborait M. Rubel.
40
Blanqui, soit Chateaubriand. Soit, par conséquent, le marxisme soit le
buchezisme.
Considérons d'abord l'historiographie marxiste. Elle ne signale
Leroux, dans l'édition de la Correspondance Marx-Engels, que comme
"philosophe saint-simonien". Elle ose dire, dans le Dictionnaire
biographique de Maitron, qu'il attendit 1835 pour "se rapprocher du
républicanisme". Marx était beaucoup mieux informé64. Avant de
rencontrer Leroux et Louis Blanc en 1844, il louait "le génial Leroux"
en éliminant nommément "Cabet, Dezamy, Fourier, Proudhon", et en
ajoutant : "etc". Dans ces etc, il englobait probablement Considerant,
Blanqui et Buchez. En 1843, Marx avait lu la "Revue indépendante" où
Leroux racontait qu'au début des années vingt il s'adressait
directement à La Fayette, chef occulte de la Charbonnerie. Leroux y
publiait aussi le chapitre de l'Histoire de dix ans où Louis Blanc
raconte l'Histoire de l'insurrection lyonnaise. Et dans l'article
d'avril 1832 que Leroux y reproduit on retrouve l'affirmation qui
l'oppose aux communistes : si "les vues des deux Classes du Peuple
sont séparées, […] en particulier sur la question qui renferme la
destinée de la génération à venir, celle de l'Instruction publique,
[…] et celle qui embrasse l'organisation actuelle du pays, celle de
l'impôt, […] ces intérêts ne sont pas contradictoires, et le progrès
devenu nécessaire pour le maintien des sociétés peut être acheté
autrement que par la guerre civile".
Blanqui voulait le pouvoir et la dictature. En 1834, en accusant
"les barons du coffre-fort" d'exploiter les prolétaires, il affirmait
que, pour ceux "qui sont profondément indifférents à la forme et qui
vont droit au fond de la société"65, la République n'était qu'un pur et
simple "acheminement vers la réforme sociale". Il donnait ainsi, selon
Benoît Malon (antimarxiste) la première formule rudimentaire du
collectivisme en Europe. Et Paul Lafargue pourra écrire à Blanqui, au
nom (disait-il) de Marx, son beau-père : "Tandis qu'on était encore
plongé dans les rêves utopistes des premiers communistes, vous avez eu
l'honneur de proclamer la lutte des classes"66 . Indifférent lui aussi à
"la forme républicaine", Fourier avait dit que la révolte des canuts
était plus importante que les Trois Glorieuses. Il était, selon
l'Ecole sociétaire, "le Père du socialisme scientifique". Voilà le
"socialisme" que l'on adopte en répétant avec l'historien soviétique
Volguine que "le soulèvement de Lyon ouvrit un nouveau chapitre dans
l'histoire du monde". Plus d’une année auparvant, Leroux avait écrit
dans le Globe : "Une ère nouvelle commence". La veille, "le fils du
duc d'Orléans fut arrêté, d'ordre signé Leroux, le seul républicain
qui fût au Globe"67. Et le 30 juillet, le jour où Thiers lançait son
appel au duc d'Orléans, "Leroux, à l'Hôtel de Ville, faisait pression
sur La Fayette, en porte-parole des combattants dont il transmettait
l'indignation et qu'il alla retrouver".
Quant à Buchez, “fondateur du catholicisme social”, c'est "à
partir de 1832-1834, qu'avec d'anciens disciples de Lamennais, il fit
école", son action étant aidée en 1833, selon le cardinal de Lubac,
par un mandement où l'évêque de Cambrai s'élevait contre la misère des
salariés”68. Mais c'est seulement en 1837, selon Jean-Baptiste
Duroselle, que fut écrit ce mandement. Et Buchez devait son
orientation initiale, comme Leroux, au Nouveau Christianisme de SaintSimon. Et son orientation de 1832 aux réflexions publiées par les
64
Mieux informé aussi que les communistes allemands qu'il
appelait "les
pillards de la pensée française". Ils prétendaient que le saint-simonisme
n'était qu'une église. Contre Karl Grün, qui disait cela en 1845, Marx
répondait : "Ce n'est absolument pas vrai".
65 Hylémorphisme exprimé plus tard en termes nautiques, superstructures et
infrastructures
66 Alain Decaux, Blanqui l'insurgé, Perrin 1976, p. 155, 158, 252 et 612.
67 Fournière, au t. VII de l'Histoire socialiste dirigée par Jaurès.
68La postérité spirituelle de Joachim de Flore, t. II.
41
missionaires saint-simoniens à Lyon. Duroselle insiste : ni Buchez ni
aucun des (rares et médiocres) économistes bien-pensants célébrés par
les historiens conservateurs n'a aussi "incontestablement influencé
Ozanam et marqué la pensée des catholiques sociaux que la Lettre
de
Chateaubriand à la "Revue européenne" (août 1832). Mais cette Lettre
de
Chateaubriand
paraissait
quatre
mois
après
l’article
Les
prolétaires et les bourgeois. Elle
ne s'inspirait pas du génie du
christianisme ecclésiastique, mais de Saint-Simon puisqu'elle disait :
"Les mots d'Oisifs
et de Travailleurs ont de la portée, et la foule
les entend"69. En effet, commentée par Leroux et Reynaud, la parabole
des abeilles et des frelons avait été entendue par la foule lyonnaise
en mai 1831. Avant les tentatives de Buchez, dont nous reparlerons.
Leroux "patron" et Reynaud "rameur"
Leroux regardait Barbès comme "le type de la grandeur morale".
Blanqui haïssait Barbès. Comme Lafargue, Lénine appréciait Blanqui, et
c’est sur Blanqui que Staline demandait aux historiens communistes
français70 de prendre modèle. Ils écrivent donc : "le traître Barbès"
et "nous excluons Leroux" quand ils étudient Les socialistes avant
Marx. Dans les manuscrits de Marx, ils ne voient pas l'éloge du
"génial Leroux", mais une citation de Dezamy, qui leur est cher parce
que Dezamy était matérialiste comme Blanqui. Confirmant en 1968 ce que
Roger Garaudy avait dit en 195071, Patrick Kessel a écrit72 que Dezamy
avait "le premier annoncé la critique marxiste-léniniste de la
conception bourgeoise de la liberté" dans son Catéchisme communiste de
1842,
et en 1843 dans son Almanach communiste. Tous les hommes,
disait Dezamy, "ne sont pas personnellement libres", car "pressés par
la faim", beaucoup "se voient forcés de se vendre au premier marché
qu'ils rencontrent". En 1982 enfin, le désaccord est apparu entre la
Société d'Histoire de la Révolution de 1848 et "Science and Society".
A Paris, cette Société française disait73 qu'en écrivant cela Dezamy
apportait en 1843 quelque chose de "neuf", qu'il donnait "une
profondeur terrible à l'opposition des classes", et qu'il exprimait
"une philosophie étrangère à la plupart des auteurs". Or cela n'était
pas neuf et Dezamy le reconnaissait. Dès le mois d'avril 1832, Reynaud
avait écrit que "tous les citoyens ne sont pas personnellement libres,
[beaucoup étant] pressés par la faim, obligés de se vendre au premier
marché qu'ils rencontrent". Et en 1836 il avait textuellement répété
cela dans l'Encyclopédie nouvelle, à l'article Bourgeoisie. En 1982,
Outre-Atlantique,
David-Albert
Griffiths
faisait
remarquer
aux
lecteurs anglophones qu'en 1843 Dezamy nommait élogieusement et citait
"le savant Reynaud", qu'en Russie cela n'avait pas échappé à un
marxiste sérieux, Plekhanov, et que pour sa part, en français, dans
une thèse dirigée par Pierre Moreau, professeur à la Sorbonne, et
publiée chez Marcel Rivière avec le concours du CNRS, il avait
expliqué tout cela dès 196574.
Malgré l'apparente déstalinisation, on n'avait pas et on n'a pas
encore comblé la lacune que M. Jean Dubois signalait voici vingt ans75
en disant: "Les années 1830-1832, et surtout 1840-1848, qui virent la
69 Les débuts du catholicisme social en France, 1951, p. 167, 237 et 155.
70 Qui citaient respectueusement cette consigne dans le premier volume de la
collection "Les classiques du peuple" fort utilisée dans l’Educacation
nationale. Sans savoir qu'on leur vendait de la propagande, les
acheteurs
faisaient confiance aux titres universitaires des auteurs . Irréparable abus
de confiance.
71 Roger Garaudy, Grammaire de la liberté, Ed. sociales.
72 Le prolétariat français avant Marx.
73 1848. Les utopismes sociaux, p. 65.
74 Jean Reynaud : an unfamiliar page from the history of socialist thought in
"Science and Society", 1982, vol. XLVI, n° 3, p. 361-368.
75 Le vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1972.
42
naissance et le développement du socialisme utopique et des sociétés
républicaines, sont pour l'histoire du vocabulaire politique une
période importante, mais pratiquement inexplorée". En arrêtant les
fouilles à 1842 avec Dezamy ou en février 1834 avec Blanqui, cette
archéologie partisane n'avait mis à jour qu'un canal latéral et une
citerne. Pour trouver le confluent où le mouvement "démocratique et
républicain" avait rejoint le courant saint-simonien, il fallait
remonter plus haut. Depuis la thèse de Griffiths (1965), on peut le
faire. Auparavant, on savait seulement que la "Revue encyclopédique"
avait succédé au "Globe", que ses abonnés étaient appelés "républicosaint-simoniens" par la police, et qu'elle avait donné naissance à
l'Encyclopédie nouvelle, où on a appris en 1963 que "des trésors
philosophiques et historiques demeurent enfouis"76 . Les fouilles n'ont
pas commencé. Ces écrits et leur influence étant ignorés, on a exagéré
la portée de la révolte des canuts. En disant que "la praxis lyonnaise
a enrichi la théorie parisienne" on croyait penser dialectiquement. Et
c'est un chercheur lyonnais, Fernand Rude, qui écrivit en 1977 cette
phrase où je souligne un adjectif: "On n'a pas assez remarqué
l'influence réciproque qu'exerça le saint-simonisme sur le mouvement
ouvrier lyonnais, et celui-ci sur le saint-simonisme"77.
Encore faut-il préciser la notion de saint-simonisme. Seul,
Griffiths l'a fait, en publiant des lettres que je résume ici.
Enfantin, qui tutoyait ses "fils", disait à Leroux : "Je ne vous sens
pas mon fils". De Lyon en 1831, il recevait des lettres signées
"Leroux et Jean", et d'autres, signées "Jean", où il voyait "Nous ne
sommes qu'un homme, et quand cet homme écrit, la dictée est une", —
mais aussi : "Leroux me pousse, Leroux me presse". "Leroux est un
autre homme que moi. Il est patron et moi rameur". "Fort content de
lui-même" [c'est Griffiths qui le note], Reynaud a huit ans de moins
que Leroux, qu'il ne respecte pas assez78. Leroux l'admire, et il écrit
à Bazard et à Enfantin : "Jean est tout à fait orateur", "sublime",
"inspiré". Mais aussi : "Les progrès de la Doctrine parmi les ouvriers
sont pour nous une source de joie délicieuse. Ce point me touche
particulièrement à cause de mes frères Jules et Achille".
"Die Gruppe um die Brüder Leroux"79
Tous deux ouvriers typographes et membres du mouvement saintsimonien, Jules et Achille seront longtemps des collaborateurs de
Pierre Leroux, Jules surtout, député en 1849 et ensuite exilé. Au
point que les adversaires de "l'Union socialiste" se moqueront en 1852
de "Pierre-Jules Leroux". Pierre Leroux avait raconté que "le Globe",
ce journal d'où est sorti le socialisme" avait remplacé la machine à
composer, dont la mise au point avait été empêchée par "le manque de
capital" : "Mes frères, quoi qu'ils ne fussent encore que des enfants,
avaient compris mon idée, et nous nous fîmes menuisiers, fondeurs".
Ils travaillèrent le bois, l'acier et le cuivre. Ils tirèrent les
leçons de l'échec
et en 1830, quand beaucoup d'ouvriers et même de
typographes brisaient les machines qui les réduisaient au chômage, les
frères Leroux avaient compris ce que l'auteur du Capital n'aura que la
peine d'écrire :
Il faut du temps et de l'expérience avant que les ouvriers, ayant
appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste,
dirigent leurs attaques non contre le moyen matériel de production,
mais contre son mode social d'exploitation.
76 Jacques Vier, La prose d'idées au XIXe siècle, in Histoire des littératures,
Bibliothèque de la Pléiade, 1963, t. III, p. 1194.
77 Nous les canuts.
78 Griffiths, p. 190.
79Jacques Grandjonc, dans le numéro 35 (1990) des "Schriften aus dem Karl-MarxHaus", Trier (Allemagne)
43
Entre le mouvement ouvrier et les républicains regroupés à la
Société des Droits de l'Homme, l'histoire sociale a souvent souligné
la gravité de la séparation qui existait en 1832. Division profonde
dont Patrice Kessel écrit80 qu'elle "ne sera tranchée que beaucoup plus
tard, avant d'être dépassée par le marxisme". A ce coup de baguette
magique, Kessel ajoute toutefois une note concernant l'Appel de Jules
Leroux Aux ouvriers typographes, où Edouard Dolléans voyait en 1946
"une des plus belles pages de la littérature ouvrière et de la langue
française"81. Mais Jules Leroux avait un frère. Kessel ne le dit pas.
Dolléans le sait, mais il ne comprend pas que Jules Leroux n'est, pour
parler comme Reynaud, que le rameur. Alessandro Galante Garrone, lui,
a remarqué le rôle joué par la "Revue encyclopédique", par Pierre
Leroux surtout, dans "la solide alliance du mouvement républicain le
plus marqué, représenté par la Société des Droits de l'Homme, et du
mouvement ouvrier naissant"82, mais il ne parle pas de Jules Leroux.
En mettant entre deux prénoms un trait d'union, Coeurderoy résumait
une réalité sociologique que Garrone attribue à "un mouvement
d'association spontané dans la classe ouvrière", et Kessel au
marxisme. Ce
mot, cet "allemandisme" pour parler comme Verlaine, a
remplacé les pédantismes latins dont se moquaient Rabelais et Molière.
Or, même quand on nomme Jules, on oublie Achille, et quand on fait
mention des trois frères, on escamote
"die Gruppe um die Brüder
Leroux", le groupe qui
entoure les trois typographes. Ce groupe
en 1831, à la première insurrection lyonnaise, fait partie du niveau
ouvrier Saint-Simonien, et
en 1844 il sera
admiré par Marx, comme
Jacques Grandjonc a fini par l'admettre 83. Avant d'être durant les
années quarante le noyau de
ce qu’on appelle à Londres et à
Manchester "the sect", ou "the club",
puis le berceau de ce que LE
PACTE symbolisera
en 48, cette association débordait déjà avant 1825
le cadre familial parce qu'elle était en relations avec les corps de
métier réunis dans les ateliers d'imprimerie, et les maîtres, les
clients, les libraires, les écrivains, et surtout avec les esprits les
plus novateurs. Songeons que, pour apprendre à confectionner un
magazine, Pierre Leroux est allé faire un stage à Londres. Non, et je
le redirai tout à l' heure, ce n'est pas "un libéralisme tout
universitaire en sa source" qui a donné naissance au "Globe", et
Pierre Leroux n'était pas "originellement adepte du dogme saintsimonien"84. Paul Bénichou, antimarxiste courageux, se trompe sur ce
point autant que les communistes. Enfantin ne
confondait pas Leroux
avec "[s]es fils". En 1831, Enfantin donnait absolument raison à Arlès
Dufour, qui lui écrivait que "les prédications de Reynaud ont fait le
plus grand mal à la Doctrine, et certainement leur tendance
démocratique et républicaine n'a pas été sans influence sur ce qui
s'est passé en novembre"85. Voilà qui donne son sens exact au mot que
Prosper Mérimée emploie à la même date, dans une lettre à Stendhal :
"Le saint-simonisme a joué un grand rôle. Le tapage a commencé à la
suite d'une prédication à laquelle un grand nombre d'ouvriers avait
assisté"86. En Allemagne, on va dès 1840 parler d’une “neudemokratische
Schule”, et du “Socialismus” (sans z).
80 P. Kessel, l.c., p. 248.
81 Histoire des idées sociales en France, t. III, 1964, p. 157 et 193.
82 Philippe Buonarroti et les révolutionnaires du XIXè siècle
83 C'est à propos du dîner de propagande internationale (1844) que J. Grandjonc
a écrit en Allemagne, voici six ans, que cette rencontre n'était pas
contestable.
84 Paul Bénichou, Le Temps des prophètes(1977) ; je résume ici mon article P.
Leroux, ouvrier typographe, carbonaro et fondateur du Globe, in "Romantisme" n°
28-29, 1980, p. 240-254.
85 Arlès-Dufour à Talabot, le 28 décembre 1831, cité par Griffiths, l.c., p.
50.
86 Cité par F. Rude, l.c.
44
Originellement et définitivement républicain et démocrate,
Leroux avait lu Saint-Simon avant de le rencontrer en 1825. Entre ses
propres convictions et les idées de ce "maître", il apercevait "une
coïncidence" qui demeurait dans l'ombre sous le règne de Charles X.
Elle apparut au grand jour le ler août 1830 quand Enfantin, dans
"L'organisateur" saint-simonien, accusa "les bourgeois" de voler sa
victoire "à la classe des prolétaires." Le même jour, Leroux écrivait
dans le "Globe" : "Il est des jours où de grands perfectionnements
deviennent tout à coup possibles. Le génie politique consiste alors à
comprendre le fait qui vient de s'accomplir, et à savoir aller au
devant de l'avenir". Cette phrase, Leroux la recopiera vingt-huit
années plus tard, en disant que le mot perfectionnement
n'exprimait
pas toute sa pensée : "Je voulais que la France proclamât ce jour-là
la République et le Socialisme ; pourtant je n'avais pas encore
inventé ce dernier mot, et l'idée nouvelle n'avait pas de nom encore".
Romantique, Enfantin, était au contraire convaincu que "la série des
intelligences supérieures qui ont gouverné le monde était incarnée
dans sa personne". Pour lui, "la question de la femme" primait toutes
les autres, et selon lui "la nouvelle morale amoureuse" était entre
Leroux et lui le principal sujet de discorde. Le schisme eut lieu le
27 novembre 1831, six jours (notons bien cela) après la révolte de
Lyon. Certes Leroux songeait aux chagrins de Claire Bazard, quand il a
rompu avec Enfantin en lui disant : "Vous n'avez pas de coeur". Mais
il pensait aussi qu'en disant : "La rénovation de la société doit se
faire HIÉRARCHIQUEMENT", Enfantin "trahi[ssait] le bonhomme SaintSimon, qui serait toujours resté du côté du peuple". Dans cette
réunion Dans cette réunion du 27 novembre, le débat avait porté aussi
sur "ce que demandaient tous ces hommes qui peuplent la plus
industrieuse de nos cités".
En décembre 1831, Reynaud réfléchit sur la Révolution de 1830.
Blanqui, cité plus haut, parlait au nom de ceux "qui sont profondément
indifférents à la forme et qui vont droit au fond de la société".
Reynaud parle de "la révolte populaire" dont il a vu, sur place, les
débuts et les causes, et il écrit : "pour ceux qui voient au fond des
choses, le débat d'économie politique constitue un fait plus important
peut-être dans l'histoire moderne que le débat de charte ou de
religion". Peut-être. Si du moins on peut séparer ce fait et ce débat.
Leroux et lui allaient en discuter jusqu'en 1840. De famille riche,
Reynaud n'a découvert la misère qu'à Lyon, en 1831. Leroux en avait
l'expérience, de longue date. A Paris, elle le faisait frémir quand il
passait par la rue Vivienne pour rentrer chez lui, en banlieue.
Orphelin de père, aîné, soutien de famille, sa mère "étant errante
chez les autres pour gagner sa vie", il avait longtemps "été cloué au
travail typographique par la nécessité de la vie matérielle"87. Le 1er
août 1830, il voyait de ses yeux des morts et des blessés en haillons.
C'est à une révolution populaire qu'il avait assisté, découvrant
aussitôt que le débat d'économie politique et le débat de charte ou de
religion ne sont pas séparables. Du moins pour les historiens qui
voient vraiment au fond des choses et de la société.
En
décembre
1831,
le
Journal des Débats
rassurait les
possédants : "Démocratie prolétarienne et République sont deux choses
fort différentes". L'immobilisme allait régner : "Républicains,
monarchistes de la classe moyenne, quelle que soit la diversité
d'opinions sur la meilleure forme de gouvernement, il n'y a qu'une
voix pour le maintien de la société". Victor Cousin, magister
studiorum, proscrivit toute allusion à l'économie politique. Mais en
décembre 1831, Mérimée écrivait :
Du jour où les Pères Enfantin, Bouffard, Bazard et Compagnie
voudront parler français, langage qui heureusement ne leur est pas
87
Guépin,
(1850).
ami
de
Leroux,
raconte
cela
dans
sa
Philosophie
du
socialisme
45
trop familier, tous les gens qui ont un habit fin et qui changent de
chemise une fois par jour sont foutus et archifoutus88.
Avant de signaler en ce mois
de décembre 1831 "le premier
combat entre le bourgeois et le prolétaire","le robespierriste et
saint-simonien Laurent de l'Ardèche"89 avait accompagné Leroux et
Reynaud à Lyon. Auparavant, Bazard l'avait envoyé aux révolutionnaires
belges amis de Buonarotti "en compagnie, dira Hippolyte Carnot, de
Pierre Leroux, Dugied et moi, tous dévoués aux idées républicaines".
Carnot allait collaborer à la "Revue encyclopédique", dont il dit que
bientôt elle allait être "entièrement rédigée par Leroux". Carnot ne
risquait pas de "se faire hégélien" (et fouriériste) à la suite
d'Enfantin. Elevé en Allemagne, il avait appris de son père et des
Conventionnels amis de son père et exilés comme lui que la Révolution
n'avait pas seulement "détruit, mais posé réellement les bases d'un
ordre nouveau". Dès son retour en France, en 1827, il reconnut "le
développement de la Révolution française" dans "l'esprit humanitaire"
des premiers disciples de Saint-Simon90. Voilà ce que Leroux appelait
"coïncidence", ou fidélité.
Bénichou a remarqué que H. Carnot et Laurent voulurent à la
Revue encyclopédique "concilier le saint-simonisme et la tradition
républicaine" et qu'ils étaient d'anciens Charbonniers, comme Bazard.
Mais aussi comme Leroux, que Bénichou prend pour un disciple
d'Enfantin, alors que Leroux défend contre Enfantin et contre Victor
Cousin ce qu'il appelle "la tradition de la Révolution française".
L'article sur l'UNION EUROPÉENNE qu'il avait publié dans "l'ancien
Globe" en 1827, il le reproduit en 1842 dans la "Revue indépendante"
en s'adressant à nouveau, mais cette fois explicitement, aux
"serviteurs de la Révolution française". Il reproduit aussi Comment
les dogmes finissent, qui était en 1823 "le symbole" de la
Charbonnerie et en 1825 "la profession de foi" du "Globe". Et à
nouveau, comme en 1823, il se réfère à la Déclaration de 1793 où
Robespierre avait proposé d'inscrire "le droit de tous à la
subsistance, à l'instruction et au travail", et il écrit :
Les principales formules que, dès juillet 1830, l'école saintsimonienne avant sa division a répandues dans le monde sont la
traduction fidèle, sinon littérale, des principes de la Révolution
française exprimés dans cette Déclaration. La théorie de cette école
sur la propriété, sa distinction des prolétaires et des oisifs est
contenue dans la Déclaration de 1793.
Confirmant tout cela en 1839, Balzac faisait revivre avec Léon
Giraud et Michel Chrestien "les Républicains aux vues élevées" qui
durant les années vingt menaçaient les Rois par leur projet de
"Fédération européenne" et qui au début des années trente "fu[rent]
pour beaucoup dans le grand mouvement moral des saint-simoniens".
Blanqui était au "Globe" le sténographe de Leroux, et le 27, il
crut voir "Rémusat, Leroux, Cousin, tous ces futurs ministres,
trembler dans leur peau". Il comprit bientôt son erreur. "Leroux seul,
écrit Alain Decaux91, pouvait exercer une influence sur lui", parce
qu'au "Globe", Blanqui avait "souvent entendu sa parole ardente". En
août "Blanqui le voyait seul ne pas se rallier à l'état de choses
existant"92. Leroux disait qu'en Juillet 1830 Rémusat et Cousin
"allaient sortir du "Globe" pour devenir ministres". Rémusat ne cache
88 Rude, l.c., p. 253.
89 Comme dit fort bien A.-Galante Garrone, Buonarotti et les révolutionnaires
du XIXe siècle, éd. Champ libre 1972.
90 Sur le saint-simonisme. Dugied ayant fourni à Bazard l'idée d'une carbonaria
française, il était donc un de ses premiers compagnons.
91 Blanqui l'insurgé.
92Tchernoff, Histoire de la doctrine républicaine, 1901.
46
pas dans ses Mémoires
qu'au "Globe" déjà il avait adopté "l'idée
fondamentale de Guizot : il faut faire de l'opposition pour devenir
pouvoir"93 .Depuis toujours, il rêvait d'"être député", il fut plus
d'une fois ministre. A ses yeux, dans les événements de Lyon, il n'y
avait "rien de politique", et Leroux, qu'on appelait au "Globe" "le
pauvre garçon", avait toujours été "peu politique", "tout occupé à
recueillir des documents et à faire des extraits". En juillet 1830,
assumant tous les risques, Leroux "prenait les soins nécessaires pour
l'impression du "Globe", où Rémusat était "maître de la politique" et
disait le 26 : "La République n'est pas possible en France. Son siècle
n'est pas encore venu". Il a raconté comment cet employé, homme
"facile, patient, sans prétention, ayant les formes et la vie d'un
ouvrier aisé et intelligent" s'est pris le vendredi 30 "pour un
prophète ; et un prophète est bientôt dieu". Lisons la suite :
Leroux, qui pendant toute la semaine s'était peu absenté du bureau,
revint des environs de Montrouge où était sa famille, en traversant
les quartiers les plus populaires. Il avait vu de ses yeux ce
désordre persistant, ces pavés ensanglantés, des blessés, des
cadavres, des vainqueurs transportés de joie et d'orgueil, tout ce
spectacle grand et pathétique ; ses entrailles d'ouvrier s'étaient
émues. Il n'était plus le même, il était ivre. Il s'exprimait comme
un homme à qui un grand mystère vient d'être révélé. C'était la
vision sur le chemin de Damas. Jusque-là, il avait eu un fond
d'instinct et de rêves démocratiques ; mais il les gardait dans son
coeur sans objets et sans espérances. D'un coup, il venait de
découvrir à ses idées une puissance, une armée, un avenir ! Une ère
nouvelle s'était ouverte devant lui et toutes les aspirations vagues
dont il s'était bercé jusque-là devenaient comme les pressentiments
d'une révolution immense 94.
Ecoutons Reynaud95, le 12 octobre 1831, place de la Sorbonne :
"Nous, les ennemis du peuple ? Vous voyez mon ami. En juillet, il osa
un des premiers donner l'alarme et signer au péril de sa vie cette
fameuse protestation des journalistes qui éveilla les masses". Reynaud
montre Leroux à un groupe d'ouvriers auxquels ils veulent tous les
deux exposer la doctrine de Saint-Simon, telle qu'ils la comprennent
après leur mission à Lyon. Mais déjà leurs auditeurs jugent que les
saint-simoniens sont des bourgeois.
Plusieurs de ceux qui en 1831 avaient à la suite de Leroux rompu
avec Enfantin l'abandonnèrent assez rapidement. Longtemps, ils ne
réussirent pas à entraîner Jean Reynaud, mais en septembre 1840, ils
se réjouissent : "La scission est complète entre Carnot, Charton, J.
Reynaud — et Leroux"96. En 1842, Dezamy et Marx n'auront pas besoin de
consulter la "Revue encyclopédique" de 1832 : seul désormais, Leroux
réédite dans la Revue indépendante les quatre pages de Jean Reynaud,
qu'il appelle "un des plus grands esprits de ce temps" sur Les
Bourgeois et les Prolétaires. Rupture tragique : en 48, un mois après
le massacre de Juin , dix-sept ans après avoir dit que la condition
des canuts était "monstrueuse", Reynaud écrira à sa femme que le
peuple est victime de "la prédication, pendant dix-huit ans, des
intérêts matériels comme
seule base de la société. Le voilà qui ne
pense plus qu'à ses intérêts matériels, et Dieu sait avec quelle
93
Quelques années plus tard, Rémusat "pressai[t] le préfet de police
d'employer la force". Il était ministre de l'Intérieur, et il espérait "que la
jonction des bandes républicaines et des ouvriers en grève [lui] donnerait un
ennemi à combattre".
94 Mémoires de ma vie, publié en1958.
95 Cité par Griffiths, l.c., p. 65.
96 Griffiths, p. 190. Enfantin, Saint-Beuve, Lamennais, Béranger lui-même,etc.
s'efforçaient d'isoler Leroux.
Heureusement, George Sand était là. Nous
aurons à revenir sur la transformation de Reynaud après son remariage.
47
brutalité"97.
Comme l'écrit fort bien son biographe, "Reynaud s'était
un instant rapproché de la classe ouvrière. Il était alors le
collaborateur de Pierre Leroux".
En 1858, Leroux pouvait évoquer avec fierté ses premiers
commencements :
La coïncidence de la Révolution de Juillet avec ce groupement
d'hommes remarquables à divers titres autour du nom de Saint-Simon
offrait une occasion unique de jeter sur le monde une pluie d'idées.
J'eus le bonheur d'y contribuer pour ma part, en cédant en 1831 le
Globe aux Saint-Simoniens.
"Nos pères, dans la Révolution"
C'est au Projet adopté le 31 août 1793 par le Club des Jacobins
que Leroux emprunte les quatre articles où le droit de propriété est
proclamé, mais déclaré "borné, comme tous les autres, par l'obligation
de respecter les droits d'autrui." C'est de là, nous le verrons, qu'il
tire toute sa critique de l'économie politique, aussi bien en 1833,
dans sa praxis militante à la Société des Droits de l'Homme, qu'à la
veille de 1848 dans sa "Revue sociale". Dans Le Carrosse de Monsieur
Aguado, si Slatkine le publie un jour, on écoutera l'écho des
discussions très enflammées qui opposaient les diverses tendances
républicaines après l'échec d'Août 1830, et déjà auparavant. On pourra
du même coup combler la très grave lacune que Maurice Agulhon a
signalée dans Marianne au combat. Il venait de poser une question :
"Comment distinguer absolument les républicains et les socialistes ?
et où classerions-nous un Pierre Leroux, s'il fallait s'y résoudre ?
[…] on ne connaît pas aussi bien qu'il faudrait les modalités de
survie et de rayonnement des anciens de la Première République. Dans
les associations, les loges maçonniques, les sociétés secrètes se
transmettait une République qui était "valeur chargée de sacré : non
pas négation de religion, mais religion nouvelle". Agulhon louait
quatre ouvrages qui peu avant 48 ont "suscité la mémoire collective :
l'Histoire de la Révolution de Michelet, l'Histoire des Girondins de
Lamartine, l'Histoire de la Révolution de L. Blanc, et l'Histoire des
Montagnards d'Alphonse Esquiros". Quatre auteurs que la "Revue
indépendante" avait loués en 1842, en publiant de plus deux chapitres
de l'Histoire de dix ans, en rééditant Aux politiques, qui commentait
la Déclaration de Robespierre, et surtout en faisant paraître chaque
mois durant deux années Consuelo, c'est à dire le plus magnifique "des
enfants" de Leroux, pour appeler comme George Sand les romans où elle
expliquait "le lien entre la Révolution faite et la Révolution à
faire". Le mouvement ainsi lancé par la Revue de George Sand et de
Leroux amenait dans divers pays d'Europe une éclatante résurrection
de l'idée républicaine. Or tout ce mouvement résultait des patientes
opérations de survie menée à bien par d'obscurs historiens. Deux
surtout, deux amis de Leroux : Laurent de l'Ardèche, qui, avant
d'aller en mission à Bruxelles et à Lyon, avait en 1828 publié une
Réfutation de l'Histoire de France de l'abbé de Montgaillard. Et
Achille Roche, qui en 1829 faisait paraître les Mémoires du
Conventionnel Levasseur, --un des livres que Marx a le plus étudiés,
"copiant, soulignant, traduisant et paraphrasant nombre de passages"98 .
Comme Laurent, Roche collaborait à la "Revue encyclopédique", et en
décembre 1833, peu avant sa mort, sur une feuille à en-tête de leur
naissante Encyclopédie, en signant "Pierre et Jean", Leroux et Reynaud
lui écrivaient : "Pas un jour sans penser à toi".
97 Rémusat écrit, o.c., t. II, p. 326 en note : "Reynaud m'a dit en 48 que
Leroux était le plus poltron des hommes, et je le crois ; je n'ai pourtant ni
remarqué cela, ni le contraire en 1830".
98 M. Rubel, étudiant les lectures parisiennes de Marx, précise la date :
octobre 1843. Bien différent de Fourier et de Blanqui, Marx écrivait
cette
année-là : "Des hommes libres, ce seraient des républicains".
48
En appelant Laurent et Roche "néo-babouvistes", le marxisme les
récupère en les assimilant à Blanqui. Cela permet d’exalter à la suite
d’ Engels le matérialisme du XVIIIème siècle, en écartant tout ce qui,
dans l'histoire de notre pays, l'a contredit et dépassé, et
particulièrement le dernier ouvrage de Saint-Simon, Un nouveau
christianisme. Partisan de la dictature des athées parisiens que
George Sand appelait "l'athéocratie", convaincu, selon Alain Decaux,
d'être "seul à détenir la vérité, Blanqui ne tolérait aucune
alliance"99. Buonarroti ne lui ressemblait pas. En 1834, nous dit M.
Garrone100, refusant de "cueillir un fruit pas encore mûr", ayant
"horreur des luttes violentes", abandonnant même "tout projet d'action
immédiate", il devenait de plus en plus un "réformateur religieux",
avant tout soucieux de "formation", et donc traité de "mystique" par
les blanquistes. Or dès 1825 il avait reçu un résumé des idées de
Saint-Simon, à lui envoyé par son confident parisien, Charles Teste,
que
Garrone
appelle
la
cheville
ouvrière
des
mouvements
révolutionnaires européens", en signalant ses relations avec Bazard,
Leroux et Laurent (de l'Ardèche). A. Lehning confirme : Leroux, avec
Bazard, Teste, Trélat, Buchez et Voyer d'Argenson, était membre du
Comité qui avant la fondation de la Charbonnerie française dirigeait
en secret l'opposition libérale, et qui "avait à coup sûr des rapports
avec le Grand Firmament", c'est-à-dire avec le cercle ultraconfidentiel qui entourait Buonarroti, et "qui causa tant d'ennuis à
la Sainte Alliance". Peu après avoir fondé la Charbonnerie (1821),
Bazard se joignit à l'école que commençaient à former des lecteurs de
Saint-Simon. A cette école, dans le Globe, en 1827 et 1829, Leroux
adressa des critiques qui visaient plutôt Enfantin. En 1831, Bazard
sera très proche de Leroux101 , puisque H. Carnot lui-même ne
connaissait102 ni les secrets de l'accord entre le Globe et cette
école, ni "le Comité central de direction" avec lequel communiquait la
Société républicaine à laquelle il appartenait. C'est son père,
l'ancien Conventionnel exilé en Allemagne qui lui avait fait voir dans
la Parabole de Saint-Simon sur les abeilles et les frelons un
"développement de la Révolution française". Et pour faire adopter par
la Société des Droits de l'Homme l'Exposé des principes républicains,
Leroux fut aidé par Godefroy Cavaignac, fils du Conventionnel, et par
J. Reynaud, "élevé en Lorraine dans l'amour de la patrie et de la
République" sous la Restauration, "familiarisé avec les phases
principales de la Révolution" par les leçons de son tuteur, l'ancien
Conventionnel Merlin de Thionville, le fameux défenseur de Mayence.
Il faudra tout à l'heure remonter plus loin encore dans le
temps, partir plus loin encore de Paris pour découvrir le plus pur
"rayonnement des anciens". La grande idée de Blanqui, répétons le avec
Gustave Geoffroy, c'est "la dictature parisienne". Leroux pense aux
provinces et à l’Europe. A la différence de l'étatisme jacobin, le
socialisme se préoccupe de décentralisation, de fédéralisme et
d'internationalisme. Quand Leroux écrit : "Leurs principes, leurs
leçons, leur exemple", il se souvient de Merlin de Thionville, qu'il
99 A. Decaux, l.c., p. 60 et 96.
100 L.c., p. 298, en donnant une version revue et corrigée (1972) de son livre
de 1951. Ainsi, disant fort bien que "dans Eclectisme, Leroux exprime à haute
voix la pensée secrète de Buonarroti", il date correctement de 1838 ce texte
que trop d'historiens croient seulement paru en 1839 ou 1842. Quant à la pensée
de Leroux sur les révélateurs et sur l'égalité, elle développe cette phrase
(que William Morris admirait) de La Conspiration des égaux : "La République ne
reconnaissant aucune révélation n'eût adopté aucun culte particulier, mais elle
eût fait de l'égalité le seul dogme agréable à la divinité".
101 S'opposant aux vantardises hypocrites des Mémoires d'Outre-Tombe et des
Contemplations, l'auteur de La Grève de Samarez fera très discrètement allusion
à ses rencontres avec Bazard et Buonarroti.
102 Il raconte (Sur le saint-simonisme, 1887) qu'il n'a jamais pu "savoir
comment le rapprochement s'est opéré" en 1830 et comment "le Globe devint
l'organe officieux et bientôt officiel du saint-simonisme".
49
appelait "mon vieil ami", et surtout d'un "patriote bien estimé en
Bretagne, vieux type républicain qui ne nous manqua pas dans le
Carbonarisme", Monsieur Blin, “le sauveur de la cité”, à Rennes. En
outre, en Bretagne d'autres figures nous feront aborder encore
d'autres problèmes, celle surtout d'Alexandre Bertrand. Et le Limousin
lui aussi sera une terre d’accueil méconnue par le parisianisme
blanquiste.
Le mouvement ouvrier
"En 1824, exerçant à Paris le métier de typographe, Leroux
conçut le projet d'un journal à la manière des magazines anglais ; son
ami Dubois se saisit du projet, le communiqua à ses amis, Jouffroy et
d'autres disciples de Cousin et de Guizot, et c'est ainsi que fut créé
"le Globe". Voilà ce qu'on
écrivait en 1840, en Allemagne, dans un
Dictionnaire très usuel. Plus encore que la transition de "l'ancien
Globe"
au
"Globe"
saint-simonien,
cette
création
demeurait
mystérieuse. Même quand on reconnaît que "Leroux avait appartenu à la
rédaction du Globe", on croit encore, de nos jours, en France, que "le
Globe" avait été fondé par Dubois, comme on le croyait en 1843, quand
Dubois, Inspecteur Général des Belles Lettres, assistait avec peine
"aux funérailles de [s]on pauvre petit renom si péniblement gagné".
Dans la "Revue indépendante", Leroux venait de raconter comment lui
était venue "l'idée première du "Globe". Véridique pour une fois, E.
de Mirecourt racontera dans son Pierre Leroux, en 1856, que dans sa
jeunesse "Leroux faisait partout de la propagande, à l'atelier, aux
champs, à la ville", qu'en 1824, en fondant le Globe, "il avait
l'intention de lui donner une tendance républicaine", qu'il en fut
empêché par les disciples de Victor Cousin, et que c'est contre l'avis
de ces futurs députés et ministres que, le 27 juillet, "il inséra la
protestation des journalistes à la première colonne du Globe", ce qui
lui valut le 28 un mandat d'arrêt. Mais les agents qui veulent
l'arrêter "sont rossés par les compositeurs, qui prennent les armes et
vont faire le coup de feu, Leroux étant à leur tête". "Lisant tout
vivant [sa] biographie" et réfutant103 ce qui dans cette biographie est
calomnieux, Leroux la confirme sur un point en écrivant, dans une
simple note à sa Lettre au Docteur Deville104 :
N'est-il pas remarquable, autant qu'étrange, que ce soit moi, alors
ouvrier typographe, aussi pauvre et aussi dépourvu que je le suis
encore aujourd'hui, qui aie construit, en 1824, l'arche qui contint
à la fois Doctrinaires, Eclectiques, Libéraux, Jacobins, et d'où le
Socialisme aussi est sorti : LE GLOBE.
J'étais rédacteur en chef de ce journal, avec Dubois, auquel je
laissais volontiers le premier rôle. M. Thiers et Armand Carrel y
ont écrit ; MM. Duchatel, de Rémusat, Duvergier de Haranne, Vitet,
ont rempli ses colonnes, M. Guizot et M. Cousin y ont mis de leurs
oeuvres. Les élèves de M. Cousin tels que Jouffroy et Damiron, et
les élèves de ceux-ci, comme Lerminier, Sainte-Beuve, ont contribué
à sa réputation. Mais Desloges (le Sourd de M. de Marchangy dans le
procès des sous-officiers de la Rochelle) y écrivait aussi ; et
Auguste Blanqui était mon sténographe.
Dans "l'Espérance" où cette lettre paraîtra en 1858, Leroux
publiera aussi l'article Bertrand (Alexandre) 105 où il fait allusion au
carbonarisme, et des articles où Auguste Desmoulins retrace l'histoire
du mouvement ouvrier. Gendre de Leroux, Desmoulins avait été
typographe à l'imprimerie de Boussac. Depuis vingt ans il mesurait le
double effort par lequel Pierre Leroux avait rendu possible, sous la
103
En particulier dans un tout petit opuscule intitulé Quelques pages de
vérité.
104 Partiellement reproduite en 1972 par Miguel Abensour dans Economie et
société (Cahiers de l'INSEA).
105 Publié en 1835 dans l'Encyclopédie nouvelle.
50
Restauration et le règne de Louis-Philippe, la jonction de "la
tradition continue de l'Humanité", et de "la Tradition" ouvrière
clandestine,
Voilà pourquoi, pour Desmoulins, "Association Humaine"
(la future Organisation des Nations Unies) et "Association Corporative
Universelle"
(la
naissante
Association
Internationale
des
Travailleurs) sont inséparables. L'idée scientifique et religieuse de
la solidarité, la pratique syndicale et l'internationalisme ne font
qu'un pour ces proscrits. A l'origine de cette synthèse, Desmoulins
situe, en effet, un événement que l'histoire officielle méprise au
point de l'abandonner à l'histoire littéraire, laquelle n'y aperçoit
qu'une manifestation du libéralisme bourgeois et universitaire : la
fondation du Globe. "Qui fonda le Globe en 1824 ?", demande
Desmoulins. Et il répond : "Un ouvrier typographe, Pierre Leroux", en
précisant que Leroux refusa de changer ce titre contre un autre, parce
que ce titre-là, pour lui, était "un drapeau".
Entre 1824 et 1858, la ressemblance est grande. Rescapé de
Sibérie, où il avait été compagnon de chaîne de Dostoïevski,
Engelson106 avait légué à Leroux la somme qui lui permettait enfin,
après cinq années de silence forcé, de répondre aux bonapartistes
comme E. de Mirecourt et aux révolutionnaires extrêmistes comme
Déjacques107 qui le saluait comme "le plus ancien des publicistes
socialistes". Et
de remettre
poliment à sa place Victor Hugo qui
disait, en visant la présidence de la République : "Mon socialisme
date de 1828". S'opposant à "l'insurrection" souhaitée par Hugo, à
l'attentat contre l'Empereur, — "la petite balle" souhaitée par Pyat ,
à "la levée d'armes" préparée par les blanquistes, à la guerre
générale espérée par Bakounine, et aux nationalismes qui se
déchaînaient, Leroux évoquait108 la revue semi-hebdomadaire qui avait
miné la Sainte Alliance (songeons, dans le Rouge et le Noir, à la Note
secrète). Cette revie avait enthousiasmé Saint-Simon : "L'idée de
liberté rejoignait si bien l'autre idée première d'association
pacifique et d'unité intellectuelle à établir entre les nations" que
l'auteur du Nouveau Christianisme proposa sa collaboration. Dubois
(qui était l'autre des deux "consuls", comme dit Rémusat) refusa : il
ne voulait pas entendre parler de "distribution des richesses". Dès
1825, en dinant avec Saint-Simon, Leroux "croyai[t] déjà en germe à
tout ce qu'[il] croi[t] aujourd'hui" en 1858. "Aussi pauvre et aussi
dépourvu" qu'au temps où il était "ouvrier typographe", il affirme en
1858 que "le socialisme est sorti" du journal dont "l'idée première"
était de transformer une organisation industrielle qui "n'opère qu'en
faisant d'un certain nombre de nos semblables, sous le nom d'ouvriers,
de véritables esclaves".
Ainsi, peu avant la naissance officielle de l'Association
Internationale des Travailleurs, sa préhistoire était racontée par les
106 Dix ans après "L'Espérance", où Leroux critiquait "Ego Hugo", Charles Hugo
publié à Bruxelles Les hommes de l'exil. Il n'y nomme pas Leroux, mais il prête
ses idées à Mme Engelson. "Mystique à la façon des Slaves, elle savait les
philosophes allemands, depuis Kant jusqu'à Schopenhauer, et tenait tête à
Victor Hugo". Echo probable de ces "disputes" : Victor Hugo, aussi grand homme
que Napoléon Ier, avait eu tort, avant les Châtiments, de vivre trop en luimême et pas asez dans l'humanité ; c'est à dire "le non-Moi" qui, en chacun,
complète le Moi. Et les Châtiments sont le plus parfait de ses livres, car là,
"ce n'est plus Victor Hugo qui parle, c'est nous, c'est vous, c'est moi, c'est
le Moi universel et supérieur répandu dans l'espèce." Opposition (essénienne ?)
entre le moi et ce qui sera appelé au XXe siècle le "superego collectif".
"Oportet me minui, illum autem crescere, il faut qu'il grandisse et que je
diminue" : ce mot de
Jean Baptiste, que Jésus appelait le plus grand des
enfants des hommes, a peut-être été cité à Hugo par Mme Engelson et peut-être
par Leroux, sévère pour "EGO HUGO".
107 Comparable à Netchaiev quant à l'immoralité violente des moyens envisagés,il
avait assisté à Jersey aux débats de Leroux et de Hugo.
108Dans l' article "Comment délivrer la France de la tyrannie".
51
républico-socialistes109,
continuateurs légitimes aussi bien de la
Charbonnerie que du mouvement ouvrier. Voilà ce qui semble avoir
échappé à l'historiographie. Ainsi, dans Le Sacre de l'écrivain
(1973), Paul Bénichou écrit qu'en 1830 "il n'y a pas deux camps, pas
d'intelligentsia ouvrière susceptible de débaucher les écrivains
bourgeois. C'est l'intelligence issue de la bourgeoisie et elle seule
qui répudie la bourgeoisie dans des oeuvres d'où le prolétariat est
généralement absent". Le mot tradition voulant dire orthodoxie pour
cet historien de la littérature, c'est "un inexcusable paradoxe" de
"nommer Tradition le Progrès continu" comme fait Leroux. La Société
Typographique pensait tout autrement, et son président disait que "le
massacreur du 2 décembre a ruiné la TRADITION, la seule chose
vraie"110. A son banquet de 1851, cette société avait applaudi Leroux,
quand il évoquait "Etienne Dolet, ce typographe pendu place Maubert
qui avait à Lyon défendu le salaire des ouvriers imprimeurs"111, et
quand il reliait au XVIe siècle la prochaine Internationale, en ce
moment où "le progrès de l'idée de corporation" et l'audience
internationale des "corporations organisées en vue de la République et
sur le type républicain" lui semblaient le présage de "la véritable
société humaine, celle qui solidarisera tous les hommes en les rendant
libres".
Face à l'Université amnésique, la Typographie était la mémoire.
Sous Charles X, on avait crié : "Vive la République !" aux banquets de
la Société Typographique, qui selon Lagardelle furent "le cauchemar
des pouvoirs publics"112. Durant la seconde République, des typographes
évoquaient les Vaudois, Jean Hus, les humanistes, les huguenots. Avant
de renvoyer les lecteurs de "L'Espérance" à cette époque-là, Leroux la
rappelait déjà en 1843 aux lecteurs de la Revue indépendante :
Il y a vingt-cinq ans, les maîtres-imprimeurs vivaient dans une
intimidation continuelle. Non seulement on avait la censure des
journaux, et par moments la censure des livres : mais en outre un
espionnage hebdomadaire de police s'exerçait à l'ombre des lois. Des
mouchards, sous le nom de commissaires de la librairie, pénétraient
dans les ateliers, sous prétexte de vérifier les déclarations faites
par les maîtres-imprimeurs, et venaient à nos visorium voir ce que
composions. Alors nous cachions la copie dans le rang, et souvent le
mouchard entendait gronder autour de lui cette espèce de tintamarre
sauvage qu'en termes d'atelier on appelle un roulement. Je ne
pouvais voir cette inquisition de la pensée sans m'indigner et sans
penser à l'affranchissement.
Après Hugo et E. Dolet, c'est à Benjamin Constant et à George
Sand qu'il faut ici faire allusion. Quatre auteurs que l'histoire
sociale a abandonnés à l'histoire littéraire. C'est à "la pensée
libérale" que P. Bénichou attribue la gloire des protestations qui en
1827, vingt-cinq ans avant la "Revue indépendante", firent obstacle à
la Loi sur la Presse ironiquement appelée Loi de Justice et d'Amour.
Mais l'initiative de l'action n'est pas l'apanage des penseurs. B.
Constant et les autres députés libéraux avaient reçu des pétitions
signées par des centaines d'ouvriers, qui défendaient en même temps
leurs salaires et la liberté. Ce fut vingt ans à l'avance la première
campagne des Banquets. P. Chauvet l'a racontée113 , en soulignant fort à
propos que "dans le Courrier Français du 19 décembre 1833 Jules Didot
rappelait la fière attitude des travailleurs du livre lors de cette
première grande bataille politique, en disant : "Pas une seule voix de
109 Avec l'approbation d'anciens membres des Sociétés secrètes, Barbès et Louis
Nétré.
110 Cité par P. Chauvet, Les ouvriers du livre en France, 1960.
111 Discours publié dans Les Carnets de Joseph Mairet, 1995.
applaudissait cet éloge d'un imprimeur supplicié en 1546.
112 L'Evolution des syndicats ouvriers en France, 1901, p. 120.
113 O.c., p. 136 sq.
L'auditoire
52
ceux qu'on appelait les maîtres ne s'était élevée pour défendre la
liberté de la Presse menacée. La voix des ateliers s'est fait
entendre".
Trois ans plus tard, en juillet, elle se faisait entendre encore
plus fort, et Leroux incarnait "l'alliance des intellectuels et du
peuple" (comme dit fort bien P. Bénichou) en étant l'un des
journalistes les plus en vue et aussi l'un des porte-parole les plus
écoutés par les ouvriers du Livre. Mais la Loi Le Chapelier avait
décrété "l'anéantissement de toute espèce de corporation de citoyens
du même état", En février 48, sans attendre que le Gouvernement
Provisoire reconnaisse, le 25, le droit d'association, Leroux avait vu
"l'avenir ni plus ni moins" dans l'apparition spontanée des
"corporations nouvelles" fondées par les ouvriers de Paris "dans la
ligne de leurs traditions rénovées"114.
Mais, dès le 30 août, enhardie par les massacres de Juin, la
Revue des deux Mondes avait attaqué le syndicalisme naissant :
"Inqualifiable sophisme, d'avoir renouvelé le Moyen Age au XIXe siècle
et remis au monde les corporations et les jurandes que le grand cri de
89 avait si glorieusement chassés". L'"épuration" des enseignants
socialistes sous Lamartine, les proscriptions sous Louis-Napoléon et
l'expurgation des Bibliothèques sous l'Empire rendaient faciles les
assauts
de
Pierre
Larousse
contre
l'Encyclopédie
nouvelle
:
"Religiosité et mysticisme, tendance à l'organisation et non à
l'affranchissement, négation du libéralisme économique et politique,
réaction contre le XVIIIe sièle, réhabilitation du Moyen Age". Ces
reproches, "les barons de l'Université orléaniste115" les faisaient
déjà à Leroux. L'intelligentsia
les lui adresse aujourd'hui encore.
Ceux qui avaient collaboré au Globe. avaient donné l'exemple : Rémusat
raillait "Leroux le Révélateur", en ajoutant : "Un prophète est
bientôt Dieu", et
Sainte-Beuve, en
l'appelant "le Pape du
communisme", regrettait que George Sand soit tombée sous son influence
en écrivant Horace. Parce que Buloz refusait d'imprimer dans sa Revue
des deux Mondes ce roman "communiste", Leroux fonda, pour éditer
Horace, la Revue indépendante, — "un drapeau pur et indépendant sur
les ruines actuelles du journalisme". En écrivant cela à George Sand,
il ajoutait qu'"affranchir la Presse", c'était libérer les écrivains
autant que l'opinion publique, "nous, le peuple, vous-même". C'est à
la fois contre la politique gouvernementale de Guizot et la domination
commerciale de Buloz que Leroux écrit en 1843 :
On a vu récemment ce que peut la politique d'intimidation sur les
industriels brevetés et monopoliseurs. Une fois intimidés, ils se
font censeurs de la pensée des écrivains, et la censure
ministérielle s'établit de fait par leur intervention116.
Et c'est cela qui l'amène à évoquer "les mouchards" de la Sainte
Alliance, les souffrances des "véritables inventeurs" et la fondation
du Globe : "Le premier jour que j'entrai dans une imprimerie avec la
résolution de me faire ouvrier compositeur, […] je me dis que la
matière pouvait mieux nous obéir, et, tout en apprenant mon métier,
j'en maudissais les imperfections". Espoir de 1820 : révolutionner
"l'art de Gutenberg" et du même coup les Lettres, le commerce du
livre, la culture et la société. Ce "rêve" démocratique relaté en
janvier 1843, dans l'unique allusion que Leroux ait faite à ses
114
Rémi Gossez, Les ouvriers de Paris, conclusion. Et aussi La presse
parisienne à destination des ouvriers in La presse ouvrière 1819-1851.
115 Ainsi disait Jaurès, avant le combisme et les baronies sociologiques.
116 De même encore, en juillet 1849, à l'Assemblée Législative, Leroux
protestera en vain contre la nouvelle Loi sur la Presse : "Le gouvernement n'a
qu'à effrayer les cinq ou six cents imprimeurs de France, le millier d'hommes
qui disposent des instruments de travail en cette matière. Au bout de deux ou
trois condamnations, il peut leur retirer leur brevet. Alors ces pères de
famille vont trembler. J'ai vu cela, moi qui ai été ouvrier, j'ai vu
l'imprimerie abaissée devant le dernier agent de la plus vile police".
53
commencements, portait en germe à la fois la République typographique,
c'est-à-dire démocratique et sociale, qu'il fit acclamer une fois
encore le 21 septembre 1851, et la conclusion de Hugo dans William
Shakespeare, "une littérature ayant ce but : le peuple". La machine à
imprimer était un échec, mais elle n'était que le moyen. Succès, par
contre, de l'idée première rappelée en 1843 : "un journal117 qui
tiendrait ses lecteurs au courant de toutes les découvertes faites
dans les sciences et dans toutes les branches de l'activité humaine,
chez les principales nations". Balzac et Marx approuvent aussitôt.
Faisant entrer Leroux dans Les Deux Poètes 118 d'Illusions perdues,
l'auteur des Souffrances de l'inventeur "envisagea le mouvement de la
Presse dans son ensemble", et Marx rêva d'une revue internationale,
réunissant dans l'"Humanismus" les "pensants qui souffrent et les
souffrants qui pensent". Cette coïncidence n'a jamais été remarquée, à
cause de la mise de Leroux à l'Index .
La Charbonnerie républicaine
P. Bénichou est à juste titre le plus illustre des dixneuviémistes. Pas seulement en France : il est membre de l'American
Academy of Arts and Sciences. Dès 1933, il avait définitivement réfuté
le marxisme d'Engels. Et après avoir reproché à cette "doctrine
apriorique", dans le Sacre de l'écrivain (1973), de définir les
classes par leur seule fonction dans l'économie et de ne voir dans les
ouvrages de l'esprit que "des reflets ou des instruments de ces
classes", il n'a pas hésité, dans Le Temps des prophètes (1977) à
rendre Marx lui-même responsable de "l'inhumanité sans précédent"
produite par la Révolution de 1917. En parlant du "Globe" dans le
premier de ces deux livres, il ne nommait pas Leroux. Dans le second,
il semblait lui donner le rôle principal dans l'élaboration de "la
synthèse humanitaire", qui a "fondé pour longtemps l'alliance des
intellectuels et du peuple", et qui de nos jours encore demeure "la
doctrine de fond de la démocratie socialisante partout où elle a
réellement existé". Malgré cela, dans les pages littéraires du
"Monde", Le Temps des prophètes a été salué comme un grand livre
"marxiste". Cette contre-vérité n'est pas totalement inexplicable. En
effet, ce livre semble accorder à Engels que le socialisme a été
introduit dans la classe ouvrière par des intellectuels bourgeois,
qu'il est "né de toute évidence dans la classe intellectuelle
héritière de la philosophie des Lumières" et qu'ensuite seulement il a
"trouvé un terrain dans le mouvement ouvrier naissant". Voulant, à
l'exemple de l'Eglise, "unifier le corps social", il fut bien vite
"totalitaire". Leroux, "originellement adepte du dogme saint-simonien"
et marqué par cette "congénitale faiblesse", venait de cette "région
contre-révolutionnaire". Il ne pouvait "admettre l'exigence de la
liberté qu'après coup et moyennant réforme". Guizot est protestant, et
Leroux le combat parce que, "en bon saint-simonien", il est hostile au
protestantisme. Il attaque "l'infortuné Cousin" et Jouffroy, parce
qu'il "leur fait grief de ne pas s'être laissé convertir à la foi
humanitaire".
Pour répondre, répétons d'abord qu'aucun dogme saint-simonien
n'existait
en 1825, quand Leroux fit la connaissance de Saint-Simon
et dit à cet homme qui allait mourir solitaire : "Vous voyez bien que
ceux dont vous voulez faire triompher les efforts ne vous comprennent
pas et s'intéressent peu à vos publications". Lorsque Enfantin, "sous
le nom de Loi vivante", devint l'idole d'une église soi-disant saintsimonienne, Leroux prit la tête des hérétiques. Héritier des Lumières,
c'est de manière critique qu'il a "vécu au milieu des livres de SaintSimon". Il ajoute : "et de Fourier". Et encore : "tantôt approuvant et
tantôt combattant". A son avis, "Saint-Simon se trompait" doublement,
117 "Le
Globe" a été le modèle du journal rêvé par Balzac, par Cabet, par
Quinet, et réalisé par Péguy.
118 dans un ajout prévu pour la réédition (le Furne corrigé).
54
une acception erronée du mot Progrès l'amenant à confondre les
intérêts des industriels et ceux des prolétaires, comme aussi les lois
de l'Histoire avec les lois de la Nature. Tout cela, avant la
publication du Temps des prophètes, avait été amplement rappelé, par
J.-P. Lacassagne119 et par J.-J. Goblot120. En 1977, alors que Bénichou
présentait "le Globe" comme l'organe d'"une classe intellectuelle de
condition et de formation relativement homogène", et l'expression
d'"un libéralisme tout universitaire en sa source", Goblot écrivait
que "sitôt né, le Globe se divise". Pour ma part dans le numéro
spécial de "Romantisme" sur Dix-huit cent trente j'ai insisté en 1980
sur la
division qui provenait de la différence entre les conditions
sociales. Rémusat et Sainte-Beuve avaient remarqué cela. Certes,
Leroux est fils de petit commerçant et non de prolétaire121. Mais il
n'aurait pas pu faire dialoguer des prolétaires122 s'il n'avait pas été
ouvrier et il a remarqué que la littérature, après avoir semblé
l'apanage des grands seigneurs, a été illustrée par Diderot, fils de
négociant, et par Rousseau, fils d'artisan. Or la Restauration avait
rétabli les préjugés de caste. Et la noblesse affectait d'autres goûts
que les roturiers, méprisés par elle comme "bourgeois". Ecoutons
d'abord Jouffroy disant en 1829, à propos du romantisme, qu'au Globe
"les grands seigneurs sont contre, les bourgeois pour. Leroux, Magnin,
Damiron, moi, nous sympathisons avec cette poésie. Rémusat, Duchâtel,
Duvergier de Hauranne, gens à trente ou quarante mille livres de
rente, n'y comprennent rien".
Ici (avant Juillet), bourgeois veut dire roturier, plébéien.
Rémusat, qui chaque jour alors montrait à Leroux le brouillon de son
"premier Paris", l'a fort bien décrit : "un peu sauvage, ayant les
formes et la vie d'un ouvrier aisé et intelligent, familier et
négligé, et selon l'usage de beaucoup d'ouvriers, une femme qu'il
n'avait pas épousée et un troupeau d'enfants123. Il vivait hors
barrière pour économiser et faisait travailler les siens au
jardinage"124". Et ce grand seigneur s'amuse des "vagues rêveries sur
la société moderne", du "fonds d'instincts et de rêves démocratiques"
que Leroux ("renfermé", on le comprend) "gardait dans son coeur"
jusqu'au 30 juillet 1830 où il était comme "ivre" : revenant de
Montrouge en traversant les quartiers populaires, "ses entrailles
d'ouvrier s'étaient émus" à la vue des blessés et des cadavres. Ce
fonds d'émotions, Rémusat l'appelle "le saint-simonisme", en déclarant
qu'il l'a "peu connu" et qu'il en condamnait "la mauvaise influence".
Certes, l'origine sociale n'est pas définitivement déterminante.
Sainte-Beuve cessera bien vite d'être républico-saint-simonien. Mais
il n'aurait pas dédié des vers "A mon ami Pierre Leroux", en 1829,
s'il n'avait pas été roturier. Et carabin. Les études scientifiques,
en effet, n'attiraient pas les "grands seigneurs". A l'Ecole
Polytechnique les saint-simoniens, par contre, étaient nombreux. Dans
l'ombre des brillants normaliens disciples de Cousin, avides d'une
Revue politique, Bénichou ne discerne pas les jeunes savants que les
convictions républicaines et la pauvreté (dans le cas de Leroux) ont
119Dans Economie et Sociétés en 1973,
120Dans la Pensée du 15 avril 1976, avant son livre de 1977 sur Pierre Leroux et
ses premiers écrits.
121 Je renvoie à Jean-Pierre Lacassagne, Un mage romantique, Pïerre Leroux
(1787-1871), Naissance d'un prophète (1797-1832), Paris-Sorbonne IV, 1989
122 Comme il fait en 1847 dans Le Carrosse de Monsieur Aguado.
123 A J. Reynaud, qui lui reprochait aussi d'avoir des enfants sans posséder de
quoi "les enrouter dans la vie", Leroux répondait qu'il voulait "vivre comme
les prolétaires".
124 Pour pouvoir donner une plus grande quantité de pain à ses enfants, Leroux
sera "vêtu misérablement : avec peut-être plus de talent que Jean-Jacques, il
n'a point envoyé ses enfants dans les hospices". Geoffroy Saint-Hilaire
demandant (en vain) un secours pour Leroux à Victor Cousin, en 1837.
55
Leuwen125.
écartés ou fait exclure de Polytechnique, comme Lucien
Selon
Leroux, c'est Bertrand, ancien polytechnicien, passionné par les
découvertes de Geoffroy Saint-Hilaire, qui fut "le vrai rédacteur
scientifique et le vrai rédacteur philosophique de cette feuille".
Selon Sainte-Beuve, devenu ministérialiste, c'est Jouffroy, le
psychologue, le disciple du spiritualiste Cousin, qui fut "au Globe le
philosophe par excellence".
Cela était vrai, tout au début, quand Jouffroy écrivait Comment
les dogmes finissent, où il proclamait "la foi nouvelle". Ces pages,
Leroux les publiait dans "le Globe", le 24 mai 1825. Et à nouveau en
novembre 1841, dans la "Revue indépendante", en demandant à Jouffroy
devenu député, non de se convertir à quelque nouveau dogme, mais de ne
pas trahir "la foi nouvelle" qu'il avait lui-même proclamée au temps
où il était à la Charbonnerie "un grand esprit, le plus grand peutêtre". De même en ce qui concerne Cousin. Leroux avait connu "M.
Cousin mêlé aux complots du carbonarisme". En 1838126 il ne lui demande
pas de se convertir, il lui reproche d'avoir "changé de système à
Berlin" en y adoptant "une philosophie aristocratique et royale".
Vingt ans plus tard, exilé à Jersey, Leroux opposera "Desloges (le
Sourd de M. de Marchangy dans le procès des sous-officiers de la
Rochelle)" à "Cousin et à ses élèves tels que Jouffroy". Et dans
Quelques pages de vérité il parlera de "la conspiration du silence"
dont il fut victime à partir d'août 1830 :
Au National, Carrel défendait positivement à ce brave Desloges
(celui qui reçut Charbonniers les sous-officiers de La Rochelle),
1) de parler des prolétaires, d'introduire ce mot dans ses articles
- 2) de discuter avec moi.
Ainsi
Desloges
était
aussi
éloigné
des
"bourgeois
sans
entrailles du National" que des grands seigneurs du Globe. Dans la
Charbonnerie, il voulait "travailler pour la République" comme la
Vente avec laquelle Bories, un des quatre sergents de La Rochelle,
était en rapports. On peut en croire M. de Marchangy : ce voeu fut
"censuré par la Haute Vente", qui fit répondre que le but commun était
seulement de "détruire les obstacles pour mettre le peuple en état de
choisir lui-même".
On n'a jamais fait allusion à ces témoignages de Leroux,
proscrit, voulant encore en 1858 travailler pour la République et
parler des prolétaires. Jamais, ni en 1993 dans le recueil de
documents publié sur "Le Globe"127 par J.-J.Goblot, ni dans l'ouvrage
où P. Bénichou passe en revue tout ce que l'on a écrit sur "un certain
Desloges", polytechnicien, saint-simonien en 1830, et selon SainteBeuve "logicien libéral". Ce mystérieux auteur a signé "M. D" huit des
articles assez rares qui dans le Globe approuvent la poésie nouvelle
et la foi sociale constructive souhaitée par la jeunesse. Or, M. de
Marchangy, en 1822, dans son Plaidoyer pour le Roi de France, avait
requis la mort de Pommier, Goubin et Bories, en raison du devoir
qu'avaient les Rois de réagir contre
le vide immense où s'égarent les esprits, le néant social où rien ne
parle fortement à l'âme. Il faut retrouver le secret de la vie
politique, par des conceptions élevées, par une grande création, de
fortes résolutions. Le coeur humain est fait pour la discipline et
pour le servage des lois.
Ce mot vide, Jouffroy le reprenait en 1823, pour condamner lui
aussi.
l'insensibilité
des
rationalistes
qu'il
appelait
"les
sceptiques". Entre "la ruine du parti de l'ancien dogme et l'avènement
125Dont la réaction au moment du Procès monstre est la même que celle de Leroux.
126 Dans l'article Eclectisme, cause principale du renforcement de la consigne
du silence qui n'a jamais cessé au "Grand Séminaire de l'Université parisienne"
(la rue d'Ulm).
127 Bibliothèque de Littérature moderne, Champion-Slatkine.
56
du nouveau", il y avait eu le temps des "sceptiques". Mais voici le
temps des "apôtres, des véritables représentants de l'humanité", qui
ne peuvent plus demeurer "insensibles au malheur de leur temps. Ces
enfants ont dépassé leurs pères et ont senti le vide de leurs
doctrines. Une foi nouvelle s'est fait pressentir à eux". Après
l'ancien symbole des apôtres, de nouveaux apôtres avaient pour
"symbole" Comment les dogmes finissent. En écrivant : "Nous avons
droit de reprendre ces pages vraies comme il y a quinze ans", Leroux
les publie à nouveau dans l'Introduction de la Revue indépendante
qu'il vient de fonder avec George Sand afin de "revendiquer la dignité
et la liberté des Lettres et de l'esprit humain". S'adressant aux
"Judas sortis de ce modeste journal, le Globe, fondé (nous savons par
qui)", il écrit : "Vous êtes ce pouvoir persécuteur de la vérité que
vous dénonciez alors". Il se souvient, "comme si c'était hier, des
acclamations unanimes" qui accueillirent ce "symbole" rédigé par un
Carbonaro, Jouffroy, mais "signé d'eux et de nous". -- Eux et nous128 .
Cette opposition s'explique peu après, quand la revue de Leroux
présente l'Histoire de dix ans : beaucoup des membres de la
Charbonnerie avaient pour but, selon L. Blanc, soit "un trône à
changer" soit "leur fortune personnelle". Mais "d'autres, se ralliant
autour de Bazard, restèrent nobles, oubliés, pauvres et tristes d'un
succès qu'ils avaient préparé, que d'autres avaient enlevé au peuple.
Ils portèrent dans toutes leurs luttes, jusqu'au dernier soupir, la
sublime, l'inaltérable inquiétude".
La foi nouvelle n'était pas originellement saint-simonienne. On
vient de le voir en lisant Jouffroy. On le voit aussi en avril 1842,
dans les lettres d'Allemagne que Leroux publie dans la "Revue
indépendante". Le mois précédent, il y avait fait reparaître un autre
texte de "l'ancien Globe", De l'Union européenne. Aussitôt, des
hégéliens de gauche l'assurent que leur école "aspire à la foi
nouvelle, se rattache à la Révolution et marche en politique sur les
traces de la France". Sainte-Beuve
(qui en 1830
avait été
républicain et saint-simonien) écrit alors que "le Pape du communisme
écrit philosophiquement comme un buffle qui patauge dans un marais".
Mais à Saint Pétersbourg, sitôt reparue en 1841 ce que Leroux appelle
"la profession de foi de l'ancien Globe" (Comment les dogmes
finissentt), les "Annales Patriotiques" de Biélinski signalent "l'air
de nouveauté qui souffle dans la "Revue indépendante". A Londres,
Mazzini faisait écho, Herwegh à Zürich, Bakounine à Berlin, Ruge à
Dresde, Heine à la "Gazette d'Augsbourg", Herzen à Moscou, Marx à
Cologne, Engels au "New Moral World" de Manchester.
Le lycée de Rennes
Nous pouvons évoquer maintenant "la plus étroite amitié", la
plus ancienne aussi, celle qui a réuni Leroux et son collaborateur
scientifique et philosophique, Alexandre Bertrand. Marx, on le sait, a
eu l'intention de dédier à Darwin un de ses livres. Engels appelait
Marx le Darwin de l'économie politique. Et "le marxisme et le
darwinisme ont longtemps paru avoir réponse à tout", parce que le
mouvement de pensée commencé avec la Révolution française semblait
mener à "ces deux monuments". Au Collège de France, cela était
professé, il n'y a pas si longtemps, par François Jacob, Prix Nobel.
F. Jacob ajoutait : "la vision platonicienne du monde, qui enseignait
l'infériorité de certaines races humaines, a été vaincue par Darwin,
qui publia L'Origine des espèces en 1859"129.
Là encore il ne s'agit que d'épigones, et de plagiaires. Darwin
vient bien après Lamarck et son disciple fidèle, Geoffroy SaintHilaire. Marx vient bien après Leroux, fidèle disciple de Saint-Simon
128 En 1902, dans
les "cahiers"qui veulent être un nouveau Globe", Proust lit
une nouvelle Histoire de dix ans écrite par son ami D. Halevy. N'est-ce pas à
Cousin que fait penser dans Jean Santeuil le nom de Couzon (alias Jaurès) ?
129 La vie, ce bricolage, "l'Express" 20-26 nov. 1981, p. 153.
57
qui dès 1813 affirmait "la nécessité de coaliser les forces
intellectuelles d'un physiologue et d'un philosophe" pour constituer
"la science de l'homme". Vingt ans avant L'origine des espèces, cette
coalition était victorieuse : c'est en se fondant sur les découvertes
de "[s]on savant ami", E. Geoffroy Saint-Hilaire, que Leroux, dans
Egalité, condamnait nommément "Platon, si longtemps surnommé le
divin", et fondait la science nouvelle sur cette affirmation
antiraciste : "Si aujourd'hui, au XIXe siècle, nous croyons à
l'égalité dans la cité, c'est parce que nous croyons d'abord à
l'égalité des hommes dans l'espèce".
Vulgarisateur de l'Encyclopédie nouvelle , le docteur Ange
Guépin diffusait dans sa prolixe Philosophie du socialisme
les deux
grandes idées que je viens de rappeler. Breton, se disant "Européen de
la province France", il écrivait que
"la France doit donner à
l'Europe l'image d'une République véritable". Médecin, administrateur,
philanthrope, il était très attentif aux confins sanitaires et sociaux
des maladies nerveuses et de la criminalité, questions qu'à son avis
"Alexandre Bertrand, seul en France, a traitées en philosophe". Voilà
pourquoi il place "ce maître que son temps n'a pas apprécié selon sa
véritable valeur dans la pléiade des savants qui se sont faits les
auxiliaires de la Révolution française, les Laplace, Lavoisier,
Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, Gall et Bichat."
Né à Paris, dont il a été le représentant élu en 48 et réélu en
1849, Leroux
détestait "le luxe, la luxure et la misère de Paris",
et l'école romantique parisienne dont Hugo se faisait gloire. Malgré
l'avis de Geoffroy Saint-Hilaire130 en 1837, de Balzac en 1840, de
Michelet en 1848, l'Académie des Sciences morales et politiques ne l'a
pas accueilli. L'Académie française a refusé de lui donner un prix. Le
Grand Orient parisien ne lui pas octroyé de secours. C'est à Genève
que le Conseil d'Etat lui a proposé une chaire de philosophie. C'est
dans son refuge creusois, à Boussac, que la Troisième République a
élevé une statue en l'honneur de "Pierre Leroux, l'ancien fondateur du
Globe". Après la Creuse, avant la Suisse, il avait cherché asile en
Provence131, et un fervent partisan de la Renaissance provençale, Paul
Mariéton, dira que tout en professant pour l'oeuvre des félibres une
vive sympathie, "le célèbre sociologue" reprochait à cette entreprise
de "de n'être pas généralement et franchement fédéraliste"132 . Leroux a
cru que dans les Contemplations Hugo lui attribuait une origine
germanique, et il lui a répondu dans La Grève de Samarez : "Tout ce
que je sais de mes aïeux (les prolétaires n'ont pas de grandes
lumières sur leurs aïeux), tout ce que je sais, dis-je, de ma famille
soit paternelle soit maternelle, c'est que, de génération en
génération, mes pères ont cultivé la terre dans les monts de la Loire
et sur les bords de la Seine". Mais pour comprendre la formation de
Leroux et son attachement à l'idée, que l'on dit proudhonienne, de
fédéralisme, il faut insister sur ses années bretonnes. C'est pour le
Lycée de Rennes, en effet, que ce jeune parisien avait obtenu une
bourse, sous le Premier Empire. Et c'est à Rennes que débuta entre
Alexandre Bertrand et lui "la plus étroite amitié" et donc la
préhistoire du Globe. Faite par Leroux dans l'Encyclopédie nouvelle,
cette confidence nous permettra de comprendre pourquoi Goethe,
Stendhal et Heine ont été, selon le mot de Nietzsche, "de bons
130 qui en 1837 demandait à Cousin, "le chef des intelligences vouées au culte
de la philosophie", qu'une des Académies accueille Leroux, "le plus haut
penseur et le plus logicien philosophe de son temps".
131 La Provence avait donné à Leroux pour "compagnon de fortune et ami" un autre
républicain admirable, dont Bergson a vanté "le génie", le marseillais
Démosthène Ollivier. Déjà Européen lui aussi, par ses relations avec Gênes et
Livourne, avec Buonarroti et Mazzini.
132 Il avait appris cela à Cannes, me dit Claude Mauron, en écoutant LouisPierre Leroux, fils de Leroux et "son pieux disciple", La Terre provençale, p.
289.
58
Européens." Et pourquoi le culte de la personnalité de Marx a fait de
l'Européenne Clio une amnésique.
Malheureusement, pour la période qui nous intéresse, c'est-àdire pour le premier Empire, les archives du Lycée de Rennes ont
disparu. Seul, le livre de Marguerite Combes sur Désiré Roulin et ses
amis nous apprend que dans ce Lycée Leroux a fait partie des jeunes
gens "dont les noms s'imposèrent à Paris dans les sciences, les
lettres et le journalisme". A cause du Globe, fondé en l824 par Leroux
et François Dubois. Dubois avait été reçu à l'Ecole Normale Supérieure
en 1812 ; deux ans plus tard, Duhamel et Alexandre Bertrand étaient
reçus à l'Ecole Polytechnique, à laquelle Désiré Roulin et Leroux se
préparaient eux aussi. Dubois deviendra Inspecteur général de
l'Instruction Publique ; Roulin sera membre de l'Académie des
Sciences, comme les deux fils de Bertrand. Illustre mathématicien,
Duhamel épousa la soeur de Bertrand, qui était le beau-frère de
Roulin. Liée à ces trois familles, écrivant pour défendre les vertus
bourgeoises133
contre
le
communisme,
Marguerite
Combes
parle
dédaigneusement de Leroux : "appartenant à une famille presque
indigente", il n'avait pas d'argent de poche, et ses camarades "se
cotisaient pour qu'il ait lui aussi sa semaine". Ainsi lui vinrent
"les premières notions du communisme"134 : en gardant l'habitude
d'emprunter, il mit en pratique l'idée que "le partage peut compenser
l'injustice du sort." L'héritière de Roulin avait probablement entendu
raconter par Joseph Bertrand, fils d'A. Bertrand et ami de Renan, ce
que quatre ou cinq Académiciens racontaient à Ludovic Halévy135 :
J. Bertrand ayant invité Leroux au restaurant et payé d'un billet de
cent francs, Leroux empocha la monnaie et, même !, il donna au garçon
la somme énorme de dix francs .
A la rue d'Ulm, en devenant marxiste, l'histoire officielle a
retenu ce ragot. "Prudentissime", selon Henri Guillemin, ce qui veut
dire lâchement réformiste, Leroux avait comme autre défaut "un vif
penchant pour la vie d'entretenu". Et quand cette histoire oublieuse
devient antimarxiste, en affirmant avec P.Bénichou que jusqu'à trentecinq ans Leroux avait été catholique et antiprotestant, elle ignore
les articles136 de 1849 où il rappelle qu'au Lycée il était "athée".
Bertrand et lui, avant l'abdication de Napoléon, se préparaient au
concours de l'Ecole Polytechnique. N'allons pas les confondre avec les
romantiques, les Chateaubriand, les Lamennais, les Memnons dont
l'Empereur était le Soleil. Ils n'étaient pas attirés, comme Victor
Hugo, par la gloire des armes. Tout au contraire, Leroux verra dans
"le bonapartisme ou parti du sabre, une maladie" qu'en 1842 il jugera
"presque universelle" même parmi les républicains. Ecoutons une des
très rares pages autobiographiques qu'il a écrites :
Nos pères, dans la Révolution, avancèrent bien des sciences par le
besoin où ils étaient de défendre la République : que de merveilles
en ce genre ne firent-ils pas. Ce sont leurs principes, leurs
leçons, leur exemple qui, dans notre jeunesse, nous inspirèrent le
désir d'affranchir la presse.
L'auteur dont Leroux et Bertrand admiraient le plus les leçons
entre 1809 et 1814, c'est Jean-Jacques Rousseau. Lui non plus, ce
n'est pas dans la capitale du Royaume qu'il avait fait ses études et
trouvé ses idées. Citoyen de Genève, il s'était formé, nous dit
133
Publié en 1929, ce livre a pour sous-titre pauvre et aventureuse
bourgeoisie.
134 Explication purement matérialiste de ce que George Sand rapprochait des
esséniens, et Heine des capucins.
135 qui le dit dans ses Carnets 1869-1870, édités par son fils Daniel. Même
anecdote racontée par Marcellin Berthelot, Journal des Goncourt, t. XII, p. 53,
éd. Ricatte, Monaco.
136 Parus dans "La République".
59
Leroux, dans "la France libre, cette France hors de la France". La
Bretagne n'était-elle pas, à sa manière, à la fois française et hors
de la France ? C'est peut-être dès le Lycée que ces amis du Vicaire
savoyard et du Contrat social (mais non pas du chapitre De la religion
civile 137) ont commencé à imaginer une Fédération européenne ayant
pour idéal "l'Humanité-Une". En avril 1815, avec la Fédération
bretonne, ils voudront
mener contre les Alliés et les Bourbons "la
lutte patriotique". Devenue après Waterloo une société secrète reliée
au Carbonarisme international, cette Fédération se donnait pour but de
"délivrer la France de la tyrannie". Contre la Sainte Alliance signée
par cinq Rois, cette conspiration continuait, "transformée en
conspiration pacifique", quand Leroux publiait dans le Globe son
article De l'Union européenne 138. Il fut l'initiateur de "ce que nous
appelons les Etats Unis d'Europe", — un de ses fils dira cela sur sa
tombe en citant
l'article de 1827 : "Décentraliser les empires,
faire tomber les barrières qui séparent les hommes, voilà à quoi
tendent la liberté, la science et l'industrie". N'oublions pas que
pour Saint-Simon la paix supposait qu'au lieu de guerres l'Europe
entreprenne un programme de grands travaux.
On dit que George Sand s'inspire dans Le Compagnon du tour de
France des souvenirs d'Agricol Perdiguier 139, et c'est vrai. Mais ce
n'est pas de lui qu'elle a reçu les confidences qui font la force de
ce roman. Il était beaucoup trop jeune pour lui raconter le quasi
désespoir, en 1823, du héros de ce livre. C'est en effet au cours de
cette année-là qu'un ouvrier initié aux traditions propres à sa classe
entre en pourparlers avec des Charbonniers nobles ou bourgeois.
Orléanistes, orangistes, bonapartistes ou républicains, ils tiennent
pour "fou" le "prolétaire philosophe, l'apôtre prolétaire" : sa
République doit, sans esclavage ni guillotine, résoudre le problème de
"la propriété", et il sait que les Républiques de Platon, de Rome et
des Etats-Unis sont "impossibles sans des esclaves", et celles de
notre révolution "sans les geôliers et les bourreaux". Il respecte les
martyrs, les mystères et la devise du Carbonarisme italien : "Foi,
Espérance, Charité". En France, les vrais initiés connaissaient le
sens nouveau des mots Fede, Speranza, Carita avant que M. de Marchangy
profanât ces "mots sacrés" dans son Plaidoyer pour le Roi de France,
le 29 août 1822, au procès des sergents de la Rochelle. A ce momentlà, quelle idée Leroux et Bertrand se faisaient-ils de la République ?
Né à Rennes en 1795 d'une vieille famille bretonne, Bertrand venait de
se marier dans cette ville, avec Manette Blin, fille de "M. Blin, un
patriote bien estimé en Bretagne ; vieux type républicain que la
jeunesse Bretonne retrouva en 1815 pour présider sa fédération." Et
Leroux ajoute : "M. Blin ne nous manqua pas dans le Carbonarisme". Il
avait pour maxime : "Détruire le despotisme mais non les despotes". Il
avait été blessé, en janvier 1789, en soutenant la cause du Tiers
Etat, puis en Vendée en février 93, en "regrettant de se battre contre
des Français". A Reims, capitaine d'une compagnie à la frontière, il
avait au péril de sa vie arraché au bûcher un vieux prêtre que la
foule accusait de trahir la nation, et la municipalité le remercia en
lui demandant de rétablir l'ordre dans la ville, cela en septembre
1792. L'année suivante, membre du Comité de Salut Public et membre de
la commission des Cinq établie pour résister à la Montagne, il
risquait à nouveau la mort, dans sa ville, en prenant la défense des
fédérés bretons qui avaient marché au secours des Girondins. Carrier
les ayant traités d'ennemis de la patrie, Blin s'écria au club des
Cordeliers : "Tu en as menti, Carrier, tous ces braves jeunes gens
sont des bons patriotes, et même des meilleurs que toi !" Carrier le
137 A Rousseau et à son "disciple" Robespierre, Leroux reproche "le socialisme
absolu", c'est-à-dire totalitaire, qu'il décèle dans ce chapitre-là.
138 Béranger écrivait alors les vers "Peuples, formez une sainte alliance / Et
donnez-vous la main" qu'on lira en 48 dans la "Revue sociale" et au bas de la
lithographie intitulée Le Pacte.
139 Qui soutiendra Leroux à l' Assemblée, en 48.
60
fit jeter en prison ainsi que trois cents citoyens de Rennes dont
ensuite il ordonna le transfert à Nantes, qu'il tyrannisait. Il dut
relâcher Blin sous la pression des patriotes rennais, et
Blin reçut
le titre de "sauveur de la cité". Le 28 Germinal
An VI, il fut élu
député d'Ille-et-Vilaine au Conseil des Cinq-Cents, et il était à la
tribune, s'opposant à Lucien Bonaparte, au moment où la séance fut
interrompue par l'irruption des grenadiers. Après la Première
République, Joseph Blin avait gardé la confiance de ses concitoyens.
De même, après l'Empire, en 1814. Mais après Waterloo, il fut
destitué. Parce qu'il avait fait paraître à Rennes, le 24 avril 1815,
le "Pacte fédératif" qui commence par ces mots : "Les citoyens de
Nantes, Rennes et Vannes, et les écoles de droit et de chirurgie des
mêmes villes à leurs concitoyens".
Les lycéens de Rennes admiraient à juste titre ce "vieux type
républicain", ce représentant éminent des "Républicains de 1792" dont
George Sand fait l'éloge quand elle dit dans Nanon : "Ils n'ont pas
été dupes de la révolution de 1830. Ils n'ont pas été satisfaits de
celle de Février." Blin mourut en 1834, sa fin ayant été hâtée par la
peine que lui causèrent les vainqueurs de Juillet l830, "les hommes
dont il avait partagé les travaux". Redoutant son influence, ils
avaient refusé de lui rendre la place de directeur des postes, qu'il
avait obtenue en février 1793 et qui lui avait été enlevée après
Waterloo140. Après quinze ans de légitimisme, ils voulaient prendre
leur revanche. Dès leur enfance, Leroux et ses amis faisaient la
différence entre ceux que Balzac appelait "les haineux républicains",
et ce patriote dont Marguerite Combes a pu dire qu'en 1830 encore "la
liberté passionnait toujours avec la même force ce vieux Républicain
de 1792."
Pour finir remontons encore, avant 1792, avant même le 14
Juillet 1789, puisque, sous Louis XVI déjà Joseph Blin était animé par
des sentiments que nous avons trouvés au "Globe". Il les tenait de son
héritage familial. Fils de chirurgien, il avait commencé des études de
médecine, comme son frère, François-Pierre, qui fut député à la
Constituante, médecin en chef des armées, professeur de médecine et
collègue de Guépin à Nantes, et qu'on disait "plus noir que les
Noirs", tant il était préoccupé par le sort des esclaves et la gravité
des maladies tropicales. Lui aussi, et de bonne heure, Joseph Blin
réfléchissait au sort des pays colonisés, à l'esclavage des Noirs et
aux conséquences du commerce international si actif au XVIIIe siècle à
partir de nos ports de l'Atlantique. C'est pour cela qu'en l788 il
était allé à Saint-Domingue. Il s'y trouvait au moment où la guerre
prit fin en Amérique, engagé volontaire pour la deuxième fois dans les
troupes qui devaient rejoindre La Fayette. Pendant ce temps, des
princes allemands vendaient leurs sujets au Roi d'Angleterre pour
combattre les Insurgés.
Le mouvement scientifique
Reçu en 1814 à l'Ecole Polytechnique, Bertrand refusa après les
Cent Jours de servir le régime royaliste. Renonçant à cette école
prestigieuse et aux carrières qu'elle ouvrait, il s'intéressa à la
physique, à la géologie, "aux révolutions du globe" et à la médecine.
Au "Globe", "il fut constamment pendant six ans le rédacteur
scientifique et vraiment le rédacteur philosophique". Mais, il
s'attacha surtout à "la manière dont nous recevons par la vue la
connaissance des corps", au somnambulisme, au magnétisme, et à
"l'Extase". C'est-à-dire "à la partie la plus incomprise jusqu'ici de
l'histoire", — à "la prophétie" chez les Juifs, les païens et les
chrétiens, "aux visions et aux miracles, depuis Mahomet jusqu'à
Swedenborg, depuis Jeanne d'Arc jusqu'à Madame Guyon". Pour conclure,
Leroux souligne la portée de ces recherches :
140
Je réunis ici les renseignements donnés par R. Kerviller dans
Bibliographie (1889) et par P. Levot dans sa Biographie bretonne (1852).
sa
61
L'établissement de toutes les religions a été accompagné de
miracles ; toutes les annales des peuples en renferment : si tous
ces miracles sont faux, l'humanité a été le jouet d'imposteurs. Si
toute la partie miraculeuse de l'histoire n'est qu'imposture et
chimère, l'humanité est bien criminelle d'un côté, et bien misérable
de l'autre. Mais que devient alors la certitude ? Les plus profonds
sceptiques, Bayle entre autres, s'étaient arrêtés devant cette
tâche. […] La théorie de l'Extase, en dénouant ce noeud, rendra à
l'humanité sa candeur et sa noblesse.
C'est en disant à Hugo : "Mon fils, méfie-toi des Tables" qu'en
1858, en tête d'une étude De l'Extase et de la magie, Leroux a
reproduit ces quelques pages A LA MÉMOIRE D'ALEXANDRE BERTRAND.
Bertrand avait commencé ces recherches dans les hôpitaux et dans la
"Gazette des tribunaux". Elles ont intéressé Charcot et l'école de
Nancy, selon Michèle Ristich de Groote, pour des raisons scientifiques
et cliniques. N'étant pas un des "éclectiques" qui ne s'intéressent
qu'à une "spécialité", il était aussi proche du grand physiologue
Geoffroy Saint-Hilaire que de Maine de Biran, le psychologue dont il
était le médecin et l'ami. Le docteur Guépin savait que Leroux, s’il
n'avait pas été "cloué au travail par les nécessités de la vie
matérielle", aurait aimé mener des recherches médicales. Admiré par
Geoffroy Saint-Hilaire comme "le plus logicien philosophe de son
temps", Leroux ne ressemble en rien aux Illuminés qui admettaient,
comme Lamennais et Schelling, "une vision infaillible et extatique,
réservée aux initiés, inaccessible à la masse", et qu'ils appelaient
"le théosophème, le mysticisme éminemment spéculatif ou théorique"141.
Le 17 septembre 1822, à Paris, quand les quatre sergents
furent guillotinés, Bertrand et M. Blin, son beau-père,
ont sans
doute réagi comme Leroux, qui vingt ans plus tard "[s]e rappelle avec
horreur la journée où nous devions sauver les conjurés de la Rochelle
et où nous ne les sauvâmes pas". Des têtes déjà étaient tombées par
suite de "l'imprudence et de la légèreté" qui faisaient écrire en
toutes lettres l'ordre exigeant "le fusil de munition avec la
baïonnette et les vingt-cinq cartouches de calibre". En vain Leroux
demandait à "[s]es complices", comme Buonarroti le faisait aussi, de
"se servir de chiffres". C'est le malheur entraîné par cette
défaillance qui semble avoir entraîné l'adoption du projet de Leroux :
"transformer cette conspiration armée en conspiration pacifique ayant
pour but de propager les idées qui en étaient l'âme". "Le Globe"
devait être "un journal cosmopolite sous le rapport des informations
qu'il devrait donner". L'Internationale de Buonarroti pouvait-elle
ignorer ce projet ? En requérant contre les quatre sergents, M. de
Marchangy parlait de "vingt nations" touchées par "cette épidémie
morale, ces principes colportés par les promoteurs du désordre qui ne
peuvent souffrir que les missionnaires d'une religion de paix et de
concorde aillent restaurer, de la parole de vie, des moeurs énervées
et une foi mourante"142 .En 1821, la Charbonnerie française avait adopté
les "principes" qu'Arthur Lehning nous a rappelés : "La liberté est le
droit imprescriptible de tous les hommes. Ils naissent égaux devant la
loi. La souveraineté réside dans le peuple et tous les devoirs émanent
de lui". Vingt ans plus tard, Leroux écrit dans le premier numéro de
la Revue indépendante : "Les hommes qui gouvernent la France ont
professé en société avec nous des principes que nous professons
encore". En janvier 48, il redira dans son dernier article à la Revue
sociale : "ces gouvernants, ceux qui ont formulé avec nous cette
politique de la liberté de penser, de la liberté d'écrire, de la
liberté des écoles, de la liberté des sectes, de la liberté des
cultes", ont oublié que "la liberté, de 1825 à 1830, le Globe n'eut
pas de caractère plus saillant".
141 Cité
par Oscar Haac, Lamennais philosophe, "Cahiers mennaisiens" n° 29,
1995, p. 35.
142 Plaidoyer de M. de Marchangy, avocat général à la Cour de Paris, 29 avril
1822, devant la Cour d'Assises de la Seine.
62
En évoquant la mémoire de Bertrand, en 1858 comme en 1835,
Leroux oppose à toutes ces désertions la constante fidélité du savant.
Le but était d'abolir "les frontières qui séparent les hommes" ; il
fallait donc, Leroux l'explique en 1843, "tenir ses lecteurs au
courant de toutes les découvertes faites dans les sciences et dans
toutes les branches de l'activité humaine, chez les principales
nations". Voilà pourquoi Bertrand et lui eurent "l'idée d'intéresser
la société aux travaux des savants, de mettre les savants en présence
du public. Le célèbre Cuvier, qui dominait en maître l'Académie des
Sciences, nous opposa le plus vive résistance, et fit voter par cette
assemblée des lois draconiennes pour bannir des séances notre ami."
Tenace, Bertrand finit par l'emporter. Malheureusement, "il mourut
jeune en combattant la misère. Au début de 1830, allant l'hiver porter
du secours à un malade, il fit une chute sur la glace." Suivit une
cruelle maladie143 . Surmené, affaibli, il fut "admirable dans le
malheur, dans la pauvreté et dans la mort". Leroux ajoute : "Nous
avons révéré Dieu en lui, et nous nous sommes dit sur sa tombe que la
vertu n'est pas un vain mot".
Distinguons ici deux domaines, et parlons d'abord de politique.
En juillet 1830, Stendhal arrive à Paris, tout heureux de voir flotter
en haut des tours de Notre Dame le drapeau tricolore, et il va voir le
général La Fayette. Fazy, lecteur du "Globe" comme Stendhal, arrive de
Genève pour conférer avec le général La Fayette. Admirateur de Leroux
comme Fazy, Stuart Mill de Londres avait "volé à Paris", selon sa
propre expression, pour y rencontrer "les chefs les plus avancés du
mouvement populaire". Edouard Gans dira bientôt à Hegel que le
prestige du salon de La Fayette est égal au prestige de "l'ancien
Globe". Arrivent de Gênes, de Varsovie ou de Cologne d'autres lecteurs
du "Globe", Mazzini, Mickiewicz, Heine et Börne, journaliste de "la
Balance".
A
Saint-Pétersbourg,
le
jeune
Herzen
jure
d'imiter
l'héroïsme de Pestel, le conspirateur décembriste dont Leroux déplore
le destin. Mais voici le moment de nommer aussi deux républicains de
l'Ouest de la France, tous deux docteurs, le vendéen Benjamin
Clemenceau, qui se conduisit en héros sur les barricades de 1830, et
le breton Ange Guépin, né à Pontivy, abonné au "Globe", puis à la
"Revue encyclopédique". Il animait "l'Association républicaine de
l'Ouest, Rennes et Nantes", qui "adhéra à la Société des Droits de
l'Homme sous l'influence de Pierre Leroux et Jean Reynaud". Dès 1832,
avec quelques amis nantais, il était fiché par la police comme
"républico-saint-simonien"144.
C'est probablement Benjamin Clemenceau qui a laissé à son fils
Georges les ouvrages de Pierre Leroux que Jean-Baptiste Duroselle145 a
vus dans sa bibliothèque : De l'Humanité (1845, 2 volumes), Discours
sur la situation actuelle de la Société (l847, 2 volumes), Malthus et
les économistes ( Boussac, 1849). Emprisonné sous l'Empire pour délit
de presse, Georges Clemenceau a écrit Les martyrs de l'Histoire, sans
savoir que le premier "désir" de Leroux, typographe et membre de la
Fédération bretonne, avait été d'"affranchir la presse". Mais en 1896,
quand il suivit son ami Martin Nadaud au Comité pour le monument de
Leroux, et qu'il dit : "Leroux refusa toujours d'entrer dans la
société bourgeoise", il remarquait probablement une ressemblance entre
son caractère d'éternel opposant et celui de Leroux. Rapporté par le
fils de Leroux, un trait l'avait frappé : peu avant la chute de
Charles X, quand presque tous les rédacteurs du Globe étaient déjà
143 Marguerite Combes se trompe, je crois, en affirmant que Roulin était le
meilleur ami de Bertrand, et que celui-ci n'a pas longtemps souffert de cette
chûte, survenue selon elle en 1831.
144 J'emprunte beaucoup à la thèse (Nantes 1964) de M. Guy Frambourg sur Un
philanthrope et démocrate nantais, le docteur Guépin.
145 Il m'a très aimablement écrit cela. Mais, en pensant probablement que Leroux
n'intéressait personne, il n'avait pas cru devoir dans son admirable biographie
de Clemenceau parler de ces oeuvres de Leroux comme il fait pour celles de
Proudhon qu'il a trouvées dans cette même bibliothèque.
63
acquis à Louis-Philippe, Talleyrand avait voulu faire entrer Leroux,
codirecteur de ce journal, dans le complot. Il l'invita à venir, et
Leroux ne vint pas. Il alla au "Globe " et demanda à être reçu. Le
Républicain Leroux refusa, et le Républicain Clemenceau appréciait ce
refus. Quand il était entré au Lycée de Nantes, en 1853, le Second
Empire venait d'être proclamé. Mêmes études que quarante ans
auparavant, même discipline, même surveillance exercée sur les
mauvaises têtes qui n'aiment pas Talleyrand. En 1851, il avait vu son
père, "chargé de chaînes", partir en déportation pour l'Afrique. En
48, à Nantes, après la Révolution de Février, Benjamin Clemenceau
était ami d'Ange Guépin, Commissaire de la République. Plus loin
encore, Juillet 1830 apparaissait à Georges Clemenceau comme "une
glorieuse épopée", dont les dreyfusards continuaient l'héroïque
tradition. Et son père, qui avait été son véritable maître,
ressemblait beaucoup à Joseph-Marie-Jacques Blin, dont le père avait
été maître en chirurgie.
Talleyrand, au rebours, était le prince des diplomates. Après
avoir fréquenté les principales cours d'Europe durant le Premier
Empire et la Restauration, il préparait, comme on le voit dans la
Comédie Humaine, l'avénement de la famille d'Orléans. Il avait très
vraisemblablement lu dans "le Globe" ce que Leroux disait en 1829 De
Napoléon , et déjà, en 1827 De l'Union européenne. Invoquer "la
liberté, la science et l'industrie", en parlant de "décentraliser les
empires", cela inquiétait Talleyrand autant que Chateaubriand,
ambassadeur du Roi de France à Rome. Cela intéressait Hegel, et
beaucoup plus encore Stendhal, "Milanese". En 1815, au retour des
fleurs de lys, il avait "cessé d'être Français" et avant la parution
du "Globe" il ne lisait que des "magazines à l'anglaise" comme
l'"Edinburg Review".
Mais ce n'est pas pour comploter contre le Roi de Prusse que
Gans rendait visite au "Globe" et ensuite à La Fayette. Ancien élève
et ami de Hegel,
éditeur de ses Leçons sur la Philosophie de
l'Histoire, il représentait
aussi un autre Européen éminent,
également passionné par le Globe, mais indifférent aux bouleversements
de l830 : Goethe. C'est "au nom de la Très Sainte et Indivisible
Trinité" que cinq Rois avaient conclu la Sainte Alliance du Trône et
de l'Autel. "Le Globe" (Stendhal le dit en 1830 dans Le Rouge et le
Noir) était l'ennemi mortel de cette Sainte Alliance, de sa
Congrégation secrète et de la création en six jours. Donc,
contrairement à ce que voulaient Rémusat ou Guizot, "le Globe" n'était
pas seulement un journal politique. En le désignant comme "journal
littéraire", Leroux et ses amis gardaient à cet adjectif l'extension
et la plénitude de sens que l'éclectisme de la Sorbonne et le
romantisme de Hugo allaient ruiner. Hostile à "la fragmentation
indéfinie des connaissances", partisan du travail d'équipe et de
l'association, Leroux allait bientôt reprendre à Diderot l'idée d'une
Encyclopédie. Et voici l'autre des deux domaines où "le Globe" a gagné
la guerre. Balzac les réunit dans Illusions perdues (1839) : une très
importante "école morale et politique"
préconise "la fédération
européenne" et présente le Christ comme "le divin législateur de
l'Egalité". Elle est née quinze ans plus tôt, à partir d'un simple
journal. Elle a pour guides deux "savants" : le "profond philosophe"
qui critique tous les systèmes en les comparant à la doctrine de
"l'HUMANITÉ",
et
Geoffroy
Saint-Hilaire,
"le
panthéiste
que
l'Allemagne révère" depuis qu'il a triomphé de Cuvier. Or la défaite
de Cuvier a enthousiasmé Goethe beaucoup plus que la victoire de
Louis-Philippe. Poète et savant naturaliste, il avait deux excellentes
raisons de voir dans "le Globe" "une ère nouvelle de la critique
française". Il jugeait les rédacteurs "fins et délicats, bien
différents des savants allemands qui se croient toujours tenus de
détester ceux qui ne pensent pas comme eux", mais il admirait
particulièrement ceux qu'on a oubliés, Alexandre Bertrand à cause de
ses chroniques scientifiques, et Pierre Leroux à cause de son article
sur la Poésie de style (1829). En disant de Bertrand : "L'histoire
s'ouvrant devant lui, il découvrait de siècle en siècle des faits du
64
même genre", Leroux énonçait ce qui fut commun à leurs deux
découvertes. Lui, contre l'Académie Française qui croyait que les
littératures anglaise et allemande n'étaient pas classiques, il
faisait voir que dans "l'Art symbolique" une filiation existe entre
Virgile, Rousseau, Byron, Goethe et Jean-Paul Richter 146. Et c'est pour
cela que Goethe, Platen et Henri Heine ont admiré dans le Globe
"l'unité de la littérature européenne", "l'unité de la littérature
mondiale", Heine recourant même au mot Vaterland pour dire (en haine
de l'antisémitisme) son patriotisme européen147.
Goethe jugeait sévèrement notre Académie des Sciences, jusqu'en
1830. Cette année-là, "Bertrand travaillait fébrilement jusqu'aux
derniers jours pour nourrir sa famille. Ne pouvant pas écrire luimême", nous dit Leroux, il dictait ses
feuilletons. C'est grâce à
lui, grâce au "Globe", que Goethe eut la joie d'apprendre qu'à
l'Académie des Sciences Cuvier avait eu définitivement le dessous, à
cause des remarques faites par Geoffroy Saint-Hilaire à propos d'un
mémoire rédigé au terme d'une mission en Amérique du Sud
par un de
ses disciples, le docteur Roulin, beau-frère de Bertrand et lui aussi
ancien membre de la Charbonnerie, Sur les changements dans les animaux
domestiques transportés dans le Nouveau Monde. Aussi, en 1831, "Goethe
briguait les suffrages français", et Geoffroy Saint-Hilaire présentait
cette candidature à cette Académie en disant : "C'était différent
autrefois"148. Autrefois, ni l'Empire ni la Restauration n'aimaient
"les théories subversives". Marguerite Combes le rappelle lorsqu'elle
dit que "le monde scientifique était tout entier rangé sous l'autorité
de Cuvier" et que Geoffroy Saint-Hilaire était "seul à affirmer une
voie non interrompue de générations et de modifications successives".
Sous la Monarchie de Juillet, sa théorie des "transformations"
continuait à effrayer ce que Leroux appelle "les castes". Analyse,
Discontinuité et Hiérarchie étaient toujours les mots d'ordre du haut
clergé et des hauts fonctionnaires que Jaurès appellera "les barons de
l'Université orléaniste" : séparation entre les Saintes Ecritures et
les autres ; séparation, dans les Belles Lettres, entre les "hautes
humanités", grecques, latines, françaises, d'une part, et d'autre part
les autres littératures ; en Morale, domination de l'école éclectique
dirigée par Victor Cousin, prochain Ministre de l'Instruction Publique
; et donc, en Sciences, mépris pour l'"Encyclopédie nouvelle" où
Leroux publie en 1838 sa Réfutation de l'Eclectisme. Alors, Balzac va
dire : "La science est une", en reprochant à l'Académie des Sciences
Morales et Politiques, en 1840, de ne pas appeler à elle "MM. de
Lamennais et Pierre Leroux, profonds penseurs qui remuent leur
siècle". Quand Sainte-Beuve dit que "Leroux écrit comme un buffle qui
patauge dans un marais" et que "nous ne sommes pas synthétiques, comme
disent les Allemands", Balzac répond que "M. de Sainte-Beuve est un
homme incomplet". Récemment, enfin, la troisième édition de la Comédie
Humaine à la bibliothèque de la Pléiade fait une allusion à l'article
de Leroux sur Bertrand (Alexandre), mais à contre-sens, en confondant
Leroux avec Louis Lambert. Et en occultant le moment où, de l'aveu de
Balzac, "tout a changé". Cessant de croire Fabre d'Olivet et de se
moquer des "globistes" comme il faisait dans L'illustre Gaudissart,
l'auteur d'Un grand homme de province à Paris devient, selon son
expression, "une intelligence bifrons". Lorsqu'il célèbre, sous le
pseudonyme de Léon Giraud, "le savant intrépide, le travailleur
consciencieux", le fondateur du journal qui
fait connaître en
Allemagne la victoire de Geoffroy Saint-Hilaire sur la "science
analytique" de Cuvier, Balzac associe l'un à l'autre les deux maîtres
qui unissaient l'histoire naturelle et l'histoire des religions. En
suivant de loin, comme Michelet dans Le Peuple, comme Guépin dans La
Philosophie du socialisme, l'exemple que donnait George Sand.
146 Mon article
Philosophie de l'histoire littéraire européenne selon Pierre
Leroux, in Lendemains, n° 37, Berlin 1985.
147 François Fejtö, Henri Heine, 1946 et réédité (Orban 1981).
148 Je renvoie sur tout cela au récit de Marguerite Combes.
65
"Le socialisme, c'est la doctrine républicaine" (Pierre Leroux)
En 1839, les lecteurs de la Comédie humaine découvrent, traduit
en roman, ce que les étudiants allemands apprendront l'année suivante
dans le Brockhaus Lexikon : il y a deux philosophies de l'histoire,
celle de Hegel, qui s'inspire d'une tradition, et celle de Leroux, qui
s'inspire d'"une autre tradition : la foi du XVIIIème siècle dans le
progrès, Condorcet, la Révolution française, Saint-Simon und die
Egalité”149. Intraduisible dans l'allemand de cette époque, ce dernier
mot figure en français dans ce Dictionnaire qui est l'équivalent de
notre Larousse. En 1842, Leroux écrit dans la "Revue indépendante" :
"Que devons-nous faire, nous qui sommes les serviteurs de la
Révolution
française
?
Nous
devons
nous
attacher
à
l'Union
européenne". Et il montre, en accord avec son ami Henri Heine, que
l'Europe ne peut
pas se faire sans une alliance philosophique entre
"le peuple qui a produit Descartes et le peuple qui a engendré
Leibniz". A ce moment-là, deux admirateurs de George Sand se
rencontrent fréquemment, Balzac, grand lecteur de l'Encyclopédie
nouvelle , et Heine qui tient Leroux pour "le plus grand philosophe
français" et cette Encyclopédie pour "la digne continuation du
colossal pamphlet de Diderot".
Plus encore que Balzac, c'est à Thiers 150 que Guépin s'oppose,
quand il écrit que "la France doit donner à l'Europe l'image d'une
République véritable". Il ne nomme évidemment pas Leroux151 lorsqu'il
dit que "les faiseurs de système, Saint-Simon, Buchez, Enfantin,
Fourier, Cabet, n'ont obtenu que des résultats dérisoires. Ils
croyaient avoir trouvé un secret pour sauver l'Humanité". En 1849,
quand Leroux disait à l'Assemblée Nationale : "Le socialisme, c'est la
doctrine républicaine", Guépin s'opposait avec lui à ceux que Pauline
Roland appelait "les matérialistes dialecticiens". C'est-à-dire aux
disciples de Proudhon dont Guépin dit fort bien qu'il "importe chez
nous le germanisme". Vingt ans avant les antiblanquistes, il écrit :
"Aux provinces les intérêts provinciaux, aux cantons les intérêts
cantonaux, aux communes les intérêts communaux". Non point par
fédéralisme proudhounien : c'est avec "les rédacteurs de la Revue
sociale et ceux de nos amis qui dirigent les associations et les
corporations ouvrières de la capitale" que ce professeur à l'Ecole
préparatoire de médecine de Nantes s'affirme solidaire, c'est pour
cela qu'il est dénoncé comme "le chef de l'école communiste de Nantes"
et qu'il se voit "excommunié de l'Université" en 1851, dix mois avant
le 2 Décembre152.
Ici, relions entre eux les principaux moments de cette histoire.
C’est à Guépin
que Pauline Roland avait adressé en 1850 ses
réflexions sur les Associations ouvrières. Quinze ans plus tard,
Léodile Champseix (André Léo) s’informera auprès de lui. Il était
l’ami fidèle de Charles Lemonnier, ancien saint-simonien comme Pauline
Roland, qui en 1869, à Bâle, présente un rapport au Congrès de
l'Internationale. Exactement comme Desmoulins onze ans plus tôt,
149 Je remercie le Dr. Hans Pelger, directeur du Karl-Marx-Haus de Trier, qui
m'a communiqué ce renseignement.
150 Du "National".
151 Marx faisait de même, en 1843, quand il condamnait les utopistes socialistes
et communnistes.
152 En 1870, à Nantes, il offrit un dernier asile à Leroux épuisé après le siège
de Paris — "pas de linge, pas de vêtements, mal logé, sans feu, sans argent et
malade". De retour à Paris, Leroux meurt pendant la Commune. Guépin, comme
beaucoup des amis de Leroux, ne fut "ni Communard, ni Versaillais".Comme
Leroux, il était membre du Grand Orient. Ils avaient comme amis communs Pauline
Roland, Victor Schoelcher et Charles Fauvety. Guépin a été loué par Jules
Ferry, par Benoît Malon, par le père de Clemenceau et par le père de WaldeckRousseau, et par trois historiens dignes de foi, Georges Weill, D.Halévy,
Georges Duveau.
66
Lemonnier souhaite l'alliance de l'Association Internationale des
Travailleurs et du Congrès de la Paix, en proposant comme programme
"les Etats-Unis d'Europe, l'idée de République fédérale, et la
liberté, — liberté de l'individu, du suffrage, de la presse, liberté
de réunion, d'association et de conscience, liberté du travail sans
exploitation”153. A la même époque, Varlin154, Vermorel et Serraillier
affirment que l'Etat ne doit pas "intervenir dans la formation d'une
société nouvelle", mais qu'il doit insérer dans la loi toutes les
mesures nécessaires pour la protection des travailleurs, et intervenir
pour protéger la liberté des contrats, la liberté des transactions, et
aussi pour empêcher le despotisme et la licence qui, sous prétexte de
liberté des contrats, détruiraient toute liberté et la société toute
entière". C'est ce que Leroux disait à l'Assemblée, le 30 août 48, ce
qu'il publiait en 1849 en réfutant l'anarchisme de Proudhon.
Romantisme et socialisme
En
1992, afin d'"être pleinement lui-même", le Parti socialiste a
souhaité "réhabiliter le courant qui va de Leroux à Jaurès". Même
recherche d'identité, depuis 1993, à la "Société des études
romantiques et dix-neuviémistes". Elle avait enseigné que "l'âge
romantique couvrait en fait l'ensemble du XIXe siècle". Elle hésite.
Elle demande : "Cette idée vous paraît-elle encore valable ? Quels
sont les apports propres du XIXe siècle à l'histoire de la culture qui
vous paraissent encore valables ?" En 1995, deux parutions ont
renouvelé cette histoire : les Carnets de Joseph Mairet, pour ce qui
concerne le mouvement ouvrier, et nous verrons cela tout à l’heure, à
propos de 1848. Et le maître-livre155 où M. Jean-Jacques Goblot écrit
qu’en 1830, "Leroux dépassait prophétiquement l'horizon" qui bornait
la vue des autres rédacteurs du "Globe". Grâce aux travaux de JeanPierre Lacassagne puis de J.-J. Goblot, on lui attribue désormais
nombre d'articles non signés. Du même coup, on devine nombre
d’affinités et
de prolongements. En Juillet 1830, l’enthousiasme de
Leroux révélait au public la profondeur des désaccords qui l'avaient
depuis six ans opposé à Cousin et à Dubois. Le renom de ces deux
orléanistes a éclipsé les mérites d'Alexandre Bertrand, de Charles
Magnin, de Marcelin Desloges, de Sainte-Beuve, de Théodore Jouffroy,
dont Leroux approuvait dans leurs différents domaines les vues
novatrices. Dix ans avant de publier Eclectisme et Egalité, il
contredisait déjà, de différents points de vue "anthropologiques", le
spiritualisme universitaire156 et les “économistes" partisans du
Laissez faire. Il regroupait en effet les résultats d'études
cliniques, historiques, géographiques ou économiques. En disant que
"notre intelligence n'est pas à nous", il résumait à la fois ce que
lui apprenaient les recherches du docteur Bertrand sur des cas
singuliers
d'aliénation,
d'extase,
de
sommeil,
etc.,
et
les
conclusions générales de sa propre étude De l'esclavage et de la
situation dans les colonies : "Les penseurs croient traîner après eux
l'univers, alors que c'est le monde qui donne l'impulsion à la
153 Je renvoie à la thèse de G. Frambourg sur Guépin.
154 Varlin, trente ans, Vermorel, vingt-neuf ans et Serraillier, trente et un
ans, sont "les jeunes, enthousiastes de la liberté" dont Elisée Reclus a dit
qu'avec "de vieux routiers des révolutions antérieures" [Gustave Lefrançais par
exemple] ils composaient la minorité indemne "des contagions de la folie
gouvernementale et des accès de romantisme jacobin". Vermorel et Varlin seront
tués. C'est leur mémoire que Pindy, Lefrançais, Malon, Renard défendront auprès
de Fournière, de Descaves, de Jaurès. C'est à eux que pensait encore Reclus, en
1906, en maudissant la "sélection à rebours" qui a fait périr "les hommes trop
hauts de pensée et de vouloir". Navré de voir que "le socialisme a cessé
d'avoir son caractère généreux, dévoué, humanitaire", il demandera : "Pourquoi
?", et répondra : "C'est à la tête qu'on l'avait frappé".
155 La jeune France libérale, Le Globe et son groupe littéraire 1824-1830,
auquel j’emprunte beaucoup de ce qui suit.
156 que le marxisme appelle idéalisme.
67
pensée". Or, en Europe, "les classes laborieuses sont condamnées à la
même ration que les esclaves des colonies anglaises". Neuve, en
France, dans "le Globe" du 20 septembre 1828, cette idée avait déjà
été annoncée par des articles où Leroux écrivait que "l'on devrait se
donner la peine d'examiner la situation physique et morale de ces neuf
dixièmes de la nation", les paysans et les artisans, et que "la classe
ouvrière, celle d'où émanent l'existence, l'aisance et la force
sociale,
est
tenue
malheureusement
parmi
nous
dans
un
état
d'abrutissement et d'ignorance". Mais Leroux dépassait aussi la
querelle des romantiques et des classiques. Ami de Hugo et de SainteBeuve, il refusait comme eux le primat de l'abstraction, qui fait que
"chez les démocrates, le sentiment de la forme est en général trop peu
apprécié", mais il les mettait en garde contre "le matérialisme
littéraire" qui privilégie la sensation et mène à l'Art pour l'Art ,
c'est-à-dire à "l'art pour l'artiste". Surtout, il appréciait aussi
bien les poètes anglais et allemands que les poètes grecs et latins,
et c'est en connaissance de cause qu'il jugeait excessives les
louanges décernées par la tradition scolaire à l'Antiquité. En
ripostant que “la civilisation grecque et romaine était fondée sur
l'esclavage", il ne pensait pas seulement, comme plus tard les
marxistes, à l'économie politique et à la lutte des classes :"ici
encore, comme l'écrit J.-J. Goblot157, Leroux allait plus loin que les
critiques du Globe. Il évoquait les travaux des orientalistes. Et donc
les douleurs des peuples colonisés. Pour Jouffroy au contraire, "la
lutte du monde barbare et de la Grèce, c'est le fond de l'histoire de
l'humanité", parce que pour lui, au XIXe siècle encore, "le salut du
monde" dépendait des grandes puissances, et donc d'"une élite
d'hommes", pédagogues et gouvernants de France, d’Angleterre et
d'Allemagne. Maître à penser du journal qui instruisait cette élite,
"Jouffroy ne dépassait pas les limites étroites de l'européisme
traditionnel". La grande idée de Leroux, c'était l'association des
peuples et il portait un intérêt particulier "aux filiations et aux
rapports entre les grandes traditions religieuses, gage de l'unité
spirituelle de l'humanité", J.-J. Goblot écrit cela en signalant un
article sur le Coran que Leroux fit paraître le 4 août 1826. Et la
question des survivances esséniennes dans l'Arabie et dans le
mahométisme était posée par Silvestre de Sacy, en 1826, avant d'être
posée par Aloys Sprenger158.
En mourant, en 1830, Hegel apercevait seulement un peu159 de
l'horizon qui était dépassé par Leroux, dont personne160 ne pouvait
deviner l'éclatante supériorité. Elle allait lui attirer des envieux.
Bientôt, devenus ministres alors qu'il n'était même pas fonctionnaire,
ses anciens collaborateurs s'efforcèrent de "l'annihiler”. Ce mot de
Nadaud et l'enthousiasme de George Sand “vénér[ant Leroux] comme un
nouveau Christ” semblent ridicules parce que Proudhon passe pour un
auteur sérieux et qu'un mot de lui a fait croire que Leroux, comme
certains théosophes, prêtait une origine pharaonique à Jésus essénien.
Or, un siècle avant les fouilles dans les grottes de Qoumran, Leroux
affirmait l'influence de la communauté bouddhique sur la communauté
essénienne et sur l’Evangile. Voilà ce que
Dupont-Sommer a appelé en
1981 “une révolution qui renouvelle l’un des problèmes fondamentaux de
l’histoire humaine”, après avoir combattu “l’essénophobie de la
plupart des historiens du judaïsme et du christianisme primitif"161. Du
157 Qui de même, bien des fois, en conclusion des différents chapitres, note
l'importance, "ici encore", de ce que Leroux en a dit, sans signer de son nom
.
158 En remerciant Emile Poulat et Jacques Wiroth, je renvoie à Die Essener in
der wissenschaftlichen Diskussion, par Siegfried Wagner, in “Beihefte zür
Zeitschrift für die Altetestamentliche Wissenschaft”, 1960, pp. 189 sq.
159 Le côté saint-simonien.
160 Ne serait-ce qu'en raison des articles non signés.
161 Dupont-Sommer, Les écrits esséniens découverts près de la Mer morte (Payot,
1990, p. 137).
68
temps de Leroux, le clergé et les positivistes étaient encore bien
plus intolérants.
En 1995, trente textes "introuvables en librairie" ont été
rassemblés
dans Philosophie,
France,
XIXe
siècle.
Disant
que
"longtemps, les philosophes français du XIXe siècle ont été
injustement rejetés", trois professeurs de philosophie n'hésitent pas
à renvoyer dos à dos l'injustice de Léon Daudet et celle de Louis
Althusser. Quelques pages de George Sand, de Michelet, d'Edgar Quinet
et trente pages de Leroux, extraites du Discours aux philosophes, ne
suffisent pas pour représenter dans les mille seize pages de ce
recueil l'immense travail collectif dont Leroux fut l'animateur. Mais
une de ses principales idées sort de l’ombre , puisque le texte de
Taine sur
“le plus grand de tous les événements de l'histoire"
figure à côté de celui où
Renouvier souhaitait une rencontre entre
les deux mouvements qui
étaient sortis de deux innovations séparées
par des siècles et des déserts.
En se
moquant de Leroux et de son “Jésus talapoin”, Proudhon
faisait rire Marx, Victor Cousin et Sainte-Beuve. Sainte-Beuve se
considérait comme "le cornac du romantisme", et l’Encyclopédie
reprochait à sa méthode de n'être pas philosophique. Lorsque Proust a
écrit Contre Sainte-Beuve, Sainte-Beuve était encore le maître de la
critique, aussi bien dans la Sorbonne de Lanson que chez les ennemis
de la Sorbonne, à l'Action Française. Cousin était directeur de
l’Ecole Normale Supérieure quand Leroux accusait ce “Grand Séminaire
de l’Université” de continuer à remplir le but pour lequel Napoléon
l'avait
fondé
:
diffuser,
au
lieu
de
l'esprit
républicain,
l'éclectisme, en privilégiant "les liens étroits d'une nationalité
égoïste", "la fragmentation indéfinie des connaissances", la manie
individualiste de la méthode monographique, "le despotisme des
intellectuels", le romantisme "individualiste" et "la poésie des
littérateurs, ce qui plaît aux riches".
Après la deuxième guerre mondiale, ces défauts ont été condamnés
par deux excellents historiens amis de la France, un Allemand, ErnstRobert Curtius et David-Owen Evans, qui avait enseigné à Oxford et à
Delaware (USA) avant d'enseigner à Victoria (Canada). Tous les deux
remontaient jusqu'en 1830. Depuis cette date, disait Curtius, notre
histoire littéraire est "pétrifiée" par la domination de doctrinaires,
de La Harpe à Brunetière, et "engourdie" par "l'interférence
d'idéologies politiques"162. Balzac avait été traité de “fasciste” par
la critique française. Curtius déplorait cela. Qu’aurait-il dit quand
la critique française a glorifié Balzac comme annonciateur de Marx ?
Quant à Evans, il souhaitait une "inédite Société des Nations" pour
accueillir ceux, prosateurs ou poètes, qu’ une France dualiste,
"cartésienne" a bannis avec "le seul critique littéraire, le seul
philosophe qu'il y ait eu parmi les socialistes, Pierre Leroux"163 . En
faisant
abstraction
de
Pierre
Leroux,
l'Université
parisienne
attribuait
beaucoup
trop
d'importance
à
ses
rivaux,
Fourier,
Lamennais, Marx, Comte, Herzen, Mazzini, Proudhon, Tocqueville, etc.,
dont la plupart étaient ses débiteurs. Et d'autre part
elle faisait
tort aux grands esprits qui ont reconnu son mérite, à quatre d’entre
eux surtout, George Sand et les trois grands critiques qui ont vanté
l'association littéraire de Pierre Leroux et de George Sand : Heine164 ,
162 La
littérature européenne et le moyen-âge latin (1947 et 1956 pour la
traduction en français).
163 C'est en 1948 qu'il fit paraître à Paris Le socialisme romantique, Pierre
Leroux et ses contemporains. Depuis 1991 son éloge a été fait par son meilleur
disciple, l'auteur de Jean Reynaud, un encyclopédiste de l'époque romantique,
David-Albert Griffiths, dans Penseurs anglais et américains, lecteurs de
Leroux, Bulletin n° 9 des Amis de Pïerre Leroux (1991), p. 91 et 92.
164Henri Heine
a reproduit dans Lutèce (Paris, 1855), aux pages 365-380, ce
qu'il avait écrit le 25 juin 1843 sur Leroux et Cousin. Mais la dose d'ironie
est si forte que l'on risque de mal comprendre ce qui concerne la mutilation
d'un écrit de Jouffroy (mutilation dont Leroux venait d'accuser Cousin) et le
rapprochement que fait Heine entre cette accusation et celle qu'il avait pour
69
Vissarion Biélinski et Balzac. Malheureusement, lorsqu’Evans s'est
insurgé contre la Sorbonne, il ne pouvait pas se libérer de la
terminologie scolaire. En
distinguant de la façon la plus nette "le
romantisme individuel et le romantisme social", il était bien obligé
de se servir du même mot pour désigner ces deux contraires. Mot
équivoque, et donc très confuse alliance de mots dans le titre de son
livre Le socialisme romantique, Pierre Leroux et ses contemporains.
Léon Cellier lui aussi s'évadait du conformisme français en désignant
Consuelo et Les Fleurs du mal comme les deux sommets de la littérature
mondiale. "Romantisme humanitaire", disait-il, en précisant "social et
religieux à la fois", ce qui caractérise fort bien "l'école de Pierre
Leroux. De fait, pour se distinguer des "chrétiens", il disait : "Je
suis humanitaire, et à partir de 1845, ayant bien défini le mot, il
écrivait dans la "Revue sociale" : "Socialistes, nous le sommes". Mais
il ne se sentait pas romantique, il n'était pas romantique.
L' Intelligentsia russe avait compris cela. Le 7 novembre
165
1842 , Biélinski écrivait :"Je me sens tout autre ; pour moi,
désormais, les convictions sont tout. [...]
J'ai abjuré le
romantisme, qui permet à l'individu de penser noblement et d'agir
détestablement". Il lisait Consuelo et De l'Humanité"166 , et il
vénérait Piotr le Rouquin "comme un nouveau Christ". Le romantisme, où
il voyait dualisme et duplicité, lui semblait diamétralement opposé
aux convictions qu'il appelait socialistes et qu'il allait proclamer
dans sa Lettre à Gogol : "Le Christ le premier a fait connaître aux
hommes l'Evangile de la Liberté, de la Fraternité et de l'Egalité, et
cet enseignement fut le salut des hommes." C’est la lecture publique
de cette Lettre qui en 1849 entraîna la condamnation
à mort de son
ami Dostoïevski. Mais l’historiographie et la slavistique françaises
ont attribué à Marx la découverte du continent "tout autre" que l'on
plaçait au dessus du romantisme, et englouti Dostoievski dans les basfonds romantiques, fouriéristes ou chrétiens. La critique soviétique
avait hissé Biélinski presque aussi haut que
Feuerbach et le jeune
Marx. Et la critique "libérale" anglo-américaine disait avec Isaiah
Berlin167 que Biélinski a "créé la critique sociale en littérature non
seulement en Russie, mais peut-être même en Europe". Nicolas Berdiaev,
Alexandre Koyré, Arthur Lehning, Alain Besançon, Paul Bénichou, René
Girard, François Furet, Tony Judt, Soljénitsyne etc.,et leurs lecteurs
sont dupes eux aussi d’une histoire littéraire qui a censuré la
"révélation" dont Biélinski s'émerveillait en 1842 en lisant la revue
dirigée par Leroux où paraissait Consuelo.
Notre histoire littéraire avait favorisé “ce qui plaît aux
riches”, le théâtre, le lyrisme, l'imaginaire, "la sentimanie" exécrée
par Stendhal, les Méditations
de Lamartine, les Nuits de Musset, et
la Tristesse d'Olympio, tout ce que Leroux appelait "l'épopée
romantique de l'individualisme sentimental" , en y
rangeant René,
Corinne, Obermann, Adolphe, Amaury et Lélia. Mais précisément George
Sand lui demandait “de corriger Lélia non pas typographiquement, mais
philosophiquement”. “Guérie, transformée, convertie” selon ses propres
expressions, elle allait dire “Consuelo, c’est Lélia éclairée”, et
tout au long des grandes années (1837-1847) de la propagande
démocratique et humanitaire, donner l’exemple de l’association
sa part lancée contre Hegel. Tout ce texte attend qu' on le commente en se
reportant à l'article d'Albert Gazier, Un manuscrit de Jouffroy falsifié et
mutilé à l'instigation de Cousin, RHLF,1925, p. 588
165 Arthur Lehning, Michel Bakounine et les autres (1978),pp. 90 et 91, lettre
déja partiellemnt citée en 1895 dans la "Revue socialiste"
166 Ceci m' a été appris par Françoise Genevray,
Femme, Humanité, une lecture
russe de George Sand,
Actes du colloque L'Europe une et indivisible (9ème
Bulletin des Amis de Pierre Leroux, 1992)
167 Maîre mondial de la slavistique Les Penseurs russes ,1979 en anglais, et p.
200 de la traduction en français (1983)
70
littéraire168.
Elle entraînait Balzac et Baudelaire sur la voie de ce
qui était appelé "éclectisme poétique" dans l'Encyclopédie nouvelle
après avoir été appelé style symbolique dans "le Globe". Cette
innovation, cette rénovation n’était appréciée ni par les romantiques
ni par leurs rivaux, que Péguy appelle “les antiromanciers”. A
commencer par Proudhon, qui réunissait dans le même dédain "nos
romantiques et nos romanciers". Et par Auguste Comte, acharné contre
"les ravages que l'anarchie romantique imposait au coeur féminin", et
en particulier contre "George Sand, "le mauvais génie de son sexe" non
seulement au temps de Lélia, mais ensuite quand elle devint comme elle
disait “le vulgarisateur de la seule philosophie qui parle au coeur
comme l’évangile”. De tous les admirateurs de Comte, Lanson à gauche,
Brunetière à droite, Maurras a été le plus méchant contre “la
romantique française”, “corruptrice” 169d’abord parce qu’elle était
“corrompue par la barbarie slave qu’elle avait dans le sang”, et
ensuite à cause du “romantisme féminin” que lui avaient transmis les
Lamennais, les Quinet, les Michelet, les Leroux. Mais le catholicisme
lui aussi condamnait George Sand parce qu’elle a écrit en 1862 :
“Demandons que tout chemin mène Rome à Dieu”.
Même Paul Bénichou, dans Le temps des prophètes (1977), a passé
sous silence la femme supérieure que Mazzini appelait “l’Européenne”.
Osant faire écho aux appels lancés par les dissidents d'URSS, rendant
Comte et Marx responsables d’“une inhumanité sans précédent",
reconnaîssant que Leroux a
beaucoup contribué à la fondation de "la
démocratie socialisante partout où elle a réellement existé", Bénichou
se cantonnait dans l'histoire littéraire de la France, sans la relier
assez à l'histoire sociale. Son principal mérite 170 était d’avoir
défini comme romantiques ceux qui veulent se sacrer et se consacrer
eux-mêmes, comme Bonaparte l'avait fait. Et qui donnent à leur génie
le pas non seulement sur les
règles "classiques" (hiérarchie des
genres littéraires, merveilleux païen, trois unités, etc.) mais sur
toutes les lois rationnelles élaborées par les savants et les
philosophes
depuis "la fin du XVIIIème siècle", date selon Bergson,
de la "rénovation morale" qui tend à "substituer, entre nations comme
entre personnes, le régime du droit à celui de la force", afin que des
"nations libres [puissent] forger ensemble l'armature d'une humanité
nouvelle".
Le romantisme s’opposait à cette rénovation. Il s'agissait
d'effacer 89. Soit à la suite des Théocrates et des cinq Rois qui
s'engageaient, "Au nom de la Très Sainte Trinité", à
assurer
l'alliance du Trône et de l' autel, le pouvoir temporel du Pape, la
création en six jours, etc. Soit avec Fourier, qui
se proclamait
"Suzerain du romantisme", en proposant "une voie d'écart absolu" et en
promettant "l'omniarchie" au souverain qui fonderait le premier
phalanstère. Leroux combattait aussi bien ce passéisme que cette
utopie. D'abord, en affirmant sa "foi dans la tradition de la
Révolution française", contre le drapeau blanc et contre la Monarchie
de Juillet. Mais aussi en disant contre Fourier et la majorité de l'
Assemblée Nationale en 1849 : "Le socialisme, c'est l'esprit
républicain."
Dostoïewski n’était pas fouriériste, comme on le prétend, ni
fidèle orthodoxe quand il a risqué sa vie pour lire la Lettre
criminelle171 où Biélinski écrivait "à un prédicateur du knout", dans
sa Lettre à Gogol : "Il n'y a rien de commun entre l'Eglise orthodoxe
et le Christ qui, le premier, a fait connaître aux hommes la doctrine
de la liberté, de l' égalité et de la fraternité". Tout autre,
168Pratique dissidente continuée ensuite par Chatrian et son ami Erckman, élève
de Michelet et comme lui admirateur en 48 de George Sand
169 Les amants de Venise (19O2).
170 Depuis le
Sacre de l' écrivain
jusqu’à ses ouvrages plus récents, Les
mages romantiques et
L' école du désenchantement
171Traduction
publiée voici vingt ans dans le Dostoïevski des "cahiers de
l'herne, où Dostoïevski est qalifié de fouriériste.
71
également, dans le Carrosse de monsieur Aguado (1847), l’ouvrier qui
lit la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen 172 tachée de
sang. "Ce n'était pas du sang comme celui qui sort des veines ;
c'était du sang comme celui qui sort des artères, comme celui qui
vient du coeur". Il a trouvé ce papier tout rouge dans le médaillon
qu'un Républicain mort portait sur sa poitrine. Tué sans doute sur la
barricade du 6 juin 1832. Le même jour que Michel Chrestien,
"républico-saint-simonien", auquel les membres du cénacle ont rendu
les derniers honneurs, conduits par Léon Giraud , "le chef de l’école
morale et politique qui était depuis les années vingt "le ciel de
l'intelligence noble [et] une encyclopédie vivante".
En 1838, Leroux accusait Victor Cousin, "devenu le pouvoir
éducateur de la France", d'avoir à Berlin, sous l'influence de Hegel,
renié "la tradition de la Révolution Française". C’est alors que
Leroux est désigné par George Sand, dans Spiridion, comme "Père et
Maître", invité par Louis Viardot à "former un corps général de
doctrine"173, et désigné sa Jeune Europe (italienne, allemande et
hongroise) par Mazzini désigne
comme "uno pensatore del nostro
Partito". En 1839, dans Un grand homme de province à Paris, Balzac
résume en une seule “école” et en un seul “journal” les trois
périodiques successivement dirigés par Léon Giraud. L’année suivante,
il appelle Pierre Leroux par son nom, en attaquant dans sa "Revue
parisienne" les trois principaux ennemis de l'Encyclopédie nouvelle :
Monsieur Thiers et son gouvernement, l'Académie des Sciences Morales
et Politiques que régentait Cousin, et Sainte-Beuve qui traitait
Leroux de "Pape du communisme" et que Balzac appelle "un homme
incomplet". Mais il s'oppose aussi aux "jugeurs" de l'un et l'autre
Parti, guidés les uns contre les autres par "la même haine sous deux
formes", les classiques, à droite, et les blanquistes, à gauche. Tous,
ils dénoncent le romantisme des autres. Lui, il se souvient du
“Globe”, qui ne classait pas sous la même rubrique le Vicomte de
Chateaubriand et Henri Beyle. Il
abandonne Chateaubriand à "l'école
divine" ou "école des images", tandis que Stendhal, venu de "l'école
humaine" ou "école des idées", lui semble arrivé tout près de
"l'éclectisme littéraire" auquel il se rallie pour sa part, aux côtés
de George Sand. Au risque de choquer son public bien pensant, il blâme
les académiciens qui reléguaient cette femme parmi "les écrivains
immoraux". A sa suite, il a adopté l'esthétique qui était appelée
"éclectisme poétique" dans l’Encyclopédie nouvelle après avoir été
appelé style symbolique dans "le Globe" : chercher l'harmonie au moyen
du symbole qui donne du corps aux pensées ; repousser "la misérable
antinomie du fond et de la forme", en refusant le primat de
l'abstraction, qui fait que "chez les démocrates, le sentiment de la
forme est en général trop peu apprécié", en refusant aussi "le
matérialisme littéraire" qui privilégie la sensation et mène à l'Art
pour l'Art (c'est-à-dire "l'art pour l'artiste" et pour les oisifs).
Aux idées que George Sand appelle "nos idées de Leroux" dans ses
lettres à Balzac, Balzac adhère lorsqu'il dit que "l'idée empreinte
dans l'image est d'une plus belle intelligence". Et il réunit à la
cause de Leroux et de George Sand celle de La Chartreuse de Parme, —
"un orphelin abandonné dans la rue"174.
172 Chef d'oeuvre inconnu en France où il n'a jamais été réédité depuis 1848. Il
a été
traduit en italien
par Angelo Prontera et Leonardo La Puma (Milella,
Lecce, 1984)
173 Après avoir publié "des parties morcelées de sa philosophie, des fragments
par ordre alphabétique". Article publié
dans "le Siècle" et cité parJ.-P.
Lacassagne, dans son excellente Histoire d une amitié, Pierre Leroux et George
Sand (1972).
174 Trois mots douloureux écrits par Stendhal à celui que l'on prenait pour son
rival : "Votre procédé est unique, je veux vous imiter et vous répondre par une
lettre sincère" (dont on peut lire les trois minutes, datées du 16 octobre
1840).
72
Dans Le Rouge et le Noir, Stendhal avait très élogieusement
parlé en 1830 du journal fondé par Leroux afin de transformer "en
conspiration pacifique. [la] conspiration armée" de la Charbonnerie
républicaine. En 1835, bouleversé comme Leroux et George Sand par les
verdicts du Procès monstre, Stendhal évoqua en même temps que Leroux
la mémoire de leur ami commun, Sautelet, libraire lié à la
Charbonnerie et connu de Balzac. Ainsi, un accord s'instaurait en
1840, entre les trois plus grands romanciers européens175, et donc
aussi entre leurs admirateurs, reliés même sans le savoir aux milliers
de lecteurs de l'Encyclopédie nouvelle, à ceux du "Sovremmenik" de
Saint-Pétersbourg et à ceux du Brockhaus Lexikon de Leipzig. Deux ou
trois ans plus tard, les professeurs les plus écoutés par la jeunesse,
Mickiewicz, Quinet, Michelet, comme les plus audacieux novateurs,
Biélinski, Louis Blanc, Victor Schoelcher, Théophile Thoré, Proudhon,
Marx, Bakounine, sont proches de ces "Humanitarians". Tous ennemis de
la duplicité, tous
antiromantiques, en matière littéraire et en
matière politique. Ils ne peuvent prendre au sérieux le "parti
romantique" parisien, dont "le chef", Victor Hugo, veut être Ministre
des Affaires Etrangères pour égaler Chateaubriand, pour "sauver les
Rois", et faire "trembler" l'Angleterre et la Russie en alliant la
France et l'Allemagne. Et d'autre part ils détestent "l'école
romantique, ultra-teutonique, qui conseille au Roi de Prusse la
reconquête de l'Alsace et l'expulsion des Juifs en Egypte"176 . Dans les
bibliothèques allemandes, au rayon des Dictionnaires usuels, des
étudiants de nombreux pays vont apprendre que Leroux est "der
geistvollste
und
gedankenreichste
Schrifsteller"
de
la
"neudemokratische Schule", — l'écrivain le plus profond et le plus
fécond de l'école "radicale démocratique". En 1842, Lorenz Stein
n'écrit
ni Sozialismus,
ni
Kommunismus,
mais Socialismus
und
Communismus, et c'est en français qu'il cite la formule de Leroux :
"l'esprit-corps", en conservant respectueusement le trait d'union,
signe de la rupture avec le dualisme et le pseudo-éclectisme de Cousin
et du Juste Milieu.
175 Stendhal ne savait pas encore que George Sand s'était convertie au "style
simple".
176 C'est un ami juif de Heine et de Leroux, Alexandre Weill, qui écrit cela en
1844 dans la "Revue indépendante".
73
CHAPITRE III
PIERRE LEROUX, GEORGE SAND ET BALZAC
Leroux escamoté — George Sand convertie - Du “Globe” au Cénacle — “Une
catastrophe morale inattendue” — Les égarements de la critique —
Cécité marxiste — Balzac impartial — Les Invisibles et les Frères de
la Consolation -Leroux escamoté
Sans les "mutuelles confidences" échangées à Nohant entre George
Sand et Leroux, puis entre elle et Balzac, "l'Européenne" n'aurait pas
suscité en publiant Horace l'enthousiasme de "deux poètes allemands",
Herwegh177 et Heine, et de toute l'Intelligentsia, de Herzen à
Tchernychevski. Quant à La Comédie humaine, elle n'aurait pas non plus
existé sans ces doubles confidences de 1837-1838, puisqu'elle ne
contiendrait ni Illusions perdues, "oeuvre capitale dans l'oeuvre"178 ,
ni Beatrix, ni Les secrets de la Princesse de Cadignan, ni Splendeurs
et Misères des courtisanes, ni l'Envers de l'histoire contemporaine .
Et pourtant, lorsqu'enfin on réédite Horace 179, on ne parle ni de
Leroux ni de Balzac. Ni George Sand ni Leroux ne sont nommés dans la
thèse180 qui fait autorité sur le cénacle depuis un quart de siècle, en
France. Il n'en va pas de même, nous le verrons, au Japon, dans une
thèse publiée en français. Au Canada et aux Etats-Unis, David-Owen
Evans a démontré depuis longtemps que dans la Comédie humaine Camille
Maupin est à George Sand ce que Léon Giraud est à Pierre Leroux, "le
seul penseur socialiste qui soit en même temps un grand critique
littéraire".181
En mars 1842 la "Revue indépendante" avait achevé la publication
d'Horace. Dix ans plus tard (Leroux est en exil, Balzac est mort)
George Sand se souvient qu'elle avait voulu, en écrivant ce roman,
"montrer que les exploiteurs sont quelquefois dupes de leur égoïsme et
que les dévoués ne sont pas toujours privés de bonheur", et cela pour
répondre à Balzac, qui lui semblait renvoyer dos à dos "les farceurs
et les jobards". A l’égoïste qui les avait exploités et trompés tous
les deux Balzac avait donné le prénom de Lucien en 1839, dans Un grand
homme de province à Paris, et George Sand (trois ans plus tard) le
prénom d'Horace.
Donc, quand l’auteur d’Horace écrit :”C’est lui qui m’a fait cet
enfant-là”, on croit que George Sand
parle de Balzac. Eh bien non.
C’est de Leroux qu’elle parle. Il n’y a pas, dans toute l’histoire des
Lettres, plus extraordinaire exemple d’association. Pourquoi donc la
critique littéraire n’en dit-elle rien ? Parce que l’on a passé sous
silence non seulement Leroux
mais aussi ce qui “est de lui”182 . Les
plus beaux romans de George Sand sont presque inconnus. La
bibliothèque de la Pléiade ne les a jamais publiés.
Résumons la tragédie survenue réellement dans ce qui s’appelait
”le club berrichon”, en résumant aussi les deux versions romancées. La
scène est à Paris, dans un logis situé au cinquième étage. Emancipée
par la Révolution de 1830, ayant quitté le Berry avec son jeune amant
Jules Sandeau, la jeune épouse du baron Dudevant accueillait quelques
177 qui lui écrit ces mots au début de 1842.
178 Balzac déclare cela dans la Préface de1843.
179 Aux “éditions de l'aurore” en 1981.
180 Balzac, une mythologie réaliste par Pierre Barberis (1971).
181 C'est à Paris, en français, qu'Evans avait imprimé cela dès 1948, dans Le
socialisme romantique, Pierre Leroux et ses contemporains.
182 Il y a dans Consuelo, disait George Sand
“des pages magnifiques : elles
sont de lui”
74
provinciaux dans cet appartement où le tourangeau Balzac rencontrait
deux anciens élèves du Lycée de Sancerre183 , Regnault et Jules Sandeau.
Bianchon (dans Un grand homme de province à Paris) et Théophile (dans
Horace) seront médecins comme Regnault, et comme lui témoins d'une
trahison : faux grand homme de province comme Sandeau, Lucien (chez
Balzac) et Horace (chez George Sand) abandonne celle qui l’aimait
(Coralie chez Balzac, Marthe chez George Sand), et prend une particule
pour séduire une femme du monde. En écrivant que Marthe échappe de
justesse au suicide, George Sand voile à peine la confidence. Coralie
se tue, et à son enterrement, Bianchon se tient aux côtés de Camille
Maupin, "esprit supérieur, ange brillant de jeunesse, d'espoir,
d'avenir"184 : sous ce nom-là, à la fin du premier tome, c’est George
Sand
qui
réapparaît,
transfigurée
puisqu’au
début
elle
était
caricaturée sous le nom de Mme de Bargeton185. Entre temps, Balzac a
corrigé son oeuvre. Dès lors George Sand est associée à chacun des
deux hommes de génie qu’elle regarde comme les plus grands “critiques”
de leur temps.
Le drame, en effet, dépasse les individus et leurs vies privées.
Balzac ne réparait pas seulement le
tort qu’il avait eu envers une
amie. Il “raturait le vif”, pour parler comme Stendhal. En 1839, il
écrit à la gloire de ses idées à elle et de ses amis à elle, alors
qu’il les combattait en 1836.
*
"J’aimais ces deux amants, je trouvais sublime à une femme de
tout quitter pour un jeune homme pauvre". Balzac avait écrit cela à la
comtesse Hanska. Et encore :”Madame Dudevant s'est déshonorée […].
Plaignez Jules Sandeau, noble coeur, […] naufragé qui s'est ébréché
sur un infâme rocher qui lui a pris son nom de G. Sand." Il avait cru
revoir Mme de Mortsauf et sa propre jeunesse, telle qu’il l’exalte
dans Le lys dans la vallée. Et il voulut se venger et venger son ami,
quand il crut que George Sand avait abandonné Sandeau. Il se trompait
en prenant
Sandeau pour un grand homme, et Delphine de Girardin pour
la plus grande femme écrivain. Et il s’égarait aussi dans un tout
autre domaine : entiché d'aristocratie, il voulait pour maîtresse une
duchesse et "pour aides de camp" un duc et un comte. Il voulait
diriger une revue dont il disait à la comtesse Hanska, en mars 1836 :
"La Chronique est l'ancien Globe (la même idée186), mais placée à
droite au lieu de l'être à gauche"187 . Co-directeur jusqu’en 1830 de
l’ancien Globe, Leroux avait ensuite dirigé la Revue encyclopédique .
C’est pour rivaliser avec cette Revue républicaine que la balzacienne
Chronique de Paris devait avoir "pour cadre la haute critique
politique, d'art et de science, d'administration et une partie
consacrée aux oeuvres individuelles, aux nouvelles". Comme "aides de
camp, Belloy et Grammont, deux jeunes gens qui épousent les espérances
183 Jean Gaulmier, G. Sand, Balzac et
Emile Regnault, in Hommage à George Sand,
Bull. de la Fac. des Lettres, Strasbourg 1954
184 George Sand, la femme dont l'Encylopédie nouvelle disait en 1836 qu'elle
"tient aujourdhui le sceptre du roman".
185Même dédoublement pour un autre condisciple sancerrois, Lousteau, le
feuilletoniste qui réapparaîtra dans La Muse du département,
perdu dans
"l'Enfer du journalisme" , il fait miroiter devant Lucien, "comme le démon, du
haut du temple, à Jésus", des mirages qui feront de cet homme de lettres un
"Judas."
186 Mazzini (en 1838), dira que la Jeune Italie "a besoin d'un journal comme
l'ancien Globe". Le même modèle
sera choisi par
Cabet, pour propager le
communisme, par Quinet (en 1860) pour ressusciter la République, et par Péguy
(en 1900) "pour préparer la naissance de la République socialiste universelle"
187 Dans Le Rouge et le noir (1830) les rédacteurs de la Note secrète font "une
guerre à mort" au Globe et à "ses articles incendiaires". En 1836,
Balzac
pense qu’ils avaient raison. En 1839, défenseur de la liberté de la presse
contre "le gouvernement constitutionnel", il fera dire à Giraud que "la guerre
à mort" déclarée au Cénacle par "le parti absolutiste" est la preuve que ce
parti veut avant tout "supprimer la liberté de la presse".
75
de ma vie politique, laquelle s'ouvre". Et tout près de lui, dans son
Etat-major, ses deux fidèles : "Sandeau et Regnault", naguère
admirateurs de G. Sand. Or c'est en ce même mois de mars 1836 qu'il
met en chantier Illusions perdues, où
Lucien (alias Sandeau) va
entrer dans le cénacle royaliste fondé par un penseur génial.
Un jeune poète, d'abord encouragé par une muse départementale
dans ses "nobles croyances" (Génie, Gloire, Trône, Autel), va être
"détourné" par elle, abandonné "seul dans Paris", jeté grelottant dans
un pauvre grenier". Adressant "dans un dernier regard un pardon
magnanime" à la femme sans coeur, le malheureux voit paraître un grand
écrivain, d'Arthez. Commence alors leur "vive amitié. Tous deux
étaient nobles de nom et de coeur". Ainsi débute (romancée) l'histoire
de M. de Balzac au moment où il prit pour ami "Jules Sandeau, noble
coeur". George Sand a fort bien compris ce projet de de Balzac. Dans
le roman qui porte le nom d’Horace, elle imagine qu'Horace projette
d’écrire
un roman
pour se venger de la femme qu'il a trahie. Si ce
mauvais roman avait vu le jour, il aurait été “un des plus pernicieux
de l'époque romantique", car ce fourbe y aurait fait "non pas
seulement l'apologie mais l'apothéose de l'égoïsme".
Heureusement, "à l'exécution tout a changé". Balzac le dit à la
fin de 1836, en ajoutant qu'"il est des erreurs de bonne foi". Il va
écrire à Mme Hanska :"Jules Sandeau a été une de mes erreurs". Un jour
de l'été, foudroyé par des nouvelles reçues de Paris, il écrit soudain
à George Sand des "choses" qu'elle juge "charmantes". Chargé par lui
d'une ambassade, Regnault se rend à Bourges fin juillet pour "faire
amende honorable" auprès de G. Sand "pour des torts" qu'elle avait, —
dit-elle — "oubliés"188.
Balzac
avait appris la trahison de Sandeau et aussi les
verdicts prononcés au Procès monstre qu venaient (nous y reviendrons
tout à l’heure) de bouleverser Stendhal et Leroux. Dans une des
Lettres d'un Voyageur George Sand avait écrit : "Je ne suis la moitié
de personne", et en lisant cette lettre
Balzac a versé plus d’une
fois des larmes. Larmes “de
compassion", dit-il à Mme Hanska.
De
remords aussi : il n’avait pas défendu George Sand au temps où elle
connaissait presque jusqu'au suicide "l'horreur du moi tout seul". En
1837, il veut faire "un pélerinage à Nohant", ce qui inclut l'idée
d'un repentir et le désir de rentrer en grâce. Il écrit à Mme Hanska,
qu'il a "besoin de mutuelles confidences" pour mieux comprendre
comment George Sand et lui ont été "trahis, elle en amour et [lui] en
amitié".
Georges Sand convertie
Elle aussi, la vie de George Sand avait beaucoup changé depuis
l’année où elle n’était “la moitié de personne”. En 1838, elle dédie
Spiridion “A Monsieur Pierre Leroux, Père et Maître, Ami et Frère
[...]”, et trois mois avant d’accueillir Balzac dans ce qu'il appelle
sa "chartreuse", elle y a fait à Pierre Leroux beaucoup de
confidences. Il lui écrivait en rentrant à Paris : "Que je vous
remercie de votre confiance. Oh non, il ne faut pas que les chiens
vous suivent à la trace de votre sang. Vos douleurs sont sacrées. Il
faut vivre et triompher". Leroux avait compris ce qu’elle avait
souffert à cause des indiscrétions calomnieuses dont elle ne parlait
qu’allusivement dans les Lettres d’un Voyageur en disant aux "jeunes
feuilletonistes" : "Je sais vos secrets. Plus d'un, poète et romancier
par vocation, a perdu plus d'une soirée dans un petit théâtre, et
ensuite "laissé tomber son visage baigné de larmes sur les pages de
quelque beau livre que la haine ou l'envie lui a prescrit d'injurier.”
Et si l’on connaît "la fatale soirée", où Lucien, revenant d'un petit
théâtre, "laissa tomber son visage baigné de larmes de page en page
sur un des plus beaux livres de la littérature moderne", on doit une
immense reconnaissance à Georges Lubin, qui écrivit voici près de
trente ans : "George Sand avait indéniablement la priorité de l'idée".
188 Histoire de ma vie, t. II des Oeuvres autobiographiques, p. 1485.
76
La “transformation” de George Sand avait commencé en 1835. Le 15 juin
1835, dans la "Revue des deux Mondes", elle mettait en scène un
républicain néo-babouviste. Ce "vertueux citoyen", ce "Romain", ce
"Spartiate" disait qu'on ne devait plus s'enfermer "dans des cénacles
détachés comme des cloîtres sur les divers sommets de la pensée". Elle
lui accordait que le temps était venu de "s'associer". Elle n'était
dans la République qu'un "enfant de troupe, prêt à élever une
barricade de la hauteur de son cadavre", et pourtant, contre ce
"Vandale", elle osait prendre la défense de l'art et de la science :
Chatterton, Delacroix, la Malibran, Cuvier. Non, les démocrates ne
brandissaient pas tous "le poignard et la torche contre une
civilisation corrompue".
"Quelques-uns de vous, je le sais, ont aimé l'humanité et la justice
en artistes. C'est le plus bel éloge qu'on puisse leur faire".
Leroux avait très probablement lu cela, le 17, quand elle fit sa
connaissance et lui "posa la question sociale". Elle connaissait son
absence d'égoïsme et le fait qu’il avait réuni "une école de
sympathies" autour de la doctrine qui déclarait "indissoluble"
"l'union de la réforme politique et de la réforme sociale". Elle
"admirai[t] la bonté, la simplicité, la profondeur de Leroux", mais
"[s]on scepticisme l'empêchait d'être convaincue". Elle craignait
qu'il ne fût "dupe de sa vertu". De plus, elle était "trop timide et
trop ignorante" pour avouer "[s]es doutes intérieurs" à ce "savant
médecin de l'intelligence". Pourtant, en juin 1835, elle osa le
questionner sur "le catéchisme républicain". A la Chambre des Pairs,
transformée en tribunal, elle venait d'assister à la défaite de "la
République". En réunissant les accusés des "événements de Lyon" et
ceux des émeutes parisiennes, "la Monarchie" avait fait voir soudain
que "la phalange sacrée"189 des avocats n'était pas "homogène". A cause
de
l'envie,
de
la
jalousie,
de
la
concurrence
causée
par
l'individualisme. A cause aussi et surtout des "abîmes" que "les idées
purement politiques et les idées purement socialistes" commençaient à
"creuser" entre "les plus beaux noms démocratiques du barreau et ceux
de la philosophie, de la science et de l'art littéraire". Interrogé
par elle sur "la question sociale", Leroux répondit en parlant de "la
propriété des instruments de travail"190. "Pour réfuter l'économie
politique" d'Adam Smith et de ses disciples, il fallait à son avis
observer les faits, "indépendamment de tout système politique", et
voir que "la production est limitée", non point par la démographie
comme le voulait Malthus, mais "parce qu'elle est uniquement
dépendante de la consommation d'un petit nombre", les possesseurs des
instruments de travail, au lieu d'être "réglée par les désirs, les
besoins et la consommation de tous"191.
Même sans bien suivre le raisonnement, G. Sand s'éveilla
pourtant au socialisme naissant. Elle fut émue par la douleur de
Leroux, qui voyait "la jeunesse dorée" républicaine "sabler le
champagne" dans la même prison où les accusés lyonnais "manquaient de
pain". Emue aussi par l'espoir patient que Leroux mettait dans "les
courageuses méditations" qui, à partir de sa Revue encyclopédique et
de son Exposé des principes républicains allaient faire de la prison
189 Michel
de Bourges (son amant) et J. Reynaud, tous deux défenseurs des
accusés, avaient été condamnés à un mois de prison.
190Je rapproche ici ce qu'elle avait dit dans les Lettres du voyageur, durant le
Procès monstre, et ce qu'elle écrira plus tard dans Histoire de ma vie (p. 322
à 356), que Georges Lubin a admirablement éditée, ainsi que ces Lettres, dans
les deux volumes d'Oeuvres autobiographiques (Bibliothèque de de la Pléiade).
191 C'est le 15 octobre de cette année-là que "le National” publie De l'économie
politique anglaise, où ces idées sont très bien exprimées. Réédité en 1850 dans
les Oeuvres, cet article a enfin été réimprimé par Slatkine en 1977, Pierre
Leroux, Oeuvres, pp. 383 et 390.
77
communisme"192 .
de Sainte Pélagie "le berceau du
Elle venait d’écrire :
"il n'existe pas dix hommes en France qu'une conviction ait satisfaits
et unis moralement". Leroux voit qu'elle passe du "spleen" à
"l'espérance" quand elle ajoute : "je sens au fond de mon coeur la
certitude et l'attente de choses meilleures". Il y a, "dans les
prisons et ailleurs", même en petit nombre, des hommes qui ont
entrepris de "former une noble unité des divers éléments de
rénovation". Le 15 juillet, elle annonce aux lecteurs de la "Revue des
deux Mondes" ce véritable Cénacle. A l'opposé de "la Chambre haute"
(on appelait ainsi la Chambre des Pairs, où G. Sand avait souffert
quand "l'Envie" avait réédité parmi les avocats la babélienne division
des langues), une "chambre haute" comparable à celle où avait eu lieu
la dernière Cène, et où ensuite, apeurés, les apôtres firent
"retraite" jusqu'au matin de la Pentecôte, "ce premier concert
d'harmonie" : "Que l'on trouve parmi nous douze hommes […] qui
puissent passer quarante jours enfermés sous le même toit sans ergoter
entre eux, sans vouloir primer les uns sur les autres, […] et n'en
doutez pas, ô mes amis ! nous verrons arriver […] une religion
universelle". En décembre, Leroux lui fait envoyer les tomes I et II
et la quasi totalité du tome III de l'Encyclopédie nouvelle.
Du “Globe” au Cénacle
L’année suivante, à Nohant, elle
inaugure avec le "cher dom
Mar" (Balzac) ce qu’elle appelle "l'amitié vraie". En parlant de
Leroux, et aussi de Balzac, G. Sand a écrit le mot "chasteté". Balzac
aussi, en parlant d'elle. Fou rire des critiques sceptiques envers
l'humanité, convaincus en outre qu'elle profita de ce séjour pour
diffamer une rivale (Marie d'Agoult), et Balzac pour "brouiller"
(comme ils lui font dire) "les deux femelles". Je crois quant à moi
que l'amitié de ces deux romanciers et l’alliance qui en résulte avec
Leroux marquent
à Nohant la naissance de "l'estime réciproque" qui,
au Cénacle, fera régner "la paix entre les idées et les doctrines les
plus opposées". “Sauvée” par Pierre Leroux, George Sand avait espéré
en 1836 que quelques hommes pourraient "former une noble unité des
divers éléments de rénovation". Voyant
Balzac désemparé, perdu au
fond d'une impasse, elle lui fait envisager des "écrits nouveaux", et
il a été frappé par ces mots193 . La correspondance de Balzac prouve
qu'à Nohant il avait trouvé de la lecture, et nous savons que rien,
pour elle, ne surpassait l'Encyclopédie nouvelle . Elle possédait à ce
moment-là les trois premiers tomes, où Babeuf, Bentham194, etc,
192 Cités par G. Lubin (o.c. t. II, p. 1376), ces mots de Gaston-Dussoubs (qui
mourra en décembre 1851 sur la barricade) parurent en 1847 dans l'Eclaireur, le
journal de G. Sand et de ses amis de Boussac.
193 Nous verrons plus loin qu'il les rapporte à Mme Hanska.
194 Les philosophies allemandes (qui nous ont endoctrinés) jouaient avec ce que
Balzac appelle “deux jolies raquettes”
l'idéalisme et le matérialisme. En
fait, huit ans avant que le génie de Leroux soit reconnu par Marx , il avait À
LA FOIS critiqué les républicains, leur reprochant de négliger "l'économie
politique, c'est-à-dire l'aspect matériel de la société", et "attaqué le
Socialisme", c'est-à-dire "les faux systèmes mis en avant par de prétendus
disciples de Saint-Simon et de Rousseau égarés à la suite de Robespierre et de
Babeuf, sans parler de ceux qui amalgament à la fois Saint-Simon et Robespierre
avec de Maistre et Bonald". Babeuf disait : "Périssent, s'il le faut, tous les
arts, pourvu qu'il nous reste l'égalité réelle". "Idées généreuses et
erronées", répondait Reynaud à l'article Babeuf, Leroux écrivant à l'article
Bentham
que l'église où Enfantin était presque une idole" avait fait "une
expérience unique dans l'histoire des idées. Toute trace d'individualisme
disparut. La société fut tout […] La sympathie, le dévouement, la religion,
l'art n'étaient plus que matière utile et moyens de résoudre la production au
nom de l'intérêt général". En ajoutant que pour ces (prétendus) Saint-Simoniens
"l'art ne fut jamais essentiellement différent de l'industrie", Leroux
reprenait la critique qu'il avait adressée quatre ans plus tôt aux
enfantiniens. "Il faut", disait
Barrault en août 1831 dans leur (nouveau)
Globe, celui dont Balzac se moque dans L'Illustre Gaudissart, "que les artistes
78
permettaient de comprendre Bertrand. A cette époque, le grand public
croyait Dubois, inspecteur général de l'Instruction publique et
protégé du ministre Victor Cousin, qui prétendait avoir fondé "le
Globe". Seuls, les lecteurs de l’article Bertrand connaissaient la
vérité. Balzac la rétablit. Il n'invente pas, il raconte l'histoire
"d'une école morale et politique sur le mérite de laquelle le temps
seul pourra prononcer" (IP, 235). Il la fait naître en 1824, avec le
"journal de Léon Giraud, ce travailleur intrépide, ce savant
consciencieux”. Quinze années de travaux "consciencieux", de luttes
"intrépides" et de constance dans "la sainte solidarité" aboutissent
en 1839 à "l'encyclopédie vivante" qui unit la biologie du théoricien
des "transformations" à la doctrine de l'Humanité .
qui unit la biologie du théoricien des "transformations" à
la doctrine de l'Humanité .
En 1835, dans l'article Bertrand (Alexandre) de
l'Encyclopédie, Leroux avait raconté l'histoire vraie d'une
très "étroite amitié" entre un historien des religions et
un médecin. Peu après, le 25 août, Louis Lambert avait
raconté une histoire similaire, dans sa Lettre à l'oncle.
Lambert, selon M. Chollet, ressemble beaucoup à Bertrand.
J'avais dit le contraire : dans leur journal, "le Globe",
où Leroux montrait la supériorité de "la synthèse" sur
l'analyse
étroite
de
Jouffroy,
Bertrand
prenait
"l'initiative de publier les compte-rendus de l'Académie
des Sciences". De là, salué par Goethe le 2 août 1830, "le
triomphe de la connaissance scientifique sur la méthode
analytique". La Création en six jours était alors un
article de foi. Sous l'Empire, Cuvier s'en était servi
contre Lamarck; au temps de la Sainte Alliance195, et sous la
Restauration, il s'en servait contre Geoffroy SaintHilaire, dont "le Globe" prenait la défense. Emule et égal,
selon le docteur Guépin, "des Lavoisier, des Laplace, des
Lamarck, des savants qui se sont faits les auxiliaires de
la Révolution française", Alexandre Bertrand avait étudié
ce que Saint-Simon, en bon disciple non pas des théosophes
mais des idéologues, appelait "la science de l'homme". Et
"le grand service" que Bertrand a rendu, écrit Leroux, "à
l'anthropologie et à la philosophie en général" fut de
montrer
que
"le
prétendu
magnétisme
n'était
qu'une
chimère", mais non point "les facultés qui se manifestent
dans un état qui est différent et de la veille et du
sommeil", phénomènes de l'extase attestés depuis Apollonius
de Tyane, Mahomet, Jeanne d'Arc et Mme Guyon jusqu'à
Swedenborg.
En 1835, Balzac avait recopié tous ces noms, mais en
prenant parti pour la Contre-Révolution. Le fondateur du
Cénacle, Louis Lambert, est un "génie mystique" qui a
puisent leurs inspirations au sein des masses. La politique, les intérêts
sociaux, voilà seulement la source des inspirations". Dès novembre, dans la
Revue encyclopédique, Leroux ripostait par son admirable Discours aux artistes
de la Poésie de notre époque.
195
"sortie, disait Leroux, d'une source toute mystique".
79
“besoin de croire aux anges de Swedenborg". En 1836, Balzac
faillit avoir un accident cardiaque en lisant une lettre :
tout changea. Il découvrit “un important phénomène social,
révélateur
de
"sentiments
méconnus",
"le
sandisme".
L’ébauche d’Illusions perdues portait la trace de ses
erreurs. Il ne pouvait les corriger et s’en corriger
qu’avec l'aide de George Sand. "Guérie, transformée,
convertie" grâce à la doctrine de Pierre Leroux, elle
allait dire que "Consuelo c'est Lélia éclairée". Un peu de
cette lumière a transformé Balzac dès janvier 1838, à
Nohant. En croyant comme d'Arthez qu'il était "un profond
connaisseur du coeur humain", il avait conduit son grand
roman dans une impasse. Effaçant alors l'ébauche illusoire,
il rénove le Cénacle. Devenu fou, Louis Lambert a disparu,
et son oraison funèbre est prononcée par “un savant
consciencieux", Léon Giraud. Sa doctrine de l'HUMANITÉ
anéantit "tous les systèmes", en accord avec "le panthéiste
que l'Allemagne révère" (IP, 237) parce qu'il a vaincu "la
science étroite et analyste". Depuis que Giraud a fondé son
"journal semi-hebdomadaire", le Cénacle est devenu "une
Convention" à laquelle "une guerre à mort" est déclarée par
“le parti royaliste”. En 1836, Balzac était membre de ce
Parti, et romantique. En se dédoublant, il plaçait à la
tête du Cénacle deux "intelligences presque divines",
Lambert, le penseur mystique, et d’Arthez, catholique,
écrivain "gigantesque", et "grand homme d'Etat" , qui
rêvait, à la manière de Victor Hugo, d'égaler Napoléon et
Chateaubriand, mais
aussi d'être "comme Molière, un
profond philosophe". En 1839, "le grand homme d'Etat" se
nomme Michel Chrestien, et non plus d'Arthez 196, et "le
profond philosophe" se nomme Léon Giraud, qui "prédisait à
d'Arthez la fin du christianisme". Quant à Lucien, il n’est
plus qu’ “un farceur","un bouffon", “un prestidigitateur",
"un danseur de corde", "une femmelette". Il a en effet
trahi l’amitié, le travail et la sainte critique dont la
“Revue encyclopédique” et les Lettres
d’un voyageur
prenaient la défense contre les petits journaux, les
académies conformistes et les
fanatiques de l’un et
l’autre camp.
D’abord dirigé contre une femme, puis contre un
journaliste, le désir de vengeance aboutissait à une
immense satire de "la grande plaie qui dévore tant
d'existences", le journalisme,et à la construction d’une
antithèse entre "deux systèmes, le Journalisme et le
Cénacle". “Le journal du Cénacle" différe diamétralement de
tous les autres197, c’est-à-dire de tous les Partis. Il est
donc attaqué par les journalistes des "deux partis, les
Royalistes et les Libéraux, les Romantiques
et les
196
Qui vient d'ailleurs de renoncer à ses opinions "absolutistes".
“Le Globe” était, selon un de ses rédacteurs,
“un journal
indépendant, non seulement des autorités, mais des coteries, des
célébrités parisiennes, un journal d'une probité rude", C. de Rémusat,
Mémoires.
197
80
Classiques, la même haine sous deux formes". De même,
Camille Maupin n'est pas simplement le contraire de Mme de
Bargeton : "écrivain éminent, esprit supérieur"198, elle est
entourée199 "par un cercle d'amis éprouvés qui s'aiment et
s'estiment", elle est "l'amie" dévouée du Cénacle où règne
"l'estime et l'amitié" (IP, 239). Et dans La Rabouilleuse
elle en sera encore "la fidèle amie", menant avec ses amis
"une vie adonnée aux sciences, aux lettres, à la politique
et à la philosophie", tout comme, dans Eclectisme (1838),
"la vie idéale de l'humanité est composée de plusieurs vies
mystérieusement unies entre elles, l'art, la politique, la
science, la philosophie, etc".
En février 1842, George Sand écrit à Balzac : "Je
trouve qu'on ne vous a jamais compris, et il me semble que
moi je vous comprends bien". Depuis un an, quand il lui
demande "des heures de travail fixe”, elle "écoute de tout
[s]on coeur et de toutes [s]es oreilles", mais elle
conseille aussi. Il lui écrit parfois :’J’adopte vos
idées”. En 1842, quand il écrira dans les Mémoires de deux
jeunes mariées : "Dieu est un grand coeur de mère" elle lui
dira qu’elle a trouvé dans ce roman "la plus victorieuse
confirmation du système pythagoricien de notre philosophe".
Notre philosophe, c’est Leroux. Pour deux raisons : il a
fait entrer dans la doctrine de l’Humanité “la synthèse
scientifique”200 du naturaliste “panthéiste” qui refusait la
Création en six jours et qui disait : "Dieu a allaité le
monde goutte à goutte". Et Leroux affirmait dès 1832 : "Le
point de départ de la nouvelle société au lieu d'être
Individualisme, doit être Association". En 1838, à Nohant201,
Balzac s'est étonné202 quand George Sand lui a dit : "Par
nos écrits nouveaux, nous ferons une révolution dans les
moeurs futures." Il découvrait alors “la vie du nous"; très
vite il allait exalter cette "fédération de sentiments" qui
198
A la fin du premier livre des Illusions perdues.
Dans Beatrix (juin 1839). A Guérande, non loin de la ruelle où "la
noblesse et la grandeur" se cachent dans l'hôtel du baron du Guénic,
"notre grand XIXe siècle, avec ses magnificences collectives, sa
critique, ses efforts de rénovation en tous genres" va "apparaître"
dans la maison de "la femme supérieure" qui a tout lu et qui écrit des
romans .
200 “Elle
préexistait à nos essais métaphysiques" écrit Leroux De la
doctrine du progrès continu, "Revue encyclopédique" oct-déc 1833, cité
par Griffiths, o. l. p, 139.
201 A Nohant, en juin 1837, Marie d'Agoult notait que George Sand
abandonnait l'idée d'être "la manoeuvre" de Lamennais, de "populariser
ses idées en les présentant sous une forme moins austère et plus
entraînante". Deux mois plus tard, devant la cathédrale de Bourges,
"la simple et terrible parole de Leroux se plaçait au bout de toutes
[s]es méditations : Et pourtant le Christ n'est point ressuscité".
Devenue républicaine au cours des mois suivants, elle formera en août
1839 un "Projet de cours fait chez moi par Pierre Leroux", Mémoires de
Marie d'Agoult, éd. de 1927, p. 1681. C'est à ce moment-là qu'elle se
reconnaît dans Béatrix, l'amie que Balzac venait de donner comme
rivale à Camille Maupin.
202 Il le confie à Mme Hanska.
199
81
définit le Cénacle, en donnant à la "sublime" Camille
Maupin des amis "qui se communiquaient leurs travaux, et se
consultaient avec l'adorable bonne foi de la jeunesse."
Adorable ne semblera pas excessif, ni sublime, si on songe
à la générosité du pardon accordé par George Sand, et
à
l'humilité de Balzac acceptant l'aide de la femme que
l'Allemagne et la Russie, Heine et Biélinski, jugeaient
meilleur romancier que lui. Elle nommera Balzac dans la
lettre où elle dit à Flaubert "qu'en échangeant toutes les
critiques qui [leur viennent], deux écrivains complètent
leur moi, le développent tout à fait et l'expliquent mieux,
et c'est pour cela que l'amitié est bonne en littérature".
Balzac s’était trompé en croyant que Mme Dudevant avait
pris à Sandeau sa vigueur et son nom, on se trompe de la
même manière en disant qu'elle empruntait leurs idées à ses
amants, que Leroux était l'un d'entre eux, et qu'en fait
d'association Lorenzaccio
est "un cas unique dans notre
203
histoire littéraire ".
Au lendemain de la proclamation de l'Empire, en 1853,
il fallait être "crâne" (mot cher à George Sand) pour
écrire
que, tout en se déclarant légitimiste, “Balzac
était si impartial par nature que ses plus beaux
personnages se sont trouvés être des républicains et des
socialistes". Plus exigeant quant au sens de ce dernier
mot, Leroux exilé a fait l’éloge de
George Sand et de
Balzac en 1858, dans
“L’Espérance de Jersey” : certes,
s'arrêtant en chemin, ils ont "tourné les enseignements du
socialisme plutôt à l'éversion des moeurs actuelles et à la
destruction des vieux liens sociaux qu'à l'édification
d'une société nouvelle". Mais leurs travaux ont eu un
résultat remarquable : "la réhabilitation de la femme, la
mère, la soeur, la compagne de l'homme, son égale"204.
“Une catastrophe morale inattendue”
Ces mots, George Sand les écrira après le Coup d’Etat,
à l’occasion d’une réédition d’Horace, en se préparant à
écrire à la mémoire de Balzac. Courageusement, elle était
intervenue en décembre 1851
pour sauver des travaux
forcés les “républicains socialistes” amis de Leroux qui
avaient dressé une barricade. Rappelons que le 6 juin 1832
Arsène, le héros d’Horace, avait risqué sa vie sur la
barricade
républicaine où Michel Chrestien a été tué.
D'Arthez, le légitimiste, et Léon Giraud 205 avaient
pieusement
enseveli
Michel
Chrestien.
Blessé,
le
203
Affirmation de Paul Dimof.
En 1859, dans "l'Espérance", cité par J.P. Lacassagne, o.c. Je
renvoie à mon livre Pierre Leroux, George Sand, Mazzini,Péguy e noi
(trad. ital. par Angelo Prontera, 1980
205 C'est lui qui prie Lucien de devenir "journaliste avec nous".
Lucien refuse, et Michel Chrestien lui dit : "Tiens, tu pourras être
un grand écrivain, tu ne seras jamais qu'un petit farceur".
204
82
républicain Arsène est sauvé et caché par Marthe et par
Théophile, noble et légitimiste. En 1853, les lecteurs
allaient retrouver ces modèles de dévouement, en contraste
complet avec l’inconsistance et la lâcheté d’Horace, alias
Lucien.
En 1852, à Londres, Mazzini rendait les socialistes
français responsables de la "déconfiture" de la République.
George Sand lui reproche de ne pas faire une exception en
faveur de "l'école de Pierre Leroux". Le premier novembre
1852, elle se souvient qu'en écrivant Horace elle avait
voulu "montrer que les exploiteurs sont quelquefois dupes
de leur égoïsme et que les dévoués ne sont pas toujours
privés de bonheur". Elle ajoute qu’elle voulait
aussi
répondre à Balzac, qui lui semblait renvoyer dos à dos "les
farceurs et les jobards". Et en 1853 c'est en préfaçant une
réédition d'Horace qu’elle exprime un regret en parlant de
Balzac : "Sceptique envers l'humanité, il frappe les anges
sortis de son cerveau du même fouet dont il a frappé ses
démons, et il leur dit, moitié riant, moitié pleurant : "Et
vous aussi, vous ne valez rien, puisqu'il faut que vous
soyez hommes. Allez donc au diable avec le reste de la
séquelle !". Dans ce mouvement d'humeur, l'impartialité
aboutissait au nihilisme.
Ce n’est pas "la défaite" de Lucien qui attriste
George Sand. Coupable déjà "d'une friponnerie littéraire" à
l'égard des membres du Cénacle, ce "bouffon qu'on avait
pris pour un poète” allait "accepter un crime tout fait et
en partager les profits" (IP, 575). Il séduisait Esther
avec l'aide et l'or de Vautrin, "le Machiavel du bagne", et
le suicide d'Esther facilitait son mariage avec la fille
d'un duc. Mais cette déchéance diminuait grandement la
valeur de
Daniel d'Arthez, qui
avait "facilité" la
friponnerie de ce traître en l'accueillant dans le "ciel
des grands esprits".
Lambert est devenu fou à cause des
"délicieuses illusions" de l'illuminisme et
des "chimères
sur les anges". Vanté comme
un "profond observateur du
coeur humain", d’Arthez est devenu "un homme d'ingénuité",
un "jobard". Ce grand écrivain qui était "appelé à
conquérir toute sa gloire" n'écrit à peu près plus, depuis
qu'il "rêve et caresse la délicieuse chimère, une femme du
monde", la princesse de Cadignan.
Ce n’est pas cela qui
peine George Sand. Elle a été
"attristée par une
catastrophe morale inattendue"
parce que
Michel
Chrestien et Léon Giraud ont eux aussi démérité 206 . Avant
de séduire le catholique d'Arthez, cette
princesse qui
"sourit comme un singe"
avait entre 1828 et 1832
tourné
la tête de Michel Chrestien, "ce grand homme d'Etat qui
peut-être eût changé la face du monde". Ainsi, carliste ou
républicaine, "l'intelligence noble" est dupe
de la
chimère féminine. Dupe, aussi, du régime censitaire : sous
cette Monarchie de Juillet que Balzac tient pour "une
plaisanterie",
le
légitimiste
d'Arthez
s'est
abaissé
206
Les Secrets de la Princesse de Cadignan.
83
jusqu'à devenir par la faveur de Du Marsay, "un homme
d'Etat", et
Léon Giraud lui-même s'est rallié. En 1839,
Balzac avait promis un grand avenir à ce personnage
d'exception, "toujours grand" depuis "vingt années" : "Ce
travailleur intrépide, ce savant consciencieux, est devenu
chef d'une école morale et politique sur le mérite de
laquelle le temps seul pourra prononcer". Voilà ce que
Balzac écrivait, quand il proposait à George Sand de fonder
avec lui une "revue indépendante qui ne serait jamais
ministérielle". Que peut-elle penser quand elle découvre
que Giraud, comme d'Arthez, est devenu "ministériel" ?
Ces précisions, elle ne les donne pas.
Elle ne nomme
ni ces personnages, ni ce roman, Les Secrets de la
Princesse de Cadignan. Elle dit seulement qu’ à
ses
"reproches du coeur", Balzac répondit, "avec un rire de
Titan" et en raillant "l'hypocrisie du beau", que "le beau
n'existe pas". On sait qu'en 1841, Balzac rencontrait G.
Sand au moins une fois par mois pour lui lire ses
manuscrits, et que, le 15 mars, ils eurent une discussion.
Probablement au sujet des "jobards", puisque, le mois
suivant, elle commençait à écrire Horace où elle allait
raconter la même histoire, sa propre histoire, mais en
refusant les antithèses romantiques et en suivant sa maxime
hussite : Sancta simplicitas.
On sait aussi que cette
dispute n’entraîna aucune brouille : en février, elle lui
proposait
de publier un article sur lui.
En mars, la
"Revue indépendante" avait achevé la publication d'Horace,
et en avril Balzac
annonçait une bonne nouvelle à Mme
Hanska : G. Sand "va écrire une appréciation complète de
mes oeuvres, de mon entreprise, de ma vie et de mon
caractère".
Les égarements de la critique
Précisément, c’est peut-être à cause de Mme Hanska que
Léon Giraud a été “frappé du même fouet”. Dès 1839, Balzac
a fort bien pu redouter que l’on devine en Russie
l’existence de leur “fédération” qui bientôt ne fera plus
de doute pour la gendarmerie tsariste : en 1841, à SaintPétersbourg, la revue de Biélinski annonce que Pierre
Leroux et George Sand viennent de fonder la “Revue
indépendante” où paraît Horace. George Sand et "Piotr le
rouquin" sont placés par l’Intelligentsia, et d’abord par
Dostoïevski, au premier rang des “moteurs de l’ Humanité”
.
En 1846, Balzac raconte à la comtesse Hanska qu'il a
dîné la veille avec George Sand chez M. et Mme Marliani, et
que la puissance de ses arguments a fait dérailler "le
train
philosophico-républico-communico-Pierre
LerouxicoGermanico-déisto-Sandique"207. La critique balzacienne a
207
LHB, t. I, p. 922 et 904. Il faisait l’éloge du knout, et George
Sand était navrée de le voir obligé de feindre. Je renvoie à mon
article dans L’Année balzacienne (1992)
84
retenu cette formule, sans voir qu’elle figure dans ce que
Balzac appelle “une lettre ostensible”, et sans réfléchir
assez à ce qu’il écrit dans Une ténébreuse affaire :”La
police, Monsieur, vous ne savez pas ce que c’est que la
police !” Les Marliani sont amis de Leroux, et par
conséquent
surveillés
par
la
police
parce
qu'"ils
entretiennent des rapports avec des ennemis de notre
gouvernement"208, comme l'écrira M. de Rémusat, qui à cette
époque était ministre de l'Intérieur. Or, pour épouser sa
comtesse polonaise, Balzac doit d'abord obtenir qu'elle
soit autorisée à sortir "en emportant sa fortune"
de
l'Empire tsariste qu'il regarde comme "un Enfer" et comme
"une geôle". Il sait que ses romans sont lus en Russie et
que les espions du tsar épient les propos qu'il tient à
Paris. Balzac a une deuxième raison de se méfier. Il sait
que Mme Hanska est jalouse, jalouse surtout de George Sand,
femme à la fois supérieure, corrompue et fatale (à ce qu'on
dit en Russie plus encore qu'en France). Voilà pourquoi,
rentrant de Nohant en mars 1838, il affirme à Mme Hanska
qu'il a remporté la victoire en plaidant la cause du
mariage et de la famille, voilà pourquoi il minimise la
durée de son séjour et l'importance des "mutuelles
confidences" que George Sand et lui ont échangées au sujet
de celui par qui ils avaient été trompés, "elle en amour et
moi en amitié", Jules Sandeau. En 1842, il prendra soin en
écrivant à la comtesse de diviser par deux le nombre de ses
séances de travail
avec George Sand. En 1843, il dira de
même que Consuelo209 c'est "l'ennui en seize volumes". Balzac
sait que ses
"lettres ostensibles"
seront ouvertes par
la censure et communiquées à Saint-Pétersbourg au ministre
de l'Intérieur. En Russie, "George Sand règne plus
souverainement que le Tsar", les oeuvres de Pierre Leroux
sont interdites, et Biélinski se garde bien d’écrire qu’il
vénère "Piotr le rouquin" comme "un nouveau Christ". Il dit
cela de vive voix, à Herzen.
Malheureusement, les historiens du socialisme n’ont pas
offert
à
la
critique
balzacienne
l’information
indispensable. Ils ne mentionnent, après la mort de SaintSimon et de Fourier que deux socialistes français:
Proudhon et Buchez. Quand ils nomment
Leroux, ils le
disent
disciple soit de Proudhon soit de Buchez. Dupe de
deux anciens amis de Leroux210,
Maxime Leroy écrit que
"Buchez et Leroux ont peuplé le ciel et la terre de leurs
extraordinaires imaginations. Proudhon s'est bien moqué
208
Mémoires, t. V, p. 129.
Alors en cours de parution dans la "Revue indépendante" qui dès
1841, dans son premier numéro, reprochait à Guizot, premier ministre,
de mettre la France à la remorque des autocrates en lutte contre la
Révolution pan-européenne.
210 Sous la seconde République, en disant : "Le saint homme se souvient
d'avoir été Jésus-Christ", Proudhon fera autant de tort à Leroux que
Sainte-Beuve, en sens inverse, sous la monarchie de Juillet, en
l'accusant "d'être hostile au christianisme".
209
85
aussi.” 211.
d'eux, et Sainte-Beuve
Seul, un
historien a
rendu justice à La Philosophie du socialisme de Guépin et à
l'Association Fraternelle des institutrices, Instituteurs
et Professeurs socialistes de 1848212 , Georges Duveau. Mais
il croyait que "Buchez, plus que Leroux, obtint l'audience
attentive d'une assez large fraction de l'élite ouvrière"213.
Dans l'Université non marxiste214, cette totale erreur a
longtemps fait
autorité. Ensuite, sous l’hégémonie de
Marx, Buchez a été regardé comme un ancêtre du fascisme215.
Buchez était à la fois républicain et catholique.
C’est
donc le républicain Michel Chrestien qui est à son
image, selon les uns, et le catholique d'Arthez, selon les
autres. Antoine Adam va jusqu'à dire : "Il est clair que
d'Arthez
c'est
avant
tout
Buchez.
Si
d'Arthez
est
gentilhomme picard, c'est que le maître de Buchez, SaintSimon, était gentilhomme picard." R. Chollet va plus loin
encore, en rappelant que Buchez a fondé un journal appelé
“l’Européen”. Donc, “c’est le programme buchézien que
développe tout le cénacle, particulièrement Léon Giraud,
qui répand "les doctrines utiles à l'humanité"216, et Michel
Chrestien, qui rêve "la fédération de l'Europe" et qui
soutient le journal de Léon Giraud. Enfin, en 1977217, quand
la Bibliothèque de la Pléiade a réédité La Comédie humaine
pour la troisième fois, la référence faite par M. Chollet
à Alexandre Bertrand 218 a rapproché Balzac du ”Globe” et
de
la
"Revue
encyclopédique".
Voilà
une
nouveauté.
D’habitude, on confondait le Cénacle balzacien avec “la
petite église ultra-romantique qui s'est dit à elle-même
que le siècle lui appartenait et s'appelle modestement le
Cénacle." Ce jugement de Latouche219 sur "les courtisans et
compères “de Hugo et Sainte-Beuve est élogieusement cité
par Balzac, en 1840. Dans l’article où il loue George Sand
211
Op. cit., t. III, p. 193.
Livre et association où l’emporte manifestement l’influence de
Leroux
213 En 1956 encore, à la première page de son étude sur L'Europe et le
socialisme, rééditée dans Sociologie de l'utopie, P.U.F., p. 128.
214
Duveau était nommé par E. Dolléans parmi les prestigieux anciens
élèves de la rue d'Ulm, A. Cuvillier, R. Polin, R. Aron, etc. que C.
Bouglé, directeur de cette Ecole, avait conviés avant 1940 à "nos
déjeuners de Proudhon".Préface à Armand Cuvillier, Un journal
d'ouvriers, l'Atelier, 1954.
215Et encore par François Furet, dans Le passé d'une illusion (1995).
216 Ce qui a suffi à tous les critiques qui ont cru reconnaître Auguste
Comte et sa religion de l’ Humanité ,
217Depuis 1974, j'ai proposé à diverses revues et faute de mieux
diffusé en photocopies ce que j’ai fait paraître en 1988 dans Lettres
et réalités, Mélanges en l’honneur du professeur Henri Coulet. Et en
2000, en Allemagne.
218 Tome V, p. 81, 1247 et 1305.
219 Dans un article élogieusement cité dans la Préface (IP, 760) du
Grand homme de province. Latouche, ami de Leroux, le désigne
familièrement par son seul prénom,en 1846, dans une lettre à George
Sand
212
86
et Leroux,
il écrit que “l'habit d'Arlequin, mi-partie
républicain, mi-partie royaliste porté par M. de SainteBeuve s'explique tout entier par la faiblesse d'esprit".
Sainte-Beuve
jalouse Balzac, et il dit que “Leroux, le
Pape du communisme, écrit philosophiquement comme un buffle
qui patauge dans
un marais”. Il ne voit
que "pathos et
promiscuité220“ dans la "Revue indépendante" quand Leroux y
fait paraître Horace.
Jugeant qu’Horace
était “un roman communiste”, Buloz
avait refusé de le publier dans sa “Revue des deux Mondes”,
que Leroux
jugeait “vénale”. Entre ces écrivains, les
antipathies personnelles se surajoutent à une opposition
fondamentale entre l’individualisme et son contraire. Si
l'Encyclopédie
nouvelle
déclare
que
la
méthode
monographique
et
biographique
de
Sainte-Beuve
est
"philosophiquement nulle", c’est parce qu’elle correspond
parfaitement
à
"l'individualisme"
des
psychologues
ministériels et des romantiques épris de "l'art pour
l'artiste".
Cet
obscurantisme
"littéraire"
permet
aujourd’hui encore d'ignorer les chefs d'oeuvre et de faire
rire aux dépens des génies, en montrant autant d’intérêt
pour Jules Sandeau que pour George Sand et Balzac, en
parlant de façon indiscréte et malveillante de Pauline
Viardot, amie de George Sand et de Leroux221 . Selon Mme
Marie-Louise Pailleron, petite-fille de Buloz, l’auteur de
Lélia n’aurait pas dû encourager Pierre Leroux, cet
"honnête pecquenot qui n'aurait pas dû quitter les
mancherons de sa charrue". Selon Mme André Maurois, “elle
subventionna longtemps un philosophe hirsute et débraillé
[Pierre Leroux], commandita sa revue sans lecteurs, plus
tard l'imprimerie qu'il fonda pour élever une famille
nombreuse222 ". C’est toujours le verdict de Hugo (geai paré
des plumes du paon) : “Madame Sand ne sait pas écrire“, et
“Leroux est un
des mauvais êtres qu’elle a eu la candeur
d'admirer".
Honneur donc à trois rebelles, David-Owen Evans,
Georges Lubin et Antoine Adam. Dans Léon Giraud Evans a
220
Immédiate conspiration du silence, non seulement contre ses trois
directeurs, mais aussi contre la cantatrice mariée à l'un d'entre eux,
--"portée aux nues" quand elle s'appelait Pauline Garcia, mais non
plus (la Revue indépendante le dit)
quand elle est Mme Pauline
Viardot.
221 Les Goncourt se demandaient si "J. Sandeau retrouvait chaque matin
quelque chose de G. Sand dans la vulve de Marie Dorval", et si G. Sand
et Pauline Viardot avaient "des clitoris un peu parents de nos verges"
(Journal, éd. du Rocher, Monaco, t. XIX, p. 197).
"Ma Pauline est
sainte", écrivait G. Sand en imaginant son héroïne sur le modèle de
cette géniale cantatrice.
222 Vie de Spoelberch de Lovenjoul, préfacée par André Maurois,
académicien et illustrissime auteur de Lélia, ou la vie de George
Sand, qui a fait impression parce qu'on ne lisait pas les quatre
volumes de Mme Stassova.
87
Lubin223
reconnu Leroux.
a vu que Balzac empruntait à George
Sand les larmes versées par un feuilletoniste qui outrage,
sur ordre, un beau livre. A. Adam enfin fut en France le
premier
à
approuver
Evans,
en
disant
que
l'auteur
d'Illusions perdues "offrait l'alliance du légitimisme au
socialisme naissant". A. Adam, en effet, ne confondait pas
le socialisme et le marxisme. Il prenait parti pour Pascal
contre les Jésuites, pour Rousseau contre les Philosophes,
et pour Péguy contre les scolaires qui
écrivent :”Péguy
fut traître”. Aussi trouvait-il chez Balzac un
point
d’origine de ce que Péguy appellait au début du XXème
siècle "le socialisme entendu purement"224 . Une aberrante
transfusion sanguine avait été faite à la pensée française
après l’hémorragie de 14-18. Après le traumatisme de 1940,
l’amnésie avait été aggravée par les théoriciens
du
“luttismedeclassisme”.
Cécité marxiste
Pour accroître la place de Hegel et de Marx, des
“intellectuels” ont dévasté la mémoire européenne, comme
les généraux de Louis-Philippe dévastaient les cimetières
musulmans. Pour éliminer Leroux, ils mutilaient l’oeuvre de
George Sand et celle de Balzac, soit en disant avec Lukacs
que Léon Giraud représentait Royer-Collard225 , soit en ne
disant rien sur Léon Giraud, rien sur la "sublime" Camille
Maupin, rien sur “le panthéiste qui vit encore et que
l'Allemagne révère". A les en croire, tout ce que raconte
Illusions perdues s’est passé avant 1830, l’auteur y évoque
sa propre jeunesse, ses désillusions et "son temps perdu"226.
Certes, Balzac est le plus avancé des Français, puisqu’il
est le précurseur de Marx, "le lien entre le matérialiste
Saint-Simon et le chrétien Lamennais, entre la science et
le coeur, entre l'Histoire et l'amour". Déjà, il veut
"qu'on en vienne à Hegel", il se trouve déjà "sur la même
longueur d'ondes que le matérialisme dialectique". Mais il
ne peut pas aller plus vite que l’Histoire, il est obligé
de marquer le pas, d'"attendre 1846 pour rattraper le
temps". C'est en 1846 seulement (Althusser dixit) que Marx,
dans L'idéologie allemande, "a ouvert les portes du
Continent-Histoire". Avant cette date, "les saint-simoniens
223
D’accord avec
Jean Gaulmier et Léon Cellier
voici un quart de
siècle, pour dénoncer
“la conspiration du silence” qui accablait
George Sand
224 C'est pour cela qu'en 1969 je l'ai invité au Colloque L'esprit
républicain. L'invitation lui fit plaisir, mais sa santé ne lui permit
pas de venir à ce colloque
225Ennemi de la souveraineté du peuple, ignorant tout, comme Guizot et
Cousin, du fait industriel, mentor du "Parti doctrinaire"225, que
Balzac appelle "la fatale secte" (IP, 510,)et "bourgeois de race"
selon l'Académicien Désiré Nisard
226 Pierre Barbéris, Balzac, une mythologie réaliste , 1971 (dix ans
après l'édition où Evans était approuvé par A. Adam)
p. 99. On lit
dans cette thèse : "Péguy fut traître" .
88
ayant
tourné
court,
restaient
les
membres
épars
d'intuitions incapables de se rejoindre pour former un tout
cohérent. La seule unité possible, le seul endroit où les
contradictions pouvaient trouver un semblant de conclusion,
c'était le roman".
Tout cela est manifestement faux. En 1840, bien loin
de s'absorber dans son propre passé, Balzac met au premier
rang de l’actualité deux "réformateurs sociaux qui remuent
leur siècle, MM. de Lamennais, Pierre Leroux"227, et il
retrace les étapes de ce mouvement : d’abord, trois
"réformateurs contemporains, Saint-Simon, Charles Fourier,
Owen228 ", ensuite, à Paris, durant les années vingt, où
David Séchard les a connus, "trois savants correcteurs
d'imprimerie, Saint-Simon, Fourier, Pierre Leroux", puis,
vers 1830 , l’action
des républicains qui fu[rent]"pour
beaucoup dans le mouvement moral des Saint-Simoniens"
(238),
et
en
1839
les
promesses
d’”avenir”.
Voilà
l’histoire vraie de l’“école morale et politique" qui à
cette date ne se désignait pas encore comme socialiste229.
En disant que le
créateur230 du Cénacle "demandait
autre chose que l'éclectisme de fait, celui qu'attaquera
Pierre Leroux", le marxisme confond le passé avec le futur.
“La priorité de l’idée” revient à George Sand pour la
critique des moeurs du journalisme 231, elle revient à Leroux
pour le réquisitoire contre le renégat “qui est à présent
le pouvoir éducateur de la France”.
Avant que Balzac
oppose
à
“l’Enfer
du
journalisme”
“le
Ciel
de
l’intelligence noble”, où Léon Giraud maintient de 1824 à
1839 l’esprit de “l’ancien Globe”, Leroux avait publié
l’article
Eclectisme, et parlé dès 1834 des "grandes
espérances" que Victor Cousin semblait "avoir trahies". En
1836, au dernier jour du Procès monstre, le théoricien de
la conscience individuelle et de la mémoire volontaire
(Cousin) se lève six fois de son fauteuil pour demander la
mort de Levaux, pourtant reconnu innocent du crime de
régicide. Dans Eclectisme, en 1838, Leroux l’accuse
d’oublier "Sautelet, ce camarade de votre enfance et de la
227
Jugeant comme Balzac, comme Mazzini, et comme les cercles de
propagande socialiste de Philippe Faure, Michelet proposera en 48 ces
deux auteur et "George Sand, le plus grand écrivain socialiste" aux
suffrages de l'Académie des Sciences morales et Politiques. A
l'Assemblée nationale, en 1849, Leroux fera l'éloge de Lamennais, plus
fidèle aux pauvres qu'à l'Eglise, tout en continuant à reprocher à "
ce prêtre chrétien" de professer encore "le dogme de l'infériorité de
la femme"(lettre à George Sand, en 1842, citée par Lacassagne).
228 Que Leroux, à Jersey, appellera ses trois "initiateurs", en se
désignant comme “le quatrième socialiste”. Il a fallu l’imposture d’
Engels et de Proudhon pour occulter ce qui était l’évidence aux yeux
de Balzac comme aux yeux de Heine et de Marx.
229Mais
qui déjà recevait ce nom, en Russie et en Allemagne, où en
1840 on admirait “die neu-demokratische Schule”,
230 "Le Cénacle, il l'a créé", écrit M. Barbéris, ignorant ce que G.
Lubin avait dit en citant les Lettres d’un Voyageur
231 comme l’a démontré Georges Lubin
89
tué"232.
mienne, qui s'est
Il questionne : "Est-ce que la
mémoire nous appartient ? Est-ce que nous nous souvenons
volontairement, est-ce que nous avons la faculté de faire
renaître sous nos yeux les phénomènes de notre vie
passée ?"233 C'est à l'improviste que nous voyons "des
souvenirs surgir de la nuit où ils semblaient engloutis".
Contre Victor Cousin Leroux conclut :
La mémoire ne nous appartient pas. La mémoire est sous
l'empire du sentiment. Nous nous souvenons quand nous
sommes émus, quand nous désirons, quand nous craignons,
quand nous aimons, quand nous voulons."
En 1844, dans Splendeurs et Misères des courtisanes,
Lucien de Rubempré se suicidera le jour de 1830234 où on
avait retrouvé le cadavre de Sautelet235. Leroux a fait
renaître pour Balzac des souvenirs de leur vie passée,
après avoir ému George Sand en 1838 en évoquant
ces
souvenirs dans Eclectisme. Après sa visite à Nohant, Balzac
ne peint pas en dilettante une galerie de portraits, comme
le croit la critique balzacienne. Il met en scène une
"encyclopédie vivante", parce que George Sand lui a parlé
d'"une école de sympathies" où Leroux accusait l'Université
de "nier le sentiment, l'amour, la charité", à force de
privilégier "le moi, la conscience, l'intelligence". Comme
elle fait réapparaître Albert en Liverani, dans Consuelo,
il va faire réapparaître Lucien, Vautrin, Bianchon, et
George Sand ne
parlera plus
avec dédain des "petites
nouvelles à la Balzac".
“Balzac était si impartial par nature”
232
Stendhal , en apprenant "l'abîme de bassesse" où tombait Félix
Faure, jadis son ami et en 1836 impitoyable envers les jeunes
conspirateurs impliqués dans le Procès monstre, avait écrit dans son
Journal : "M. Sautelet, mon ami avant qu'il ne fût libraire, s'est
brûlé la cervelle". Vers 1823 Balzac lui aussi avait
connu cet
héroïque républicain.
233Leroux
est le théoricien de la mémoire involontaire.
Sur
l'évocation spontanée des souvenirs, Consuelo et Sylvie lui doivent
beaucoup, et peut-être aussi
Hugo, qui écrit
Le Rhin en 1842,
et
Chateaubriand, qui rédige alors
ses Mémoires . Michelet et
Ravaisson auront lu Eclectisme avant d'influencer tant de maîtres de
Proust, tant de "bergsoniens" (comme disaient les positivistes), qui
comme
G.
Sand
n'aimaient
pas l'Education
sentimentale
autant
qu'Illusions perdues.
234 M. Barberis a judicieusement remarqué ce point
235 Pour échapper, semble-t-il à la police. Est-ce à lui que Balzac a
pensé en imaginant Michel Chrestien, ou à Godefroy Cavaignac, dont il
avait été l'ami ? Dans
un cas comme dans l'autre, il s'agit d'un
"camarade" de Leroux, car à la Société des Droits de L'Homme c'est
Cavaignac qui a fait adopter en 1833 les propositions de Leroux. En
1840 il osera seul publier un compte-rendu des mille et quatre pages
de De l'Humanité,
et en 1845, Cavaignac pria Leroux de lui faire
connaître George Sand "afin qu'elle l'aide à bien mourir". Elle dira à
Leroux : "Il est mort entre le pur républicanisme et nos idées,
presque socialiste".
90
Mais ce n’est pas seulement contre la critique bienpensante et contre l'Académie des Sciences morales et
politiques que Balzac prenait la défense de George Sand et
de Leroux. En lisant Le curé de village (1841), le grand
public entendait un jeune médecin, Roubaud, dire que pour
un peu, en juillet 1830, il aurait "fait une barricade" au
risque, comme l'ingénieur Gérard dans le même roman, “de
[s]e jeter dans une des doctrines nouvelles qui paraissent
devoir faire des changements importants dans l'ordre social
actuel". Comme George Sand, qui le dimanche invitait à sa
table le curé de Nohant, Balzac faisait converser les trois
amis conviés par Véronique Graslin : ce jeune adepte des
théories de Leroux et du transformisme de Geoffroy-SaintHilaire, et les deux conservateur qui essaient en vain de
le convertir : le curé Bonnet et le banquier Grossetête,
qui prétend qu'en Angleterre il y a de la viande pour tout
le monde parce que l'élevage n'y a pas été ruiné comme en
France par le morcellement de la propriété qu'entraînait
l’abolition du droit d'aînesse.
L’auteur d'Illusions perdues a un projet, qu’il affirme
dès 1839 en écrivant à George Sand : "Nous nous réunirons
pour faire une revue indépendante et qui ne pourra jamais
être ministérielle". Et qu’il répète cinq ans plus tard,
dans l'ultime "Préface", qui a le ton d’un Manifeste : "Le
mot écrivain est pris ici dans une acception collective
(qu'on ne s'y trompe pas)" (IP, 768). Le mot solidarité
était un terme de la langue juridique avant que Leroux en
fasse sa devise en lui donnant
un sens nouveau. En 1839,
Balzac
emploie
à
bon
escient
les
mots solidarité,
association, coalition, fédération. En juin, juste au
moment où le roman attaque "cinq variétés de libraires" et
"le banquier des auteurs dramatiques", l'auteur agit pour
que les écrivains puissent "améliorer leur condition" en
ayant "un théâtre à eux". A George Sand il annonce la
fondation de la Société des gens de lettres, où il va
présider le bureau dont elle sera membre. Enchantée de ce
qu'elle appelle "notre coalisation", elle répond aussitôt :
"Le mot association m'a séduit [sic], car en principe il
est bon que nous soyons unis contre les éditeurs, les
contre-facteurs et autres Dévorants". Et elle lui suggère
de s'adresser aussi à Lamennais, car "il est grand partisan
du principe d'association". Deux ans plus tard, la police
assomme des grévistes qui revendiquent le droit de "se
coaliser". Lamennais demande qu'on cesse d'emprisonner sans
jugement des gens qui veulent discuter les conditions de
leur travail. Lamennais est mis en prison. Balzac proteste,
et dans Le Moineau de Paris George Sand accentue l'allusion
au philosophe emprisonné "pour avoir entretenu les riches
des misères du peuple"; puis, en accord avec Balzac, elle
fait paraître leur écrit sous sa signature à elle afin de
91
couper court à ce que "les légitimistes de notre ami Balzac
pourraient lui reprocher"236.
Plus tard, Leroux dira qu' à ce moment-là est apparue
"une merveilleuse évolution et une étonnante transformation
dans les lettres françaises"237. Avec lui, en 1841, George
Sand fonde la Revue indépendante. George Sand y fait
l'éloge de Michelet, et Leroux celui de Quinet et de
Lamartine238 . Lamennais et Mickiewicz publiaient dans cette
Revue. Et pourquoi pas Balzac, qui en a trouvé le titre et
qui
en est un peu "le parrain", selon l'expression de
Georges Lubin ? Coïncidence étonnante : en février 1843, au
moment où George Sand semble souhaiter sa collaboration239,
il paraît y songer lui aussi. Ce mois-là, il commence Les
souffrances de l'inventeur, et Leroux annonce aux lecteurs
de la Revue indépendante qu'il essaie de mettre au point le
pianotype pour lequel il avait
pris un brevet, vingt ans
plus tôt, quand il publiait chez Didot son Nouveau procédé
typographique. C'est justement alors que Balzac écrit 240 le
long passage où David Séchard rappelle qu'au début des
années
vingt,
au
temps
où
Didot
perfectionnait
la
fabrication du papier, il y avait à Paris trois "savants"
correcteurs d'imprimerie, Saint-Simon, Fourier et Leroux.
Avec des végétaux aussi vulgaires que l'ortie, David
cherchait à abaisser le prix de la pâte à papier, parce
qu'il "embrassait le mouvement de la Presse périodique" et
"voulait mettre les moyens en harmonie avec le résultat
vers lequel tendait l'esprit du siècle" (IP, 551). C'est
pour
universaliser
la
lecture
et
donner
plus
de
signification au suffrage universel que Leroux assemblait
du bois, du fer et du cuivre dans l'espoir de "modifier
presque complètement l'art de Gutenberg" en réalisant la
machine qui aurait produit "le livre à bon marché". Balzac
prêtait à David un dessein proche de celui-là. Connaissant
depuis 1835 l'article Bertrand (Alexandre), ayant remarqué
l'allusion de 1838 au libraire Sautelet, il comprenait
pourquoi l'échec du complot avait entraîné les tentatives
de pianotype, et pourquoi l’échec de ces tentatives avait
entraîné la fondation, "à gauche241 , de l'ancien Globe",
autre moyen de faire “avancer l'esprit européen vers le
236
Voir la Correspondance de G. Sand, éd. G. Lubin, Garnier, t. V, p.
323 et 111.
237 Comme Leroux l'écrira dans L'Espérance de Jersey, article publié en
exil en 1858, introuvable en France, et cité par Jean-Pierre
Lacassagne en 1972, à la p. 80 de l'Histoire d'une amitié. Pierre
Leroux et George Sand, où l'on trouvera ce que je vais citer de leur
Correspondance.
238 Dont il jugeait l'évolution
heureuse, à la différence de celle de
Hugo.
239 Judicieuse hypothèse de Georges Lubin, Correspondance de G. Sand,
t. IV, p. 724.
240 Sur le "Furne corrigé", en vue de le réinsérer dans Les Deux Poètes
(IP, 115-122).
241 Leroux,
qui n'emploie pas ce mot-là, nomme la Charbonnerie
républicaine.
92
résultat démocratique auquel tendait l'esprit du siècle”.
Attirons l’attention sur l’idée, constamment affirmée
depuis 1823, d’Union européenne. Voilà le
prototype
évident du “ journal de Léon Giraud” que Lucien de Rubempré
a trahi pour faire sa cour aux royalistes.
Sur la nécessité d'une meilleure représentation du
peuple, les monarchistes et les socialistes républicains
pouvaient s'accorder contre le régime censitaire. Et Balzac
jugeait que leur alliance était bien plus facile encore,
comme l'écrit A. Adam, “contre la ploutocratie”. C’est le
mot
que
Leroux
emploie
en
1842
pour
dénoncer
l'omnipotence de ceux qu'il appelle "les loups-cerviers du
Capitalisme". On sait que le baron de Nucingen est "un
loup-cervier", mais on sait moins que la dernière partie
d'Illusions
perdues,
Les
Souffrances
de
l'inventeur,
s'achève par le triomphe d'"un loup-cervier" devenu Pair de
France
et
prochain
ministre
du
Commerce.
Ce
riche
imprimeur, le grand Cointet, a causé la ruine de David
Séchard, ménechme de Leroux. Ménechme, qui veut dire
jumeau, (comme besson), c'est le mot dont George Sand se
sert en 1841 pour dire son attention aux deux extrêmes qui
sont
"le
ressemblant
et
le
ressemblé",
ainsi
qu'à
"l'intermédiaire" qui leur est souvent rattaché. Voilà une
image bien préférable à celle des clefs et des serrures
dont se servent les successeurs de Sainte-Beuve. David
Séchard ressemble à Leroux ouvrier typographe et inventeur
ruiné de 1823 autant que Léon Giraud ressemblait au
"profond penseur” de 1839.
En février 1843, Leroux est remplacé à la tête de la
Revue indépendante . Ce n'est
donc pas lui qui refusa la
collaboration de l'ami que recommandait George Sand. Plus
encore qu'en Suisse, en Espagne, en Allemagne, en Hongrie,
etc., cette revue a été lue passionnément en Russie. Au
XIXe siècle, y a-t-il dans l'histoire des idées européennes
d'événement égal à celui-là — et de secret mieux gardé ? En
1843, la "Préface" d'Illusions perdues paraît pendant que
Consuelo est en cours de parution, “donnant l'impulsion
décisive
à
tous
les
“europäische
Demokraten
und
Revolutionäre", et l’historien tchèque que je cite ici
précise que "der Saint-Simoniste Pierre Leroux" était
l'inspirateur de ce "Romanzyklus"242. Si Biélinski avait lu
dans cette Revue-là des oeuvres de Balzac, il n'aurait pas
commis l'erreur de le croire entièrement opposé à la
"grande prêtresse" qui révélait à l'Intelligentsia la
véritable religion de Liberté, d'Egalité et de Fraternité
enseignée par le Christ. Mais “les amis légitimistes de
Monsieur de Balzac” ne lui auraient sans doute pas pardonné
de paraître à côté de Jean Zyska. N’empêche : 1843, c’est
l’année où
la "Préface" d'Illusions perdues affirme que
"quinze hommes de talent" coalisés suffiraient pour que
cesse
"la
plaisanterie
qu'on
nomme
gouvernement
242
Jiri Koralka,
p. 43-75.
in " Schriften aus dem Karl-Marx-Haus", Trier 1987,
93
constitutionnel" (IP, 768). George Sand venait d’écrire à
Lamartine
que
"le
dénouement
mal
conduit
de
la
constitutionnalité anglaise introduite chez nous" serait
hâté bien plus qu'il ne le croit "si nous avions seulement
dix hommes comme vous en France". Il y avait huit ans que
Balzac
avait repris l'idée première du Cénacle nouveau
qu’elle
avait exprimée dans sa Lettre à Frantz Liszt :
"Que l'on trouve parmi nous douze hommes qui puissent
passer quarante jours enfermés sous le même toit sans
ergoter entre eux, sans vouloir primer les uns sur les
autres".
Les Invisibles et
les Frères de la Consolation
En 1847, dans la Creuse, au moment de la disette et des
émeutes paysannes, Leroux et ses amis ne pouvaient pas
approuver totalement les romans champêtres de George Sand
et encore bien moins Les Paysans de Balzac. Tout, alors,
semble
rompu
entre
eux.
Survient
Juin
48.
Après
l'insurrection,
Leroux
appelle
l'Assemblée
à
"la
miséricorde". Le 1er septembre 1848, juste après l'annonce
de La Petite Fadette, “Le Spectateur républicain” publie la
conclusion de L'Initié : "Ce jour-là Godefroid fut acquis à
l'Ordre des Frères de la Consolation". Il avait appris à
pardonner. D’abord, il avait été
“à gauche”. “Frotté de
libéralisme”. Comme Lucien, comme Horace, comme Frédéric
Moreau, il manquait de volonté et il fut vite "effrayé par
les excès de la presse, plus effrayé encore par les
attentats du Parti républicain". Bientôt "lassé de luimême", et près du désespoir, il fut sauvé par la rencontre
d'une société qui se dévouait à la vertu, la religion et la
bienfaisance. Là, Bianchon réapparaît une fois encore, mais
converti à une forme nouvelle, sociale, de catholicisme. On
croit, avec Pierre Citron dans son édition de la Comédie
Humaine dans la collection l'Intégrale, qu’ici Balzac
rivalise avec Eugène Sue. On ne songe pas à Consuelo, parce
que Balzac avait dit à Mme Hanska : c'est "le produit de
tout ce qu'il y a de plus vide, de plus invraisemblable, de
plus enfant". Mais dans Consuelo George Sand faisait
entrevoir les souterrains du XVIIIème siècle, et “les
hommes de talent”243 qui en secret avaient “préparé l’idéal”.
De même déjà, pour la Monarchie de Juillet , le cénacle,
"le Ciel de l'intelligence noble" était la face cachée et
tournée vers l’avenir. De même, en 48, l'Ordre des Frères
de la Consolation. Nul buchézisme dans cet Ordre. Ces
frères sont chrétiens, mais anticatholiques.
Godefroid se dévoue pour une malade polonaise nommée
Vanda, dont la guérison dépend du secours des Frères de la
Consolation autant que des remèdes d'un mystérieux médecin
communiste. Consuelo avait été initié à l'Ordre des
Invisibles par une polonaise nommée Wanda, préalablement
guérie par un médecin révolutionnaire. Symboles, slave et
243
L'Ordre des Invisibles.
94
latin, des nations opprimées par ce que Leroux appelait
"les castes d'empire".
L'alliance que Balzac proposait au socialisme, il ne la
retire pas. Au moment où les "cercles de propagande
socialiste"
commencent
à
élaborer
des
Associations
ouvrières et des corporations nouvelles, il conclut ses
travaux sur l'Histoire contemporaine en écrivant : "Les
corporations et les Hanses du Moyen Age, auxquelles on
reviendra, sont impossibles encore. En France, depuis 1792,
l'individu a triomphé de l'Etat ; aussi les seules SOCIÉTÉS
qui subsistent sont-elles des institutions religieuses
[…]". Quand il fait dire à Godefroid : "Vivre pour autrui,
[…] agir en commun comme un seul homme, et agir à soi seul
comme tous ensemble", Balzac continue de combattre ce que
George Sand appelait la triste "mode de l'individualisme
absolu". Mais il ne parle plus au nom du carlisme. Ses
héros ont cessé d’être partisans. Peu de temps auparavant,
Godefroid formait "en lui-même un voeu peu catholique […]
: "Puisse monsieur Nicolas venger terriblement cette pauvre
madame de la Chanterie !". Royaliste elle aussi, cette mère
désespérée voulait plonger dans le désespoir le juge qui en
1793 avait causé la mort de sa fille. Mais à Bourlac qui la
supplie en s'écriant : "Au nom de Jésus, mort sur la croix,
pardonnez !", elle répond : "Par Louis XVI et MarieAntoinette, que je vois sur leur échafaud […], par Jésus,
je vous pardonne". Alors l'initiation de Godefroid est
achevée,
il "voit clair",
"il est acquis" au moment où
il s'écrie : "avoir pour chef la Charité, la plus belle, la
plus vivante des figures idéales que nous avons faites des
vertus catholiques, voilà vivre !".
Après ce que Balzac appelle "la terrible bataille de
juin", il était beau d'écrire cela. Leroux, lui aussi, et
avec plus de courage encore, osait prononcer le mot
"miséricorde", face à une assemblée réactionnaire emportée
par la haine et la peur. Quatre ans plus tard, le 29
janvier 1852, George Sand ira dire : "soyez clément" au
vainqueur du 2 décembre. C'en est fini de "la belle
période" où elle pouvait réunir en elle la pensée de Leroux
et celle de Balzac. Quelques jours plus tard, elle écrit le
mot chrétien à côté du mot République dans les lignes qu'il
ne lui est plus possible de publier. "Je vois l'avenir bien
noir, car l'idée de fraternité est étouffée pour longtemps
par le système d'infamie, de délation et de lâche vengeance
qui prévaut. La pensée de la vengeance entre nécessairement
bien avant les coeurs, et que devient le sentiment
chrétien, le seul qui puisse faire durer une république ?"
George Sand avait-elle lu L'Initié ? La conversion de
Godefroid lui a-t-elle rappelé que Camille Maupin, à la fin
de Béatrix, se faisait religieuse ? Elle interviendra
encore en faveur des quarante-huitards, en 1868, en
écrivant à Flaubert, qui rédige L'Education sentimentale :
"Les vaincus ! aie pitié". Et après la Commune, elle
suppliera les Versaillais de ne pas venger sur le peuple de
Paris les excès d'un petit nombre de "furieux". Mais le
95
système
d'infamie
et
de
délation
s'était
encore
terriblement aggravé, et la République se montra beaucoup
plus féroce que Napoléon III. C'est à cause de cela que le
remède socialiste se corrompit en poison. Aussi l'infamie
fut-elle encore pire durant notre XXème siècle. L'imposture
vient de prendre fin244. Pour que les réglements de comptes
n'étouffent pas la miséricorde, pour que puissent durer les
républiques qui renaissent ou cherchent à naître, à l'Est
de l'Europe et sur d'autres continents, il faudrait que la
France retrouve le souvenir de sa culture, et qu'elle
permette enfin à beaucoup de lecteurs de découvrir les
sentiments qui animaient Piotr le Rouquin et Léon Giraud,
Consuelo et les Frères de la Consolation.
244
Comme le chapitre suivant, cette conclusion résulte d’exposés que
j’ai faits en Italie, en Hongrie et en Tcchécoslovaquie à la fin du
rideau de fer.
96
CHAPITRE IV
CONSUELO, Internationalisme et religions -- “Celui à qui on
a fait tort” — “La plus vieille République de l'Europe
Centrale” — Spartacus et Trismégiste - "une merveilleuse
évolution --Engels contre "the mystic Scool"
“Celui à qui on a fait tort"
1830 avait été l’amorce d’une révolution européenne,
mais quand on dit cela
on évoque surtout la catholique
Pologne. Au Collège de France, on célèbre le Bicentenaire
de Mickiewicz, parce qu’il y a enseigné. Les milieux
catholiques se souviennent de lui, parce que Montalembert a
signé la traduction du Livre des pélerins polonais. Le
traducteur, Bogdan Janski, avait en 1833 donné des leçons
de polonais à Montalembert, mais il était saint-simonien,
et il avait rompu avec Enfantin à la suite de
Leroux et
Reynaud, qui en 1833 furent chargés par la Société des
Droits de l'Homme de rédiger l'Exposé des principes
républicain. Pour développer ces principes, ils fondèrent
l'Encyclopédie
nouvelle
et
recrutèrent
soixante
collaborateurs
dans
les
bureaux
de
leur
“Revue
encyclopédique”. Janski était du nombre, et c’est dans
cette Encyclopédie qu’il publia en 1835 l’article Bohême245.
La Bohême, grâce à lui, sera pour Leroux en 1838, pour
George Sand en 1842, pour Louis Blanc et Michelet en 1845
un pays bien réel, slave, tchèque mais germanisé, qui veut
devenir une nation, et qui
est aussi la capitale de
l’hérésie internationale persécutée par la capitale de
l’Eglise romaine. Leroux et George Sand246 veulent non pas
que Rome soit persécutée à son tour, mais qu’elle se
convertisse en abjurant la théocratie. Quand la catholique
Consuelo franchit le Brenner, l’Autriche règne sur l’un et
l’autre versant. Les jésuites exercent la même police
à
Prague et à Rome. L’Italie elle non plus n’est pas encore
une nation. En 1843 entre les deux parties de Consuelo,
George Sand intercale un texte didactique auquel elle donne
245
Griffiths, o. c.,p. 124.J'ai essayé de rendre justice à Griffiths
dans l'article Les origines du socialisme républicain (refusé par la
"Revue historique" et publié par la Revue d'Histoire moderne et
contemporaine, mai 1986).
246Cherchant à "connaître la vérité des sentiments
historiques, à la
recherche de laquelle nous sommes ici lancés", elle avait comparé ce
qu'écrivaient à son époque les historiens protestants et les
catholiques. Parlant de
M.de Beausobre, protestant, qui lui
paraissait intelligent et érudit, mais partial, elle écrivait : “Il
donne un démenti général et particulier à toutes les assertions des
écrivains catholique, et poussant la partialité un peu loin, il fait
l'hérésie blanche comme neige”
97
le nom de
Jean Ziska,le héros bohémien des guerres
hussites.
Les
lectrices
de
la
“Revue
indépendante”
appartiennent à la bourgeoisie ou à la noblesse. Elles sont
en grande majorité catholiques. En nommant "notre mère la
sainte Eglise", George Sand leur explique qu'elles sont
aussi "les filles de l'Hérésie", car malgré leur foi et
leur rang elles sont, en tant que femmes, solidaires de
tous les opprimés. Au nom de "l'Eglise protestante de tous
les siècles", elle déclare à "l'Eglise sociale officielle"
qu’il y a “des siècles
persécutés et pour ainsi dire
étouffés”, "toute une moitié de l'histoire intellectuelle
et morale de l'humanité que l'autre moitié du genre humain
a fait disparaître [...]les communistes de Lyon [sont] les
Vaudois, les pauvres de Lyon ou léonistes qui faisaient dès
le douzième siècle le métier de canuts et l'office de
gardiens du feu sacré de l'Evangile". C’est de Jean Ziska
que Marx a tiré la citation qui en 1847 a accablé Proudhon
sous l'autorité la plus prestigieuse. Mais on n’a réédité
Jean Zyska qu’une fois, en 1877, et cette réédition ne se
trouve que dans de rares bibliothèques. On a attendu 1959
pour réimprimer Consuelo et La Comtesse de Rudolstadt, mais
sans donner assez de pages à Léon Cellier pour inclure Jean
Ziska
et Procope le Grand,
qui est la conclusion de
l’oeuvre.
En 1849, à l’Assemblée nationale, Pierre Leroux
comparait les révolutions contemporaines à "l'immense
mouvement qu'il y a eu, au XIVème siècle, en Hongrie, en
Allemagne, en Bohême, en Angleterre". En Hongrie, cette
année-là, Sandor Petöfi fut tué au combat. En Prusse,
emprisonné, Bakounine
aurait voulu lutter à la fois
contre le Tsar et l' Empereur d'Autriche, et se joindre à
ceux qui se désignaient comme "les Français de Hongrie".
Ensuite, c’est à ce mouvement international du XIVème
siècle qu’il emprunta un signe de reconnaissance pour le
donner aux affidés de la secrète Alliance Internationale
qu’il organisa
contre la domination de Marx : Satan,
"celui à qui on a fait tort" était invoqué par les
disciples de Wicklef, les Lollards, qui cherchaient refuge
en Bohême chez les Hussites, comme les Vaudois. Ceux-ci
venaient du Midi et ceux-là venaient du Nord,
mais
l'Inquisition confondait les uns et les autres sous la même
accusation de "vauderie", c'est-à-dire de sorcellerie.
Inversement,
sous
l'appellation
"knouto-germanique",
Bakounine englobait tous les impérialismes, et dans
l'espoir de coaliser les Slaves et les Latins, il écrivait
: "Comme les Fraticelli de la Bohême au XV ème siècle, les
socialistes révolutionnaires se reconnaissent
aujourd'hui
par les mots : “Au nom de celui à qui on a fait tort".
Au temps de Jaurès et de Péguy, on pouvait comprendre
cette formule247. En effet, la “Revue socialiste” avait
247
Dont Albert Camus ne trouvait pas la source en 1951
98
deux248
publié en 1895
lettres qui prouvaient qu’en 1842, en
découvrant Leroux et ses disciples, l’Intelligentsia avait
renoncé à Hegel et Schelling. Arnold Ruge d'abord, disant
de Bakounine : "Je lui fis connaître George Sand", et
Biélinski écrivant à Botkin le 7 novembre 1842 depuis
Saint-Pétersbourg, :”Bakounine et moi, nous cherchions Dieu
par des voies différentes -- et nous l'avons trouvé dans le
même temple”. C’est-à-dire "le temple" clandestin où Albert
de Rudolstadt apprend à Consuelo que pour les Lollards
Satan était “le frère humilié du Christ”. Biélinski et
Bakounine étaient les disciples de Herzen, “le Pierre
Leroux de la Russie”, autrement dit “le Jaurès russe”,
comme l’a fort bien dit Raoul Labry, que Jaurès consultait
sur le socialisme franco-russe. Après octobre 17, un
nouveau siècle étouffé commençait. Maître indiscuté
en
hégéliano-marxisme, Koyré affirmait qu’on ne connaissait
"ni les étapes, ni les mobiles" des
deux événements
simultanés que furent en 1842 "la révolution de Bakounine
et la conversion de Biélinski". Koyré répliquait à Labry:
“pour Herzen, dont la pensée dès le début a été nourrie de
philosophie allemande, la philosophie de Leroux devait
apparaître bien insuffisante". Il écrivait : "Nous ne
lisons plus George Sand".
La
haute Intelligentsia
parisienne s’est entichée de Koyré, et George Sand fut
inscrite sur la liste des écrivains condamnés "sans appel"
parce qu'ils ont "tous rivalisé dans l'invective et la
calomnie contre les Communards"249.
En 1842, Leroux, Louis Blanc, Bakounine, Botkin, Ruge
et Marx lisaient George Sand dans la “Revue indépendante”.
Le 23 mars 1844, ces Russes, ces Allemands et ces Français
ont discuté sur l’athéisme. Botkin savait qu’en 1842
Bakounine à Berlin et Biélinski à Saint-Pétersbourg avaient
été enthousiasmés par “la révélation” des profondeurs
secrètes, des "psychologischen Tiefe"250 qui en 1842 avaient
passionné Herwegh et
Tourgueniev à Dresde, en présence de
Ruge. Ces profondeurs réapparaissaient en Europe parce que
Consuelo mettait à jour des souvenirs hussites enfouis
depuis le Concile de Constance. En 1847, quand Marx a cité
Jean
Ziska251,
tous
ces
admirateurs
de
George
Sand
connaissaient le contexte :
"l'hérésie du passé, le communisme d'aujourd'hui, c'est le
cri des entrailles désolées et du coeur affamé qui appelle
248
Citées par Dragomanov,
professeur bulgare qui avait connu
Bakounine,
249Michel Winock Le socialisme en France et en Europe XIXe---XXe siècle
(1992)
250
Tchernychevski ayant dit ensuite (peut- être d'après Herzen) que
cela était "fantastique", cela a été condamné pour "mysticisme" par
les matérialistes "scientifiques" et les rationalistes progressistes
comme Gustave Lanson, ou réactionnaires comme Maurras.
251 sans préciser le titre de l’oeuvre, qui n’est pas indiqué non plus
dans
la plus récente édition de Marx à la Bibliothèque de la
Pléiade
99
la vraie connaissance, la voix de l'esprit, la solution
religieuse, philosophique et sociale du problème monstrueux
suspendu depuis tant de siècles sur nos têtes."
Sur la religion opium du peuple et cri des entrailles,
le Manifeste communiste n’a rien dit cinq ans plus tard
d’original. En croyant avoir influencé George Sand,
Bakounine déraisonnait. Camus se trompait dans L’homme
révolté en cherchant chez Proudhon la source des "affreux
blasphèmes" du poète maudit, dans Révolte, cinquième
parties des Fleurs du Mal :
O Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort,
Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,
O Satan, prends pitié de ma longue misère !
“La plus vieille République de l'Europe Centrale"
A Moscou, en 1904, dans le “Rousskaya Mysl”, Varvara
Stassova252 disait que "des rubans aux couleurs de la Bohême
ornaient l'énorme couronne de roses "que les Frères Moraves
avaient envoyée de Prague sur la tombe de George Sand. Ils
témoignaient ainsi leur reconnaissance à "l'auteur de
Consuelo et de Jean Zyska" pour la compréhension dont elle
avait fait preuve envers "l'esprit de leur histoire, leurs
luttes religieuses, leurs aspirations sociales et leur plus
grand héros national, Jan Hus”. Mais Varvara Stassova,
révolutionnaire russe dissimulée sous le nom de Karénine,
pensait surtout aux Polonais, victimes, plus qu'elle
encore, du tsarisme qu'elle combattait. Léon Cellier ne lui
a pas donné tort : "Il est possible que la Bohême ne soit
qu'un ersatz de la Pologne, et Mme Karénine penche vers
cette solution. Il est évident que George Sand devait faire
un rapprochement entre Polonais et Tchèques, puisque les
habitants de la Bohême étaient des Slaves persécutés".
Certes, "pour servir la propagande de Mazzini" ainsi que le
dira Leroux, George Sand prend la défense de toutes les
nations opprimées par le Saint Empire Germanique allié au
Vatican, et Dostoïevski a bien dit qu'elle était "une force
slave". Mais Bakounine la comprend mieux que Varvara
Stassova lorsqu'il pense aux Narodniki de Russie plutôt
qu'aux Polonais catholiques, et aussi, comme George Sand
(grâce à Leroux, nous le verrons) aux "Fraticelli" latins,
allemands et anglais pour lesquels la Bohême, "la plus
vieille République de l'Europe Centrale" était une patrie.
En tout cas, si nombreuses, diverses et anciennes que
soient ces accointances internationales, le caractère
tchèque de la foi taborite est une certitude pour Janski,
pour l'Encyclopédie nouvelle et pour Consuelo.
252
L'admirable auteur (qui signait
W. Karénine) de George Sand, sa
vie et ses oeuvres (1899-1926) (4 volumes enfin réédités en 2000)
100
En 1929, à Prague, Henri Jelinek nommait Consuelo et
Jean Ziska , en disant dans ses Etudes tchécoslovaques que
le plus beau titre de gloire de George Sand c'était d'avoir
contribué, par ces deux oeuvres-là, à la réhabilitation de
Jean Huss qui entraîna "un revirement complet dans toute
l'Europe". Jelinek ne songeait ni à Leroux ni à Janski. Il
citait le chapitre Jean Huss de l'Histoire de la Révolution
où Louis Blanc renvoie à "l'éloquent récit de George
Sand"253. Dans Jean Ziska, quand George Sand écrit : "Les
idées que j'émets ici ne sont qu'un reflet et une
vulgarisation",
elle
renvoyait
"aux
beaux
travaux
fragmentaires de l'Encyclopédie nouvelle". Jelinek a cru
qu’il s’agissait d’un dictionnaire, et qu’elle était trop
modeste, puisque, pour parler des Podiebrad et du noble
passé de la Bohême, elle n' avait qu'à "tendre la main à
ses ancêtres qui avaient combattu pour la liberté. Il est
vrai qu'elle était l'arrière-petite-fille de Maurice de
Saxe, qui descendait de Georges Podiebrady, et qu'elle
avait entendu parler par sa grand-mère de ces gloires
familiales. Mais cette grand mère, née Marie-Aurore de Saxe
et mariée à Louis-Claude Dupin de Francueil, n'enseignait
pas la foi taborite.
Convertie à ce qu'elle appelle "la foi nouvelle, la foi
morave", prenant comme devise les dernières paroles de Jean
Huss : Sancta simplicitas, George Sand va faire partager la
découverte que l'Encyclopédie lui a fait faire : "La vérité
de notre coeur se trouve bien plus au XVème siècle qu'au
XVIIIème." Ses lecteurs vont donc accompagner Consuelo
jusqu'aux "ramifications occidentales du mont Bohême", car
c'est là seulement qu'au milieu du XVIII ème siècle
survivait encore la mémoire des "siècles étouffés" dont
parle Jean Zyska. George Sand avait lu l’article Bohême où
Janski avait dit : "La Maison d'Autriche étouffa la
nationalité Bohême”. Consuelo entendra dire : "On a brûlé
nos livres".
La vérité ne pourra donc venir jusqu'à elle
que par la tradition orale, populaire, traduite en italien
et en musique, ses deux langages, par
Albert de
Rudolstadt. Slave, Hussite et violoniste, il a redemandé au
"génie du peuple" "les poésies mises à l'index de la
politique, les chants nationaux et religieux mis en musique
par des génies inconnus." C'est aux chapitres LIV et LV que
"dans son église" souterraine et secrète il révélera "le
sens élevé des grandes vérités dites hérétiques" à la jeune
253
L. Blanc renvoyait ses lecteurs à un roman qui avait été cité ou
traduit dans la plupart des langues européennes. Le grand public ne
l'aurait pas compris s'il avait parlé de l'Encyclopédie fort peu
connue dont il s'inspirait autant que George Sand, Herzen , Mazzini,
Balzac ou Heine. Heine, en 1843, nommait Leroux et L. Blanc ensemble,
en disant qu'ils avaient eu "un rôle essentiel quant au fondement
théorique indispensable au mouvement social". Ennemi de Heine, Engels
était bien forcé de reconnaître qu'aucun ouvrage n'avait eu autant
d'influence sur "unsere Partei" que l'Histoire de dix ans dont le
chapitre sur la première révolte des canuts avait paru dans la Revue
indépendante en même temps que Consuelo.
101
italienne catholique qui ne connait que la dévotion
populaire de Venise. Deux mois avant de faire paraître ces
chapitres, Leroux avait résumé dans le numéro de mai 1842254
ce qu'avaient amplement développé nombre d'articles de son
Encyclopédie : "les Vaudois, les Cathares et vingt autres
sectes jusqu'à Wiclef, Jean Huss et Jérôme de Prague dont
Luther ne fit que couronner l'oeuvre".
Comprenant cela beaucoup mieux que Jelinek, Arnold
Kraus avait dit en 1924 en tchèque dans Husitstvi v
literature : "George Sand suivait l'impulsion donnée par
Pierre Leroux, qui tenait les fondateurs du Tabor hussite
de 1420 pour les véritables chrétiens et les socialistes du
Moyen Age". Jori Koralka, tchèque, disait cela en allemand255
en 1986. Soulignant l’appport de Pierre Leroux dans cette
“aktualisierung des Hussitentums in radikal-demokratischen
Sinne”, il insistait sur l'admiration vouée par Bakounine256
au caractère "herzlich und brüderlich" du communisme
taborite.
L'explication
"materialistisch,
soziooeconomisch" que Karl Kautsky donnait du mouvement hussite
semblait à Bakounine "sehr mechanistich". Disciple préféré
d'Engels257, “le doctoral, le magistral Kautsky” 258 régentait
l’Internationale en 1905. A Prague, en 1986, Koralka
n’aurait
peut-être
pas
affirmé
aussi
vigoureusement
l'origine française des idées qui ont de façon décisive
donné naissance au socialisme international. C'est à
Trèves, en R.F.A., au Musée Karl-Marx, que Koralka disait :
“für die europaïsche Demokraten und Revolutionäre, der
entscheidende Anstoss kam aus Frankreich". Et de même ce
n'est pas à Paris
qu’en 1990 un marxologue français259 a
enfin employé le mot socialiste (en allemand) pour
254
Le premier numéro de la “Revue indépendante”, publié en novembre
1841, était sévérement critiqué, le même mois par l' “Allgemeine
Zeitung”, et au contraire vanté, le mois suivant, par les “Annales de
la Patrie” que Biélinski dirige à Saint-Pétersbourg.
255 "Den Anregungen des Saint-Simonisten Pierre Leroux (1797-1871)
folgend, der die Gründer des hussistischen Tabor von 1420 für die
vollkommensten Christen und die sozialisten des Mittelalters hielt",
Schriften aus dem Karl-Marx Haus, Nr. 36, s. 49.
256En 1870, dans sa longue Lettre à un Français, Bakounine exalte Jean
Hus, Jérôme de Prague et Jean Ziska , et il met les Français en garde
contre le pays de Marx, pays orgueilleux de sa culture, alors qu’il a
été devancé deux fois par les Slaves et les
Latins, du temps des
Vaudois et des Hussites, puis entre 1813 et 1848, quand “la Démocratie
française s’est glissée dans les Universités allemandes où elle n’a
été accueillie ue par une vingtaine, une trentaine de savants
sincères”. Je renvoie
au chapitre IX de Pierre Leroux et les
socialistes européens
257 Ibid., pp 63-67.
258 Péguy, L’esprit de système. La même année, Fournière perçoit
distinctement la différence entre le marxisme et le “courant” que l’on
peut jalonner, de la Fédération jurassienne à André Léo et à
Kropotkine, d'André Léo à Benoît Malon, et de Kropokine à William
Morris et Bernard Lazare
259
Jacques Grandjonc, n°43 des “Schriften aus dem Karl-Marx-Haus”,
1991
102
qualifier le combat non marxiste de George Sand, “die
"sozialistische Kampfgefährtin von Pierre Leroux". C'est en
français que la traductrice praguoise de Consuelo écrivait
à George Sand que les Tchèques étaient "haïs par leurs
compatriotes allemands"260.
A la signification sociale, “radikal-demokratisch”, du
complet revirement dont parlait Jelinek s’ajoutait par
conséquent
une
signification
internationaliste.
Et
surtout, cette “aktualisierung des Hussitentums” avait
voici
un
siècle
et
demi
une
immense
signification
religieuse:
condamné au feu par un Concile, un prêtre
savant et ami du peuple était réhabilité par une femme. A
Dresde, le caractère "herzlich und brüderlich" de Consuelo
avait ému les amis russes de Ruge plus que Ruge lui-mmême,
mais ensuite il apprécia
Heine mieux qu’auparavant, et
sentit fort bien la différence entre l’égoïsme de Marx et
le caractère aimable, “liebenswürdig” de Leroux. “Le bon
Ruge”, comme dira Heine, jugeait en
1844 que l’influence
de George Sand n’était pas aussi forte en France que de
l'autre côté du Rhin. En admirant “l’enfant” de George Sand
et de Leroux, les lecteurs ne s’accordaient pas sur leurs
mérites respectifs. Dans Consuelo, Biélinski écoutait "le
verbe d'une grande prêtresse", mais il ajoutait : "Piotr le
Rouquin devient mon Christ"261. Dostoïevski n'oubliait pas
Leroux, lorsqu'il disait que “le Christ se serait joint
[aux] moteurs de l'Humanité [...] avant tout les Français
et avant tout George Sand". Cette différence d’appréciation
portait peut-être en germe un désaccord sur le problème de
la divinité de Jésus. Il y avait aussi une possibilité de
confusion entre Leroux et Mickiewicz, les deux fortes
personnalités
que George Sand avait prises comme modèles
d’Albert de Rudolstadt, le personnage "attachant" qui
raconte à Consuelo l'histoire des Taborites. Au printemps
1843, la Revue indépendante publiait en même temps Jean
Ziska et les Leçons
professées au Collège de France par
Adam Mickiewicz De la littérature slave, et De la Comédie
infernale. En 1841, au sortir d'une Leçon à laquelle elle
avait assisté, George Sand trouvait Mickiewicz “extatique",
et en 1845 encore, elle disait en parlant de lui : "Une
grande âme, mais malade". Léon Cellier oubliait ce dernier
mot, et il prêtait à Leroux les traits un peu extravagants
d’Albert de Rudolstadt. Dans sa thèse, Sygmunt Markiewicz
a fort bien répondu que "Leroux a offert le canevas
doctrinal et Mickiewicz un extatique d'après nature"262. Mais
en écrivant : "une partie de la documentation de George
Sand sur la Bohême semble provenir des Cours professés par
Mickiewicz en 1841", Markiewicz oubliait Bogdan Janski. Et
260
Mme Sophia Podlipska en 1865.
C'est Herzen, dans Passé et méditations (t. IV, p. 458), qui
rappelle cette lettre à lui écrite par Biélinski,"toujours débordant
d'enthousiasme". Après "Piotr le Rouquin", il ajoute "comme nous le
(Pierre Leroux) nommions dans les années quarante".
262 Mickiewicz dans l'oeuvre romanesque de George Sand.
261
103
on oublie Janski, nous le verrons, quand on parle de
Michelet. L’Encyclopédie nouvelle n’est rééditée que depuis
dix ans.
"Les Bohêmes portent dans leur langue nationale les
noms de Czechs ou Tchèques". Cette phrase de Janski
contient l'idée qui lui tenait le plus à coeur. Dès la
chûte du rideau de fer, la Fondation Tabor a souhaité "la
coexistence équitable des peuples", et le 15 septembre
1992, à la première Rencontre Tabor, le Docteur Vanicek,
Maire de Tabor, a insisté sur la signification religieuse
du Mont Tabor, pour les Juifs et les Chrétiens, orthodoxes
ou non. Tabor est le nom de la montagne où Jésus a été
transfiguré, et de la ville de Ziska. Leroux espérait une
transfiguration du christianisme, et sa doctrine de
l'Humanité a eu l'auteur de Consuelo pour “vulgarisateur”263.
Pour que la Rencontre Tabor en mesure l’importance,
Griffiths m’avait chargé de faire connaître une lettre
écrite par Jean Reynaud en 1845, cinq ans après avoir
rompu avec Leroux et conservé seul la
direction de cette
Encyclopédie.
Elle
demeurait
républicaine,
mais
avec
beaucoup moins d'audace en fait de politique sociale et
aussi de politique internationale. En secondes noces,
Reynaud avait épousé la fille d'un riche armateur. Tandis
que Leroux, chargé de famille, n'avait pas les moyens de
sortir de France, Reynaud voyageait avec sa femme en
Italie, en Allemagne et en Bohême. Et en 1845, au moment de
la curiosité suscitée par Consuelo, il était en complet
désaccord avec Leroux , George Sand et Janski. Venant de
Carlsbad et de Marienbad, il écrivait à Théodore Fabas,
collaborateur lui aussi de notre Encyclopédie :
Franzensbaden, 12 septembre 1845
Il y a bien à Prague un petit noyau de nationaux voulant
parler le bohême, ou pour mieux dire le tchèque, et voulant
ressusciter l'ancienne littérature ; mais, outre qu'il a
jusqu' ici peu d' importance, ce qui, à la vérité, n'engage
pas l'avenir, il n'y est pas question de hussitisme, pas
même de protestantisme. Il me semble que l'impression
laissée par les hussites est plutôt celle d'un orage qui
aurait ravagé le pays que d'un mouvement vraiment national.
Quant
à
la
parenté
de
ces
fanatiques
avec
nos
révolutionnaires, je ne l'adopterais pas volontiers. Il y a
eu de tout temps, et dès l'Evangile même, des sectes de
communistes ; mais de là à la république française, il y
loin, bien que l'on puisse soutenir aussi le côté de
l'analogie.
Coeur compatissant, mais aussi savant consciencieux,
Janski réunissait sur la géographie et l'histoire de la
263
En 1994, les “Husitsky Tabor” ont publié en français dans leur
numéro 11 la communication que j’avais faire à cette Rencontre de 1992
et dont je reproduis ici l’essentiel
104
Bohême des informations tirées aussi bien des statistiques
de 1833 que des livres publiés par des auteurs récents dont
il faisait l'éloge : le philologue Joseph Dobrowsky, les
historiens Joseph Jungman, Paul Szafarik et François
Palacky,
le
poète
Jean
Kollar.
Sans
connaître
l’Encyclopédie nouvelle,
J. Koralka confirme à présent
tous ces jugement. Il parle264 avec beaucoup d'estime de J.
Dobrowski, de J. Jungman, de Frantisek Palacky et de Jan
Kollar (1789-1842), prédicateur luthérien slovaque, auteur
de vers en langue tchèque. Résumons d'abord le début de l’
article de Janski :
"Le nom de la Bohême réveille dans l'esprit de l'historien
le souvenir de la plus triste destinée. Habitée par un
peuple
slave,
et,
durant
plusieurs
siècles
royaume
puissant, nation entièrement indépendante."
Ensuite :
"Avec Jean Huss commença une nouvelle époque de splendeur
nationale. Le mouvement des esprits, qu'il avait provoqué,
porta la langue bohême, au quinzième siècle à un tel degré
de perfectionnement qu'elle devint la langue à la mode chez
tous les peuples slaves catholiques. Aucun peuple n'eut
alors de collection nationale de chant religieux plus riche
que celle de Bohème"
Enfin :
"La Maison d'Autriche étouffa la nationalité bohême par les
plus coupables violences. Beaucoup de nationaux, pour se
mettre à l'abri des persécutions, se virent forcés de
germaniser leurs noms. La langue allemande fut introduite
dans toutes les branches d'administration. Le poètelauréat, Simon Lomnicky, vieillard sexagénaire, réduit à
mendier sur le pont de Prague, semblait le symbole vivant
du sort de la littérature de son pays. Le dernier flambeau
de celle-ci, Jean-Amos Comenius (Komensky) mourut dans
l'exil. Les jésuites, maîtres du pays, livraient aux
flammes tous les ouvrages bohêmes écrits de 1414 à 1620.[…]
De 1620 à 1774 le silence et la terreur planèrent sur la
Bohême. […] Deux siècles se sont à peine écoulés, et le
monde semble avoir perdu le souvenir de cette nation, et ne
prête plus attention à ses douleurs, ni à ses espérances,
ni à ses sourds efforts de résurrection".
En conclusion,
le sonnet que Jean Kollar, "à juste
titre réputé le meilleur poète de cette époque, a intitulé
L'Espoir ":
Si l'idole de notre amour est endormie ; si ses yeux,
couverts d'un voile, ne se rouvrent pas encore, faut-il
264
Dans sa communication de 1986, aux Schriften des Karl-Marx-Haus.
105
nous désespérer et dire : Elle est morte ? Non […] Amis,
amis, attendons et veillons ! Ce qui maintenant n'est qu'
un rêve peut-être bientôt sera la vérité. Conservons les
nobles pensées qui rendent moins pesant le joug de la vie,
les souvenirs qui soutiennent la fierté, les résolutions
qui rendent l'âme plus ferme. Puisons dans les temps qui ne
sont plus l'espoir consolateur, et embellissons notre
avenir des rayons brillants du passé.
Albert de Rudolstadt "attend sa consolation" dans "une
église" souterraine
où il conserve les souvenirs et les
tombeaux du passé hussite. "Le silence et la terreur"
plânent sur ce pays depuis plus d'un siècle lorsque
Consuelo
arrive pour la première fois dans ces monts des
Géants (une des chaînes de montagnes que mentionnait
Janski). Italienne, catholique, elle apprend avec stupeur
que
"la famille des Rudolstadt, d'origine bohême, avait
germanisé son nom en abjurant la Réforme (parce que la
noblesse de Bohême) ruinée et décimée par les exactions,
les combats et les supplices, a été forcée de s'expatrier
ou de se dénationaliser en abjurant ses origines, en
germanisant ses noms et en renonçant à la liberté de ses
croyances religieuses".
Fille du peuple, musicienne, elle aime les chansons du
peuple de Venise, mais elle éprouve un très étrange
sentiment de nostalgie quand elle entend la voix des temps
qui ne sont plus à travers les cantiques dont Zdenko,
simple d'esprit, a gardé (seul peut-être) le souvenir. A ce
moment de son récit, George Sand introduit un développement
sur la musique populaire, en insistant sur "la fécondité
sans limite" que possède "le génie du peuple". On ne voit
pas assez qu'elle pense (comme Michelet parlant du génie
dans Le Peuple) aux peuples libres, et aux créateurs
qui
peuvent sans aucune contrainte se laisser guider par leur
spontanéité nationale et religieuse. George Sand est émue
quand Mickiewicz parle au Collège de France, quand Chopin
lui
joue
ses
Polonaises,
ou
Liszt
ses
Rhapsodies
hongroises. On avertit Consuelo : "Vous entendrez parler
allemand dans un pays slave, c'est tout vous dire", et la
musicienne de Venise s'attriste. Révolutionnaire par sa
longueur
aussi,
fait
sur
mesure
pour
la
“Revue
indépendante”, ce roman voulait servir de Bildungsroman à
tous les Européens qui aspiraient à la liberté265 et
particulièrement aux femmes. Quand on sait cela, on mesure
la dette de George Sand envers un Polonais obligé d'écrire
dans une langue qui n'est pas sa langue maternelle, loin de
son pays où l'occupant parle russe ou allemand. Janski se
sent solidaire de ceux qui "portent dans leur langue
nationale les noms de Czechs ou Tchèques" et dont beaucoup
265Nerval
et Flaubert l’ont aimé
106
se souviennent que leurs ancêtres ont été "utraquistes".
Ils ont un roi et une diète, mais "à son avénement, le roi
prête serment de veiller au maintien de la religion
catholique", et "la diète ne peut opposer aucune refus au
commissaire
du
Roi
Empereur
d'Autriche."
D'ailleurs
l'immense majorité des habitants n'est pas représentée dans
ces Etats généraux, dominés par une classe (très peu
nombreuse), celle des prélats. Viennent ensuite quinze
cents familles nobles, formant la classe des seigneurs, et
celle des chevaliers. Enfin, celle des bourgeois, c'est à
dire des rares députés choisis, dans les quatre villes
principales, par les magistrats (fonctionnaires).
Critiquant le mal social, qu'il appelle "le mal des
castes", et distinguant diverses "sortes de castes", Leroux
avait fondé une sociologie générale dont la lutte des
classes selon Marx et la lutte contre l'impérialisme selon
Lénine sont des succédanés. Janski appliquait à la Bohême
l'analyse inventée par Leroux, dont je reproduirai la
terminologie en disant que
ce malheureux pays
était un
cas éminemment représentatif de trois "sortes de caste" :
"la
caste
d'empire",
puisqu'une
puissance
étrangère
dominait cette nation ; "la caste de propriété", puisque
les seigneurs possédaient la terre
et que les paysans
vivaient dans un état proche de la servitude ; et enfin la
caste qui repose sur "le despotisme de l'intelligence"
puisque les Jésuites, liés au Pape par un voeu plus
contraignant encore que le serment du Roi, imposaient aux
consciences la soumission à toute cette hiérarchie. La
Bohême était donc encore plus malheureuse que la Russie, où
du moins "l'Autocratie, l'Orthodoxie et l'Esprit national"
étaient autochtones .
Spartacus et Trismégiste
Nécessaire, la documentation que Janski apportait à
George Sand était pourtant très limitée. Collaborateur
précis d'un ouvrage collectif, il mentionnait en passant
"un prédicateur de l'Université de Prague, Jean Huss", en
ajoutant : "Voyez ce mot". Rappelant brièvement que "le
supplice de ce réformateur (1415) provoqua des guerres",
employant le mot Utraquiste sans même le définir, Janski
n'étudiait qu'un seul pays, même en le comparant à un
autre : "Jean Huss fut pour la littérature de la Bohême ce
que Luther devint plus tard pour celle de l'Allemagne : il
y mit toute la vigueur de l'esprit et de la langue
nationale". Soulignons bien ce dernier mot : cet article
n'apportait rien à George Sand sur la foi "morave" ou
"taborite", rien sur ce qu'elle appelle "le sens élevé des
grandes vérités dites hérétiques", rien sur le caractère
international ni sur la longue continuité des "siècles
étouffés"dont elle nous dit dans Jean Zyska qu'ils ont
précédé "la guerre des Hussites," ni sur ce qui dure depuis
cette guerre. "Là", en effet, "l'histoire devient plus
107
claire, parce que les insurrections religieuses aboutissent
enfin à des guerres sociales". […] L'hérésie revit
aujourd'hui dans la grande insurrection permanente des
Chartistes, et en partie dans les associations profondes et
indestructibles du communisme.”
Jean Huss avait été la voix des pauvres de Lyon et
d'ailleurs, Humiliati de Florence, Fraticelli, Béguards,
Lollards indistinctement brûlés pour "vauderie",
sans
avoir pu
démentir les aveux que le greffier consignait
pendant qu'ils étaient soumis à la question. L'Encyclopédie
avait annoncé un article Jean Huss et un article Evangile
éternel, qui n'ont pas paru. Dans les cercles de
"propagande socialiste" où, avant 48, Philippe Faure
cherchait à unir les disciples de Leroux et ceux de
Lamennais, il reliait l'Evangile éternel (fin du XIIème
siècle) à Jean Huss et à Jean Zyska. En publiant à Jersey
le Journal de Philippe Faure, Leroux et Auguste Desmoulins
disent (très amicalement) leur désaccord avec lui quant au
recours à l'insurrection et à cette lecture de l'histoire.
Desmoulins raconte que, dans Spiridion, "Alexis lui [à
Philippe Faure] rappelait son maître Lamennais, et aux
derniers chapitres où les révélations de Joachim de Flore,
de Jérôme de Prague et de Jean Huss apparaissent comme
formant le lien de la tradition chrétienne et de la
Révolution
Socialiste
moderne
Philippe
nous
dit
:
"Lamennais fait revivre Joachim de Flore". Nous ne fûmes
point de son avis à cet égard". C'est "plutôt à Savonarole"
que les amis de Leroux comparaient Lamennais.
Devenue comtesse de Rudolstadt, Consuelo était devenue
l’adepte d’une société secrète qui avant 1789 réunissait
des Allemands, des Russes et des Français. En 1843, en
interdisant les revues francophiles de Ruge et de Marx, le
Tsar et le Roi de Prusse nouent une nouvelle Sainte
Alliance. Rédigés par
Ruge à Dresde, Marx à Cologne,
Engels et Bakounine à Berlin, par Georg Herwegh, bientôt
ami de Herzen, et Heine bientôt ami de Marx, des “DeutschFranzösische Jahrbücher” paraissent à Paris en mars 1844.
Le 23 mars, un
projet de
“propagande démocratique” est
élaboré, “Deutsche, Russen und Franzosen zusammen”, par
onze lecteurs de la “Revue indépendante”, où paraissent en
même temps un
article intitulé L'école de Hegel à Paris,
et
la Lettre de Philon, qui termine le Romanzyclus
commencé deux années auparavant. Cette Lettre, c'est le
compte-rendu d' un conciliabule réunissant à la veille de
1789 les dirigeants secrets de l’Ordre des Invisibles.
Comment
réussir la révolution imminente ? Spartacus
propose une insurrection préparée par une société secrète,
et
Trismégiste refuse cette solution. Malheureusement,
tout comme Jean Zyska, ce débat capital est quasiment
inconnu.
Les lenteurs que se reprochait George Sand
excusent un peu les lecteurs qui ne vont pas jusqu'à cette
conclusion. Quand
Consuelo quitte la Bohême, l'attention
du lecteur se lasse. De
ce qui suit, on retient quelques
très belles pages, un clair de lune, le chemin le départ
108
avec Joseph Haydn, le rouge gorge de Spandau, la rencontre
avec Liverani. Ces passages
joyeux sont à peu près les
seuls dont parlent les critiques, très rares, -- Alain,
Bachelard,-- qui ont pris la défense de Consuelo contre les
Faguet et les Lanson. Seul, le regretté Léon Cellier est
allé plus loin, beaucoup plus loin, en plaçant Consuelo
parmi les grands romans initiatiques européens, à la même
hauteur que La Divine Comédie et la Recherche du Temps
perdu. Cette initiation commence par le dépaysement. Il
s'agit de faire perdre pied aux lectrices et aux lecteurs.
Pour cela, il faut qu'ils s'attachent à une jeune
cantatrice et au monde où elle vit, et il faut entraîner
cette jeune vénitienne le plus loin possible de ce qu'elle
connaît, de ce quelle aime. D'abord, en l'obligeant à vivre
dans un noir château de Bohême, dans de sombres forêts de
sapin. Et bientôt dans les redoutables profondeurs d'un
souterrain, au milieu des cyprès et des tombeaux. Mais ce
n'est pas, comme on le dit, un roman noir, quasi sadique,
fantastique,
romantique,
etc.
“L’ample
poème”
dont
Dostoïevski fait l’éloge à mots couverts est un poème
tragique où la terreur et la pitié grandissent au fur et à
mesure
que
les
années
de
voyage
rendent
possible
l'apprentissage complet de la vérité historique. Fervente
catholique, Consuelo est totalement désorientée quand elle
apprend que durant des siècles, dans des pays et à des
époques dont elle n'avait jamais entendu parler, "le rôle
de l' Eglise a ressemblé à l'invasion des barbares".
Incroyable en France, pour le public catholique, cela ne
l’était pas pour des patriotes assujettis comme Mazzini à
l'Empereur de Vienne, "Roi de Hongrie et de Bohême". Ce
qu'est un pays
"embourbé", Marx l’a compris lorsque sa
“Rheinische Zeitung” fut supprimée à la demande du Tsar,
"Maître de toutes les Arrière-Russies". Mais quand il écrit
cela à Ruge, la police tsariste ne l'oblige pas à écrire en
caractères cyrilliques, et les espions de Metternich
n'imposent pas aux Lombards
des cantiques allemands. En
Bohême, les Podiebrady
s'appellent Rudolstadt, et seul
Zdenko récite les anciennes prières.
“Ténébreux, veuf, inconsolé” au milieu des cyprès et
des tombes, Albert de Rudolstadt explique à Consuelo266 que
le peuple dépouillé de sa foi invoque, contre
les dogmes
de ses tyrans, "celui à qui on a fait tort". Pour les
persécutés, "Satan n'est pas le démon, mais l'archange de
la révolte légitime et le patron des grandes luttes", le
frère outragé du Christ, et, comme lui, " le Dieu du
pauvre, du faible et de l'opprimé." Les profondeurs dont
parlaient Bakounine et Herwegh, c'est l' inconscient
collectif, la mémoire antérieure, onirique, fantastique,
encore meurtrie "par le temps des luttes et de la fureur" .
Plus tard, dans des oubliettes, dans l' in pace d'un vieux
château, les Invisibles feront voir à Consuelo un vestige
266Qui
emportera un rameau des noirs cyprès hussites et le joindra au
petit crucifix espagnol qui lui vient de sa mère
109
qui symbolise les "longs siècles persécutés et pour ainsi
dire étouffés" :
un squelette. Ces reliques, en plein
XVIIIème siècle, au temps de Voltaire et de La Mettrie,
rendent à nouveau sensible l'horreur médiévale, et Consuelo
défaille. Mais le pire
attend encore les lecteurs ou les
lectrices : dans
Jean Zyska, en 1843 , ils
découvrent
que ce passé est encore présent, qu'ils sont contemporains
de l'épouvantable spectacle . En effet,
"l'hérésie du passé, le communisme d'aujourd'hui, c'est le
cri des entrailles désolées et du coeur affamé qui appelle
la vraie connaissance, la voix de l'esprit, la solution
religieuse, philosophique et sociale du problème monstrueux
suspendu depuis tant de siècles sur nos têtes."
Contre les affamés, la même orthodoxie catholique et
romaine prononce encore la même sentence. L'abbé Migne,
dans son Dictionnaire des Hérésies, inscrit dans l'ordre
alphabétique "fouriéristes" juste avant "fraticelli". Pour
la Sainte Inquisition, la guerre sainte est en permanence.
George Sand s'élève contre l'alliance du trône, de l'autel
et des classes possédantes. Les pauvres de Lyon, les
Lollards et les Hussites, les girondins, les jacobins et
les babouviste sont depuis sept cents ans victimes
d'une
seule et même lutte,
lutte du pauvre contre le riche, du candide contre le
fourbe, de l'opprimé contre l'oppresseur, de la femme
contre l'homme, du fils même contre le père dans la
législation, puisqu'il a fallu reconquérir la suppression
du droit d'aînesse, de l'ouvrier contre le maître, du
travailleur contre l'exploiteur, du libre penseur contre le
prêtre gardien des mystères, etc ; lutte générale,
universelle, portant sur tous les principes, partant de
tous les points, imaginant tous les systèmes, essayant tous
les moyens.
De ce passage, Marx n’a retenu contre Proudhon “petit
bourgeois” que quelques mots. Ils peuvent faire croire que
la “propagande démocratique” de George Sand ressemblait à
la propagande
sanguinaire des Sociétés terroristes. Mais
en 48, en optant pour la guerre, c’est contre "Leroux
Trismégiste" que Mazzini choisit Spartacus. Il l’écrit à
George Sand, et en 1852 elle prendra contre lui la défense
de Leroux quand il insultera
tous les socialistes, et
Leroux comme les autres, en s’écriant : "Sempre ricordo di
Giovanni Hus il Veridico". Bakounine avait compris, mieux
que Mazzini et
mieux que Marx, le caractère universel
donné par Jean Zyska à l'appel lancé par la “Revue
indépendante” aux "prolétaires de toutes les nations",-- y
compris
ceux
des
campagnes,
ceux
des
races
jugées
inférieures, et les femmes. Mais en 48, quand il écrit à
George Sand
qu' il espère "la guerre partout", il oublie
qu'en parlant de "croisade" la
Revue où paraissait
110
Consuelo ne prêchait pas la guerre sainte. Cette revue
voulait dès 1841 faire obstacle à “la croisade prêchée
contre le communisme au nom de la peur”. La Lettre de
Philon, en donnant tort à Spartacus, avait clairement pris
parti pour "le paisible Pierre Leroux". A la comtesse
Hanska, Balzac écrivait alors que “Consuelo, c’est l’ennui
en seize volumes”, mais la ressemblance sera grande en 48
entre le dernier de ces volumes et la conclusion de
L'Initié : "Ce jour-là Godefroid fut acquis à l'Ordre des
Frères de la Consolation".
On a fait tort au socialisme, ou pour parler comme
Léon Cellier au “romantisme humanitaire". Si l’on en croit
l’enseignement universitaire, il était rêveur, doucereux.
Il était "idéaliste, mystique," si l’on en croit le
“socialisme
viril
et
scientifique"
de
"la
Commune
révolutionnaire" blanquiste et d'Engels. En fait, c’est
l’expérience des “combats de la Charbonnerie” et un sens
très sûr des réalités politiques, militaires, sociales et
morales qui amenait Leroux à mettre les sociétés secrètes
en garde contre Blanqui et son appel aux armes. Et à
écrire: “Voyez vous-mêmes si vous n’êtes pas démons”, à
l’attention des compagnons de route, Hugo et
Herzen.
Herzen comprendra trop tard ce que sa fille Natacha avait
risqué en suivant Netchaïev. Dostoïevski sera effrayé en
imaginant la responsabilité qu’il aurait prise s’il avait,
à l’appel de Spechnev, suivi Bakounine. Quand “l’Espérance”
comparait Lamennais et Savonarole, l’auteur des Démons
pouvait se rappeler qu’en 1849 le traducteur des Paroles
d’un croyant était avec lui parmi les condamnés à mort, et
que son ami Biélinski blâmait les appels à la violence et à
la destruction lancés par Bakounine. Lorsqu'Emile Poulat a
pris connaissance, intégralement, de Jean Ziska, il a songé
au “jamais vu que le Procès de Nüremberg a introduit
solennellement dans notre histoire en parlant de crime
contre l'Humanité”. En effet, George Sand
avait montré
que "l'humanité est un interminable chapelet de crimes
contre elle-même", elle avait fait la critique de notre
inconscience cent ans avant que "ce Procès nous oblige
à
une immense révision de notre légendaire historique.267"
Rendant
à
la
critique
littéraire
sa
véritable
grandeur, Léon Cellier donnait toute sa force au mot
"initiatique". Il disait qu’en 1945 l’ouverture des camps
d'extermination avait vraiment révélé un jamais vu. Et
qu’après cette révélation tout le romantisme individualiste
était périmé, tandis que Consuelo et Les Fleurs du Mal
gardaient leur valeur.
267“La
Croix”, le 2O février l987 .
111
CHAPITRE V
FRANZ-FRANCOIS, ou PIERRE LEROUX ET HEINRICH HEINE
“Union européenne” et amour de la patrie (1835) — “C'est à
la France et à l'Allemagne réunies d'écrire et de signer la
Nouvelle Alliance de l'Humanité” (1842) — Persécutés
devenus inquisiteurs — Le drapeau européen, emblème
d’alliance et de paix — Leroux réaliste ou “grand
Triadiste” ? — Le révolutionnaire pacifique
“Union européenne” et amour de la patrie (1835)
“Avec la virilité du caractère, Pierre Leroux possède,
ce qui est rare, un esprit capable de s'élever aux plus
hautes spéculations, et un coeur capable de s'enfoncer dans
les abîmes de la douleur populaire. Ce n'est pas seulement
un penseur, mais un penseur sensible, et toute sa vie et
tous ses effotrts sont voués à l'amélioration du sort
matériel et moral des classes inférieures. Parfois, comme
Saint-Simon et Fourier, il a souffert sans beaucoup se
plaindre les plus amères privations de la misère[...] Et la
pauvreté de ces grands socialistes a enrichi le monde”.
Ecrit en allemand en 1843, et traduit en français
par Heine, cet éloge sert de conclusion à Lutèce, qui a
paru à
Paris en 1854. Dans Job, douze ans plus tard,
Leroux répondait : “Hélas, pauvre Heine, destiné à huit ans
de souffrances et à mourir si jeune, personne ne s'est plus
intéressé que moi à tes maux”.
Heine avait sévèrement critiqué toutes les écoles
philosophiques allemandes, y compris celle que Marx
instaurait sur leurs ruines. C’est donc au premier rang de
la pensée européenne qu’il plaçait Leroux en le désignant
comme “le plus grand philosophe français” 268. Connaissant
comme Heine l'origine française de la glorieuse tradition
internationale qu'ils ravivaient en étant dreyfusards,
Jaurès et ses amis
rangeaient Heine, dans leur Histoire
socialiste, parmi “les hauts esprits que Pierre Leroux a
imprégnés de socialisme”269. Mais cette Histoire n’a jamais
été rééditée, ni Job. Par contre, on a mondialement diffusé
le faux témoignage d’Engels, qui nommait seulement deux
(Fourier et Saint-Simon) des trois grands socialistes
français salués par Heine, et qui écrivait : “Ce que ne
voyaient point les libéraux, un homme au moins le vit,
Henri Heine270”. Leroux n’est pas nommé, le 12 septembre
1997, dans la recension que fait “le Monde des livres" des
ouvrages parus en France et en Allemagne à l’occasion du
Bicentenaire de “Heine, précurseur du rapprochement franco268
Dans Lutèce, cité par François Fejtö, Henri Heine, rééd 1981,p. 241
J’ai en vain cité cela sur les ondes de France-culture en 1977, et
par écrit en 1983 dans Pierre Leroux et les socialistes européens.
270 En 1886, après la mort de Marx.
269
112
allemand”. En France, si on finit par donner la palme à
Heine, on continuera à enseigner
qu'au XIXème siècle la
philosophie était allemande, comme on le disait en vénérant
soit Hegel, soit
Schelling et Schopenhauer, soit Marx,
soit Nietzsche.
En 1831, l’année de son arrivée à Paris, Heine avait
rencontré Leroux alors “évêque du saint-simonisme, dans la
salle Taitbout”. Etonnante coïncidence : en
1854, quand
Heine raconte cela, Michelet se souvient qu’en 1831 Quinet
et lui avaient écouté Leroux salle Taitbout, et il évoque
l’Encyclopédie dont il admire “le modeste héroïsme et le
désintéressement”.
Heine
célèbre
cette
Encyclopédie
nouvelle, “digne continuation du colossal pamphlet de
Diderot”, et il exalte “le suprême désintéressement de
l'homme excellent, enfant du peuple, ouvrier dans sa
jeunesse, qui aime les hommes
bien plus que les pensées,
et dont les pensées ont toutes une arrière-pensée, c'est-àdire l'amour de l'humanité”. Parfait contraste avec “les
faisans dorés” de la volière saint-simonienne (que son ami
Balzac appelait “saint-simoniaques”) et les courtisans du
Ministre de l'Instruction Publique, “M. Victor Cousin,
philosophe allemand, qui s'occupe bien plus de l'esprit
humain que des besoins de l'humanité”.
L’amitié ne fut pas immédiate entre Heine, Leroux,
Quinet et Michelet. Pour ces deux fonctionnaires, Cousin a
été longtemps “une vieille maitresse” et nous verrons qu’en
1854 Michelet se repent d’avoir attendu trop longtemps pour
suivre Leroux. Heine voyait avec regret que “la famille de
Saint-Simon était dispersée”, sans comprendre pourquoi
Leroux disait que “sous le nom de Loi vivante, [Enfantin
était] presque une idole”. En 1835, il donna raison à
Leroux.
En décembre, cette année-là, la “Revue des deux
Mondes”
inaugurait
une
importante
Chronique intitulée
271
Histoire littéraire .Cinquante pages non signées, traitant
d'abord de Littérature et ensuite de Politique. Rappelons
que cinq mois plus tôt, le 17 juin, Leroux avait expliqué à
George Sand “la question sociale” et que, dès le 15
juillet, elle annonçait aux lecteurs de cette Revue-là que
“dans les prisons et ailleurs” 272un petit nombre d'hommes
avaient entrepris de “former une noble unité des divers
éléments de rénovation”. C'est en se rappelant ce que
Leroux
disait
cette
année-là,
“éloquent,
ingénieux,
sublime”, qu'elle écrira dans Histoire de ma vie : “Il
était alors le plus grand critique possible dans la
philosophie de l’histoire”.
Sauf à lui, à qui Buloz
aurait-il pu confier
l' examen de dix ouvrages, Mémoires
de Luther, par Michelet, Orient et Occident, par Barrault,
des Histoires des Ottomans, des Normands, de la destruction
271Prévue
pour paraître quatre fois par an, aussitôt et définitivement
interrompue : Buloz eut sans doute peur, à cause des tyranniques Lois
de septembre.
272 Elle pensait en particulier à l 'Encyclopédie nouvelle.
113
du paganisme, de l'Espagne, de la Révolution françaises
(tomes XIX et XX)
par Buchez et F. C. Roux,
de la
Révolution de France par M. de Conny, de la Restauration,
et de Louis-Philippe ? Ce texte ne figure pas
dans les
Bibliographies273 de Leroux. Il l'a peut-être dicté, il l'a
sûrement
inspiré.
Sa
pensée
est
évidemment
reconnaissable dans la
conclusion qui affirme la longue
durée : “L'histoire est autre chose qu'une collection de
tableaux à nettoyer ; au dessous des formes il y a une vie
profonde et continue”. “Parler de la cause sans exposer ses
effets ou raconter les effets sans remonter à la cause,
c'est faire une oeuvre incomplète, privée de sens”.
L'essentiel est “le lien philosophique” qui doit relier les
faits et les idées274 [...]. "le pont qui relie la sensation
et la connaissance,
c'est
le sentiment". Mais la
concision oblige le rédacteur, qu'il soit ou non Leroux
lui-même, à
schématiser l'idée en écrivant que par le
sentiment nous atteint la poussée de l'acte divin par
laquelle s'accomplit “la marche incessamment progressive du
monde social”. “Dieu nous a attachés à l'humanité par la
patrie”. Heureux par conséquent les écrivains qui ont “le
sentiment de la patrie”, surtout si leur nation a “aidé à
construire les échelons sur lesquels s'est élevée la
modernité : la Scolastique, la Renaissance, la Réforme, la
Philosophie”. “La philosophie de l'histoire littéraire”275
est propre à chaque nation, mais “le vrai lyrisme a le
caractère de l'infini”. Atteignent à ce vrai lyrisme les
nations qui prennent
une part importante aux travaux du
reste de l'Europe. C'est ce que l'Espagne n'a pas fait :
“particulière,
indépendante”,
“forteresse
assiégée,
catholique et pays d'inquisition”, en lutte depuis le
VIIème siècle contre les Berbères et l'islamisme, elle ne
connaît et ne décrit que “la réalité temporelle des
choses”. Il en va un peu de même pour les écrivains,
poètes, historiens ou critiques, qu’ils soient érudits,
jugeurs ou romantiques, s'ils se désintéressent du lien
philosophique. Erudits, ils collectionnent des faits,
c'est-à-dire des détails privés de sens. “Jugeurs, sorte de
Perrin Dandin du monde littéraire” leur “esprit de parti
littéraire” est une forme de
sectarisme. “Quand est venu
le romantique, il y a une douzaine d'années”, ce fut plutôt
“la poésie du monde physique, de la matière”, que “la
poésie du coeur”. “Historien artiste”, doué d'“un sentiment
vif et profond des plus hautes questions philosophique”,
Michelet promet “une esquisse
de toute l'histoire de la
273Dont
la meilleure se trouve dans De l’égalité dans la différence. Le
socialisme de Pierre Leroux, par Armelle Le Bras-Chopard (1986).
274 Balzac allait bientôt louer “Pierre Leroux, profond penseur qui
remue son siècle”, juger
incomplètes “la littérature imagée et la
littérature idéée” et s'engager sous “la bannière littéraire de George
Sand”.
275 Cette expression
m'était inconnue en 1969 quand j'ai intitulé ma
thèse Philosophie de l'art littéraire et socialisme.
114
religion chrétienne”. “Son livre intéresse comme un roman”,
mais il reste anecdotique, on n'y trouve pas “le lien
philosophique et historique” de la Vie de Luther.
Traitant
ensuite
de
Politique,
l'auteur
anonyme
critique sévèrement les trois “écoles philosophiques” de
Blanqui, le jacobin, de Guizot, le ministre, et du Père
Enfantin, le plus éblouissant des communistes parce qu'il
se dit Saint-Simon redivivus
et
qu'il est “paré des
plumes de Hegel”. Voici d'abord, représentée par Buchez et
Roux, “la secte révolutionnaire puritaine ou jacobine276. A
ses yeux tout ce qui n'est pas elle vaut exactement ce que
valaient les hérétiques aux yeux des orthodoxes du moyenâge.” Ensuite, les Doctrinaires : pour eux, la Révolution
anglaise de 1688 est identique à celle de 1830, 1789 a été
le rêve impossible de refondre la France à l'imitation de
l'Antiquité. Visible
à la surface, ce reflet leur cache
“le prodigieux torrent de vie originale”, parce que leur
esprit, “pétrifié dans un certain moule, n'a jamais senti
la France”. Enfin, Barrault, qui demande une réfutation en
règle. Voici d’abord ce qu’il enseigne au nom de la
troisième école : “La France assez longtemps a eu le haut
bout de l'Europe ; c'est à présent le tour de la Russie.
L'Europe occidentale a dit son dernier mot, et, à partir de
1815, la suprématie a passé au nord. L'Europe ne doit-elle
pas se réjouir d'avoir rencontré une suppléante vigoureuse
de sa vétérance ?”
Et s'il faut “un contrepoids, une
limite à la Russie, il y aura l'empire arabe, car la race
arabe est homogène et veut refaire sa nationalité”.
Cette “Europe annulée”277 est l'effet de deux causes :
“la relation de bonne amitié où a su se mettre le pacha
d'Egypte avec M. Barrault et ses amis”, et les “idées
folles” de leurs admirateurs. Ce sont “des hommes qui dans
leur vaste capacité d'amour, ne sauraient aimer la patrie.
Tout entiers à l'espérance, ils sont sans souvenir, sans
miséricorde pour ce qu'auraient à souffrir une ou deux
générations. [Ils acceptent] “la suprématie toute brutale
et matérielle de la Russie, le monde jeté aux pieds de la
Russie”, comme ils acceptent et parce qu'ils acceptent278
d’abord “la prépondérance que doit avoir l'autorité”, en
second lieu “l'immortalité sophistique promise à l'homme,
qui en tant qu'individu cesserait d'être, mais dont les
éléments, confondus au grand tout, participeraient de sa
276George
Sand vient de demander à ces blanquistes: “Et si vous n'étiez
tous que des fanatiques ?”
277 Après Juin 48, Herzen s'écria : “L'Europe s'en va par le fond.
Place à l'avenir !”. C'est donc de lui et des menchéviks qu'est venue
la lumière, selon Isaiah Berlin. Ou de lui, mais avec
les
bolcheviks, comme le
soutenaient encore en 1989
B. Mojaev et M.
Chevarnadzé, Ministre des Affaires étrangères de M. Gorbatchev
278 A la suite d'Enfantin, d'accord avec Fourier sur le premier point,
et suivi par Cabet sur le troisième.
115
vie”279 ,
et enfin “le prochain avénement du Messie, de la
paix, de la communion universelle”.
A cela deux réponses. L’une est théorique : “au point
où en est aujourd'hui la philosophie de l'histoire, ceux-là
seulement qui ont pris toutes faites ses formules peuvent y
avoir assez de foi pour en conclure un avenir lointain
avec quelque précision”. L’autre est pratique, comme “les
idées où l'instinct populaire et la philosophie se
rencontrent : il y a des nécessités auxquelles, si l'on
n'est point un lâche, on ne se résigne qu'après avoir
versé, pour les prévenir, jusqu'à la dernière goutte de son
sang [...] un peuple qui accepte lâchement la servitude est
plus mort et laisse un plus grand vide que celui qui
succombe au champ de bataille. [...] Dieu, nous attachant à
l'humanité par la patrie, a voulu que nous servissions
l'humanité dans les voies de la patrie, et ce lien rompu,
toute certitude s’en va.”
C’est alors que Heine a donné tort à Enfantin, en
félicitant Leroux d’être sorti de “la cage brillante où
voltigeaient
tant
de
faisans
dorés
et
d'aigles
orgueilleux, mais encore plus de piètres moineaux”. Et cela
explique pourquoi “Heine n'a rencontré guère d'écho parmi
l'Intelligentsia parisienne, abstraction faite du cas,
assez atypique, de Pierre Leroux”280. Atypique, et donc
inclassable aujourd’hui encore, à Oxford, Paris et Moscou :
“Exclu” par Roger Garaudy en 1948 au nom du P.C.F. et en
1983, au nom de Mahomet281. Confondu avec Barrault et éliminé
par Isaiah Berlin282, au nom de la pensée libérale. Confondu
avec
les
blanquistes
et
rendu
responsable
de
la
dékoulakisation par un conseiller de M.Mikhail Gorbatchev,
Boris Mojaev283.
Balzac284, qu’en 1839 et 1840 Heine voyait presque tous
les jours, faisait l’éloge de Leroux et de George Sand en
279
Telle n'est
pas la vie éternelle que Leroux essaiera d'expliquer
en 1840, dans De l'Humanité.
280 M. Werner (n°
73 de “Romantisme”, 1991) en
opposant Leroux à
Dubois, cofondateur avec lui du “Globe” et devenu Inspecteur général
de l'Instruction publique
parce qu' en bon élève de V. Cousin il
s'exprimait “sur le mode anticlérical français”. Dans le même n° 73 de
“Romantisme” Philippe Régnier confirme que Leroux était atypique parce
qu'il “refusait d'arrêter l'histoire de la philosophie à V. Cousin”.
281 En disant : “Occident accident”, et en faisant passer la suprématie
du Nord au Sud, Garaudy demeure fidèle à Barrault, qui avait prévu ce
“contrepoids”. “Fasciné par Staline” avant 1968, fasciné à présent par
“le prophète Mohammad”, il prêche toujours le culte des trois
“géants”, Lénine, Gramsci et Mao Tsé Dong, convertis comme lui à
l'hégélianisme de gauche
et témoins du miracle :
“Ce que Marx
appelait le parti se réduisait pendant vingt ans, jusqu' à la
fondation de la Première Internationale à deux personnes : lui-même et
Engels. Trente ans plus tard, il était le guide de toutes les forces
révolutionnaires du monde”. Le testament philosophique, 1985.
282 Les Penseurs russes, traduction en français, 1983.
283Les Koulaks, traduc française 1992.
284 Il loue à ce moment-là “les trois savants correcteurs d'imprimerie”
devenus “trois réformateurs sociaux”, et Heine “les trois grands
116
opposant le cénacle des grands esprits à l'Intelligentsia
qu’il appelait “le journalisme”. En décidant d'être “le
vulgarisateur de la philosophie de Pierre Leroux”, George
Sand est devenue “l'Européenne” : Mazzini le dit en
italien, et Heine en allemand285 : “George Sand, le plus
grand écrivain que la France ait produit depuis la
Révolution de Juillet, a pris comme directeur de conscience
littéraire l'excellent Pierre Leroux”. A Paris, Annenkov et
Botkin connaissent Heine et la confiance qu'a en lui leur
ami Biélinski286 . A Saint-Pétersbourg, en appelant
George
Sand “la prophétesse inspirée”, Biélinski confie à Herzen
en juin 1841 qu'il “vénère Piotr le Rouquin comme un
nouveau Christ”. George Sand et Leroux fondent alors la
Revue qui va
bouleverser la pensée européenne. Inconnue
de nos jours en Allemagne, en Russie et en France, cette
Revue combattait “la croisade menée contre le communisme au
nom de la peur”, et aussi “le système des races”. En la
lisant, Proudhon, Marx et Bakounine auraient dû prendre
garde à ce que Mickiewicz disait de l'antisémitisme
polonais, Louis Viardot287 de l'antisémitisme papiste des
inquisiteurs espagnols, et Alexandre Weill, secrétaire de
Heine, de l'antisémitisme “ultrateutonique”.
Jamais rééditée, cette revue est exclue de la mémoire
culturelle, aussi bien par les épigones d'Engels, qui l'ont
condamnée288 pour chauvinisme antiallemand, que par ceux de
Tocqueville, qui la condamnent pour antisémitisme289 .
1842 : “C'est à la France et à l'Allemagne réunies d'écrire
et de signer la Nouvelle Alliance de l’Humanité”
En avril 1842 Leroux publie la traduction du Discours
prononcé par Schelling le 15 novembre 1841. En juin il
louera la lucidité de Heine, qui peut-être lui a fait
connaitre ce Discours et les réactions de la presse
allemande. En mai, sans le nommer, il
faisait savoir son
plein accord avec “l'un des écrivains les plus spirituels
de l'Allemagne” au sujet des
néo-hégéliens,
athées
autothées, “Gottlosen290 selbsgötter”, que Heine appellera
“les dieux bipèdes”, et dans ce même numéro de mai il
socialistes dont la pauvreté a sauvé le monde”. Plus jeune que SaintSimon et Fourier, Leroux est le médiateur de ce qui va être appelé
une “convention”.
285
En juin 1840, au moment où Biélinski est conquis, un ami lui
lisant Spiridion, dédicacé “A M. Pierre Leroux, Ami et Frère par les
années, Père et Maître par les vertus et la science”.
286Si les socialistes allemands et français avaient su cela, ils
auraient pu aider M. M. Gorbatchev quand il cherchait pour la Russie
et l’Europe occidentale “la maison commune”.
287 Dont George Sand écrivait : “ Lui et moi ne faisons qu'un avec
Leroux”.
288 Dans “La Pensée”, en 1963.
289 Dans “Commentaire” en 1978.
290 Comme Heine dira dix ans plus tard, en 1852, en ajoutant qu'il a
“retrouvé son Dieu, qu'il croyait perdu”.
117
résumait des lettres venues “de disciples de Hegel,
aujourd'hui en disgrâce , qui disaient en substance :
“L'école philosophique aspire à la foi nouvelle, se
rattache à la Révolution et marche en politique sur les
traces de la France”.
Proches sans doute d'Arnold Ruge ou de Moses Hess, ces
“ex-Hegel” étaient probablement lecteurs de la “Rheinische
Zeitung” que dirigeaient Marx et Moses Hess. Leroux fait
admirer à ses lecteurs “les généreux esprits” qui “osent
protester” en écrivant dans cette “Gazette Rhénane” :
Les
Français
ne
sont
pas
mus
par
le
désir
d'un
agrandissement territorial. Ils ne veulent pas cette glèbe
de terre que nous habitons. Ils désirent s'adjoindre des
hommes, et cela uniquement pour augmenter les forces avec
lesquelles ils défendent les principes qu'ils représentent
en Europe.
La conscience européenne naît alors. A ses lecteurs
russes ou français, la Revue de Leroux apprend que “la
Gazette
Rhénane est le centre politique autour duquel se
groupent la plupart des hommes libres et indépendants de
l'Allemagne”. A Marx, directeur de cette “Rheinische
Zeitung”, elle apprend que “le socialisme
n'est qu' une
parodie de toutes les tyrannies qui ont pesé sur la terre,
parodie de la royauté, parodie de la papauté, [et que] le
communisme, ou démocratie populaire, est vrai comme
sentiment,
faux
comme
doctrine”
:
il
s'attarde
au
“panthéisme matérialiste de Babeuf” et à “la négation des
anciennes
hiérarchies
remplacées
par
une
dictature
291
infaillible ”; il
préconise, à la suite de Babeuf et de
Fourier "la négation de la propriété, de l'héritage, de la
famille, du mariage et de la patrie" Or l’homme est
indivisiblement sensation, sentiment et connaissance, "la
propriété, la famille et la patrie" sont donc pour lui
trois besoins,
trois droits dont la plupart des humains
sont frustrés par les castes de famille, de propriété et de
nation,
qui
monopolisent
ces
biens
pour
quelques
privilégiés. Six ans à l’avance, le Manifeste communiste
était donc rejeté parmi les utopies, et Marx en convenait
le 16 octobre 1842 : “la Gazette d'Augsbourg”292 ayant accusé
Proudhon, Considerant et Pierre Leroux de Sozialismus ou de
Kommunismus, ce n'est ni du premier 293 ni du second que Marx
fait l'éloge en répondant :
291
Selon cet article daté de décembre 1841 et intitulé Du communisme,
c’est à Enfantin que les diverses sectes communistes ont emprunté
cette idée d’“infaillibibilité sacerdotale”.
292A laquelle Heine collaborait.
293 Chauvin, antisémite et misogyne, Proudhon est convaincu que Heine
est “un espion, qui nous hait”.
118
“Des idées qui subjuguent notre intelligence et qui
conquièrent notre esprit, des idées que notre raison a
imposées à notre conscience sont des chaînes auxquelles on
ne saurait s'arracher sans déchirer son coeur”.
Proudhon, Considerant et Cabet294 ne comprennent pas
l’Humanismus, c'est-à-dire la Doctrine de l’Humanité. Ce
sont des utopistes. Marx va écrire cela en 1843. De fait,
ils ont pris la relève de Barrault : avec eux aussi,
c’est
“l’Europe
annulée”,
avec
son
histoire
et
sa
géographie. Ils ne s’intéressent pas aux mouvements
nationaux ou libéraux. “La question italienne, écrit
Proudhon, est comme la question suisse, et la question
allemande. Ce sont des questions désormais purement
économiques. Il n’y a pas lieu à s’occuper d’unité
nationale”295.
Tout
au
contraire,
Leroux
et
ses
collaborateurs
sont
préoccupés
par
les
problèmes
internationaux, et par deux surtout. Parlons d'abord des
relations entre l'Asie et l'Europe. “Le commerce est plus
intime que par le passé entre ces deux moitiés de
l'univers”. Oppresseur déjà “de l’Ecosse, de l'Irlande et
de 500 Millions d'Hindous”, l'empire britannique menace une
Chine décadente sur laquelle la Russie aussi a des visées296.
Mais l'urgence vient des relations franco-allemandes. En
1840, à cause de la rive gauche du Rhin, une guerre a
failli éclater, que Leroux appelle en 1842 “une guerre
civile”. Ecoutons Heine : “La grande affaire de ma vie
était de travailler à l'entente cordiale entre l’Allemagne
et la France et à déjouer les artifices des ennemis de la
démocratie qui exploitent à leur profit les préjugés et les
animosités internationaux”297. Ces ennemis sont, pour Leroux,
sur une rive du Rhin, “le bonapartisme298 ou parti du sabre”,
apparent chez Monsieur Thiers et souvent caché “sous le
manteau
du
républicanisme”,
et
sur
l’autre
rive
“l'ultrateutonisme” qui traite le pays des Droits de
l'Homme en style biblique et déjà raciste de “Babylone
moderne et rebut des nations”299. Au printemps 1842, en
écrivant :
“Serviteurs de la Révolution Française, nous
devons nous attacher à l'UNION EUROPEENNE”, Leroux renvoie
294Dès
l'année suivante, Marx les éliminera dans ses Lettres à Ruge.
de P.-J. Proudhon, éd. Pierre Hauptmann, 1961, t. 2, oct.
1846 cité par Marc Vuilleumier, Proudhon et la naissance de la Suisse
moderne, “Archives proudhoniennes”1995, p. 11.
296Jules Dupré, officier de marine et bientôt amiral, Lettres de Chine,
“Revue indépendante”, 1842.
297Aveux
de l’auteur, à la fin de la réédition (1855) de De
l’Allemagn.ne.
298 Jugé “hugoïste” par Heine, Hugo est regardé comme bonapartiste par
Leroux et raillé par Marx (dans ses lettres à sa fiancée) quand il
veut dans le Rhin,
pour “sauver
les rois”, que le Roi de Prusse
restitue à la France la rive gauche, afin qu'ensemble
les deux
nations “fassent trembler” l'Angleterre et la Russie.
299Le mouvement des idées et des partis politiques en Allemagne depuis
1830, “Revue indépendante”, 25 décembre 1843
295Carnets
119
à son article du Globe”, sur L'Union européenne (1827), et
à la
doctrine affirmée dans son Encyclopédie nouvelle :
“L'oeuvre capitale de la Révolution française est d'avoir
ouvert pour le monde entier l'ère des nations”.
“Servir l'humanité dans les voies de la patrie”, comme
le veut la Doctrine de l'Humanité, c'est aussi le principe,
à la “Gazette Rhénane”, “des hommes libres et indépendants
de l'Allemagne”. C'est à eux que Heine s'adresse, pour les
mettre en garde contre “les Etats-Majors des écoles
philosophiques
allemandes”,
hégélienne,
fichtéenne,
kantienne même, capables de faire déborder l'antique
férocité au nom de “la nationalité allemande” et même d'un
christianisme “germanique”
antisémite. En écrivant cela,
Heine méconnaissait-il le génie allemand ? Börne le
pensait. Juif comme Heine et comme lui exilé en France, il
voulait
lui aussi allier ses deux patries. Amicalement,
Leroux lui répond en juin 1842 que “Heine a osé dire que la
philosophie allemande se résolvait en définitive en
fatalisme, il a surtout insisté sur le vide des solutions
dont se nourrissait l'Allemagne, et
son jugement est
confirmé
par
“ce
qui
se
passe
aujourd'hui
intellectuellement en Allemagne”.
De fait, après l'article publié par Marx le 16 octobre
1842 et la publication par Arnold Ruge de l'article de
Bakounine Die Reaktion in Deutschland, signé Ein Franzose,
leurs deux Revues sont supprimées, et tous les trois ils
vont faire à Paris la connaissance de Leroux, à la première
réunion internationale de “Propagande démocratique”. En
décembre 1843, c'est donc la pensée de Leroux et de Heine
qu'Alexandre Weill exprime en opposant deux idées300 :
“l'idée
d'unité
nationale,
fondement
de
toutes
les
espérances
politiques
de
l'Allemagne”,
et
“l’idée
dominante de la Cour de Berlin, l'Etat chrétien du Moyen
Age”. Or le Roi de Prusse s'appuie sur “le parti teutonicogermanique,
qui
représente
les
anciennes
passions
militaires contre la France, qui aurait massacré ou du
moins renvoyé les Juifs en Egypte parce qu'ils avaient les
cheveux noirs301 , et reconquis l’Alsace, s'il l'avait pu, les
armes à la main”. Voilà le parti que Heine appelle “ennemi
de la Démocratie”.
Persécutés
300
devenus
inquisiteurs
Ibid.
L'année suivante, A. Weill citera la “protestation des réformistes
juifs” proclamant à Francfort leur patriotisme allemand en affirmant
que leur religion contenait “die Möglichkeit einer unbeschraenkten
Fortbildung” (la possibilité d'une progression sans bornes). FrancMaçon, ami de Heine et de Leroux, animé des mêmes sentiments que
Saint-Simon dans
Un nouveau christianisme, il écrivait : “Le peuple
juif a produit trois hommes qui ont eu une immense influence sur l '
histoire de l’humanité : Moïse, Jésus et Spinosa” De l’Etat des juifs
en Europe, "Revue indépendante", 24 octobre 1844.
301
120
Mais Heine a déjà
mis Leroux en garde contre un
nouvel
“Etat-major”
philosophique,
celui
des
“dieux
bipèdes”, nouveaux Torquemadas. De même, il a déjà écrit en
allemand l'éloge où il oppose Leroux à “Victor Cousin,
philosophe allemand”. Impossible, du fait de Die Reaktion
in Deutschland, de faire paraître cela dans la “Gazette
d'Augsbourg”. C’est par un oukaze contresigné à Berlin que
Ruge et Marx ont été exilés. Pour Marx, la soumission du
Royaume hégélien au “Maître de toutes les Arrière-Russie”
c'est “une honte nationale, la victoire de la Révolution
française sur le patriotisme allemand, par qui elle fut
vaincue en 1813”. Ruge écrit alors : “Nulla salus sine
Gallis302”, alors qu'“en 1841, encore hégelien, il célébrait
la Prusse comme l'Etat de l'intelligence. En 1842, se
retournant violemment contre la Prusse, il renoue avec les
idéaux jacobins de la Révolution française”303 ; en avril il
écrit à Rosenkranz que dans l'article signé Ein Franzose
“Bakounine dépasse toutes les vieilles bourriques de
Berlin” ; en octobre, à Dresde, il entend Bakounine et
Herwegh s'émerveiller des “psychologischen Tiefe” qu'ils
découvrent dans la “Revue indépendante” en y lisant
Consuelo, et il charge Bakounine de proposer à Leroux des
“Deutsch-französische
Jahrbücher”.
Déjà,
sa
Revue
berlinoise avait vanté les Prolegomena zur Historiosophie,
d'A. von Cieszkowski304 (élève de Gans comme Marx), livre que
Herzen (de mère allemande) admirait parce qu'il y voyait
“traduit dans la langue hégelienne l'enseignement de Pierre
Leroux, et démontrée la nécessité de l'action sociale”305 . En
1843, dans Uber Schelling und Hegel / Ein Sendschreiben an
Pierre Leroux, Rosenkranz placera Leroux “à la tête de la
philosophie française” et dira : “Il connaît mieux que
personne la philosophie allemande”.
Avec Herwegh, venant de Suisse où ils ont rencontré
Weitling, Ruge arrive à Paris en 1843. Il trouve que Heine,
de vive voix, “unter vier Augen”, entre quatre-z-yeux, est
“plus radical” que ce qu'il écrit dans les journaux
allemands. Il trouve que les Français sont “aimables”
(liebenswürdig), et que Leroux, “le plus aimable des
Français”, est “très empressé pour le projet d'alliance”306.
En novembre, annonçant dans la “Revue indépendante” ce
projet307 ainsi que la prochaine parution des “Deutschfranzösische
Jahrbücher”,
Louis
Blanc
souhaite
aux
302
Lucien Calvié, Le Renard et les raisins, La Révolution française et
les intellectuels allemands 1789-1845, edi Paris 1989.
303 Jacques Droz, et mon commentaire dans Pierre Leroux et les
socialistes européens.
304“qui écrit en allemand un livre sur Hegel”, comme Lamennais l'écrit
à Vitrolles après s'être entretenu le 2 janvier 1839 avec Leroux et
Cieszkowski.
305 Je renvoie à mon article Leroux et l'Internationale, “Contrepoint”
n° 27, 3ème trimestre 1978.
306Briefwechsel und Tageblätter, Berlin, 1866.
307 Proposé dix-huit mois plus tôt par Leroux dans cette même Revue.
121
“jacobins allemands” que dans leur pays la Révolution évite
les deux écueils où la nôtre a failli périr : “93”
d'abord, et aussi “les mensonges de notre Juste Milieu”
orléaniste :
Pour parvenir à la solidarité, à l'association, à l'égalité
enfin, ne vous abandonnez pas au mouvement que votre
philosophie semble avoir créé, ne prenez pas votre point de
départ dans l'athéisme, dans le désert où quelques uns
d'entre vous s'égarent, ni dans la philosophie matérialiste
où nous avions pris le nôtre, philosophie que combattit en
vain cet infortuné Jean-Jacques ; Jean-Jacques n'était
point athée : il était au dix-huitième siècle le
représentant de la démocratie fondée sur la fraternité.308
Du fait des “Young Hegelian Philosopher309 of Germany”,
les Selbsgötter égarés dans leur désert, la fraternité
allait subir un échec irréparable. Il fera la joie d’Engels
et il s'ajoutera aux causes économiques et politiques de
l'échec
du PACTE et des Etats-Unis d'Europe. Le 25
février, dans la “Revue indépendante”, Pascal Duprat avait
salué L'Ecole de Hegel à Paris — Annales d'Allemagne et de
France, publiées par Arnold Ruge et Karl Marx 310. Le 23
mars, Marx et Ruge avaient pris part avec Leroux et Louis
Blanc au repas de “propagande démocratique” (“Gestern aszen
wir, Deutsche, und Franzosen, zu Mittag zusammen”311). Marx
découvrait avec admiration l'Humanismus des “ouvriers
manuels épuisés par un travail physique intense”, dont il
disait qu’on ne trouve “le caractère cultivé” ni chez les
ouvriers allemands ni chez les prolétaires anglais. Cette
découverte, il la faisait dans une assemblée de prolétaires
amis de Pierre Leroux et de ses frères Achille et Jules,
eux aussi typographes et collaborateurs de la “Revue
308Un
projet d'alliance intellectuelle entre l’Allemagne et la France
(1O novembre 1843).
309 Que Marx appelle
“charlatans,
épiciers de la pensée”, en les
accusant d' “escamoter” le nom des Français qu'ils ont “pillés”.
310P.
Duprat nomme
aussi Feuerbach et Bruno Bauer, eux aussi
“persécutés pour leur pensée” et résolus “à jeter en quelque sorte
un pont sur le Rhin et à travailler à l'union des deux pays”. Ce pont,
dans leurs
“Jahrbücher” publiés
récemment à Paris, Ruge et Marx
l'appellent Humanismus. Cela, demande Duprat, veut-il dire “dogme de
l'Humanité” ? En ce cas, cette conception “n'est pas particulière à
l'école hégelienne.
Elle appartient à notre dix-huitième siècle,
comme bien d'autres idées reproduites plus tard sous une autre forme
par Kant, Fichte et Hegel”.
Mais si l' Ecole de Hegel à Paris veut
dire : “Ce sera Hegel qui présidera à ce grand contrat international”,
elle devrait
d'abord réfuter “la critique approfondie de Hegel par
Krause”, afin que l'on sache vraiment si “la philosophie de Hegel
suffit à tous les besoins de l'esprit humain et s'il existe un
véritable lien logique entre ses principes et les idées de la
révolution”.
311Lettre de Ruge
à Hermann
Köchly (24 mars 1844)), témoignage
direct, ignoré en France, accessible en allemand seulement, dans le
livre d' E.H. Carr sur Bakounine (1937) et en 1978, en D.D. R. dans
le premier numéro du "Marx-Engels Jahrbuch”.
122
indépendante”. En France, on veut ignorer ces faits, alors
qu’en Allemagne, en 1990, à l’ultime rencontre des
historiens de RFA et de DDR
il a été dit au “Karl-MarxHaus” de Trier, que l’importance ne doit plus en être
sousestimée, “musst nicht wieder verwiesen werden”312.
Les imposteurs prétendent à présent encore que Heine
et Marx ne connaisaient pas Leroux. Or Heine lisait et
rencontrait Leroux avant de lire et de rencontrer Marx qui
le regardait comme son meilleur ami. Il comparait les
paroles de Marx et les deux sortes de textes que Marx
publiait dans les Annales franco-allemandes. D’un côté les
Lettres
à
Ruge,
où
Ruge
signalait
à
Fletscher
“l'inspiration française de Marx”. De l’autre, et par
exemple dans Die Judenfrage, “l’aigreur de Marx” dont Ruge
parlait à Froebel.
Heine trouvait que Marx était plus
“endurci” dans la théophobie313 que “le bon Ruge”. Il a
probablement dit cela à Leroux, qui riait avec lui en
pensant aux dieux bipèdes. Ils s’accordaient certainement
pour penser qu’ en prophétisant la fin de l’histoire au nom
du prolétariat universel,
comme Barrault l’avait fait au
nom du monde russe et du monde arabe, Marx réchauffait un
reste d'hégélianisme. C’était l’ année où Hugo, de même,
publiait les Burgraves que Heine comparait à de la
choucroute refroidie, d’accord pour une fois avec SainteBeuve, qui parlait de “la troisième décoction du café”.
Membre du "Doktor club", Marx se soumet à la règle imposée
par celui qu'Engels appelle "the leader of the Young
Hegelian Philosopher of Germany”, Bruno Bauer, lequel écrit
avec mépris sur "Leroux croyant". Bakounine, Proudhon et
Herzen s’éloignent de Leroux314 , tandis que Moses Hess écrit
à Marx : “Adieu, Partei. Ton Parti, je ne veux plus en
entendre parler. De la merde sous tous les rapports”. Hess
et Heine retrouvent leur peuple, “ils font techouva”315.
Heine supplie “[s]on ami Marx et le bon Ruge” de lire la
Bible et d’abandonner Bruno Bauer et les
“moines de
l'athéisme”, capables d'allumer des bûchers pour les
croyants et les déistes316. Hess avait cru, comme Marx, que
le judaïsme était dépassé. En
publiant Rom und Jerusalem
(1862), il réhabilite les Esséniens avec l’aide de son ami
Graetz. Dix ans après la mort de Heine (1856), Leroux reste
en relations avec A. Weill, et par son intermédiaire, avec
312Je
renvoie à
ma communication Marx, Proudhon et Lamartine contre
les
socialistes
républicains,
in
Républicanismes,
“Chroniques
allemandes” n° 2, Université de Grenoble 1993, ou au BAPL n° 10.
313C'est le mot dont se sert Bernard Lazare, lisant peut-être ce que
Leroux disait des disciples d' A. Comte “enragés d'athéisme”
314 Qui
part alors pour
la Creuse,
fuyant
“le despotisme des
intellectuels” autant que “le luxe, la luxure et la misère de Paris”
315Je renvoie à André Neher, Ils ont refait leur âme (1979), et aux
chapitres II Leroux et ses lecteurs allemands, et IX, Les demisilences de Bakounine et la duplicité d' Engels
dans Pierre Leroux
et les socialistes européens
316Dans les Aveux d'un poète, postface à la deuxième édition, en
allemand, de De l'Allemagne (1852)
123
Lassalle317
Hess, “le rabbi rouge” qui participe avec
à la
fondation de la Confédération Générale des Travailleurs
Allemands. Aucun chauvinisme chez ce “Père de la socialdémocratie allemande”, comme le portait sa tombe au
cimetière de Cologne-Deutz, puisqu'il est aussi “fondateur
du sionisme moderne”318. En effet, c'est pour le monde entier
et pas seulement pour la nation juive ou la nation
allemande, qu'il croyait à “l'oeuvre capitale de la
Révolution française” et au devoir de maintenir “le lien”
national dont la rupture entraîne la perte de “toute
certitude”. Ces amis juifs de Leroux transmettront une
large
part de sa pensée
à Bernard Lazare, qui sera
“l’inspirateur secret des cahiers”.
Le drapeau européen, emblème d’alliance et de paix
Les pages que j'ai citées, de Biélinski, de Leroux, de
Viardot, de J.Dupré et d' A. Weill sont, je crois,
inconnues. Mais voici un livre beaucoup moins connu encore,
Le Hachych. Publié d’abord en 1843, il a été réédité en
1848 avec ce
surtitre Révolution politique et sociale de
1848
prédite
en
1843.
Son
auteur,
Claude
François
Lallemand, “ami, disciple et familier de Pierre Leroux”
selon le Dictionnaire Maitron319, était depuis 1837 membre de
l’Académie des Sciences. Insistons sur deux points :
messin, il connaît et il aime la rive gauche du Rhin dont
il espère qu'elle se rattachera
librement à la France,
quand elle aura été convaincue que “l'Empire nous a
dégoûtés de l'esprit de conquête”. Professeur de chirurgie
à la Faculté de Montpellier, il a été chirurgien militaire
sous le Premier Empire au cours de la guerre d'Espagne, il
a horreur de “la pourriture hospitalière” (la gangrène).
D'où peut venir l'initiative de l’Union Européenne ?
De deux pays seulement.
Leroux l'avait dit en 1842 :
“c'est à la France et à l'Allemagne réunies d'écrire et de
signer la Nouvelle Alliance de l’Humanité”. Oeuvre de
connaissance et en même temps320 de sentiment : aux
philosophes, héritiers de deux traditions différentes
(Descartes et
Leibnitz), de préparer cette réunion des
esprits, mais “c'est aux populations tout entières à se
rapprocher sympathiquement, savants, artistes, industriels
autant qu'aux prolétaires”. Comme George Sand, qui a pour
317
Chez qui Charles Andler admirait beaucoup d'idées proches de celles
de Leroux.
318En 1961 ses cendres ont été transportées en Israël.
319Auquel j'emprunte ces renseignements,
1ère partie, 1789-1864, p.
418 (1965).
320Très lucide éloge par Heine de l'exceptionnelle réunion chez Leroux
d'“un esprit capable de s'élever aux plus hautes spéculations, et d'un
coeur capable de s'enfoncer dans les abîmes de la douleur populaire”.
124
l’estime321,
lui de
C.-F. Lallemand s’est fait vulgarisateur
de Pierre Leroux, et c’est en invoquant “le dévouement aux
progrès de l'humanité” qu’il demande aux “patriotes
français
de
sympathiser avec ceux d'Allemagne en vue de
la réunion de toutes les populations germaniques
en une
seule nation”.
Le Hachych est un roman d'anticipation322. En 1943, dans
l'Europe où débarque le héros de ce rêve, “les castes
d'empire” n'existent plus, les nations sont devenues
solidaires. Formée de l'Italie indépendante et unifiée, de
la péninsule ibérique qui a réuni ses deux nationalités et
de la France,
elle-même associée à la Belgique et aux
Pays-Bas, une fédération est liée par un traité définitif
d'alliance avec la nation germanique, enfin victorieuse de
ses guerres civiles. Elle conclut un traité de commerce
avec les Etats-Unis. “Cette fédération européenne a un
drapeau : arc-en-ciel sur fond blanc. Le blanc résulte de
la fusion de toutes les couleurs. Ce fond blanc représente
donc exactement le gouvernement central, expression de la
volonté générale, et réunion de tous les intérêts commun à
tous les états fédérés. L'arc-en-ciel est un autre emblème
d'alliance et de paix, dans lequel
chaque couleur
fondamentale se mêle à sa voisine sans pourtant s'y
confondre,
ni
y
perdre
entièrement
ses
caractères
primitifs, de même que l'administration de chaque état, de
chaque province, de chaque commune, reste parfaitement
distincte en ce qui concerne ses intérêts spéciaux323 sans
compromettre ceux des autres.”
Mais
les
armées
russes
et
autrichiennes,
en
franchissant le Rhin comme en 1814 et en 1815, ont à
nouveau
tenté d'intimider la France après avoir ravagé
l'Allemagne. “Les Français ont fait preuve d'abnégation en
aidant non seulement leurs frères d'Allemagne mais aussi
l'Italie, le Tyrol, la Hongrie, la Bohême à secouer un joug
insupportable. Certes, la France avait à redouter,
comme
la Russie et l'Angleterre, la réunion de toutes les
populations germaniques en une seule nation, dont la
puissance serait décuplée par une unité compacte, favorisée
encore par la communauté des intérêts et du langage. Mais
les patriotes français sympathisèrent avec ceux d'Allemagne
parce que leur but était légitime et puisé dans la nature
même des choses [...] Ils étaient mus par le sentiment de
la justice, par une appréciation
exacte des besoins de
l’Allemagne et des lois constantes de l'humanité, lois
321En
particulier parce qu'il va, comme l'auteur de Consuelo, parler de
la Bohême.
322Optimiste,
comme le sera soixante années plus tard
le roman
intitulé par Hertzl Altneuland. De retour en Palestine après vingt ans
d'absence, le héros ne reconnaît pas ce pays, transfiguré entre temps
par le sionisme : le désert et le pays aride sont dans l'allégresse
et fleurissent comme un lys. Je renvoie à Léon Chouraqui : Un roman à
redécouvrir, “BAL” n° 11 (1994).
323Ce que l'on appelle le principe
de subsidiarité était fermement
défini (sans le mot) dans ce Projet.
125
d'après lesquelles les populations tendent sans cesse à
former des agrégations de plus en plus nombreuses, de plus
en plus compactes, afin d'avoir des rapports plus libres,
des communications plus
utiles, afin d'acquérir surtout
une assiette plus stable. Les patriotes français avaient
adopté ces principes comme bases de leur droit politique,
et ils y conformèrent leur conduite comme à un article de
foi.”
Paradis artificiel ? En racontant que le Congrès
général de la
Fédération européenne vient de voter, le 27
juillet 1943, un milliard trois cent cinquante millions
pour les dépenses communes324 , et en leur faisant dire : “Le
progrès de l'humanité est la base fondamentale de notre
religion politique”. C.-F. Lallemand sait bien qu'on le
traitera d'utopiste. Cent ans plus tard encore, au temps
d'Hitler et de Staline, rien ne paraissait plus irréaliste
que cet arc-en-ciel, emblème d'alliance et de paix. Et
pourtant, il n'a fallu, au lieu d'un siècle, qu'un siècle
et demi.
En 48, en rééditant son livre, Claude Lallemand croyait
que “la régénération de la France” allait entraîner la
solidarité entre les peuples. Eux aussi, les propagandistes
du PACTE espéraient “LA REPUBLIQUE UNIVERSELLE DEMOCRATIQUE
ET SOCIALE”. Malwida et ses amis célébraient l’unification
de l’Allemagne et son premier Parlement en chantant La
Marseillaise, qui devenait partout l'hymne des patriotes.
Karl Gutzkow demandait que la nation allemande soit ellemême et ne soit qu’elle-même, renonçant à toute prétention
sur des territoires relevant des nations voisines325. En
s'écriant, dans sa langue, mais au nom de tous les
révolutionnaires européens : “Nous étions tous Français,
nous autres”, le poète hongrois Lokaï rapprochera Heine de
Shelley, “tous deux reniés par leur patrie, vrais Français
par leur génie”. Ami de Heine, “Georg Herwegh
nommait la
terre natale de la Révolution en disant : “La France est
une religion”. L'Allemagne l'avait puni par une hostilité
systématique”326, en calomniant Börne et Heine, dont elle
reconnaît
à
présent
la
grandeur.
L’Intelligentsia
parisienne
accorde
à
Heine
l’attention
qu’elle
lui
refusait, mais elle continue à faire abstraction de Pierre
Leroux, atypique parce qu’il
était
croyant, non violent
et patriote. L'historiographie française a causé à la
culture mondiale un préjudice considérable en rangeant
Leroux parmi les utopistes, ce que Marx ne faisait pas.
L’utopiste nie la diversité des lieux, la géographie et la
géopolitique. Icarie est une fiction, où Cabet instaure la
planification
centralisée
qui
détermine
pour
chaque
habitant de la planète chacune des dimensions de tous les
objets nécessaires (porte, fenêtre, etc). Proudhon et
324P.
165
Deutschland (automne 1848), commenté par Lucien Calvié, Karl
Gutzkow et la Révolution de 1848, BAL n° 14.
326Victor Fleury, Le poète Herwegh (thèse de Lettres, Paris, 1910).
325
126
Considerant sont des agronomes imaginaires, qui font
dépendre le bonheur de la superficie : il faut cinq
hectares par famille selon Proudhon, et seize
selon
Considerant pour le phalanstère-type qui sera immédiatement
imité mondialement. L’utopiste répond avec le Manifeste
communiste : “les travailleurs n’ont pas de patrie”. Avec
Proudhon : ”Ce sont des questions purement économiques”.
Avec Jaurès : ”La paix humaine est possible, et si nous le
voulons, elle est prochaine”. Avec Rosa Luxembourg la
Seconde Internationale décidait “de lutter énergiquement
contre l’utopie nuisible des socialistes plus ou moins
authentiques qui veulent reconstruire la Pologne”327 . Avec
l’Union de la Gauche, on
enseignait que
“la déclaration
du
18
Juin
1940
n’intéresse
qu’indirectement
le
socialisme”328. Réponse de Péguy : “il n’y a rien de commun
entre
notre
socialisme
et
ce
que
nous
connaissons
aujourd’hui sous ce nom [...]exactement internationaliste,
notre
socialisme
n’était
nullement
antipatriote,
antinational”.
Le
socialisme
souhaite
“une
forêt
grandissante de peuples prospères, tout un peuple de
peuples florissants . Montants dans leur sève, dans leur
essence, dans la droiture et la lignée de leur végétale
race”.
En mars 48, on avait lu
sur les murs de Paris
l’affiche “La Pologne à la Nation Française” :
“Il faut que la France n'oublie jamais
républicaine de son gouvernement ne sera
tolérée dans la société européenne”.
que
pas
la forme
longtemps
Si on lisait Leroux et Péguy, on. dirait que
les
combats de de Gaulle contre l’ impérialisme allemand,
l’impérialime anglo-saxon et l’impérialisme russe sont des
combats socialistes.
Leroux réaliste ou “grand Triadiste” ?
En écrivant que “Leroux a été “bafoué, houspillé,
ridiculisé[...] par Proudhon et par le papisme”329 , Georges
Clemenceau a fort justement condamné la mauvaise action du
journaliste qui livra son maître et son ami aux sarcasmes
des réactionnaires. En 1849, on était sûr
de plaire au
“petit public”330 en disant que le socialisme était une
chimère
comme
le
“communisme”
de
Cabet,
comme
le
“socialisme scientifique”331 de Considerant qui disait :
“Nous aurons bientôt établi LE ROYAUME DE DIEU SUR LA
327Indignation
de Péguy, congrès de Dresde, V, 16, p. 171.
Daniel Ligou, Histoire du mouvement socialiste en France , 1962
329 “Le Journal”, 21 février 1896.
330 C’est ainsi que Baudelaire appelle en 1851 ceux qui raillent Pierre
Leroux.
331 Dont Charles Fourier était “le Père”, selon Considerant.
328
127
TERRE”332.
Pourtant, Proudhon savait fort bien qu’en 1846,
dès que Cabet avait attaqué la “Revue sociale”, Leroux lui
avait répondu que “l'éducation fraternelle” ne suffit pas :
“il y a aussi liberté et égalité”. Mais en juin 1848, le
Département de la Seine avait donné à Proudhon moins de
voix qu’ à Leroux. Sa déception fut atroce, et sa vengeance
aussi.
Répondant333 longuement à Proudhon, Leroux lui rappelait
en 1849 qu’il avait demandé aux trois écoles de ne pas
privilégier
chacune
un
des
trois
termes,
Cabet
la
Fraternité, Louis Blanc l'Egalité, et Considerant la
Liberté334, car en faisant cela, “elles risquaient de faire
échouer la seconde République comme la précédente. En 1793,
leurs devancières avaient commis la même erreur face au
premier Napoléon : “Son despotisme sur elles vint de leurs
contradictions”. En 1823, “de même, le Carbonarisme par
suite de ses divisions fut obligé de désarmer.” Redoutant
les conséquences de la monomanie et donc du dualisme,
Leroux évitait les antithèses et les dilemmes. Ses lecteurs
comprenaient
que
“cette
sublime
devise
est
une
et
indivisible”, comme une affiche
le dit dès le 16 mars 48
Signée par des femmes “artistes, ouvrières, littérateurs,
professeurs et autres”, cette affiche intitulée "LES
FEMMES"
s’adressait “Au Gouvernement provisoire et au
peuple français”.
Vous
dites
que
la
sainte
devise
liberté,
égalité,
fraternité sera appliquée dans toutes ses conséquences.
Vous dites que cette sublime devise est une et indivisible
[…] De la solidarité des liens nouveaux et naturels que
vous établirez entre l'homme et la femme résultera, n'en
doutez pas, le mariage par excellence, le mariage social,
trinité matérielle, intellectuelle et morale dans le
travail335, ce mariage enfin, régénérateur du monde, pour
lequel le Christ a dû dire avant tout : Ce que Dieu a
joint, que l'homme ne le sépare point”.
En s’inspirant de l'Evangile, comme Leroux, leur
principal avocat, ces femmes ne sont pas plus que lui sous
la dépendance de l'Eglise qu'il tient pour une figure
transitoire et dépassée de “la grande Eglise qui réunira
dans son sein ce qui avait été faussement séparé jusqu'ici,
le règne de Dieu et le règne de la nature”. A Proudhon,
Leroux reprochera d’établir “le Despotisme au lieu de la
Justice, en subalternisant la femme”. Et dès 1849 il lui
reproche aussi son chauvinisme" :
332“La
Démocratie pacifique”, 25 février 1848
Six articles dans “la République”.
334 Qui avait été “la marotte de Fourier”, le maître, disait Leroux, de
Proudhon. Et le maître de beaucoup de ceux qui récemment se croyaient
"marxistes"
335 Question centrale du débat qui allait opposer
à Proudhon Pauline
Roland et Jeanne Deroin.
333
128
La France s'est affirmée républicaine ; et elle s'est
affirmée républicaine afin que tous les groupes de
l'Humanité qui composent l'Europe s'affirment comme elle.
Mais à l'instant même, hors d'elle et dans son sein, tout
ce qui est pour la Monarchie, dans l’Etat, dans la
religion,
dans
l'atelier,
s'est
élevé
contre
cette
affirmation. A la voix de la Liberté a répondu la voix du
Despotisme.”
Polémiste, individualiste, Proudhon ne participait pas
au mouvement jalonné par “la Propagande démocratique et
sociale”, puis par “la Convention” que saluait Ange
Guépin336, et enfin par l’“Union socialiste” que Louis Blanc,
Leroux et Cabet présideront en commun en 1852. Dès juillet
48, Leroux avait amené Considerant à lui écrire : “J’ai
cessé de vous haïr pour vous aimer en frère”. Et dès le 31
mars il avait écrit à Cabet :
Je n'ai jamais, vous le savez, présenté la doctrine que
j'enseigne sous le nom de communisme, mais je n'ai jamais
non plus admis ni propagé les allégations iniques, de tout
point, répandues contre le communisme tel que vous le
professez. J'aspire à une science sociale dans laquelle
nous nous réunirons tous. Le même fonds de doctrine nous
unit, nous partons tous deux du principe de la communion
humaine, tandis que ceux qui nous repoussent partent du
faux principe de la séparation et de l'antagonisme.
Les jeunes socialistes de “la Propagande” combattaient
ce faux principe. Dès le 25 Février 48, les deux écoles
rivales se rapprochent : tout en maintenant sa doctrine
“Plus de contrainte, plus de force, plus de violence”, la
fouriériste “Démocratie pacifique” ajoute : “FRATERNITE
UNIVERSELLE !”, et elle reproduit l’article publié par
Cabet dans “Le populaire”. A son mot d’ordre communiste,
Cabet ajoute ici les “conséquences” qu’il oubliait deux ans
auparavant : “Notre principe primordial, fondamental,
générateur
de
tous
les
autres
principes,
c'est
la
FRATERNITE, entraînant comme conséquences nécessaires la
Liberté, l'Egalité, la Solidarité, l'Unité”.
“Le grand Triadiste” raillé par Proudhon avait raison.
L’ordre de ces mots
avait une importance dont on prit
conscience dès que furent décrétés le droit d’association
et le suffrage universel. Les élections de mars firent
apparaître des affiches. N’étant pas socialistes, les
blanquistes
mettaient
en
avant
les
revendications
matérielles : “EGALITE ! LIBERTE ! FRATERNITE !”, disait
l'affiche AUX ELECTEURS DE LA SEINE signée en mars par
Paulmier (Edouard), président du Club Républicain du 3e
arrondissement. Au contraire, sur l’affiche socialiste
annonçant la CANDIDATURE D'UN OUVRIER TYPOGRAPHE, Nicolas
336
En 1850, en précisant : “Fourier, Pierre Leroux, Saint-Simon”
129
Cirier, on lisait “trois grands mots Liberté Egalité,
FRATERNITE surtout et avant tout”. Pour exprimer la même
idée que Cirier, Michel Alcan écrivait dans sa PROFESSION
DE FOI, “ Liberté, Fraternité, Egalité ”, en recourant au
même procédé que Leroux : donner la place centrale au mot
médiateur, qui seul peut conjurer le péril causé par
l'antagonisme des deux autres termes. Pour renforcer
l’idée, la
“Revue sociale” avait dit
avant 48
qu'il
fallait une République “où ne serait sacrifié aucun des
termes de la formule Liberté, Fraternité, Egalité, Unité”.
La tétrade pythagoricienne affirmait l’indivisibilité des
trois termes.
Dès le 27 février 48, sur proposition
de
Pierre Leroux, Maire élu et proclamé la veille, le Conseil
Municipal de Boussac (Creuse) avait adopté à l’unanimité
une adresse au Gouvernement provisoire se terminant par ces
mots
Vive la République française !
Liberté, Fraternité, Egalité, Unité.
Le 13 avril, à la demande de la Commission de la
Défense nationale de l'Assemblée Nationale, le mot Unité
est ajouté aux mots Liberté, Egalité, Fraternité inscrits
le 26 février 48, par décret du Gouvernement provisoire,
sur les drapeaux régimentaires. Et, à l’exemple de Leroux,
avant de rompre avec lui, Hugo souhaitait
que “la grande
flamme humaine” soit bientôt allumée “sur le sublime
trépied Liberté, Egalité, Fraternité”, en ajoutant le mot
Unité337.
En
enseignant
l’utopie,
le
marxisme,
“l’Europe
annihilée”, on a oublié que la pensée socialiste se
préoccupe d’abord de la politique internationale . Lisons
d’abord, dans “Le Peuple” du 1er mars 48, l'éditorial du
premier numéro signé A. Esquiros : “Il faut associer à
notre délivrance la Pologne, l'Italie, l'Irlande : plus de
rois, plus d'esclaves”. Et écoutons quelques appels338,
Adresse (signée Stanislas Worcell) du Comité central de
la
Société
démocratique
polonaise
au
Gouvernement
provisoire : “la nation polonaise pourra occuper sa place
au banquet fraternel des peuples ”. Appel au peuple
allemand pour que les provinces allemandes se constituent
en république fédérative et forment avec leurs frères les
Français une alliance offensive et défensive (affiche non
signée
apposée
dans
plusieurs
villes
des
provinces
rhénane). Au nom d'une Société des amis des Polonais, le Dr
Sclund invite les Allemands qui tiennent à l'honneur de
leur patrie à s'unir à la Société Démocratique pour
formuler une adresse à l'Assemblée Constituante Allemande.
Appel aux braves citoyens de la Garde mobile pour qu'ils
déposent leurs armes chez M. GEORGE HERWEGH (George sans
s). Appel de La Société démocratique allemande à Paris
337
En 1853, au moment où il flatte Leroux pour se concilier ceux des
proscrits qui disent : “Hugo n'est pas républicain”.
338 Empruntés surtout au recueil appelé Les murailles révolutionnaires.
130
(George Herwegh, Bornstedt) pour que les ouvriers français
aident les enfants de l’Allemagne qui vont entreprendre
l'invasion sacrée sur le sol de l'Allemagne pour y fonder
une grande République allemande comme soeur et alliée de la
grande République française ( 18 mars 48).
En 1849, c’est la voix du Despotisme qui l’emporte. Le
Prince-Président s’est allié au Pape pour écraser la
République romaine, avec M. de Tocqueville comme ministre
des Affaires Etrangères. C'est contre ce ministre que
Leroux déclara à Assemblée Législative, le 26 juin 1849 :
“Vainement on réduit les questions à des questions
d'intérêt, à des questions de défense ... ce qui pourrait
donner vie à la France et à toute cette grande Europe
occidentale,
c'est
le
socialisme,
c'est-à-dire
cette
religion nouvelle qui est dans la force des choses.”
Le mot religion fait horreur à Proudhon. Mais de fait
“le jésuitisme” traite le socialisme de “religion du mal”,
et Leroux répond à Proudhon, le 20 octobre, que cela peut
aboutir à “un terrible dénouement, la guerre de la
République contre la Monarchie, car l'Empereur de Russie,
entouré de tout ce qui reste de monarchie en Europe, a
menacé la France, le Pape catholique s'unissant au Pape
russe dans cet anathème universel .
Victorieuses dans
toute l'Europe, les aristocraties allaient réagir contre la
liberté en France, car la France est plus qu'un Peuple,
c'est une Religion. Vaincue déjà à Rome par l'alliance du
Prince-Président avec le Pape ; terrassée en Hongrie par
les Russes alliés aux Autrichiens, la démocratie étant
vaincue en Allemagne ”.
“Révolutionnaire
pacifique”339,
Leroux
n’était
pas
pacifiste. En 1850, Lamartine rappelle dans son Histoire de
la Révolution de 1848, qu’en mars 48, Ministre des Affaires
Etrangères, il avait dit dans un Manifeste : “La République
française n'intentera de guerre à personne”. Leroux lui
répond que pour “déclarer dignement la paix à l'Europe, il
fallait organiser réellement la Garde nationale […] et
faire
de
la
France
le
camp
indestructible
de
la
République”. L'Ordre européen que la France selon M. de
Lamartine ne veut pas perturber, c'est “la Russie en
Pologne, les Autrichiens en Italie, trente quatre ans de
tyrannie s'exerçant par cinq despotes sur deux cents
millions d'hommes”. Rassurée par ce Manifeste, “la Sainte
Alliance s'avance
avec deux millions de soldats. Si le
Gouvernement provisoire avait voulu, il n'y aurait plus
aujourd'hui de Sainte Alliance que celle des peuples”. Dès
1841, Leroux parlait de “ la croisade prêchée en Europe
contre le communisme”. Prudent et non pas lâchement
“prudentissime”, il
demande à Cabet dès le 31 mars 48,
de l'aider à éviter “la bataille” dont il sait qu'elle sera
“terrible” si on cède aux provocations de ceux qui la
“veulent”. Il devinera vite que Carlier, préfet de police,
339
Ainsi disait en 48
fera revivre la pensée.
Grégoire Champseix, dont Léodile (André Léo)
131
est le principal organisateur des provocations qui ont
amené l'insurrection de Juin 48 et les mesures qui
prépareront le Coup du 2 Décembre. A Londres,
en 1852,
lors du meeting où Cabet et lui font l'éloge de Robert
Owen, il
reconnaît des agents de Carlier. Comme en 1815,
la couronne britannique340 s’était associée à “la croisade”.
En 1843 le Roi de Prusse et
Metternich s’étaient croisés
avec le Tsar
et aussi
avec le Sultan qui en 1848
finançait le Ministre français des Affaires Etrangères,
Lamartine : “sans lui, dira son Grand Vizir, on n'aurait
pas pu mater la Révolution”341 . Le 2 Décembre sera “à
l’intérieur”
ce
qu’avait
été
à
Rome
l’expédition
bonapartiste et papiste,
les batailles étant remplacées
par l’emprisonnement, la déportation en Algérie ou l’exil
de trente mille opposants.
Le meilleur critique, c’est Heine. En 1843, il
désignait Leroux comme “le plus grand philosophe français”.
Herzen était alors du même avis. Mais en 1849, Herzen
regarde Proudhon comme “le philosophe du socialisme
français”, et Leroux n'est à en croire Proudhon qu’un
romantique, un théosophe, un chimérique, un illuminé. A
nouveau, en 1854, Heine affirme dans Lutèce la supériorité
de Leroux, non plus comme en 1843 par rapport à Cousin,
mais par rapport à Proudhon. Publié à Paris, ce livre a
aidé Michelet à se rappeler ses dettes envers Leroux, mais
il a accru contre
Leroux la jalousie de Proudhon, qui
déteste
Heine, Juif et “espion” allemand, et la jalousie
de Hugo, qui sait que Heine l'appelle “hugoïste”. Proudhon
et
Hugo
sont
devenus
les
grands
hommes
du
parti
républicain, et les socialistes ont oublié Heine, Michelet
et Leroux.
340A
Londres, en 1852, il comprit que la froideur de Stuart Mill et
l’acharnement
de Mazzini contre les proscrits français étaient la
conséquence de la participation secrète du Gouvernement Anglais
au
Coup d'Etat.
341Henri Guillemin, Lamartine (1987) , cf mon article Marx, Proudhon et
Lamartine contre les socialistes républicains du Bulletin n° 10 des
Amis de Pierre Leroux, pp.140-141.
132
CHAPITRE VI
1848, LE PACTE DES PATRIES
En opposant à la gloire de Renan “la vraie grandeur,
l'obscure”, Péguy louait ceux “qui sont tus, oubliés,
passés sous silence”. Pierre Leroux est certainement le
plus oublié de ces exclus. “Les sophistes gagés” de l'Ecole
Normale supérieurequ'il appelait “le Grand Séminaire de
l'Université” n'ont jamais étudié ce qui a été imprimé par
ses amis typographes et par lui loin de Paris, — la “Revue
sociale” et “l’Eclaireur du Centre” à Boussac , de 1845 à
1848, “L'Homme, journal des proscrits”, le Cours de
Phrénologie,“L'Espérance de Jersey”, et le Journal d'un
combattant de Février, à Jersey après le 2 Décembre.
Quasiment oubliés à Paris, les noms de Pierre Leroux et
de ses jeunes amis viennent d'apparaître dans une thèse
soutenue à Columbia University par Mme Gilmore, et dans une
revue publiée en Allemagne, “KultuRRevolution”, où on vient
d'étudier “LE PACTE”. En Février 48, quand la République
fut proclamée à Limoges, puis à Paris, la “Revue sociale”
venait de publier à Boussac dans son numéro de janvier un
article de Pauline Roland De l'esprit de paix et de
fraternité universelle.
Parmi les Universités américaines342 Columbia est celle
qui mérite le plus les remerciements des European Studies.
Son Département de Français343 a fait connaître
des
documents sans lesquels on ne peut pas comprendre la
méchante persécution dont Leroux a été victime de la part
de Hugo. Et J. Barzun, directeur de son Département
d'Histoire disait aux chercheurs qui étudiaient la France
du XIXème siècle : “ Ne vous laissez pas démonter par les
réactions critiques et parfois violentes émises à l'endroit
de ceux qui tentent de remettre en cause les traditions et
idées reçues”. Guidée par lui, Mme Jeanne Gilmore 344 rend
justice345 à Leroux, partisan de la non violence et pour cela
méprisé.
Et
pour
citer
l'introuvable
Journal
d'un
combattant de Février, elle a eu recours à un Bulletin que
les vrais amis de Jaurès publiaient346 au temps où ils ne se
laissaient pas
démonter par les partisans
de Blanqui et
342
Déjà, avant 1940, c'est à celles de Delaware et de Yale que DavidOwen Evans a fait connaître Leroux, comme D.-A. Griffiths l'a raconté
dans notre “BAL” n° 9, pp 87-95.
343 Où travaillait Mme Frances Vernon Guille qui édita chez Minard à
partir de 1958 le Journal d'Adèle Hugo .
344 Qui rapporte ces paroles dans son Avant-propos.
345 Dans la partie de cette thèse américaine, traduite en français par
Jean-Baptiste Duroselle, qui a paru en 1997 à Paris, La République
clandestine (1818-1848).
346 Un journaliste de 1848, Philippe Faure , paru en 1907 dans le
Bulletin de la Société d'Histoire de la Révolution de 1848, fondée et
dirigée par Georges Renard, ami de Péguy.
133
de Marx. Voici donc, tel que Péguy pouvait le lire, le
récit de la réunion clandestine tenue le 16 février 48, en
pleine nuit, dans une maison abandonnée. Les dirigeants des
jeunes socialistes avaient été convoqués par Philippe
Faure,
leur
“leader”,
et
soudain
un
quinquagénaire
inattendu
prit le premier la parole. C’est Leroux,
récemment arrivé à Paris.
Beaucoup de ses jeunes
disciples ne peuvent le reconnaître parce qu’ils ne l’ont
jamais vu : depuis 1845 il vit à Boussac :
“Si nous étions des hommes politiques, nous n'aurions point
à discuter ici ; notre rôle serait marqué d'avance dans la
résistance qui se prépare ; mais si nous sommes les hommes
de l'idée, les serviteurs d'une doctrine, notre rôle
consiste à enseigner, à propager ce que nous croyons être
la vérité. […] Les plus grands ennemis du Peuple et du
Socialisme ne sont pas ceux qui sont au pouvoir, ce sont
ceux qui y arriveraient. [...] Ne les connaissez-vous pas,
ces Républicains-là ? Ne savez-vous pas qu'ils détestent
toutes les idées qui vous sont chères ? comme ils ont peur
de ces idées ? L'emploi de la force est si contradictoire
avec nos principes que nous ne devrions y recourir qu'à la
dernière extrêmité.”
Faure répond : “En ce moment de crise, s'abstenir
n'est-ce pas se rendre complice de l’injustice ? Prenons
part à la résistance, et nous arrachons la France à ce
régime odieux [...]”. Faure ajoutera 347 que le lendemain,
ayant décidé “de présenter ses excuses à son mentor”,
[notons ce mot], Leroux [lui] répondit avec une charmante
bonhomie : “Pourquoi donc ? Nous ne sommes pas du même
avis; voilà tout. Vous l'avez emporté; cela devait être348;
c'est l'opinion de la jeunesse; mais quel sera le résultat
?”
Quatre jours plus tard, “en tant que leader étudiant”,
Faure a reçu349 des chefs de la conspiration des ordres très
clairs, et il écrit à son ami Desmoulins (qui se trouve à
Boussac) : “A demain le combat !”350 Et le lendemain,
22 Février, “les étudiants en première ligne”, Faure en
tête, la canne épée à la main. Monsieur Thiers est d’abord
347
Récit publié d'abord dans “L'éclaireur du Centre”, en mars 48.
La soumission à la Nécessité (praebere se fato) ne détruit pas
l'espérance : ripostant à un clergyman, Leroux exilé dira que “le
salut vient dans les âmes par les révolutions”.
349 De Flocon, c'est-à-dire de “La Réforme”
alliée et hostile au
“National” de Marrast. Mme Gilmore insiste sur l'alliance, minimisant
l'hostilité
que
Leroux
soulignait
en
1842
dans
la
“Revue
indépendante”, en parlant du “bonapartisme, ou parti du sabre, souvent
caché sous le manteau du républicanisme”.
350 C'est le style du Comité qui depuis 1846 annonce
aux oppresseurs
”la guerre sainte. Le droit de la force, voilà le seul que vous
reconnaissez . Que la force décide donc entre vous et nous. [
]
Démocrates de toutes les contrées, élevez, au milieu de l’Europe
asservie, le signal de l'affranchissement. Aujourd'hui le combat,
demain le triomphe !” Correspondance de Lamennais, t. VIII, p. 468.
348
134
effrayé et prêt à fuir Paris. Bientôt, il fera élire LouisNapoléon, comme il avait fait nommer Louis-Philippe en août
1830. Troisième fois vainqueur en 1871, il appliquera son
plan de 48 : fuir Paris et revenir en force. Cette fois, il
pourra écrire : “Le sol est jonché de leurs cadavres. Ce
spectacle affreux servira de leçon”. Troisième défaite du
prolétariat français, leçon qui parachève le “résultat”
prévu par Leroux en Février. Le bilan est dressé par Mme
Gilmore
dans l'Epilogue de ce beau livre : en Juin 48,
deux à trois mille ouvriers tués et au moins douze mille
arrêtés.
Mme Gilmore raconte l'histoire d'un Parti. Elle ne
parle ni de la politique européeenne, ni du socialisme, ni
de littérature. Elle ne nomme Michelet que parce que ses
cours au Collège de France entraînent des manifestations,
elle ne nomme George Sand qu’ en qualité de témoin dans un
procès politique, ou de rédacteur dans un journal. Seule
une histoire interdisciplinaire peut faire comprendre le
printemps des Peuples. Pourquoi Leroux a-t-il obtenu à
Paris
plus de voix que Hugo, que Louis Bonaparte, que
Proudhon ? Pourquoi est-ce
lui, arrivant du "désert de la
Creuse”,
que les ouvriers des Ateliers nationaux chargent
en Juin de déposer leur pétition sur le bureau de
l'Assemblée Nationale ?
Les historiens
ne l’expliquent
pas. En 1845, en partant pour Boussac, Leroux avait laissé
à Paris de jeunes amis de
Desmoulins. “En des réunions
d'ouvriers dans différents quartiers de Paris”, la doctrine
de l'Humanité se répandait grâce à des “Centres de
propagande socialiste”. Le nombre des auditeurs étudiants
et ouvriers obligea à “former des enseigneurs”
dans une
sorte d'Ecole Normale, dont
Ph. Faure était chargé. Cela
n’a été raconté que par Auguste Desmoulins en 1850 dans la
“Revue sociale” et en 1859 dans le Journal d'un combattant
de Février.
Et c’est encore à Desmoulins qu’il faudra
demander pourquoi Faure et ses camarades étudiants ont dit
adieu au spleen et repris espoir en 1838 : “en 1838,
l'auteur de Lélia écrivit Spiridion”. Mais est-ce par
Leroux ou par Lamennais que l'auteur de Lélia a été
“guérie, transformée, convertie” ? En quoi ces deux
“Montagnards” différaient-ils vraiment ? Les historiens se
trouvent ici devant des écritures plus difficiles à
déchiffrer que celles qui trompaient la police de Carlier.
En mai 1836351, s'adressant en confidence à Marie d'Agoult,
George Sand dissimulait sous le mot “on” l'identité de
ceux352 qui souhaitaient comme elle que Lamennais cesse de
“résister” et marche avec “l'intelligence vertueuse”.
Lamennais résistait au socialisme pacifique. Il disait en
parlant de Leroux : “Lui et moi, nous sommes aux pôles de
351
Elle l'écrit le 25 mai (Correspondance de Lamennais, éditée par
Louis Le Guillou, t. VII, p. 79) à Marie d'Agoult,
à laquelle, la
même année, elle a confié son “plan de vie” essénien.
352 Leroux n'était pas encore isolé, et elle savait qu'il était
encouragé dans ses travaux par “une école de sympathies”.
135
humain”353.
l'esprit
Faure se trompait en croyant que ces
deux “maîtres”, guidés par son avant-garde, marcheraient
ensemble
sur
l'Hôtel
de
Ville.
Desmoulins
pensait
différemment : gendre et ami de Leroux, il avait vécu avec
lui à Boussac, quand Faure était à Paris. Puis avec Leroux
à Jersey, en 1853, quand Faure était à Londres.
On donnera raison à Desmoulins si on lit, réédités à
l’Imprimerie Nationale en 1997, les écrits politiques où
“la républicaine devient socialiste”. Mme Michelle Perrot
n'hésite pas : “L'amitié et la collaboration de Pierre
Leroux sont à cet égard décisives354”. Georges Duby, qui
avait demandé à Michelle Perrot cette réédition, et JeanBaptiste Duroselle, qui a traduit en français le livre de
Mme Gilmore, étaient des historiens unanimement respectés.
Et des correspondants des Amis de Pierre Leroux, dont
Michelle Perrot salue les efforts “pour faire redécouvrir
la pensée essentielle”355 de celui qu'elle appelle 356 “ce
grand précurseur”.
En 1847, Faure contribuait à la “Revue sociale”. En
février 48, il
venait de lire dans le numéro de janvier
l’article De l’esprit de paix et de fraternité universelle
où Pauline Roland regrettait que la Révolution française
ait donné au monde, au lieu d'“un chant véritablement
populaire, un chant de guerre”. En
disant
aux mères :
“Elevez vos fils dans l'horreur de la guerre”, elle citait
deux vers de Béranger :
Peuples, formez une sainte alliance
Et donnez-vous la main.
Et trois mois plus tard, en vertu des instructions
ministérielles, le Conseil municipal de Boussac ne pouvait
inscrire “Madame Marie-Désirée Pauline Roland sur la liste
électorale”357. La cause des femmes et les Etats-Unis
d'Europe étaient depuis des années les deux plus évidentes
revendications socialistes. Trois femmes vont nous le
confirmer, Jeanne Deroin, Marie d'Agoult et “la Citoyenne
M.-C. Goldsmid”, qui composa LE PACTE pour la propagande
des démoc-soc. C'est à Boussac358 , “la plus petite souspréfecture de France”, que l’Association typographique
avait
à partir de 1845 imprimé
les oeuvres dont les
“démoc-soc” se sont le plus inspirés, Malthus et les
économistes, Le Carrosse de Monsieur Aguado, et surtout De
353
L. le Guillou a édité en 1981 cette lettre à L. de Potter (8 oct.
418) à la p. 418 du Supplément à la Correspondance de Lamennais.
354 George Sand, Politique et polémiques, 1843-1850,
dans la
collection ”Acteurs de l'histoire” à l'Imprimerie Nationale, 1977.
355 p. 50.
356 Dans un message au Colloque de Boussac (octobre 1995).
357 B.A.L., n° 10, 1995, p. 19.
358Où ce
tableau décorait
en octobre 1995 la salle où les Amis de
Pierre Leroux préparaient la célébration du Bicentenaire de sa
naissance.
136
l'Egalité359 ,
réédition d'Egalité où retentissaient dès 1839
l'appel à “Jésus essénien” et le cri des hussites : “La
coupe au peuple !”. Et aussi, contre “la masculine
Sorbonne”, l'affirmation qui faisait scandale :
“Les femmes étaient les premières Ilotes. Leur cause est la
cause même du peuple; elle se lie à la grande cause
révolutionnaire, c'est à dire au progrès moral général du
genre humain. Eve est l'égale d'Adam. La femme a partagé
avec l'homme toutes les crises douloureuses de l'éducation
successive du genre humain. Si nous sommes libres, c'est en
particulier pour qu'elle le soit grâce à nous. Abolissez la
caste où vous tenez la moitié du genre humain !”.
Dès cette date, l'avant-garde européenne prenait modèle
sur cette “neu-demokratische
Schule” honnie par Engels,
cette “sect of the Humanitarians” au nom de laquelle Leroux
déclara
en
1845
:
“Socialistes,
nous
le
sommes.”
“Démocratique” jusqu'alors, leur propagande s'appela dès
lors “socialiste”, ou “démocratique et sociale”360 . Et on ne
pensait plus aux panacées phalanstériennes, icariennes ou
proudhonienne, en 48, lorsque l'on chantait avec Pierre
Dupont
Le socialisme a deux ailes
L'étudiant et l'ouvrier.
Mme Ruth Jung, de l'Université Johann-Wolfgang Goethe,
a traduit en avril 1996, dans “KultuRRevolution”361 l'article
publié par Jeanne Deroin dans “L'opinion des femmes” du 10
avril 1849 : “1848 forderte eine Frau in Boussac, Madame
Pauline Roland, das Wahlrecht auch für Frauen”. Amie de
Flora Tristan362
et de Pauline Roland363, Jeanne Deroin
regardait Pierre Leroux comme “le père du socialisme
religieux que j'ai le plus aimé et admiré”. Elle se
présentait à l'Assemblée Nationale. Le 4 juin, dans la
série des Femmes socialistes, “Le Charivari” publia un
dessin d'Honoré Daumier que reproduit Mme R. Jung. On y
voit Jeanne Deroin abattue par le rejet de sa demande, et
disant pour reprendre courage : “une porte me reste
ouverte... je suis en train de rédiger un manifeste à
l'Europe”.
En fait, à la demande de la Société
Typographique, elle rédigeait en août 1849 le Projet d'une
359
Enfin réédité en 1996 aux éditions Slatkine.
je suppose, en 48, quand il fut libéré du Mont Saint Michel,
que Barbès, présidant une séance du
Club des clubs, donna à l'union
de ces deux mots la vigueur rappelée par
Leroux
361Nr 23, Rituales der Augrenzung, p. 64 et 75
362Pour laquelle Leroux était “l'homme le plus démocrate de France,
l'homme peuple, l'homme ouvrier”
363“Martyres” toutes les trois, dira Desmoulins, de “l'idée que Pierre
Leroux a présentée le premier, l'idée de l'association autour des
instruments de travail, l'idée des corporations nouvelles”
360C'est,
137
Union des Associations Ouvrières où Mme Evelyne Sullerot a
fort bien vu “une préfiguration de la C.G.T.”364
Monsieur Raimund Rütten est professeur de littérature
française à la même Université, à Francfort-sur-le-Main, où
l'Allemagne
a
célébré
en
1998
le
cent-cinquantième
anniversaire de sa première République. Il remarque que LE
PACTE a été composé pour “La Propagande démocratique et
sociale domiciliée rue Coquillière, 12ter”, qui avait pour
but de rassembler les Démoc-soc ; que cette lithographie a
été déposée le 6 décembre 1848 ; qu'en mai 1849,
“l'activité déployée par le large mouvement de la Montagne
à l'occasion des élections à l'Assemblée Législative avait
eu ce tableau pour expression”. Ayant alors obtenu près
d'un quart des suffrages, les démoc-soc persistèrent
ensuite à diffuser de nouvelles lithographies de ce
tableau. En 1849, ils firent lithographier par A. Maurin un
beau portrait de la Citoyenne Goldsmid, intégré dans la
Galerie de la Montagne. Debout, elle pose sa main droite
sur des papiers où on aperçoit une équerre maçonnique et
ces mots : “Le règne des rois finit / celui des peuples
commence”. L'importance accordée par la Montagne à cette
mystérieuse Citoyenne ne vient-elle pas de ses relations
avec les démocrates allemands du Parlement de Francfort ?
Le professeur Rütten pose cette question, en notant qu'en
mai 1850, “contre le mouvement pour une
République
universelle,
démocratique
et
sociale”,
la
“männlichmilitärische, phallokratische Reaktion" fit paraître un
Album politique et allégorique où les socialistes sont
représentés sous les traits hideux d'“une horde de
Barbares”, assiégeant la Famille, la Foi, la Justice et la
République, mais repoussée par un soldat qui s'écrie :
“Halte-là... Halte-là ! Le soldat français est là !”365.
Leroux répondait en évoquant à la fois les victimes
algériennes et les victimes parisiennes d'“une armée bien
disciplinée, bien asservie à ses chefs et dont on pourrait
toujours user pour écraser en France ce qu'on appelle
l'esprit de révolte et de sédition”.
Par l'intermédiaire de Pauline Roland, c'est de Pierre
Leroux,
“le
révolutionnaire
pacifique”,
que
venaient
l'inspiration et l'influence de “la Citoyenne M.-C.
Goldsmid”,
aussi
bien
en
décembre
48,
lorsqu'elle
inscrivait deux vers de Béranger au bas de son tableau le
plus
important,
que
l'année
suivante,
puisqu'elle
popularise l'idée des candidatures féminines en s'ornant en
allégorie d'une écharpe qui semble le modèle d'une écharpe
de députée. Quant au chef du parti républicain en
Allemagne, Robert Blum, ancien ouvrier, écrivain, député au
Parlement de Francfort, il avait fait plusieurs voyages en
France avant 48, comme beaucoup de révolutionnaires
européens. Ceux d'Allemagne, plus encore que les autres, se
rappelaient l'appel que Leroux avait lancé en 1842 à “nos
364Journaux
365
féminins et lutte ouvrière 1848-1849
o.l., p. 75 et Nr 34, p. 60.
138
alliés”, et particulièrement aux Allemands : “Que devonsnous faire, nous qui sommes les serviteurs de la Révolution
française
?
Nous
devons
nous
attacher
à
l'UNION
EUROPEENNE.” L'urgence leur parut extrême en Février 48.
Ecoutons ce que Marie d'Agoult366, grande amie de l'Allemagne
et de Leroux, écrivit en 1850, sous le pseudonyme de Daniel
Stern, dans un ouvrage fort élogieusement apprécié
par
Leroux, l'Histoire de la Révolution de 1848 :
“Les prédictions des socialistes s'accomplissaient plus
rapidement qu'ils ne l'avaient pensé eux-mêmes. Les
peuples, en s'affranchissant, se reconnaissaient frères.
Par ce bel enchaînement du progrès humain que la Révolution
française avait si bien pressenti, partout la liberté
révélait la fraternité. Si la surface géographique du
continent restait encore ce que l'avaient fait les traités
de Vienne, si les royaumes et les principautés gardaient
leurs noms et leurs limites, on sentait que les esprits,
devenus libres, franchissaient ces frontières, formaient
entre les peuples d'autres associations”.
En 48, un mois après la Révolution parisienne du 24
Février, les triomphes populaires s'étaient répétés à
Vienne le 14 mars, à Berlin le 18, le 20 à Milan ; et aussi
à Venise, en Toscane, en Lombardie ; la Sicile devient
indépendante ; Charles-Albert entreprend la guerre contre
l'occupation autrichienne. On pouvait attendre du proche
avenir la défaite de la théocratie et de la caste d'empire
et la victoire posthume de leurs victimes, saluées par le
long cortège des nations indépendantes en marche vers la
REPUBLIQUE UNIVERSELLE DEMOCRATIQUE ET SOCIALE. En tête, le
drapeau français. Un ouvrier français en blouse tient
l'extrémité de la corde que tiennent des femmes, des hommes
et des enfants de toutes classes et de tous âges, vêtus de
leurs costumes nationaux et précédés par leur drapeau :
Allemagne, Autriche, Deux-Siciles, Lombardie, Romagne,
Pologne, Angleterre, Hollande, Hongrie, Espagne. Replié en
plusieurs lacets, le cortège laisse voir dans le lointain
un chemin de fer, un bateau à vapeur et le drapeau de
l'Amérique. Tout en bas, abolis, jonchant la poussière, des
débris de tiare, de couronnes et d'armoiries.
Le 3 décembre 1849, Proudhon attaqua Leroux dans “la
Voix du Peuple”. Au nom de ”la Propagande démocratique et
sociale”, le fouriériste Pecqueur prit la défense de
"Pierre Leroux, l'apôtre de l'humanité, de l'unité et de la
solidarité universelle". La "convention" dont parlait A.
Guépin367 réunissait autour de Leroux d'anciens fouriéristes,
d'anciens saint-simoniens et aussi d’anciens buchéziens
:
368
leur journal, “L'Atelier, organe spécial des ouvriers”
366
Dont la mère était allemande. La femme de Leroux était suisse
allemande.
367La Philosophie du sociaisme (1850)
368 Cité par R. Rütten, “KultuRRevolution”, Nr 31.
139
disait le 10 juillet 1849 : “au souffle fécondant de la
liberté partie des marches de l'Hôtel-de-Ville, l'Italie,
la Pologne, l'Allemagne et la Hongrie se levèrent, et la
France les salua de ses acclamations. Aujourd'hui la
Hongrie et la Pologne sont en état de siège ; Berlin et une
partie de l'Allemagne sont en état de siège ; les
Autrichiens
et
les
Russes
écrasent
la
République
hongroise ; les Prussiens, la République allemande. Les
Français sont entrés à Rome et le pape a remplacé la
République romaine ; enfin, Paris, Lyon et une partie de la
France sont en état de siège.”
Ceux qui enseignent en Sorbonne que Leroux était “très
catholique” et ceux qui prennent
parti contre lui pour
Tocqueville connaissent-ils son Discours du 27 juin 1849 ?
Il y prenait la défense des insurgés danois, italiens et
allemands, en s'élevant contre le Prince-Président, et
contre Tocqueville, son ministre des Affaires Etrangères,
en disant : “la politique papiste, c'est-à-dire ce qu'il y
a de plus antirépublicain [...] Se mettre à la suite de la
papauté pour prendre Rome, c'est un vieux petit système
complètement déserté par l'esprit humain et par l'esprit
français depuis plusieurs siècles.” Trois semaines plus
tard, à Boussac, ses deux gendres, Auguste Desmoulins et
Luc Desages,
sont arrêtés, garrottés avec des chaînes de
fer, et menés à pied jusqu'à Lyon, où ils arrivent
enchaînés vingt jours plus tard. Vulgarisateur comme eux de
la Doctrine de l'Humanité, Dostoïewski est condamné à
mort369 , à Saint-Pétersbourg, le 16 novembre. En Hongrie, à
la bataille de Ségesvar, Sandor Petöfi est tué. Après
l'échec de l'insurrection de Vienne, Robert Blum a été
exécuté. Malgré ces défaites, la Montagne continue à
combattre “la théorie des races”, “le despotisme de
l'intelligence”, le bellicisme, “la caste de propriété, ou
capitalisme”, et à préconiser le respect des minorités, le
droit des femmes, le droit à l'indépendance nationale, “le
droit de s'associer par corps de métier”, l'organisation de
l'Union
européenne,
pour
préparer
la
REPUBLIQUE
UNIVERSELLE, -- la Déclaration des Droits (de 1793)370
servant de socle aux Lois qui doivent déterminer les
devoirs respectifs de la société et de l'individu. Et en
mars 1850, dans la “Revue sociale”, Auguste Desmoulins
espère encore : “La Révolution palpite en Italie, Hongrie,
Valachie, Moldavie, Croatie, Servie ; le fléau a pénétré
jusque dans la Russie elle-même où les livres socialistes
français se vendaient mieux que dans notre pays. Enfin, la
démocratie allemande nous répond du Roi de Prusse”.
369
Son compagnon de chaîne est un officier de marine, lecteur de
Lamennais.
370 C'est cette date qu'en 1850 la Citoyenne M.-C. Goldsmid a inscrite
avec celles de 1830 et de 1848 dans le tableau “Anniversaire de la
République Universelle Démocratique et Sociale”.
140
En mai 1850, Leroux sera encore en première ligne,
vingt-trois
ans
après
avoir
lancé
l'idée
d'“UNION
EUROPEENNE”. Au moment où
l'armée crie “Halte-là !”, on
lit dans l'“Almanach du nouveau monde” le texte du discours
où il s'était écrié le 27 juin 1849 à l'Assemblée
Législative :
“Citoyens, cette France m'appartient comme à vous, je suis
son enfant, comme vous j'ai le droit de le dire
ici...(Assez ! !) […] Et vous nous appelez barbares ; vous
nous dites : Vous voulez détruire l'humanité, votre mère ;
vous voulez détruire la famille, la patrie, la propriété ;
et nous vous montrons que toutes ces choses sont
progressives, et que, lorsqu'elles ne suivent pas les
développements
de
l'humanité,
alors
seulement
elles
deviennent des fléaux au lieu d'être des bienfaits.” Pour
finir, cette phrase qui explique la place que l'Allemagne
avait reçue dans LE PACTE : “L'Europe tout entière s'agite,
et
cette
Allemagne
religieuse
et
chrétienne,
plus
religieuse que vous, moins sceptique que vous, cette
Allemagne et tous ses mouvements l'attestent, vient
précisément, au nom de la philosophie, invoquer la France ;
et la France, loin de répondre à son appel, comprime ce
mouvement, et la France va prendre la suite, la queue de
l'Humanité” (Hilarité générale et prolongée).
De toutes parts : La clôture ! la clôture !
Le citoyen Président. On demande la clôture de la
discussion. Je la mets aux voix.
L'Assemblée, consultée, prononce la clôture”.
141
CHAPITRE VII
“ESSÉNIENS DU MONDE” ET “FRATICELLI DE LA BOHEME"
Les Démoc-soc — “L’antiéclectique” et “le georgesandisme” —
Les Démoc-soc
“O république universelle
Tu n'es encor que l'étincelle,
Demain tu seras le soleil”.
A Jersey, en annonçant aux républicains vaincus cet
avenir371, Victor Hugo le rattachait à la longue prédiction
des martyrs, — “Jean Huss était lié sur la pile de bois”372,
— et des génies, — la “prodigieuse constellation mêlée à
cette immense aurore, Jésus-Christ”373. Porte-parole des
socialistes, Leroux lui répondait : “Vous autres, poètes,
vous ne mettez jamais de notes, et vous voulez que toute la
gloire soit pour vous.” Avant de publier Les Châtiments,
Hugo avait assisté en 1853, à Jersey, aux Leçons374 où Leroux
exposait la Doctrine de l'Humanité. Au mur, on avait peutêtre fixé le tableau où Jean Huss, en levant les yeux vers
“Jésus essénien et destructeur des castes”, semble crier
“La coupe au peuple !”, “Magna est veritas et praevalebit
!, la Vérité est grande et elle l'emportera !”. Cette
doctrine était évoquée dans LE PACTE, du moins pour ceux
qui regardaient le lion comme l'emblème de Marc, évêque
d'origine essénienne375, et le seul des quatre évangélistes
qui dans cette estampe fasse escorte à Jésus. Doctrine
adoptée par George Sand, en 1836, quand elle décida de
“refaire Lélia”, et d’être l’apôtre du “plan de vie [...]
de la famille des Esséniens”376 : se faire humble et petit
avec les infortunés [...], vivre de presque rien, donner
presque tout, afin de rétablir l’égalité primitive et de
faire revivre l’institution divine”377. Doctrine affirmée en
1849, à Paris et à Lyon, par les coopératives réunies dans
“L'UNION ESSENIENNE, Association Universelle, Solidaire et
Fraternelle”. Doctrine réaffirmée à Jersey, par “L'Homme,
journal des proscrits”, où le directeur (ami de Leroux),
Charles Ribeyrolles, écrivait en 1855 : “Nous, républicains
socialistes, esséniens du monde". A la rédaction de
“L'Homme”, Hugo aidait le colonel Piancini378 . Plus tard, en
371
Dans Lux, à la fin des Châtiments (Jersey, 1853).
La Pitié suprême (1879).
373 William Shakespeare (1864).
374 Cours de Phrénologie, réédité en 1996 par Slatkine.
375 Je suppose que l'artiste était guidé par
l'auteur ou par un
vulgarisateur de De l'Humanité, où Alexandrie, dont saint Marc fut
évêque, est désignée comme la ville essénienne par excellence.
376En note, elle ajoutait cette traduction d’un passage de Pline
: “nation remarquable par dessus toutes celles du globe”.
377 A Marie d’Agoult, le 10 juillet 1836, Correspondance générale, t.
III, p. 475.
378 Républicain italien, prisonnier en 1849 d'abord des Autrichiens
puis de l'armée française.
372
142
lui rappelant “notre cher co-proscrit Ribeyrolles”, et en
s'excusant de ne pouvoir lui répondre en italien379 , il lui
écrira : “Voyez le grand Christ, quel diadème que la
couronne d'épines !”. Jésus porte cette couronne,sur
l'estampe où était figurée la doctrine de Boussac, et
Piancini avait probablement vu cette estampe, à Jersey
peut-être, en écoutant Leroux.La Pentecôte que George Sand
espérait
en
1836
avait
lieu.
L'Europe
républicaine
communiquait grâce au langage inventé par l'Encyclopédie
nouvelle, mis en scène par C.-F. Lallemand et M.-C.
Goldsmid, et commenté, le 25 Décembre 48, à Paris par “une
femme” anonyme380, puis par Jeanne Deroin, et enfin par
Leroux au Banquet annoncé par “Le Peuple”. Nouveau Noël, et
nouvelle Pentecôte révélant le socialisme aux réfugiés de
nombreux pays. A Herzen, en 48, au Banquet où il mangea du
mouton froid et bu du vin aigre, en écoutant Leroux, Cabet
et le chant de la Marseillaise. Aux représentants des
typographes de Bruxelles et de Genève, en 1849 et 1850,
quand Leroux les accueillait aux Banquets381 de la Société
Typographique, heureux de pouvoir dire à ses compagnons
français, le 15 septembre 1850 : “le grand meeting qui
vient de se tenir à Manchester s'est terminé par des
conclusions de tout point conformes à vos statuts.”
Opposées par conséquent à celles qu'Engels et Marx avaient
tirées du meeting de 1847.
On a remarqué tout à l'heure le mot phallokratisch. Le
socialisme n'attaquait pas seulement le capitalisme et
l'impérialisme que Leroux appelait “le parti du sabre”382.
Accusées de prêcher l'insurrection contre les maris, Jeanne
Deroin et Pauline Roland allaient être condamnées à la
prison par le tribunal de Limoges. En écrivant : “Madame
Pauline Roland”, Jeanne Deroin suivait l'exemple donné par
Leroux, mais
Pauline Roland n'était qu'“une fille-mère”
pour ceux — comme Proudhon — qui traitaient George Sand de
“putain”. Après juin 1849, en accusant Leroux de moeurs
fouriéristes, Proudhon avait rompu avec la Montagne.
Lamennais en demeurait membre, mais il parlait méchamment
d'“odeur de lupanar” à propos de Leroux et de ses grandes
amies. Leroux semblait aux catholiques le plus redoutable
des “Barbares”, parce que les défenseurs de la Famille, de
la Foi, de la Société et de “la masculine Sorbonne”
s'unissaient
contre
lui
aux
caricaturistes,
aux
chansonniers, aux faiseurs de vaudevilles, aux défenseurs
de la Propriété, à Proudhon qui le traitait d'émule de
Robespierre, et à Tocqueville qui le rangeait parmi les
379
Cité par Franca Zanelli Quarantini, 103 Autografi francesi ,
“Francofonia”, Firenze, 1995, p. 53-55.
380 Louise Julien, peut-être.
381 Dont la CGT a publié en 1995 les comptes rendus, conservés par elle
depuis un siècle dans les Carnets de Joseph Mairet.
382 Leroux appelait ainsi le bonapartisme en 1842, quand il s'adressait
aux Allemands en citant Kant et Goethe et en disant : “Allons, frères,
marchez”.
143
petit-fils de Babeuf. Répondons en citant un
ignoré, un
socialiste proche de Leroux, Georges Duchesne, cofondateur
de la Société Typographique. C'est à lui que “L'UNION
ESSENIENNE,
Association
Universelle,
Solidaire
et
Fraternelle” avait confié l'Introduction de l'Almanach des
Associations ouvrières pour 1850383 . Au nom de cette
Association, Duchesne critique “l'habitude que nous avons
contractée, au régime du despotisme, de considérer le
pouvoir comme le suprême dispensateur de l'ordre, de la
liberté, de la richesse”. Il écrit : “L'Etat ne peut rien
pour
l'émancipation
sociale
[…].
L'embrigadement
des
ouvriers serait le pire des systèmes. Il a le premier
inconvénient d'augmenter les frais de production par la
création de véritables sinécures”. Mais le sentimentalisme
ne vaut pas mieux que l'autoritarisme : “Le plus mauvais de
tous les calculs serait de compter, pour se former une
clientèle,
sur
le
dévouement
et
la
fraternité
des
consommateurs. Les associés doivent triompher de la
concurrence
capitaliste
par
l'excellence
de
leurs
fournitures et le bon marché”. Réduits au silence dès 1850,
ces socialistes ne pourront être défendus que dix-huit ans
plus
tard.
Alors,
Ténot
rappellera
combien
les
réactionnaires ont exploité en 48 “les violences des
révolutionnaires
extrémistes
et
les
attaques
des
socialistes
autoritaires
contre
le
principe
de
la
propriété”. Et il dira que “les progrès incessants du
socialisme
libéral —
ce
qu'on
appelle
aujourd'hui
coopération — sur le socialisme autoritaire avaient
facilité un rapprochement sincère entre toutes les nuances
du Parti républicain”, au point que “les progrès inouïs de
la propagande républicaine dans les populations agricoles
du Centre, de l'Est et du Midi semblaient le gage d'un
triomphe assuré pour 1852”384. C'est à Boussac qu'était
imprimé
“L'Eclaireur, journal des départements du Centre,
Indre, Cher, Creuse, Allier, Puy-de-Dôme, Haute-Vienne”.
En 1897 la “Revue socialiste” où écrit Péguy parlera
élogieusement du socialisme libéral, comme Ténot en 1868
et Leroux en 48 à l'Assemblée nationale. Vingt et un ans
avant d'être loué par Pauline Roland dans la “Revue
sociale”, “l'esprit de paix” avait été loué par Leroux dans
"le Globe", non seulement chez Saint-Simon, mais aussi chez
Thomas
Morus,
Fénelon
et
l'abbé
de
Saint-Pierre385.
Tocqueville et ses disciples refusent de voir la différence
entre “le paisible Pierre Leroux” qu'admire Baudelaire, et
les “matérialistes dialecticiens” qui en 48 disaient avec
Proudhon : “Les juifs ne reviendront pas. Je le leur
383
La République de 1848, t. 3 (Edis).
Etude historique du Coup d'Etat.
385C'est en découvrant cela que 1983 Maximilien Rubel a compris que
Leroux l'emportait sur Marx, dont il éditait les Oeuvres à la
Bibliothèque de Pléiade. Avant-propos
ajouté en 1983
à Marx,
théoricien de l'anarchie, réédité par lui
aux “Cahiers du Vent du
Ch'min”.
384
144
défends”, avec Toussenel :” Ni prêtres ni juifs !”, avec
Blanqui
:
“dictature
parisienne”,
avec
Bakounine
:
“révolution pandestructrice” et avec Marx : “guerre
générale et insurrection révolutionnaire du prolétariat
français”.
Les disciples d'Engels jugent que LUTTE DES
CLASSES
est
un
meilleur
programme
que
REPUBLIQUE
UNIVERSELLE. Traitant la triade républicaine d’“ idéologie
petite-bourgeoise”, ils enseignent que Leroux,“ illuminé
démoc-soc”, “prudentissime”386
et
attardé dans la
“métaphysique”, “n'a pris aucune part à la lutte en 48, et
après 48 est dépassé par les événements”387. Ils finissent
par reconnaître que, “jusqu'en 1852 ses disciples et lui
ont joué un rôle dans les associations ouvrières et le
mouvement coopératif”388. Et que, “à Jersey, aux yeux de bon
nombre
de
socialistes,
l'insupportable
Pierre
Leroux
faisait encore figure de grand penseur”, parce qu'il avait
assisté aux révolutions de 48 et de 1830. Mais “la vérité
essentielle” de ces révolutions lui échappait, car on ne
peut la comprendre qu'à la lumière du “fait politique le
plus important de l'histoire du monde au XIXème siècle”, la
Commune de 1871, prototype de “la grande Révolution
d'octobre 1917”389 et de “ce qui est arrivé par la suite à
Pékin, Cuba, Hanoï”390. Leroux était dépassé, non seuleemnt
en 1864, quand “le mouvement ouvrier adoptait la solution
dialectique inventée par Marx et Engels”391 , mais déjà en
1848, puisque le Manifeste communiste
affirmait que la
doctrine humanitaire n'est qu'un “socialisme bourgeois”, et
déjà dépassé en 1844, puisque ni lui ni
sa “Revue
indépendante”n'avaient rien répondu392 lorsque l'appel en vue
d'une alliance philosophique entre l'Allemagne et la France
avait été lancé par Karl Marx. La philosophie européenne,
disait Engels, c'est Bruno Bauer et Feuerbach. “Le
théoricien du prolétariat européen, disait Marx, c'est le
prolétariat allemand”393. Le docteur Ewerbeck ajoutait :
386
Henri Guillemin, La première Résurrection de la République (1967).
Roger Garaudy en 1949.
Jean-Jacques Goblot, c.r. de P. Leroux et les socialistes
européens, “Revue d'histoire littéraire de la France”, avril 1985.
389 Pierre Albouy, Mythographies (1971), p. 275, 283, 363.
390 Armand Lanoux, Une histoire de la Commune de Paris (1962), t. II,
p. 577.
391 Michel Granet, L'évolution des idées politiques et sociales de V.
Hugo, thèse de Lettres, Sorbonne, 1974.
392 A en croire E. Bottigelli, Les Annales franco-allemandes et la
pensée française, “La Pensée”, août 1963, p. 47-66.
393 En disant cela de Weitling, Marx oubliait (tout exprès peut-être)
ce que Weitling, dans l'Evangile du pauvre pécheur (1841), emprunte à
Egalité. Source non précisée de nos jours, même quand on remarque,
dans tel écrit de Weitling daté de 1843, parmi les thèmes qui sont
“devenus, dans l'interprétation de Marx et d'Engels, le patrimoine
commun du mouvement ouvrier international”, que telle affirmation
concernant les esséniens “est appuyée sur les leçons de Pierre
Leroux”. On lit ces mots, et aussi des textes de Cabet, de Constant et
d'Esquiros, (qui eux aussi s'inspiraient d'Egalité), dans la copieuse
387
388
145
“c'est la philosophie allemande qui a trouvé le socialisme,
indépendamment de toute influence française. Lorsque la
France sera devenue révolutionnaire et humanitaire, elle
trouvera chez nous autant d'amis qu'il y a chez nous de
socialistes et de philosophes, c'est-à-dire les deux tiers
de la nation”.
Personne n'a dénoncé ces mensonges. Personne n'a dit
qu'en 1842 Leroux s'adressait aux philosophes allemands en
leur disant : “Allons, frères, marchez !”. Et c'est en
allemand, en 1987, que les “Schriften aus dem Karl-MarxHaus”394 ont publié ce qui venait d'être dit par un historien
tchèque, Jiri Koralka395 : en 1842, “für alle europaïschen
Demokraten und Revolutionäre”, l'impulsion décisive était
venue de France, “der entscheidende Anstoss kam aus
Frankreich”,
grâce
à
la
publication
“in
der
Revue
indépendante” de Consuelo dont “der Saint-Simonist Pierre
Leroux (1797-1871)” était l'inspirateur. En
écrivant dans
Consuelo : “La coupe au peuple!”
George Sand vulgarisait
l'article Egalité comme elle le disait en 1839396, en ayant
“l'encyclopédie à la main”. En 1840, les écrits de Pierre
Leroux, et en particulier en lisant “die Egalité”, la
jeunesse allemande découvrait "une tendance spirituelle
(Geistrichtung) riche d'avenir”. En 1844, le jeune Marx
avait découvert l'Humanismus prolétarien en partageant le
repas des ouvriers et des étudiants dont la “British and
Foreign Review” venait de faire l'éloge, en signalant les
deux publications dirigées par Pierre Leroux, “the chief of
the sect of the Humanitarians” :
Les Humanitaires, comme on les appelle à cause de leur
déification de l'Humanité comme être collectif, dont les
hommes sont les membres individuels, peuvent être regardés
actuellement comme les plus en vue et les plus actifs des
métaphysiciens. Ils n'ont pas de Sorbonne — pas de chaire
professorale —,
mais
ils
ont
une
revue,
la
Revue
indépendante, publiée par P. Leroux, George Sand et Louis
Viardot, dans laquelle ils peuvent chaque mois endoctriner
Paris. Ils ont un vaste ouvrage, l'Encyclopédie nouvelle,
dans lequel le cercle complet des sciences morales,
métaphysiques et physiques sert à étayer leurs doctrines.
Ils ont des romanciers, des feuilletonistes, des critiques,
des artistes, […] et leur philosophie se présente à vous
dans les ouvrages de ce grand génie, George Sand, et dans
anthologie où Gian-Mario Bravo étudiait Les socialistes avant Marx en
commençant par dire : “Nous excluons Pierre Leroux”.
394 Nr 37, Actes d'un colloque sur Jan Hus réuni à Trier en 1986.
395
Nationale und Internationale Komponenten in der Husund
Hussitentradition des 19. Jahrhunderts.
396 “Nous sommes plongés jusqu'au cou dans l'histoire, la philosophie,
les religions, avec toutes les questions géographiques, artistiques et
littéraires qui s'y rattachent. En un mot, Maurice et moi, nous
faisons notre éducation côte à côte […] j'explique, je vulgarise le
texte afin de le rendre saisissable.” Maurice, son fils, a alors seize
ans.
146
les salons de société. Ils ont des modes de propagande
variés, énergiques et efficaces. Ils ne se contentent pas
de la lente progression des convictions scientifiques, ils
rangent sous leur bannière jeunes et vieux, philosophes et
poètes, artistes et femmes. Des jeunes gens de vingt ans
rejoignent leurs rangs, et ils vous demandent votre formule
de vie (formula of life)”. 397
Les ouvriers français dont Marx loue “la noblesse” le
11 août 1844, et “the Communist Club of the mystic school”
haï par Engels 398, c'est l'Ecole Normale organisée par les
“cercles de propagande démocratique”. Les pages de Ph.
Faure399 que Desmoulins reproduit dans le Journal d'un
combattant de Février prouvent que, pour composer son Cours
aux “enseigneurs”, Faure avait “à la main” la même
Encyclopédie nouvelle que George Sand pour composer
Consuelo et la Citoyenne Goldsmid pour composer LE PACTE.
Au début de juin 48, Leroux obtiendra dans la Seine
soixante-dix mille voix de plus que Blanqui, parce que les
sociétés secrètes avaient recruté beaucoup moins de jeunes
gens que “La propagande”, et parce que les idées du
“Communist Club” avaient le soutien de la Creuse migrante.
En 1850, “les Démoc-soc” avaient compris l'importance
soulignée par Leroux du prolétariat paysan. Dans l'espoir
de l'emporter aux élections qui devaient (en principe)
avoir lieu en 1852, une action de propagande fut menée dans
les campagnes, dont beaucoup, dans le Centre et le Sud-Est,
résistèrent
au
coup
d'Etat
mieux
que
les
villes.
Malheureusement, que ce soit pour railler avec Engels ou
pour défendre contre lui le socialisme reconnu comme
"français",
c'est
dans
les
journaux
parisiens
de
Considerant,
Cabet
et
Proudhon
que
les
historiens
professionnels ont cru le trouver. Ils n'ont pas lu les
publications de Boussac, qui ne subsistent qu'en de très
rares bibliothèques. Habitant une région rurale déshéritée
mais
reliée
par
ses
maçons
“migrants”
aux
villes
industrielles comme Lyon, Saint-Etienne et Paris, Leroux
avait une connaissance beaucoup plus exacte, beaucoup plus
contrastée aussi, des réalités économiques et aussi des
questions internationales. Dès 1842, dans la “Revue
indépendante”, il avait insisté sur l'importance du “lien”
qui relie les villes et la campagne. Il publiait dans
“L'Eclaireur, journal des départements du Centre”, un
article intitulé Pauvre Pologne où Philippe Faure disait le
25 avril 1847 : “Les patrouilles circulent dans Prague
parce que la propagande slave enflamme la Bohême”. Et
après avoir publié dans la “Revue sociale” une série
d'articles de Ph. Faure sur l'Algérie, il écrivait dans “la
397
G. H. Leves, dans le "British and Foreign Review" en 1843.
dans “The New Moral World “du 5 octobre 1844, cité dans le n° 43
des “Schriften aus dem Karl-Marx Haus”, 1992.
399 Ayant ce Cours à Jersey, Desmoulins y avait probablement aussi LE
PACTE.
398
147
République” qu'après avoir “souillé la victoire” Outre-Mer
“une armée [est] bien habituée au meurtre”400. Le 24 aoùt
1850, quand ces mots ont paru, “le soldat de l'Allégorie
n° 2401 criait : “Halte-là...Halte-là !”, en menaçant de la
crosse et de la baïonnette un ramassis d'apaches portant
des plumes dans les cheveux.
Le 21 mai 48, — Leroux risquant de demeurer en prison,
— Théophile Thoré avait écrit dans “La Vraie République” :
“que
penserait
l'Allemagne
intellectuelle,
qui
s'est
nourrie de votre doctrine, que penserait l'Europe qui a
traduit vos livres sublimes ?”. A cause des répressions,
des Sibéries, y compris “la noire Sibérie” où Baudelaire
songeait aux proscrits, on se souvient à peine de T. Thoré,
critique d'art admiré par Baudelaire sous le nom de Bürger.
Les rivaux de Leroux, tel Engels, n'embrigadaient que les
partisans d'un dogmatisme. La doctrine de la SOLIDARITE
s'adressait aux artistes, aux savants comme aux illettrés,
nombreux chez les travailleurs de la chaussure, de
l'habillement et de l'alimentation qui formaient des
“cercles esséniens”. Pour eux, ce mot évoquait (moins
précisément certes que pour George Sand, Marie d'Agoult,
George Eliot et Malwida von Meysenbug) la véridique
doctrine historique de Leroux. Ph. Faure, journaliste,
professeur et compagnon typographe, comme Desmoulins, avait
en outre été reçu menuisier compagnon de son Devoir.
Il
s'efforçait “d'unifier les différentes fractions du parti
républicain”402. L'Association fraternelle des institutrices,
instituteurs et professeurs socialistes adhérait à l'Union
des Associations ouvrières comme les associations de
boulangers, de médecins, de coiffeurs et de restaurateurs,
etc. Lectrices de George Sand ; auditeurs de Mickiewicz,
Quinet et Michelet au Collège de France; vétérans du
carbonarisme, amis comme Leroux de Béranger ; admirateurs,
plus jeunes, comme Baudelaire, de celui que la “Revue
sociale” appelait “notre ami Pierre Dupont” ; fouriéristes
ou cabétistes désabusés; blanquistes détrompés et adoptant
les mots de Barbès : “démocratique et sociale”, toute une
“convention” comme disait A. Guépin
pouvait prendre part
à des séances audiovisuelles, les Banquets. Des poésies,
des chants ; plusieurs “toasts”, l'un plus concret, l'autre
plus pathétique et le dernier plus théorique, mettaient à
la portée des plus instruits comme des plus ignorants les
idées signifiées par les mots UNIVERSEL, DEMOCRATIQUE ET
SOCIALE, par les très grosses lettres du mot FRATERNITE, la
tête du lion, les figures des prophètes et des martyrs, les
emblèmes flétris de la théocratie et des castes. Tout cela
résumé par Pierre Leroux peu avant le 2 Décembre :
400
Cité par moi, B.A.L., n° 12, 1995, p. 54.
Reproduite par R. Rütten, KultuRRevolution, nr 34, p. 60.
402 Louis Le Guillou écrit cela en publiant la lettre où Lamennais
l'encourage Correspondance générale de Lamennais, t. VIII, p. 706 et
716.r
401
148
Comme dans ces Banquets où, au milieu de nos frères les
ouvriers de Paris, l'âme élevée vers Dieu, nous sentons
vibrer dans nos coeurs la vie divine et retentir en nous la
solidarité humaine : A l'accomplissement de toutes les
prophéties ! A l'union des Savants, des Artistes et des
Industriels ! Afin qu'il n'y ait plus de castes sur la
terre, mais un seul Genre humain, sans monarchie, sans
aristocratie, sans despotisme, ni dans l'Etat, ni dans
l'Atelier, ni dans la Famille, ni dans le Temple, mais des
hommes égaux, libres et frères! 403.
Aussi peu connue que si elle avait été publiée à
Boussac, l'Histoire socialiste de Jaurès
insiste sur les
progrès que la Montagne a faits dans les provinces à partir
de 1849. Elle salue ses quatre “précurseurs”, Louis Blanc404,
Lamennais, George Sand405, et surtout Leroux, qui avait
“l'âme la plus socialiste et le cerveau le plus fécond”, et
qui a “imprégné de socialisme les plus hauts esprits de son
temps”. Mais ce socialisme n'était pour Lénine qu'“une
béate rêverie”. Pour Tocqueville aussi.
Commenté en 1962 dans le manuel d'histoire pour la
classe de Première édité
aux Classiques Hachette, et de
même en 1988
dans La Révolution, de Turgot à Jules Ferry
par François Furet, LE PACTE évoque seulement “un feu de
paille, 1848", et “Un rêve quarante-huitard”.
En 1989, à
Paris, aux applaudissements du Grand Amphithéâtre de la
Sorbonne, le Président
Mikhaïl Gorbatchev célébrait 1789,
prélude de l'immortelle Révolution d'Octobre 1917. Mais à
Budapest, en 1989, pour réhabiliter
les martyrs de 1956,
le président des Jeunes Démocrates rappelait qu'ils avaient
eu “le courage de tenter de réaliser les objectifs de
1848”. Et la foule répétait les paroles de Sandor Petöfi,
le poète de 1848 : “Jamais plus nous ne serons des
esclaves”. Moins célèbres que ceux du “cercle Petöfi”,
d'autres dissidents, en d'autres Démocraties impopulaires,
s'étaient eux aussi
souvenu de 48 quand ils avaient
lutté aux côtés des morts
à travers le rideau de fer des nuages406.
Hernani, La Vie de Rancé et les Manuscrits de 1844,
voilà ce qu'on a
retenu
en Sorbonne pour les années
quarante. A cause de deux articles de Marx, l'unique numéro
des
“Annales
franco-allemandes”
semble
beaucoup
plus
403
De la Fable.
Louis Blanc, selon leurs ennemis, était le “Fils”, la “Mère” étant
George Sand “toujours Vierge”, et “Pierre-Jules Leroux le SaintEsprit”. Je renvoie à Pierre Leroux et les socialistes européens, pp.
71 et 81.
405 George Sand, Lamennais et Leroux étaient les trois principaux
auteurs français, selon Mazzini.
406 Oeuvre d'un poète de Solidarnosc, traduit et cité par Timothy
Gardon Ash, La chaudière. L'Europe centrale 1989-1990, traduit de
l'anglais en 1994, auquel j'emprunte les deux phrases qui précède.
404
149
important que la collection de la “Revue indépendante”. En
France, on ne voit pas pourquoi Pavel Annenkov parlait de
L'importante décennie 1838-1848
? Franco Venturi
a fait
comprendre cela en Italie en publiant Il populismo russo.
Heine enfin diffusé le fera comprendre en Allemagne, comme
Histoire de ma vie traduit auxs USA et au Japon. Dès 1850,
Giuseppe Ferrari réunissait deux événements en les datant
de 1838 : “le combat du socialisme contre l'éclectisme
commençait entre
M.Cousin et Pierre Leroux, qui inspire
George Sand, le grand poète de la démocratie, et qui
éclaire par la lumière qui jaillit de son coeur”407. En 1838,
Leroux avait attaqué
“M.Victor Cousin, le pouvoir
éducateur de la France”. En septembre 1848, par la voix de
Jules Simon, Cousin donnait à l'Eglise le soutien de
l'Université contre le socialisme.
En 1839, Un grand homme de province à Paris parut six
mois avant la Réfutation de l'Eclectisme. Mais cette
Réfutation était une réédition de l'article Eclectisme,
publié dans l'Encyclopédie six mois avant Spiridion.
L'Encyclopédie étant inconnue, M.M. Dolf Oehler408, et Louis
Althusser commettent A propos de Baudelaire et de Marx la
même erreur que M. Barbéris quand il dit que “Balzac
demandait autre chose que l'éclectisme de fait, celui
qu'attaquera Pierre Leroux”409. Même erreur quand M. Miguel
Abensour a écrit avec beaucoup d'audace (c'était en 1972)
que “Leroux rejoignait Feuerbach et le jeune Marx”410. En
réalité, avant que Marx écrive ses Manuscrits de 1844,
avant que Feuerbach écrive en 1840 Das Wesen des
Christentums,
“l'anticlectique, l'antagoniste de nos
philosophes demi-dieux” était admiré
par
Proudhon,
Heine, Herzen, Mazzini, George Sand, Balzac, Michelet,
Renan et Baudelaire .
On annihile sans le savoir ce qui s'était passé entre
Eclectisme et La Réfutation. Or il s'était passé beaucoup
de choses entre janvier 1838 et le 17 décembre 1839, grâce
en particulier à Spiridion . "Une espérance nouvelle avait
lui”411 aussi bien aux yeux d'Annenkov et de Dostoïevski,
407
I Filosofi salariati, traduit en français en 1988 par Leonardo La
Puma (ed. Milella, Lecce).
408 Salon de 1846, où M. Oehler (Die antibourgeoise Aesthetic des
junger Baudelaire, Frankfurt, 1976) a aperçu, mieux encore que D.-O.
Evans, l'influence de Leroux. C'est une impression datée de 1841 que
Baudelaire rappelle ici, ainsi que “l'éblouissement attendri” causé
cette année-là par “le Chant des ouvriers de Pierre Dupont, cette
Marseillaise des ouvriers, ce cri de douleur et de mélancolie”.
Oeuvres complètes, éd. de la Pléiade, 1975, t. II, p. 473. Pierre
Dupont est l'un des amis communs de Leroux et de Baudelaire. Je
renvoie à mon étude Les haines de Baudelaire, in “Présence de George
Sand”, n° 8, mai 1980.
409 Balzac et le mal du siècle, p. 643, 672, 989 et 1783.
410 Pierre Leroux et l'utopie socialiste, Cahiers de l'Institut des
sciences économiques appliquées, Economie et sociétés, série 5, n° 15,
1972.
411 Ces mots sont de Dostoïevski
150
amis de Biélinski, qu'aux yeux de Desmoulins et de Ph.
Faure. Sans Leroux, qu'elle appelait “le Sauveur”, Mazzini
n'aurait jamais vu en George Sand “l'Européenne”. En
marchant à la suite de Werther, d'Obermann, d'Adolphe et de
Joseph Delorme, Lélia fermait le cortège des “infortunés
qui se regardent mourir”. Et c'est en vain (Leroux disait
cela en 1837 à l'article Conscience 412)
que son âme
“demande sa nourriture” à une religion épuisée. Mais “la
cessation de vie”, qui se manifeste dans “le doute”, “le
spleen” et le “scepticisme” maquillé en catholicisme, n'est
pas seulement une lamentable mode littéraire. Ce romantisme
individualiste n'est que la version sentimentale de “la
subjectivité sans objet” que développe interminablement “la
psychologie, comme on la définit et comme on l'enseigne
aujourd'hui dans nos écoles”. George Sand fut “guérie”,
“transformée”, “convertie” par cette critique de la
littérature, de l'Université et de l'Eglise . Désirant de
longue date “se dévouer” à une doctrine, sentant qu'elle
était “l'écrivain le plus capable de populariser des idées
en les présentant sous une forme moins austère et plus
entraînante”413,
elle
devient
étrangère
à
“la
caste
littéraire” où les romantiques se prenaient pour des
prophètes. Dès 1837, elle commença
avec Mauprat la série
de ses romans de formation, ou plutôt de régénération. Et
le 15 septembre 1839, en disant que “le dénouement de Lélia
est le désespoir et la mort”, parce que “le spiritualisme
catholique est impuissant à guérir les misères morales de
notre siècle”, elle ajoutait que “Spiridion est le
complément de Lélia et donne la preuve que le désespoir
n'est pas aux yeux de l'auteur le dénouement suprême de
toute chose”.
Conscience, Mauprat, Eclectisme, Spiridion et Egalité
(1839) avaient critiqué de façon décisive la suprématie du
“Moi” conscient, et le statut privilégié que le “système
des castes” continue à accorder à ceux qui se prétendent
philosophes. Advenue “vers la fin des années trente”, comme
le disent les amis de Biélinski, cette révolution avait
immédiatement
courroucé
“les
barons
de
l'Université
orléaniste éclos du même régime que les barons de la
finance”414. Geoffroy Saint-Hilaireaurait voulu siéger, non à
l'Académie des Sciences mais à l'Académie des Sciences
morales et politiques pour pouvoir offrir un fauteuil à
Pierre Leroux. Avant de publier l'article Christianisme,
Leroux en avait confié le texte à Geoffroy Saint-Hilaire,
qui collaborait à son Encyclopédie nouvelle.
Trois ans plus tard, en reprochant à l'Académie des
Sciences de ne pas accueillir “M. Pierre Leroux, profond
412
Jean-Pierre Lacassagne a eu le grand mérite de le montrer, l.c.,
p. 28-30.
413 Marie d'Agoult rapporte ces propos de juin 1837, dans ses Mémoires,
7e éd., 1927.
414Ces mots
sont de Jaurès, fort bien défini comme “frère de George
Sand” par Maurice Barrès
151
penseur qui remue son
l'auteur du Grand homme de
province à Paris faisait aussi l'éloge de Geoffroy SaintHilaire et de “l'encyclopédie vivante” dont les membres “se
communiquaient leurs travaux”. Les deux principaux savants
de ce Cénacle républicain allaient être loués aussi par
Michelet, dans Le Peuple, et par Herzen, qui va devenir le
meilleur ami de Herwegh, ami de Heine, qui devient le
meilleur ami de Marx, et qui demande à l'Allemagne de
respecter “Pierre Leroux”, le penseur dont “la pauvreté a
enrichi le monde”.
Ainsi, “vers la fin des années trente”, comme le disent
les amis de Biélinski, l’antagonisme philosophique donnait
naissance à un mouvement d’opposition qui préparait le
printemps des peuples. En
1843 Leroux était apprécié aux
Etats-Unis comme en Angleterre, où il se rendait pour la
deuxième fois. On y connaissait depuis vingt ans les
“indefatigable labours” 416 du penseur qui avait
fondé le
premier “journal cosmopolite, le Globe”, et qui était pour
la “British and Foreign Review” “the chief of the Sect of
the Humanitarians”. En 1844, il invitait les “ex-Hegel” à
la première “réunion de propagande internationale” pour
préparer le temps où “il n'y aura plus une ou plusieurs
philosophies allemandes, une ou plusieurs philosophies
françaises, mais où il n'y aura plus qu'une philosophie,
qui sera en même temps une religion”. Son nom : “la
démocratie, une religion qui se forme.” Pour ces étudiants
berlinois, Leroux était le traducteur de Werther, le
critique libéré du “Nationalegoïsmus”, le fondateur du
“Globe”417 où Goethe avait aperçu “les symptômes d'une
littérature européenne nouvelle”, d'une “Weltliteratur”.
Leroux avait cité ces mots, le 18 janvier 1831 dans “le
Globe”, en ajoutant qu'en effet ce journal avait refusé les
partialités
et
l'étroitesse
des
diplomates,
des
anatomistes, des psychologues, des catholiques, tout en
refusant aussi “l'intolérance hostile des libéraux les plus
francs contre tout ce qui était Catholique en religion,
Allemand ou Anglais en poésie. Généralisant les idées
d'art, le Globe admirait et glorifiait aux yeux de la
France
les
grands
poètes
de
l'Angleterre
et
de
l'Allemagne.”La Russie n'y était pas oubliée. Absente des
articles où il était question de philosophie ou de poésie,
elle était présente en 1827 à cause des insurgés dont
Leroux n'oubliait pas les souffrances. Il parlait alors de
“cinq cent mille nobles et agents de l'Empereur, la terre
et l'autorité dévolues à une classe d'hommes formant la
siècle”415 ,
415
Et Monsieur de Lamennais
Modern French Literatur, Edinburg, 1842,p.p 30-31, cité
par David A. Griffiths, Penseurs anglais et américains lecteurs de
Leroux, BAL n° IX, 1991, p. 87.
417 que Pierre Moreau appelait “l'interprète de la France auprès de
l'Europe, de l'Europe auprès de la France”, Le romantisme 1982, p. 91.
416Véricour,
152
nation 418”.
dix-huitième partie de la
En 1829, quand Herzen
lisait cela à Saint-Pétersbourg, il était encore bien jeune
et bien seul. Mais en 1839, lorsque Balzac rappelle que “la
science étroite et analyste de Cuvier” a été vaincue par
“le panthéiste que l'Allemagne révère”, on admire en Russie
aussi Geoffroy Saint-Hilaire, “la Fédération européenne”,
et
“la
religion
du
Christ,
divin
législateur
de
419
l'Egalité” . Certes, Herzen attendra d'être à Paris pour
écrire, en 1846, que Geoffroy Saint Hilaire a “ouvert le
passage de la morphologie à la physiologie” en substituant
au fixisme, à “l'orientation exclusivement anatomique”
adoptée
par
les
disciples
de
Cuvier,
la
notion
420
“embryogénique” d'évolution . Jusqu'à cette date, en
Russie, c'est en confidence qu'il transmettait à ses jeunes
amis les idées de l'Encyclopédie nouvelle. Avant de louer
les deux maîtres de cette Encyclopédie, Michelet attendra
plus longtemps que Balzac : c'est en 1846 seulement, dans
Le Peuple, qu'il fera l'éloge de Geoffroy Saint Hilaire,
“un philosophe qui eut un coeur d'homme”, et de l'auteur
d'Egalité (1839) dont il reprend le cri hussite : “La coupe
au peuple” ! Mais dès 1842, lui aussi, il avait trouvé dans
la “Revue indépendante” à la fois ce cri poussé par George
Sand et la référence de l'article Organogénie où il a
découvert “l'unité de composition et la transformation”.
Michelet
a
beaucoup
aimé
Herzen,
grâce
auquel
Tchernychevski a pu dire qu'“entre 1841 et 1846, s'opérait
en Europe la synthèse des tendances unilatérales; […] les
idées nouvelles cessaient d'appartenir à tel ou tel peuple
pour devenir le patrimoine de chaque homme vraiment
moderne, quel que soit son pays d'origine.”
Biélinski, Annenkof, Dostoïevski et Tourguenev
sont
eux aussi, comme
Bakounine et Tchernychevski, des
disciples de Herzen qui, “le premier en Russie, a brandi
l'étendard de la Révolution”. Lénine a raison de dire cela.
Mais enajoutant : “c'est en suivant Feuerbach que Herzen
s'est avancé en direction du marxisme”, il récite le
catéchisme.
Afin de détourner les Chartistes anglais du
socialisme français (“religieux”) et à les amener au
“communisme allemand”, Engels vantait “l'Anthropotheismus”
fondé par Feuerbach et “radicalisé” par Bruno Bauer. Au
contraire,
Herzen
affirmait
l'origine
française
du
socialisme, et il parlait d'expérience, car sa conversion
au socialisme lui avait valu une condamnation à la
relégation, à un moment où Engels n'avait que quatorze ans.
Allemand par sa mère et francophone, Herzen appartenait à
la même génération que Mazzini, le fondateur de la “Jeune
Europe”, à la même promotion que Michel Chrestien, le
418
Dans De l'Union européenne (1827). Intime collaborateur de Leroux,
Théophile Thoré est attentif aux “cinquante millions de Russes” dont
il parlera à Herzen
419Les citations de cette phrase sont tirées de Un grand homme de
province à Paris.
420Dans ses Lettres sur l'étude de la nature.
153
républico-saint-simonien
passionné
en
1832
par
la
“Fédération européenne”421. Dans cette promotion de “l'école
morale et politique” louée par Balzac il y avait aussi des
Anglais : le 25 novembre 1833, revenant de Paris, John
Stuart Mill salue Thomas Carlyle de la part de “nos amis
saint-simoniens, Leroux et Reynaud, qui, il vous en
souvient, se sont élevés contre Enfantin”422.
Engels contre “the mystic School”
Avec Bakounine, “a Russian who speaks French and
German perfectly”, Engels en voyage à Paris avait rendu
visite au “Communist Club of the mystic school”, c'est à
dire, dans l'imprimerie peut-être de Louis Nétré, le local
de "la réunion mère” où les jeunes amis de Leroux
écoutaient
Philippe Faure et “préparaient souterrainement
l'Idéal” comme l'Ordre des Invisibles dans La Comtesse de
Rudolstadt 423. De retour à Manchester, Engels a raconté le
5 octobre 1844 dans “The New Moral World” la réunion qui
s'était tenue dans ce Club le 23 mars de cette année-là et
la visite au cours de laquelle ces "communistes" français"
leur avait dit
: “Enfin, l'athéisme c'est votre religion
— In the end, atheism is your religion”424. Ni dans ce récit
en anglais, ni dans le récit en allemand425 où il ne se met
pas en scène, il ne nomme Leroux.
Il n' avait pas
assisté au repas du 23 mars, mais Bakounine et Marx lui
en avaient parlé. Bakounine comprenait Hegel et parlait
français beaucoup mieux qu'Engels, et il connaissait mieux
que Marx les préambules et les suites parisiennes de cette
réunion de propagande démocratique. Plus tard, s'il avait
témoigné,
“les
socialistes
révolutionnaires”
de
son
Alliance
et
les
“communistes anarchistes”
qui
leur
succédèrent auraient beaucoup mieux compris pourquoi il
combattait ce qu'il appelait “les tendances autoritaires
particulières aux socialistes allemands”. Mais il a tu le
nom de Leroux, il a caché la source426 du signe de
reconnaisance qu'il donnait à ses affidés : “Celui à qui on
a fait tort te salue”. Il a laissé croire à Kropotkine que
c'est lui qui avait influencé George Sand. Ces réticences
ont
eu
de
graves
conséquences :
avant
1914,
les
syndicalistes
révolutionnaires
français,
italiens,
allemands et russes qui cherchaient dans “le Mouvement
socialiste”427 un remède au dogmatisme marxiste ont été dupés
421
Dans Un grand homme de province à Paris.
Cité par David A. Griffiths, BAL n° 9, p. 89.
Cette conclusion de Consuelo s'achevait en 1844 par l'apologie du
pacifique Trismégiste, en qui Mazzini reconnaissait Pierre Leroux
424 Cité dans les Studien auf Marx's ersten Aufenthalt in Paris (
Schriften aus dem Karl Marx Haus, nr 43, p. 185).
425 Celui
que Georges Sorel citera en 1906 dans le “Mouvement
socialiste”.
426 Consuelo.
427Revue très proche des “cahiers”
422
423
154
par les deux autorités que Georges Sorel invoquait contre
Leroux : Engels et Proudhon. Or Engels et Proudhon
n'étaient pas présents à la réunion du 23 mars. Et ils
étaient, l'un comme l'autre, incapables de mesurer la
gravité de la question posée par Leroux : comment concilier
l'égalité et la liberté de penser ? Incapables, à l'automne
1842, de comprendre pourquoi Bakounine était émerveillé par
les “psychologischen Tiefe”, les profondeurs psychologiques
qu'exploraient Consuelo et Albert de Rudolstadt. Une des
"deux faces" de ce que Marx appelait “la véritable essence
humaine". Michel Bakounine ne se confiait qu'à des
admirateurs de George Sand, un Allemand, Herwegh, et deux
Russes, Tourguenev et Biélinski428.
Dès son troisième numéro, la “Revue indépendante” se
plaignait d'être victime à Paris de “la conspiration du
silence”. Mais hors de France, dès ce début de 1842, elle
était suivie avec attention, à Cologne, par “Die Rheinische
Zeitung” de Moses Hess et Karl Marx, où Marx parlait
élogieusement de Leroux. A Saint-Pétersbourg, par “Les
Annales de la Patrie”, de Vissarion Biélinski. Et à
Manchester par “The New Moral World”, où Engels désignait
Leroux comme un éminent “métaphysicien communiste” en
ajoutant que “les philosophes français rejettent la
philosophie [parce qu']ils perpétuent la religion”429.
Prenons garde : métaphysicien
est péjoratif pour ce
dialecticien . En juin 1842, à Berlin, Engels avait assisté
avec Bakounine au Cours de Philosophie de Schelling, cours
dont Leroux avait publié en avril le Discours d'ouverture.
En mai, le slave Bakounine et l'Allemand Engels n'ont pas
jugé de la même manière la réponse de Leroux à Börne. Ce
schellingien disait : “Au futur congrès de la paix, c'est
l' Allemagne qui aura la présidence. La tâche de rebâtir le
vieil édifice social détruit par les Français doit revenir
au pays qui est la source de toutes les grandes révolutions
de l'Europe depuis Luther”, la poudre, l'imprimerie, la
réforme religieuse, etc.” Leroux répondait trois choses.
D’abord, à commencer par les disciples de saint François
(ou Fraticelli) et en continuant jusqu'à Jean Huss et
Jérôme de Prague, on compte en trois siècles “plus de vingt
sectes de partisans de l' Evangile éternel dont Luther ne
fit que couronner l'oeuvre”. Ensuite, “les pays qui ont
préféré rester catholiques, et à qui la Réforme, fille de
l'Allemagne, a donné la philosophie du XVIIIème siècle, —
cette fille de la France qui vaut bien la Réforme, —
n'abdiqueront jamais leur tradition et leurs espérances.
Que l'Allemagne sache et qu'elle n'oublie jamais que nous
avons inscrit au fronton du Panthéon de l'Humanité la
figure de Voltaire et la figure de Rousseau”. Enfin, la
428
Je renvoie aux chapitres I et II de mon livre pilonné
Ces articles d'Engels ont été reproduits en 1981 par Henry
Schmidtgal,
Friedrich
Engels
Manchester-Aufenthalt
1842-1844,
Schriften aus dem Karl--Marx Haus, p. 225, et commentés en 1983 dans
mon livre pilonné.
429
155
Déclaration des Droits de l'Homme avait prévu une base pour
l'édifice social, dans le texte où Robespierre proposait en
1793 d'y inclure “le droit de tous à la subsistance, à
l'instruction et au travail.”
En présentant les Vaudois latins, les Lollards anglais
et les Hussites tchèques comme les précurseurs de la
Révolution française, des chartistes et des communistes,
Consuelo
et Jean Zyska illustraient
dans la même Revue
les mêmes idées. Elles furent bien accueillies par “les
nobles esprits” dont Leroux disait qu'ils défendaient dans
la “Gazette rhénane” les principes que les Français
représentent
en
Europe”.
Mais
les
“Antichristen”
nationalistes et francophobes comme Engels détestaient Jean
Huss, Rousseau et même Voltaire, parce que Voltaire était
déiste
(comme
Heine
le
rappelait).
Les
“Fraternal
Democrats” connaissaient assez Leroux et ses amis, athées
comme Schoelcher ou croyants comme Louis Blanc, pour
comprendre
que leur pensée était incompatible avec le
dogmatisme de celui qu'Engels regardait comme “the leader
of the Jung Hegelianer”430, Bruno Bauer.
On dit qu'en 1844 Marx a été frappé par deux livres,
celui d' Engels sur les classes laborieuses d'Angleterre,
et
celui de Flora Tristan sur “l'Union ouvrière”. Mais en
1842 Marx lisait la “Revue indépendante” où Leroux publiait
en juillet l'article Du travail des femmes et des enfants
dans les mines de houille où Pauline Roland comparait le
sort des mineurs français à “l'existence atroce des
prolétaires anglais que Flora Tristan a décrite voici deux
ans dans ses Promenades dans Londres, un livre plein de
faits.” Et en 1844, Marx admirait les prolétaires de “the
mystic school”, les amis de Flora Tristan en deuil, car
c'est alors qu' "elle mourut
de fatigue et de chagrin,
au milieu d'une tournée qu'elle faisait de ville en ville
pour prêcher l'Union ouvrière”. Ces mots de Desmoulins 431,
Marx les a sûrement lus en 1859, et ils lui ont sûrement
rappelé
le lieu de "la
réunion mère",
la "school” de
Philippe Faure. Là, en rencontrant pour la première fois
des prolétaires, il avait compris que les utopistes,
socialistes ou communistes,
étaient tous unilatéraux
alors que “la véritable essence humaine a deux faces”, Marx
était en 1843 l'exact traducteur de Leroux. Idées de Leroux
devenues personnages432, Consuelo et Albert de Rudolstadt
présentaient l'une des deux faces de l'Humanismus. L'autre
face, la plus visible433, était analysée dans les articles
430
Engels avait dit cela en 1843 dans le “ New Moral World”.
Publiant à Jersey, en 1859, le Journal d'un combattant de février
par Philippe Faure
432 Expression employée par Balzac, en 1840, quand il
prend la défense
de George Sand et de Leroux.
433
Deux articles actuellement accessibles en librairie, De la
Ploutocratie ou du gouvernement des riches. Les statistiques qu’il y
confronte sont probablemnt celles dont Dostoïevski fait l’éloge lors
de son interrogatoire.
431
156
où Leroux opposait les prolétaires et les bourgeois.
Affrontant
comme Balzac le “problème Paris-province”, il
posait les problèmes paysans dans toute leur matérialité
démographique, fiscale, économique. Michelet lisait la
"Revue indépendante” et il compatissait au sort atroce des
prolétaires français et anglais, ouvriers et paysans. Plus
tard, il dira qu'en 1842 “Feuerbach vint briser le banquet
du coeur”. Au contraire,
Engels regardait
Feuerbach
comme le père de l'Humanismus. Il méprisait les paysans et
il comptait sur le soulèvement de “la classe ouvrière” (et
l'histoire lui a donné tort434 ). L'évangile lui semblait une
"tiède bouillie sentimentale". Fier de se dire “AngloGerman”,
il prenait Thomas Münzer et Darwin pour des
initiateurs. Au contraire, les socialistes russes étaient
préoccupés par le sort des moujiks. Ils remontaient (à la
suite de Leroux 435) de Geoffroy Saint-Hilaire à Lamarck, et
de Luther à Jean Hus. Disciples de Heine, ils voyaient
mieux que lui ce qui réunit Leroux et Balzac, car ils
aimaient George Sand. Ce que le Cénacle balzacien avait
appelé
“école
morale
et
politique”,
“fédération
européenne”,
“sainte solidarité de leur coeur” et
“l'HUMANITE” leur rappelai l'antidualisme, l'antiracisme,
le
transformisme
et
“l'esprit-corps”
de
la
“Revue
indépendante”. Dans la doctrine de l'Humanité ils avaient
découvert “le
patrimoine de chaque homme vraiment
moderne, quel que soit son pays d'origine”, et l'union
européenne préconisée par Leroux l'emportait à leurs yeux
non seulement
sur la romantique dyarchie franco-allemande
que Hugo proposait pour “faire trembler” l'Angleterre et la
Russie et
pour devenir ministre des Affaires étrangères,
mais
aussi sur l'“Alliance intellectuelle zwischen
Deutschland und Frankreich” d'Arnold Ruge, l'“Europäische
Triarchie”
de
Moses
Hess,
l'“Alliance
intellectuelle
franco-allemande” où Feuerbach jugeait “le sang gallogermanique” nécessaire, à condition toutefois “que le père
soit allemand”. Marx répondait que “Feuerbach renvoie trop
à la nature et pas assez à la politique”.
Marx était évidemment plus
proche des socialistes
russes que d'Engels et de Lénine, adeptes de "la voie
prussienne".
Quand il vantait “l'héritage réuni par
Heine”, il savait le prix que Heine attachait à “la digne
continuation du colossal pamphlet de Diderot”, c'est-à-dire
à l'Encyclopédie nouvelle,
et aux oeuvres de Leroux et de
George Sand. Mais c'est le marxisme d'Engels et de Lénine
qui de plus en plus, tout au long de ce siècle, a censuré
notre enseignement.
En faisant croire que, seule, la
dialectique
hégélienne
a
ruiné
la
métaphysique
universitaire; que la biologie et le socialisme ont attendu
Darwin et Marx, “le Darwin de l'économie polique”, pour
434
Comme il l’a tardivement reconnu, et comme Jaurès l’a dit avec
force en décembre 1901, aux “cahiers”
435En préfèrant George Sand à Balzac qui faisait (sans doute à contre
coeur) l'éloge du “knout”.
157
devenir scientifiques ; que Goethe était un conservateur
qui s'attardait au “funeste mysticisme” de Leroux et de
Geoffroy Saint Hilaire, quand le moment était venu de
“faire marcher ensemble les deux pays dans une action où la
Révolution
française
et
la
philosophie
allemande
trouveraient leur plein achèvement” ; que Heine, au
contraire, était progressiste, parce qu'il a entrevu ce
“gallo-germanisch
Prinzip”
peu
avant
que
“les
révolutionnaires
allemands,
avec
Marx
à
leur
tête,
l'inscrivent sur leurs bannières” ; et qu'en 1844 Heine
était “presque marxiste”, puisque Marx, arrivant à Paris,
en fit son ami436 .
CHAPITRE VIII
"LE SOCIALISME EST UNE SCIENCE QUI EST EN MÊME TEMPS UNE
RELIGION" (PIERRE LEROUX, 1848)
“Dépassée par nous la poésie des littérateurs”— Herzen,
Proudhon, Nadaud et Marx lecteurs de la “Revue sociale” —
Fraternal
Democrats”
et
Kommunisten
-La
société
typographique --L’alliance objective des “Selbstgötter” 437 et
des “calotins”
"Per la prima volta, interlocutori populari”.
Pour
la
première fois dans l’histoire littéraire, tous les
personnages mis en scène dans Le Carrosse de Monsieur
Aguado étaient des ouvriers438 . Ce dialogue avait paru de
juillet à octobre
1847
dans la “Revue sociale”. Et
dans le numéro suivant, en janvier 48,
la
Préface à
la Trilogie sur l'institution du dimanche 439 confrontait
"les tentatives diverses pour expliquer le nom de Jéhovah".
De façon
tout aussi intempestive, peu avant le Coup
d’Etat de 1851, Leroux
préfaça les Fables de Pierre
Lachambaudie, en étudiant"Jésus thérapeute et vulgarisateur
de la Sagesse Indienne" dans
De la Fable440. Entre ces deux
Préfaces, il avait publié dans “le National” un article.
Son
titre (que j’ai donné à
ce chapitre)
résume la
préoccupation qui domine ces trois textes :
montrer que
"le Jésus des prêtres" n’est pas le véritable Jésus .
Jalousée dès
sa naissance (1845)
par Cabet,
Considerant, Buchez et Proudhon,
la “Revue sociale” est
436
En Allemagne, il y a trente ans que toutes ces affirmations ont été
réfutées par Wolfgang Jarich, introduisant Zur Geschichte der
Theologie und Philosophie in Deutschland(Frankfurt-am-Mein, 1966).
437Nom que Heine donnait à ceux que Bernard Lazare appellera “théophobes” et
Péguy “autothées”
438Comme Angelo Prontera l’a remarqué en publiant à Lecce, en 1984, La Carrozza del signor Agu
nous avons en vain, Maurice Agulhon et moi, demandé à
la Commission du Bicentenaire de
Carrosse. Et on peut craindre que finalement les éditions Slatkine renoncent , après en avoi
longue date la réédition,
à réimprimer ensemble les trois oeuvres dont je vais parler
439Aussitôt lue par Sudre
440Qu’il a vainement espéré rééditer intitulée L’Hitoupadesa et l’ Evangile
158
combattue en 1847 par
l’Archevêché de Paris et
en 1848
par
le livre où Sudre
écrit que Leroux a "amalgamé la
religion
avec
l'athéisme
au
moyen
d'un
bizarre
syncrétisme".
C’est
pour ruiner l’influence
de cette
Revue qu’Engels organise
le
Meeting de Manchester d’où
sortira le Manifeste communiste,
et que d’autre part
Toussenel
amalgame "le Socialisme scientifique" de
Fourier et la conception "scientifique” du socialisme selon
Blanqui.
En 48 le Gouvernement provisoire attribue à la
“Revue sociale”
"l'apparition inattendue d'un phénomène
nouveau"441,
et
bientôt
"l'apparition
d'une
société
442
populaire"
reliant la capitale au centre de la France.
Occupé à des recherches agronomiques et historiques, Leroux
n'était pas du tout conspirateur. Pour lui, la Révolution
de Février a été
un événement inattendu.
Les élections,
en mai 48 et en mars 49,
lui imposèrent d'intenses
activités
politiques
qui
interrompirent
son
travail
d'écrivain.
"Dépassée par nous la poésie des littérateurs”
Or Le Carrosse de Monsieur Aguado avait déjà pris du
retard, puisque sa rédaction (Leroux le dit en 1847) était
entreprise "depuis cinq ou six ans". Dix années donc entre
l'idée première et la conclusion, qui sera De la Fable. Le
lien n'apparaît pas à première vue entre l'économie
capitaliste, qu'étudie le Carrosse, et la préhistoire du
christianisme qui fait l'objet des deux autres morceaux.
L'éclectisme laïque (et intolérant) nous a habitués à
séparer les sciences sociales et les sciences religieuses.
"L'antiéclectique"443 voulait que le
socialisme les
réunisse. Et en y regardant de plus près, la critique du
christianisme était amorcée dans le premier "fragment"444 , le
deuxième déblayant le terrain pour ouvrir la voie au
dernier, qui conclut en expliquant l'inspiration bouddhique
de l'Evangile445.
Capital par les précisions qu'il apporte, cet écrit ne
changeait pourtant rien à ce que Leroux avait déjà dit,
ailleurs, sur l'économie capitaliste et la préhistoire du
christianisme. Il était amené à "se répét[er] beaucoup"446,
parce qu'il récapitulait pour un public populaire les
résultats de ses recherches. On n'a pas attendu De la Fable
pour essayer, à Paris et à Lyon, dès 48, de lutter contre
441 Elias Regnault, chef de cabinet du Ministre de l'Intérieur, à propos des mille convives du s
socialiste", celui de Limoges.
442 "qui se répand non seulement en Haute-Vienne mais aussi dans les départements voisins,
Nièvre, l'Indre et la Creuse, [et qui a] des relations très multipliées avec les principa
l'anarchie qui viennent d'être arrêtés à Paris", Brunet, député de Limoges, à l'Assemblée Nat
veille de l'insurrection de Juin.
443 C'est Proudhon qui avait écrit ce mot, en louant "l'antagoniste de nos philosophes demi-dieu
444 Ce mot sert de sous-titre au Carrosse.
445Je renvoie à mes Prolégomènes à De la Fable, dans Romantisme et religion (colloque de Met
j'ai parlé dans notre n° 12.
446 Henri de Latouche écrit cela à George Sand en lisant la "Revue sociale".
159
le capitalisme en fondant des Unions esséniennes. Il y
avait dix ans que l'Encyclopédie nouvelle, à l'article
Egalité, avait nommé "Jésus essénien et Bouddha de
l'Occident". Pour démontrer que "la Révolution n'a pas
encore été bien comprise"447, Leroux s'était déjà référé, en
1833448 et en 1842449, comme il le fait ici, à l'article de la
Déclaration des Droits de l'Homme dont Robespierre avait
soumis le texte aux Jacobins en 1793 : La société est
obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres450.
Et en 1843, dans la "Revue indépendante", il avait déjà
évoqué le labeur et la misère de ses anciens compagnons de
travail.
Mais
ses
idées
n'étaient
jamais
devenues
personnages451, et ses lecteurs n'avaient jamais eu le
sentiment d'assister à un épisode dramatique. L'originalité
du Carrosse, c'est le cadre, l'auditoire, l'émotion de deux
anciens camarades de travail qui se retrouvent, et le ton
de leur "causette". C'est le caractère,
tout à la fois
personnel
et
populaire
qu'y
prend
la
Doctrine
de
l'Humanité. On
n’avait jamais fait converser des
autodidactes,
jamais
exprimé
"la
compassion
et
la
tendresse" qu’un écrivain éprouve pour "un pauvre camarade
qui
travaillait
dans
le
même
atelier
que
lui.”
Antiromantique, convaincu que "le moi est haïssable"452,
Leroux
écrit ici "en confidence d'ami", et son alter ego
fait penser à Jean-Jacques
plus encore qu'à Diderot453,
quand il dit : "A force de composer à l'imprimerie les
livres des autres, j'avais eu le désir d'en faire un moimême". Personnage réapparaissant, comme Michel Chrestien
dans Les secrets de la princesse de Cadignan ou Albert dans
La Comtesse de Rudosltadt, ce "MOI" reprendra la parole
dans De la Fable. Le représentant du peuple qu'on a trop
souvent fait taire sous les huées et qui se repose à la
Bibliothèque de l'Assemblée en conversant avec un évêque
sur des traductions anglaises des Védas, c'est le même
savant charitable qu'on avait écouté dans un cabaret.
Quand l’auteur du Carrosse
dit
“dépassée par
nous la poésie des littérateur, ce qui plaît aux riches”, à
qui
veut-il
se mesurer ? Ecartons
toute idée de
concurrence, de rivalité et d'envie. Pensons à l'émulation
et même à l'association. "Cinq ou six ans" avant 1847,
c'est le moment où Leroux et George Sand étaient dénoncés
447 Je renvoie à mon Introduction au Carrosse de Monsieur Aguado, dans L'espace et le temps
(Colloque de Marseille 1989) p. 292-293.
448 à la "Revue encyclopédique" et à la Société des Droits de l'Homme.
449 à la "Revue indépendante".
450 Après Leroux et à sa suite, Michelet verra dans cet article IX, "une définition quasi soci
propriété", et Jaurès, en 1903, bravant le marxiste Jules Guesde qui lui reprochait de "fai
socialisme de la République", citera ces mots de Michelet, en reproduisant en italiques, comm
Leroux, ces mots de Robespierre. Preuve de la continuité de ce que j'ai appelé après Gabri
tradition interrompue"
451 Formule dont Balzac se servait en 1840 pour définir "l'éclectisme littéraire" sous la ban
il se rangeait aux côtés de George Sand.
452 Il l'a dit en 1843, au moment où il évoquait son apprentissage.
453 Pour parler comme Balzac dans La Maison Nucingen, le Carrosse fait "pendant" au Neveu de Ram
160
comme "fauteurs du communisme" par la "Revue des deux
mondes". Lisant Horace, en manuscrit d'abord, puis sur
épreuves, Leroux écrivait à George Sand qu'il était "ravi,
très ravi". George Sand454 disait que lui, Louis Viardot et
elle "ne faisaient qu'un". D'autre part, Leroux venait de
participer au projet d'un journal qui voulait s'intituler
"La Démocratie" et mériter ce nom en adoptant comme
"principe social l'association" et en disant à ses
rédacteurs : "Associons-nous en notre qualité de penseurs,
pour nous féconder mutuellement. Associons-nous, car l'état
où nous vivons n'est point une société véritable, puisque
la solidarité n'existe pas". Dans Horace, les souvenirs de
Leroux devenaient personnages. George Sand faisait revivre
les bousingots et les républico-saint-simoniens de 1833.
Paul Arsène, le héros de ce roman, avait combattu le 5 juin
1832 à la barricade du cloître Saint-Merry, comme Michel
Chrestien dans Un grand homme de province à Paris (1839)455.
Elle-même, le 5 juin 1832, en entendant gronder le canon,
elle était de coeur avec les républicains dont trente-deux
trouvaient la mort, tandis que Balzac
adhérait
au parti
légitimiste.
En
commun
pourtant
ils
éprouvaient
l’
indignation que
Leroux exprimait mieux que personne en
dénonçant dans la "Revue encyclopédique" les "transfuges du
camp du peuple", les ministres, naguère ses collaborateurs
au "Globe", qui "encombrent les prisons de dix-huit cent
prisonniers"
et
répandent
dans
les
provinces
"les
panégyriques d'une victoire de guerre civile". N’oublions
pas ces mots, tout à l’heure, quand nous parlerons de Juin
48 et d’ Avril 1871.
Irréconciliable
avec
les
ministériels,
Leroux
n'approuvait pourtant aucun des deux partis d'opposition.
Les royalistes, certes, gardaient mieux que les éclectiques
"l'intelligence du passé et de l'avenir, [l'idée] que la
France est la nation religieuse par excellence, et, comme
ils disent, catholique ou universelle, qu'elle est le lien
de la confédération des peuples, le lien de la société
spirituelle des hommes, l'anneau qui relie l'Europe en un
seul corps". Mais ils faisaient "des lois du sacrilège et
du
droit
d'aînesse",
parce
qu'ils
voulaient
"la
continuation des formes du passé dans un temps où la vie
s'est retirée de ces formes". Quant aux démocrates (qui à
l'époque excluaient de leur devise le mot FRATERNITÉ), ils
ne retenaient du Dix-Huitième siècle que "le scepticisme"
en oubliant "cet élan de transformation et de métamorphose
qui a produit la Révolution française et qui ne s'arrêtera
pas là". En 1839, ce langage
touchera Balzac, qui dans
Beatrix, glorifie le royalisme en la personne du baron du
Guaisnic : "En quarante ans, jamais personne ne surprit un
mot de mépris sur ses lèvres contre ses adversaires". En
ajoutant dans la même page : "Le républicain le plus absolu
454
Rappelons qu'avant de rééditer Lélia elle lui avait demandé d'en corriger le
"typographiquement" seulement.
455 Et comme leurs copies grotesques, "les amis de l'A.B.C." dans Les Misérables (1862).
texte
161
serait attendri par la fidélité, par la noblesse et la
grandeur cachées au fond de cette ruelle". La femme de
génie qui a servi de modèle à l'héroïne456 de ce chef
d'oeuvre dira à juste titre : "Balzac était si impartial
par nature que ses plus beaux personnages sont des
républicains et même des socialistes". En effet, lorsqu'il
exalte "les sentiments du vrai républicain : l'amour du
pays, de la famille et du pauvre", il a pour modèle, comme
l'auteur d'Horace, le type d'homme dont Leroux a fait
revivre les sentiments, par exemple à l'article Bertrand
(Alexandre) de l'Encyclopédie nouvelle457 .
Cette influence de ses écrits sur les deux maîtres du
roman et sur l’art romanesque n'était pas ignorée par
Pierre Leroux. En 1839, sous les noms de Léon Giraud et de
Camille Maupin, Leroux et George Sand étaient au premier
rang des amis qui pleurent Michel Chrestien, le républicosaint-simonien héroïque. Héroïque lui aussi dans Horace,
Arsène ne sera pas "un politique de la plus haute portée"
comme Michel Chrestien, mais un ouvrier, et sa maîtresse
sera caissière dans un café, ou couturière, et non pas
duchesse. Ce livre est né d'une
émulation entre les deux
maîtres du roman, ce qui est déjà presque incroyable. Mais
il est aussi et il est d'abord "un enfant" du correcteur
d’imprimerie qui en
1842 admire, relit, corrige, édite ce
roman qui fait revivre
dix années de lutte et les
émouvantes confidences des six dernières années. Déjà,
comparé au restaurant Flicoteaux, le café où Arsène sert à
boire marque un pas vers le réalisme. Le cabaret et "la
causette" du Carrosse ne sont pas seulement, comme La
Maison Nucingen, des
réminiscences du Neveu de Rameau.
C'est un pas de plus loin du romantisme : "passée pour nous
ou dépassée par nous la poésie des littérateurs, ce qui
plaît aux riches." En 1843, avant que Leroux soit contraint
de quitter la Revue qu'elle avait fondée avec lui, George
Sand a fort bien pu espérer458 lire dans cette "Revue
indépendante" une oeuvre de Balzac.
Herzen, Proudhon, Nadaud et
sociale”
Marx
lecteurs de la “Revue
Proudhon, Nadaud et
Marx étaient
trop jeunes pour
retrouver en 1847 le souvenir de "la Revue encyclopédique".
Elle avait au contraire nourri Herzen, qui l'avait
"dévorée", et Mazzini, "une éponge gonflée aux quatre
cinquièmes"459 par cette Revue des années trente. En 1847,
Mazzini opte, contre "Leroux Trismégiste", pour Spartacus.
Herzen prend parti pour Proudhon, mais il ne renie pas sa
456 Félicité des Touches, alias Camille Maupin.
457 Qui compose, avec "le Globe" et la "Revue encyclopédique", ce que Balzac appelleen 1839 "l
Léon Giraud" .
458 Cette hypothèse a été faite par Georges Lubin.
459 Selon G. Salvemini.
162
Aussi, en septembre 1847, quand le Carrosse
explique "l'acception nouvelle" que le mot
socialisme a
461
prise depuis peu, Herzen écrit
que les combats de "la
nouvelle science" contre "la science de l'Etat, la science
officielle, la science bourgeoise" ont commencé au début du
règne de Louis-Philippe 462 : "Quelques jeunes esprits
énergiques,
forts,
sympathisant
profondément
avec
la
malheureuse
position
des
prolétaires,
comprirent
l'impossibilité de les retirer de leur état misérable et
grossier, sans leur garantir le pain quotidien. Ils
abandonnèrent la vieille science impitoyable. L'économie
politique fut battue dans sa forme doctrinaire bornée et
bourgeoise. [Gloire aux] jeunes gens qui se dressèrent
contre le fait politique sanctionné après la Révolution de
Juillet par des savants qui, avec Malthus, professaient que
"les masses n'avaient pas été conviées au banquet de la
vie" et que le prolétaire devait ne pas avoir d'enfants,
travailler quatorze heures par jour ou partir en Amérique".
En 1833, dans Le Carrosse, le porte parole de Leroux
est l'un de ces saint-simoniens. Il dit : "J'avais étudié
avant que de travailler". C'est pour cela que les ouvriers
attablés dans ce cabaret
"s'adressaient à lui au nom de
l'instruction qu'il avait eu le bonheur de recevoir, tandis
qu'eux en avaient été privés par le malheur de la
naissance". Il cherche à leur faire comprendre qu'un pays
de trente-trois millions d'habitants qui accorde à deux
cent mille propriétaires près des deux tiers de son revenu
national ne diffère pas beaucoup d'un pays demeuré féodal
et
monarchique,
l'Angleterre,
où
quatre
millions
d'habitants "s'abritent dans des work-houses". Mais quand
il dit [en 1833] que "le budget des particuliers riches est
payé par ce que le salaire devrait être et qu'il n'est
pas", personne ne l'écoute, sauf celui qui sait lire, l’
ancien camarade de travail "tombé dans une affreuse
misère", qui se rencontre là par hasard, et qui s'écrie :
"Il n'y a que toi pour avoir de telles idées. Il n'y a rien
de tel dans les livres de Say ni dans ceux de Smith."
Ensuite,
peu
à
peu,
comprenant
le
commentaire
des
statistiques démographiques et aussi les rapprochements
entre la Déclaration des Droits et l'Evangile, cet ouvrier
du livre s'apercevra que dans la solitude son ancien
compagnon de travail
a trouvé "la science véritable, que
l'on pourrait appeler la philosophie de l' économie
politique".
En faisant de Nadaud un disciple de Proudhon, la
Fédération du Livre C.G.T. commet, nous le verrons,
une
lourde erreur. Maçon,
responsable dans les grandes
jeunesse460.
460 En 1835, il a été condamné comme socialiste,— ce mot signifiant ce que Nadaud appelle "saint
la bonne école".
461 Quatrième des Lettres de France et d'Italie. Réfugié à Paris, libéré de la censure tsari
enfin le dire clairement.
462 En 1858, contre l'arrogance engelsiste il dira de même que "le socialisme a été élaboré par
français au milieu des souffrances du prolétariat français".
163
"coalitions”, Nadaud
était communiste et admirateur de
Cabet avant de rencontrer Leroux463. En 1840, des ouvriers
parisiens avaient fait le projet de "La Démocratie, journal
politique
quotidien"464,
et
ils
avaient
chargé
une
"Commission composée de bronziers, de bijoutiers, de
boulangers, d'un tailleur de pierre et d'un maçon" d'aller
exposer ce projet aux amis du peuple. Ce maçon, c'était
Nadaud, et c'est alors qu'il fit la connaissance de Leroux.
Il fut émerveillé par cet homme qu'il désigne très
exactement comme "un saint-simonien de la bonne école". En
1852, exilé à Londres, lassé par les débats stériles des
rollinistes et des pyatistes465 ,
il redeviendra
maçon.
Redescendus le soir des échafaudages, "nous, les petits et
les simples, nous tourmentions Pierre Leroux, nous le
suppliions de nous faire des cours d'histoire générale et
d'économie sociale". De même, en 1847, "Pierre Leroux nous
initiait aux questions sociales [...] il nous faisait aimer
l'histoire". Cet été là, quand paraissait Le Carrosse,
Nadaud travaillait de l'aube à la nuit à la mairie du
Panthéon : "Je passais des soirées heureuses quand,
arrivant de mon travail, je trouvais chez mon concierge une
livraison de la "Revue sociale". C'est moins aux savants et
aux
philosophes
que
notre
vaillant
et
dévoué
ami
s'adressait dans la "Revue sociale" qu'au peuple. Le grand
homme
pourtant
contrariait
souvent
les
idées
qui
prévalaient dans les couches populaires, où l'on s'était
habitué, à la suite de la Révolution de 1830 et des
prédications de toutes les sociétés secrètes, à ne compter
que sur la force pour résoudre le problème d'égalité qui se
trouvait à chaque instant posé sous la plume de l'illustre
savant."
Témoignage capital, car le maçon de la Creuse migrante
avait connu ce temps où "l'émeute était en permanence", où
le peuple souhaitait la mort du Roi surnommé "la poire". En
lisant ces mots
dans Le Carrosse
il se représentait
aisément une trentaine d'ouvriers en train de "chômer le
lundi" comme les chrétiens fêtent le dimanche, dans un
cabaret "borgne", c'est à dire sans fenêtre, où le jour
venait seulement de la porte vitrée. Surtout, il comprenait
parfaitement l'étonnement dont furent saisis le forgeron,
les maçons, le fort des halles, le chauffeur de bateau et
l'ancien marin : personne, avant ce jour de 1833, ne leur
avait expliqué les salaires, les prix, les profits et la
fiscalité. Criant volontiers : "Vive la liberté !" et
accusant "les gouvernants" de "puiser au budget", ils
étaient sûrs d'être de bons républicains. Mais leurs
parties de cartes s'arrêtent, quand l'ancien compositeur
d'imprimerie prétend que tous les riches, et pas seulement
463 De même, Nétré était communiste aussi, mais avec Barbès, avant de devenir "révolutionnair
avec Leroux. Une rencontre personnelle, comme celle du cabaret, rendait immédiat ce que ne pe
la lecture de l'Encyclopédie nouvelle .
464 Dont nous venons de voir que le principe devait être l’association.
465 Partisans bourgeois de Ledru Rollin et partisans blanquistes de Félix Pyat.
164
les gouvernants, sont payés par les pauvres. Déraison,
extravagance qui met l'ancien marin en colère : seuls les
lâches vont chercher si loin. "Du fer et des balles, voilà
ce qu'il faut". Contre la royauté et aussi contre "ces
chiens d'Anglais", contre lesquels il s'est engagé en l'An
II. Tous l'applaudissent, tous confondent "la Révolution et
l'Empire comme une seule et même chose." Et les parties de
dominos permettent à plusieurs silencieux, membres peutêtre de quelque société secrète ou mouchards, de tendre
l'oreille.
Proudhon, ancien typographe, n'a pas "sympathisé",
pour employer le mot de Herzen, avec ces personnages.
Jaloux et ennemi des romans, il a trouvé ce dialogue
"assommant". Son amour propre a été blessé par les mots
science véritable et philosophie de l'économie politique.
Criant au plagiat, il a noté dans ses Carnets : "Ce qu'il y
a de meilleur, de positif, est visiblement emprunté de
moi". En fait, longtemps avant les travaux de Proudhon,
Leroux avait signalé dès 1834 "les premières anticipations
d'une science vraiment neuve" en renvoyant les lecteurs de
sa "Revue encyclopédique" au Cours d'économie politique qui
venait d'être fait à Marseille par "un des nôtres, mon
frère". Jules Leroux, son frère, était typographe, comme le
personnage qui, dans ce Carrosse, réussit peu à peu à
comprendre la pensée du philosophe prolétaire. En 1847,
Proudhon rêvait comme "Charles Marx"
d'une société sans
classes et sans Etat. Leroux leur abandonnait ces chimères.
La principale forme du mal étant en 1848 "le capitalisme,
ou caste de propriété", il comptait sur le combat
démocratique pour instaurer une République où "les lois
permettront de dire au Capital : "Tu iras jusqu'ici, tu
n'iras pas plus loin466".
L’alliance objective des “Selbstgötter”467 et des “calotins”
Bruno Bauer avait selon Moses Hess "transposé la
théologie de la façon la plus radicale", en
écrivant :
"Le dieu chrétien laisse crucifier son fils premier né
[parce qu'il est] une reproduction du Yahvé-Moloch juif à
qui l'on sacrifiait la première naissance pour expier avant
de racheter la première naissance en sacrifiant du bétail
au lieu des hommes. Partout la victime originelle fut
l'homme".
En 1843, Engels disait que B. Bauer était “the
leader of the Jung Hegelians Philosophers of Germany".
Marx venait de
radicaliser cette scolastique
théologique,
en
prophétisant la rédemption universelle
par le prolétariat déshumanisé.
A la première page de
sa thèse il avait reproduit le juron de Prométhée :"En un
mot, j'ai de la haine pour tous les dieux !"
Citer
le
blasphème d'un poète athénien contre l'Olympe, ce n'était
466 C'est au moment de sa polémique avec Proudhon que Leroux écrit cela dans "La République"
1849.
467Nom que Heine donnait à ceux que Bernard Lazare appellera “théophobes” et Péguy “autothées”
165
qu'une bravade de potache. Mais en 1847, combattant le
"molochisme chrétien", Daumer soutenait que toutes les
divinités mangeaient leurs enfants, comme Khronos, et que
Jésus, cannibale, apprenait à ses disciples "à manger de la
chair humaine".
En novembre 1847, devant un auditoire
d'ouvriers communistes, Marx a-t-il vraiment dit
que
Daumer “portait
ainsi un coup final contre la religion
chrétienne et la vieille société" 468 ? Peut-il penser
vraiment
que “la religion est l’opium du peuple” ? C'est
plutôt Engels qui a écrit cela, deux ans après avoir dit à
Marx
que Leroux est “complètement fou”, trois ans après
le livre où Bruno Bauer, son
Leader, a écrit que Leroux
s'obstine
à
prendre
pour
une
réalité
"l'ombre
que
l'humanité projette aux cieux". Ebloui comme Bakounine et
Herzen par cette idéologie allemande,
Proudhon
juge
Leroux
“complètement fou”, la même année 1846, dans ses
Carnets. Tout au contraire, la même année,
Moses Hess
comprend que “la philosophie allemande est antisocialiste”
et il écrit à Marx :
"Ton parti, je ne veux plus en
entendre parler […] De la merde sous tous les rapports"
Hess
demeure fidèle à ce qu’ils avaient pensé
ensemble. Marx, deux ou trois ans plus tôt, méprisait cette
idéologie. Il
écrivait qu'il y a "une seule science,
l'histoire", et
qu'en histoire "les Français ont damé le
pion à tout le monde". Il avait acheté De l'Humanité , où
on lit dès le premier chapitre :”Nous savons, par ce que
Philon rapporte de l'Essénianisme et des Thérapeutes, qu' à
Alexandrie l'Essénianisme dominait avant la naissance de
Jésus-Christ". Il savait que Heine, son meilleur ami,
considèrait
l'Encyclopédie nouvelle
comme "la digne
continuation du colossal pamphlet de Diderot"469. Il savait
qu'en
affirmant
“l’esprit-corps”470,
c’est
à
dire
la
SOLIDARITÉ
des
faits
biologiques,
psychologiques,
sociologiques, politiques et métaphysiques, Leroux réfutait
ce qu'Herzen appelait "la science bourgeoise". Mesurant
l'unilatéralité de Fourier, Proudhon, Cabet, Considerant,
etc., Marx avait
conclu
que Leroux seul en
Europe
voyait les "deux faces de la véritable essence humaine", et
donc l'Humanismus. Accueilli à Paris par L. Blanc, Pascal
Duprat, Leroux et Schoelcher, qui s’apprêtaient à
fonder
la "Revue sociale" et "la Réforme", il a vu
briller
l'Humanismus
en 1844 dans les yeux des ouvriers amis des
frères Leroux, il a écouté, au
diner qui réunissait
l'élite démocratique européenne, le seul savant vivant en
prolétaire, l’ancien ouvrier manuel qui
était en train
471
d'"écrire sur la Propriété" , après avoir publié De la
Ploutocratie 472. A Bruxelles,
en 1845, Marx était
bien
468 Selon Norman Cohn, Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen äge, 1982, p. 32, cité par Hen
Joachim de Flore, t. II, pp. 347-350.
469 Auteur admiré par les disciples de Hegel.
470 En lisant "l'esprit-corps" (en français) dans le livre de Lorenz Stein (1842
471 Il le dira en mai à George Sand.
472 Deux articles de la "Revue indépnedante", actuellement réédités.
166
placé pour comparer les livres qu’y publient deux exilés,
l'écrit charlatanesque de "saint Bruno" contre Leroux, et
La recherche de la liberté dédiée par Théophile Thoré “à
Pierre Leroux, Cher ami, Vous êtes le plus prolétaire des
philosophes et le plus philosophe des prolétaires”.
En
s’opposant
en même temps à la
méthode violente et
conspiratrice473 et
à l'économisme de Proudhon, en se
474
réfèrant explicitement
à l’ oeuvre où George Sand prenait
parti pour Trismégiste contre Spartacus,
"Marx stand in
einer Tradition", comme cela n’a été dit qu’en allemand.
Marx demeurait en effet fidèle à la tradition de la "neudemokratische Schule” admirée en Allemagne dès 1840, et il
méprisait 475"l'ordure nationale" des "charlatans", "épiciers
pleins d'emphase et d'arrogance" qui avec "saint Bruno"
(Bauer) "chantent les louanges de la science allemande"
alors qu'ils
"pillent les Français” et "escamotent la
pensée des Français tout en leur reprochant de ne pas
regarder Feuerbach
comme "le dernier cri". Par
Ruge et
par Bakounine, il savait que Herzen, Biélinski, Annenkov,
Dostoïevski et Bakounine étaient "Franzose", comme Heine,
Alexandre Weill, Herwegh, et comme Hess, ”le rabbi rouge”.
En 1848,
le Manifeste
range "die Humanitäre",
réformateurs en chambre", aux côtés des philanthropes
cosmopolites et des amis des bêtes476. Attribuons à Engels
cette
attaque contre
"the Humanitarians" dont George
Henry Lewes avait loué “the chief”.
Par contre, quand on
lit dans ce Manifeste : "Les écrits socialistes et
communistes renferment aussi des éléments critiques. Ils
attaquent la société existante dans ses bases. Ils ont
fourni, par conséquent, des matérieux d'une grande valeur
pour éclairer les ouvriers"477,
c’est à Marx que l’on peut
avec D.-A. Griffiths attribuer
ce juste éloge, qui est
peut-être un éloge du début du Carrosse paru un an plus tôt
(juillet 1847) : là,
ce que Leroux venait d'écrire sur
la propriété faisait l'objet d'une discussion entre des
ouvriers qui avaient une manière bien à eux de "raisonner"
à perte de vue, et qui se servaient du vin, du tabac, des
cartes et du langage pour manifester l'Humanismus que
Feuerbach et Engels ne pouvaient pas voir, selon Marx,
dans les débits de boisson allemands ou anglais.
Marx a pu apprécier la première livraison du Carrosse.
Mais
après avoir commencé comme le Neveu de Rameau478, ce
dialogue s'achève comme la République de Platon. La
maïeutique réussit. Après avoir discuté avec le philosophe,
473 Par sa circulaire à Kriege (1845).
474 A la fin de Misère de la philosophie, dont il existe un exemplaire dédicacé “A Madame George
475 A en juger par ce qui dans L'Idéologie allemande a échappé à "la critique rongeuse des souri
476, C’est à Engels que Charles Andler attribue cette “injustice”
477Je me range à l’avis de D.-O. Griffiths qui m'indique
aussi, dans Les réformateurs so
l'article sur "Les Humanitaires" où Louis Reybaud notait que la publication de De l'Humanité (1
valu le seul programme humanitaire qui soit digne de quelque attention."
478 Les disciples de Hegel admiraient à juste titre ce chef d'oeuvre d'un auteur que Heine ra
Leroux.
167
le typographe lui dit : "Tu m'as fait comprendre Socrate et
Jésus l'un par l'autre", et encore "ton Jésus n'est pas
celui des prêtres". La dialectique socratique a démontré à
l’ouvrier
que "les plus mystificateurs des hommes" sont
les économistes malthusiens et aussi "les calotins", qui ne
connaissent pas "Jésus destructeur des castes". Et le maçon
Nadaud comprend fort bien que Leroux fait "une charge à
fond de train contre les défenseurs des religions établies
et de toutes les monarchies"479.
“Fraternal Democrats”
typographique
et
Kommunisten
--
La
société
La société typographique
La "Revue indépendante avait dit en 1842 qu’entre
l'impuissante "politique libérale" du parti républicain
bourgeois et les rêves du communisme, il fallait fonder une
organisation socialiste. Voilà en 1845 ce que Leroux à la
"Revue sociale" et Louis Blanc, Pascal Duprat et Victor
Schoelcher à "la Réforme" entreprennent de préciser480,
après avoir questionné en vain l’école de Hegel au Banquet
de propagande démocratique de 1844. Le
lancement en 1846
de ces deux revues
décide Engels à préparer le meeting
d'où
sortira le Manifeste communiste, et d’autre part
Mairet, Duchêne et Vasbenter481 à réorganiser la Société
Typographique, “tête de colonne” du mouvement ouvrier
constatent que "le socialisme fermentait dans la classe
ouvrière",
qu'on
ne
se
contentait
plus
de
"la
sentimentalité socialiste" et qu'on voulait "donner enfin
une sanction aux aspirations jusque-là platoniques si
souvent émises et applaudies". Ils s’engagent à "répandre
les idées de réformateurs, Louis Blanc, Leroux, Fourier,
Cabet et Proudhon". En 1847, il fondent avec Jules Viard
et Fauvety Le Représentant du peuple, auquel en
48
ils
demandent à Proudhon de collaborer. Jusqu'à la faillite de
l’URSS cela était inconnu, parce que la
CGT ne publiait
pas les Carnets de J. Mairet, “précieux témoignage
longtemps enfoui dans les archives de la Fédération du
Livre"482. En présentant ainsi ses papiers de famille, cette
Fédération affiliée à la CGT ne cache pas, en 1995, qu’elle
regrette "la disparition, au plan international, des
républiques
qui
s'étaient
proclamées
socialistes
et
auxquelles, malgré leurs défauts, nous avions cru"483.
Marxistes-engelsistes, ces républiques autoproclamées
s’opposaient diamétralement à la tradition que Leroux avait
479 Il dira cela en 1877. Proudhon ne veut ou ne peut pas comprendre ce combat contre "la théocr
480Proudhon se réjouissant alors d'être accueilli par eux dans ce qu'il
appelait "le parti socialiste".
481 Lié aux amis de Leroux, Flora Tristan, Auguste Desmoulins, etc.
482 Introduction de ces Carnets, p. 11.
483 Préface de ces Carnets, p. 8
168
saluée en disant que le fait vraiment révolutionnaire
c’était en 48 l’apparition des corporations. En 1895, cette
tradition renaissait au Congrès constitutif de la CGT à
Limoges. En juin de cette année-là, à la dernière page de
ses Carnets, Joseph Mairet se demandait si CornillonSavary, devenu imprimeur dans la Creuse, n’avait pas
“oublié son vieil ami”, et il rappelait qu’en 1849, au
Banquet de la Société Typographique qu’ils présidaient
ensemble,
Cornillon-Savary avait appelé Au dévouement,
mais surtout A la persévérance dans le dévouement, avant de
donner la parole à Leroux. Ensuite, en levant la séance, il
avait repris les mots par lesquels Leroux avait conclu :
confiance dans la victoire du génie
de la vérité sur le mensonge,
d'Ormuzd sur Ahriman !
Cornillon-Savary avait persévéré. En 1895, devenu
imprimeur à Guéret, il demandait à la Ville de Boussac
d'élever un monument à Pierre Leroux, et Martin Nadaud lui
écrivait le 18 novembre pour le féliciter d'avoir eu cette
idée. Nadaud devenait Président du Comité d’Honneur pour la
statue de Boussac, et Leroux était salué comme “père du
socialisme” par le journal du "Parti ouvrier socialiste
révolutionnaire", que dirigeait
Jean Allemane, ouvrier
typographe, adversaire des guesdistes marxistes. Ensuite,
il faudra un siècle pour que la vérité triomphe du
mensonge. L’URSS est morte, le PS a réhabilité le courant
venu de Leroux, la CGT ne peut plus escamoter le témoignage
de Mairet. Elle livre pourtant un dernier combat, en
donnant à Proudhon plus d’importance qu’à Leroux. Elle a le
front de prétendre que
Leroux, “contraint à l'exil en
1849484 , ne revint en France qu'en 1850", et elle fait de
Nadaud un disciple de Proudhon.
Or Leroux a assisté
au
Banquet
de 1849 et à celui de 1850 comme à celui de 1848
et à celui de 1851. J’ai prouvé cela en février 1997, en
citant Mairet et Nadaud. En 1849, Mairet a dit
: "Le
philosophe
profond
que
l'Europe,
et
en
particulier
l'Allemagne, nous envie, le citoyen Pierre Leroux, a pu se
rendre à notre invitation. C'est avec bonheur que nous vous
annonçons sa présence au milieu de nous." Et pour
1850
Mairet confirme les Mémoires de Léonard où Nadaud raconte
que cette année-là il a applaudi “le toast final, prononcé
par Pierre Leroux, qui avait appartenu, dans sa jeunesse, à
cette même corporation [Typographique]”. Représentant la
corporation des maçons, Nadaud avait exalté en fidèle
lecteur de la "Revue sociale" "la solidarité sacrée qui
doit réunir tous les travailleurs"485, et au début de son
toast il avait lu la lettre par laquelle Louis Blanc, déjà
exilé, souhaite au nom des proscrits que "tous ceux qui
484
Leroux est confondu avec Ledru-Rollin, omme il l'a été quelquefois
en Sorbonne avec Roux, qui était associé à Buchez ennemi de Leroux.
485c’est à dire la doctrine que Leroux avait fait adopter en 48 malgré
l'opposition de Proudhon
169
sont voués à la cause du Socialisme comprennent que leur
devoir est de nous aider d'une manière active, de fournir
aliment à nos travaux”. L. Blanc avait rappelé à Marx la
Profession de foi du vicaire savoyard, et il était outragé
comme Leroux dans les articles publiés par Proudhon.
En reproduisant dans la “Revue sociale” le Manifeste
de “la Réforme, Leroux souligne en 1845 que son “premier
principe : Tous les hommes sont frères”, “avant d'être
proclamé par la Révolution française l'avait été par le
Christianisme et par la Philosophie”, mais il nuance son
accord en affirmant que “la raison, le sentiment et
l'intérêt du genre humain réclament l'application de ces
principes”. Le mot application indiquait dès le départ le
but concret de l’expérience entreprise à Boussac. En
imprimant au nom de ses amis : “Socialistes, nous le
sommes”486, Leroux revendique pour la première fois une
appellation employée surtout jusque là par les partisans de
Fourier.
Aussitôt, en France, l'animosité apparaît dans
les journaux de Cabet, de Buchez et de Considerant487 comme
dans les carnets de Proudhon. Mais à Londres, la même
année, en neuf langues, les “Fraternal Democrats” (Anglais,
Allemands, Polonais et Scandinaves) adoptent comme devise
“Tous les hommes sont frères”. Lecteur de
la “Revue
sociale”,
Engels
juge
Leroux
complètement
fou.
L'escamotage commence par la fourberie : afin de dresser
contre les deux Manifestes français un autre Manifest, il
feint d'adopter la devise des “Fraternal Democrats”. Il les
décide en 1847 à inviter à un meeting commun la bruxelloise
Association Démocratique “ayant pour but l'union et la
fraternité de tous les peuples”, il se désigne comme
486Le
socialisme étant défini comme “la Doctrine qui ne sacrifiera
aucun des termes de la formule : Liberté,
Fraternité, Egalité, mais
qui les conciliera tous”. La nouvelle revue prouvait la continuité de
la Doctrine en citant la conclusion de l'article Egalité. “Les
souffrances
individuelles
des
hommes,
comme
les
souffrances
collectives endurées par eux, ont eu pour but providentiel l'égalité,
le sentiment de l'égalité, la notion de l'égalité. C'est pour que
l'esprit humain arrivât à cette notion que Socrate et Jésus sont
divinement morts ; mais c'est aussi pour ce but que la boussole a été
découverte, l'Amérique découverte, l'imprimerie découverte, toutes les
grandes inventions découvertes. C'est encore pour ce but que les
Alexandre, les César et les Napoléon ont passé sur la terre ; mais
c'est aussi pour cette même cause finale que les esclaves ont
laborieusement aplani les routes qui ont servi aux armées des
conquérants”. Cf, dans
Eve, les vers où Péguy parle de ces routes.
487 Le 19 janvier 1847,
le
Préfet de Police Delessert écrit au
Ministre de l'Intérieur : "Quant à LA REVUE SOCIALE, elle a, sous la
plume de Pierre Leroux, livré de rudes assauts aux fouriéristes ;
mais, toujours hostile aux principes économiques des sociétés
actuelles, elle les attaque non moins violemment au profit des idées
philosophiques du sieur Pierre Leroux. Ce journal, qui s'imprime à
Boussac, a de nombreux lecteurs dans la Creuse, et particulièrement
dans les villes manufacturières d'Aubusson et de Felletin. "Cité par
Garnier-Pagès au tome II de l'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848. Sous
le titre, Rapports de la Préfecture de Police avec en sous titre
Publications anarchistes de l'année 1848, p. 344 à 350, tome deuxième.
170
délégué
des
communistes
parisiens,
et
il
se
nomme
secrétaire du meeting. Marx488, réfugié en Belgique, fera
fonction de délégué des communistes bruxellois, il sera
présenté au meting par Julian Harney, président des
chartistes de gauche, et ovationné à la demande de Karl
Schapper qui déclare que ce meeting “prépare la réunion
d'un
congrès
démocratique
des
différentes
nations
d'Europe”. Suite, en apparence, à la parisienne
"réunion
de propagande démocratique" de 1844.
Or ce n’est pas un
congrès international qui sortira du meeting, mais le
Manifest der kommunistischen Partei489 , qui commence par
Bourgeois und Proletarier, et s'achève par le cri :
“Proletarier aller Länder, vereinigt Euch !” Fourberies:
cinq ans plus tôt la “Revue indépendante” avait publié Les
bourgeois et les prolétaires490 et appelé les “prolétaires de
toutes les nations !” Entre l'original et le plagiat la
différence
était
imperceptible
pour
ceux
qui
ne
connaissaient pas le français. Engels avait réussi ce que
Marx appelait “un escamotage”.
L'imposture ne dura pas longtemps. En septembre 1850,
à Manchester, un autre grand meeting aura lieu, dont Leroux
rend compte au Banquet Typographique, en disant : “Ce
meeting, qui a été très nombreux, s'est terminé par des
conclusions de tout point conformes à vos statuts”491. Cinq
mois plus tard, à Londres, en février 1851, c’est à la
demande de J. Harney492 que Louis Blanc est acclamé par des
émigrés allemands qui chantent la Marseillaise. Colère
d’Engels, qui écrit à Marx que Harney fait le jeu de
Schapper “contre nous”, et Marx répond : “Ils nous croient
battus, mais nous les battrons d'une autre manière”.
L'union et la fraternité de tous les peuples c'est Le
Pacte qui les proclame, avec l'Almanach des Corporations
nouvelles pour l'année 1852. Mais cet Almanach paraît peu
avant décembre 1851, et ce mois-là, à la rue des Bons
enfants, il n'y a plus de propagande. En 1852, c'est en
488
Pour se rendre de Bruxelles à Londres, Marx avait demandé de
l'argent à Pavel Annenkof, lecteur de la “Revue indépendante” et
correspondant parisien de la revue dirigée à Saint-Pétersbourg par son
ami Biélinski.
489 Voir le n° 49 des “Schriften aus dem Karl-Marx-Haus” (Trier, 1995).
490 Déjà publié en 1832 dans la “Revue encyclopédique”
491 Avant d'être reproduit dans les Carnets de J. Mairet (p. 339), ce
discours avait été cité en partie par Rémi Gossez dans Les ouvriers de
Paris (1967) et intégralement dans notre deuxième Bulletin (1986, p.
15 sq).Leroux ajoutait : “On y a reconnu la nécessité de s'associer
par corps de métier, d'abord en vue de secourir l'indigence des
membres de la corporation, ensuite de prévenir le chômage et de
maintenir le prix des salaires, et enfin d'arriver par une
souscription à ce grand but que poursuit notre siècle : la destruction
de la concurrence et l'affranchissement des travailleurs […]”.
492 Qui sera par la suite défendu par Ph. Faure, auquel il rendra
hommage.
171
Boichot493
prison que
rencontre ceux des “socialistes
révolutionnaires, ouvriers pour la plupart, appartenant à
cette génération éclose au souffle des idées humanitaires”,
qui avaient échappé à la déportation et à l'exil. Marx
condamne
alors
le
prolétariat
français
parce
que,
“renonçant à transformer le vieux monde à l'aide des grands
moyens qui lui sont propres, il s'était jeté dans des
expériences
doctrinaires,
banques
d'échanges
ou
associations ouvrières”, il condamnait ce qu'il appelait
“les deux sectes”, “les proudhoniens et les pierre
lerouxistes”, pour parler comme Engels. Et Lénine écrira en
1909 que le socialisme français de 48 n'était qu'“une béate
rêverie” qui égarait le prolétariat dans la coopération
trade-unioniste pour le détourner de sa seule tâche, “la
conquête du pouvoir politique”.
Revenons sur terre, à Paris, en 48. “Infatigable
lutteur” selon le mot de Georges Weill, Leroux était dès le
9 mars inscrit par Louis Blanc au nombre des économistes,
des philosophes et chefs d'école sociale pour faire partie
de la Commission qui siègera au Palais du Luxembourg,
occupé précédemment par la Chambre des Pairs, pour tracer
un programme de législation en faveur de la classe
ouvrière. Leroux parla plusieurs fois à la tribune sur la
fixation des heures de travail. "L'ouvrier, déclara-t-il le
30 avril, l'ouvrier, placé dans l'alternative de mourir de
faim, lui, sa femme et ses enfants, ou de travailler
quatorze heures par jour, n'est pas libre dans le
consentement qu'il donne, et qui n'est autre qu'un
consentement au suicide. Que les chefs d'industrie qui
encouragent ou exigent un travail de quatorze heures ne
viennent pas dire que les ouvriers consentent, et couvrir
l'homicide de ce beau nom de liberté des contrats, de
liberté des transactions. On peut toujours leur répondre :
"Vous n'avez pas le droit d'attenter à la vie de votre
semblable, même avec son consentement. La loi vous le
défend. La vie humaine est sacrée et la société est
instituée pour la protéger"494. Peu de jours après, associé
à Thoré et à George Sand encore, son nom figurait dans la
rédaction d'un nouveau journal : LA VRAIE RÉPUBLIQUE, qui
eut selon Gaumont, "un des plus gros tirages de l'époque,
40.000, dit-on, et même plus, et de la meilleure tenue,
dans le dévergondage du journalisme d'alors". Et Leroux
était actif aussi au club de Barbès. Mais on comprend mieux
son activité quand on entend sa voix parmi celle de ses
“compagnons”.
En
1849,
la
Société
Typographique
applaudissait Mairet quand il reprochait à Buchez de
prêcher "un néo-catholicisme" tendant à l'instauration
d'une "République théocratique". Et Mairet ajoutait :
“notre art — ainsi que l'a dit, dans un toast, le citoyen
493Souvenirs
d'un prisonnier d'Etat, cité par Tchernoff,
républicain au Coup d'Etat et sous le second Empire.
494 Gaumont (o.c.) citant A. Chaboseau, op. cit., p. 56-57.
Le
Parti
172
Pierre Leroux — est né comme le Christ dans la misère et la
persécution ; il a poursuivi sa route à travers les siècles
en
rendant
le
bien
pour
le
mal
à
ceux
qui
le
persécutaient." On a jeté
Leroux dans la même poubelle
que Buchez, parce que Marx
applaudissait quand Proudhon
écrivait en parlant de Leroux : "Le saint homme se souvient
d'avoir été Jésus -Christ". Et la CGT s'est coalisée avec
l’histoire officielle
pour
occulter le P.O.S.R. en
accordant la légitimité au Parti Ouvrier Français (POF).
Comme la Citoyenne Goldsmid en peignant LE PACTE, les
toasts
prononcés
durant
les
Banquets
Typographique
s’inspiraient de la doctrine exposée à Boussac. Avant
d’être exilé en 1849, Martin Bernard avait dit: "La
Typographie est tête de colonne". Aux applaudissements de
tous, Leroux répétait ce mot. Il était internationalement
le seul "confrère" que les typographes rangeaient aussi
bien dans l'héroïque triade495 de l'action militante que dans
la triade illustre de l'art et de la pensée. En 1851, à la
demande du délégué compositeur de la Société de Bruxelles,
on
applaudit
les
trois
plus
illustres
"adeptes
de
Gutenberg, Pierre Leroux, le philosophe du genre humain,
Hippolyte
Moreau,
l'infortuné
poète
prolétaire,
et
Béranger, l'illustre chantre du Peuple”. En 1850, le
délégué des typographes de Corbeil avait salué "les trois
héros, honneurs de la Typographie, Martin Bernard, Pierre
Leroux et Proudhon". Proudhon était à Sainte-Pélagie, d’où
il attaquait Leroux et Louis Blanc. Sans faire publiquement
allusion à ses attaques, les toasts répondent
en
acclamant, à la demande de Nadaud, Louis Blanc et Leroux.
Ces typographes savent, bien entendu, qu'en 1846 et 1847
l'Archevêque de Paris a condamné Leroux comme le plus grand
ennemi de Rome au moment où il confiait à deux compositeurs
d'imprimerie le soin de dire dans Le Carrosse de Monsieur
Aguado, que "[s]on Jésus n'est pas celui des prêtres". Chef
d'oeuvre inconnu496, que la "Revue sociale" annonçait en
octobre 1845 dans son premier numéro : "Nous nous proposons
de traiter diverses questions d'économie politique sous la
forme de dialogues." Rédigée et fabriquée par l'Association
typographique fondée par Leroux à Boussac, cette revue
disait qu'elle était fière "de compter nombre d'imprimeurs
dans ses abonnés". C'est dans la pratique des ateliers
d'imprimerie, dans la collaboration des différents corps de
métier qui concourent à la fabrication du livre qu'elle
cherchait le principe d'une organisation non hiérarchique,
applicable aussi bien dans l'Etat que dans l'industrie ou
l'armée. Et quand Leroux formulait "la loi sociale" en
disant : "le mal commence où le compagnonnage cesse", il
résumait son expérience en même temps que celle de cette
Association. Les ouvriers voulaient devenir copropriétaires
495
En disant : "Mes amis formaient une triade" (p. 162), Mairet parle
exactement comme Leroux.
496 Réimprimé en volume au printemps 48 par l'imprimerie de Leroux à
Boussac.
173
de leurs instruments de travail ; et dès 1833 ce voeu avait
été parfaitement exprimé par Jules Leroux, frère de Pierre,
dans l'Appel aux ouvriers typographes
qu'Edouard Dolléans
a signalé dans son Histoire du mouvement ouvrier comme "une
des plus belles pages de la littérature ouvrière et de la
langue française". Durant la seconde République, député lui
aussi à l'Assemblée Nationale, Jules Leroux est invité
chaque année comme son frère aux Banquets typographiques,
mais il n'y prend pas la parole. Pour accueillir les
délégations étrangères, pour représenter l'ensemble de ceux
qui concourent aux arts et métiers liés au Livre, nul
n'était mieux qualifié que Pierre Leroux, apprenti en 1818,
compagnon,
compositeur,
puis
correcteur
d'imprimerie,
prote, initiateur en France du premier "magazine à
l'anglaise", le Globe, journaliste et directeur de revues
qui avaient eu pour lecteurs les plus grands esprits de
l'Europe, écrivain du plus grand mérite, philosophe plus
connu en Allemagne qu'aucun autre philosophe français,
critique littéraire qui avait révélé à la France un grand
nombre
d'auteurs
étrangers,
conseiller
de
nombreux
écrivains et surtout de la plus célèbre d'entre eux,
inventeur enfin d'une machine à imprimer, il avait dès
juillet 1830 été choisi par les typographes en armes pour
demander à La Fayette de proclamer la République. Et il
pouvait même raconter qu'en 1818, quand la police venait
"voir ce que nous composions, le mouchard entendait gronder
autour de lui cette espèce de tintamarre qu'en termes
d'atelier on appelle un "roulement".
En 1843, vingt ans après être allé en Angleterre
parachever son apprentissage de typographe, il était
retourné à Londres afin d’obtenir pour sa machine
un
brevet anglais en plus d'un brevet français. En février, il
avait évoqué "le triste et monotone labeur du compositeur
d'imprimerie", obligé "pour gagner dix sous par heure" de
devenir "une habile mécanique qui ne se dérange pas, qui ne
s'amuse pas à lire la copie, ni à réfléchir sur elle", et
"toute la journée ainsi employée, douze ou quatorze heures
de travail, sans distraction et sans profit intellectuel".
A partir de l'exemple qu'il connaissait le mieux, il
protestait contre le système économique qui "n'opère qu'en
faisant d'un certain nombre de nos semblables, sous le nom
d'ouvriers, de véritables machines". Trois mois plus tard,
Marx avait souhaité une revue internationale travaillant à
"l'entente d'une humanité souffrante qui pense et d'une
humanité pensante qui est opprimée". En 1848, quand Mairet
et ses deux amis demandent à Proudhon de collaborer à leur
"Représentant de Peuple", Proudhon n'a encore rien publié
contre Leroux. En 1849, à cause de la virulence de ses
articles, Vasbenter, administrateur, et Duchêne, gérant,
sont emprisonnés. Duchêne, qu’on regardait comme le plus
proche disciple de Proudhon, et même comme son fils, avait
174
d'âme497.
autant de verve que lui mais plus de grandeur
Le 15
octobre 48, "son discours produisit un enthousiasme
indescriptible, unanime. Pierre Leroux, surtout, jubilait ;
sa belle et large figure s'épanouissait d'aise en agitant
son épaisse et longue chevelure qui inspira si souvent le
crayon
des
caricaturistes,
entre
autres
lorsqu'ils
représentaient Proudhon assis à l'Assemblée nationale au
dessus de Pierre Leroux et se servant de sa chevelure
dessinée en tignasse comme d'un manchon". Si Proudhon avait
été là498, il aurait été moins épanoui. Prenant la défense de
la libre-pensée, de la liberté de la Presse et de ceux que
l'on traitait de barbares et de séditieux, Duchêne avait
riposté aux "pontifes et aux docteurs du catholicisme", aux
"doctrinaires du libéralisme" et aux "philosophes ennemis
de l'intelligence", en disant :
Il y a dix-huit cents ans, un homme parcourait la Judée,
sans crédit, sans fortune, sans autre influence que celle
de sa parole. Mais cette parole était plus brûlante que la
flamme, plus tranchante que le glaive, car c'était une
parole de fraternité, d'égalité, de liberté. Barbare499 et
séditieux, selon ceux qui l'ont voué au supplice, [il
était] le Régénérateur du genre humain. Est-ce que les
victimes ont jamais manqué aux bourreaux ?
Un an plus tard, donnant lecture des lettres de Duchêne
et
de
Vasbenter,
emprisonnés,
le
citoyen
Fiévet,
typographe, reprend le mot bourreaux, en portant un toast
Aux martyrs de la Fraternité ! : "Les bourreaux, las de
frapper, volèrent aux vrais chrétiens leurs symboles.
Prouvant que le Christ avait eu raison de dire qu'il
s'élèverait de faux prophètes, ils furent Pontifes au Moyen
Age et ils sont les scribes et les pharisiens de notre
époque". Ils persécutent "les chrétiens régénérés", qui ont
pour maître-mot le mot frère. Banquet fraternel, banquet
fraternitaire,
confrères,
fraternelles
agapes,
table
fraternelle, communions socialistes, tel est dans tous ces
toasts le vocabulaire religieux qui selon Blanqui et son
disciple Proudhon ne sont que du verbiage fouriériste.
Calomnie500: dès février 1847, quand mourait Adolphe Paraut,
Auguste Desmoulins rappelait dans l'antifouriériste "Revue
sociale" qu'à Limoges, "avec nos amis, nous communiions
497
Porte-parole en 1850, nous l'avons vu, de "l'UNION ESSENIENNE". Ne
fait-il qu'un avec Georges Duchesne, qui a écrit dans "la Commune" à
la mort de Leroux ?
498 Il s'était excusé de n'avoir pu venir avec "[s]es honorables
collègues et amis de l'Assemblée Nationale, Pierre Leroux, MartinBernard, Doutre, etc."
499 Un mois plus tôt, Leroux
avait dit à l'Assemblée nationale combien
il était pénible de s'entendre traiter de barbare.
500 Les “fraternitaires” s’opposent aux “égalitaires” comme Bakounine
s’oppose au caractère " mechanistich" "materialistisch, soziooeconomisch" du marxisme
parce qu’il est attentif au
caractère
"herzlich und brüderlich" du communisme taborite
175
matériellemment501 ,
ensemble, spirituellement et
assis au
repas des égaux." De même, c'est de Leroux et non de
Fourier que s'inspire le citoyen Bosson quand il déclare
en 1850 au nom de la Société Typographique de Paris : "La
liberté n'est pas tout. Nos pères avaient entrevu cette
vérité, en proclamant la sainte devise : Liberté ! Egalité
! Fraternité ! Unité ! — Unité, crièrent alors de nouveau
apôtres de la grande religion de la solidarité." Dès 48,
dès que le droit d'association a été reconnu, Mairet
constate que "de tous côtés surgissent des sociétés
fraternelles et égalitaires de travailleurs". A la place
laissée vide depuis la Loi Le Chapelier, ils veulent que
l'on instaure des corporations nouvelles qui assurent leurs
membres contre la maladie et le chômage. Leur modèle, c'est
la Société Typographique, parce qu'elle souhaite que "tous
les travailleurs, en imitant notre exemple, se solidarisent
avec nous." A Paris, elle a déjà "une caisse spéciale pour
soutenir les grèves des autres corps d'état." A Bruxelles,
Turin et Genève, on commence à penser comme le délégué des
typographes de Lyon qui dit en 1850 : "Nous formions un
même corps sans tête. Désormais un pacte indissoluble nous
unit. Marchons ensemble. Plus que tout autre, nous devons
cet exemple. Quand on a l'honneur de compter dans ses rangs
des hommes tels que nous en avons compté, tels que nous en
comptons encore, on ne peut reculer. Soldats de la pensée,
notre place est en avant, au poste d'honneur de la
Civilisation et du Progrès."
Ces
militants
de
la
non
violence
ne
sont
ni
catholiques ni protestants. Pour bien comprendre leur
vocabulaire religieux, évoquons “La Feuille du peuple” où
Fauvety, Renouvier, Erdan et Jules Lequier s’opposaient
rudement à Buchez en combattant "les socialistes chrétiens
et républicains de sacristie". C’est dans ce journal des
“socialistes croyants” que
Renouvier
inaugurait en
février 1851 une série d'articles sur Le socialisme de
Jésus. Baudelaire allait juger “sublimes et touchantes” les
pages où Leroux explique
que "Jésus était Talapoin,
puisqu'il était Thérapeute". La Loi du 19 juin 1849 avait
interdit "tous les Clubs et Réunions publiques où seraient
discutées les affaires politiques". Aussi, avant chaque
Banquet, le texte des toasts était soumis à la censure. En
septembre 1850, le commissaire de police avait "biffé le
toast entier" où Barbier avait loué Proudhon, "le hardi
publiciste", nommé Martin Bernard "martyr politique" et dit
:
"A Pierre Leroux ! Il est là qui m'écoute
Ce penseur grave et doux, si plein de profondeur"
Leroux connaît le texte de ce toast et sait qu’il ne sera
pas prononcé. Dans son discours, il fait allusion aux
"commissaires de Mars et de Bellone" qui sont dans la
501
C’est moi qui souligne (J.V.)
176
salle, avant de céder la parole
conclut avec une grande audace :
à
Martin
Nadaud,
qui
Oui, je dois le dire et je le dirai ; que les sténographes
de la police, dont nous savons l'exactitude, prennent bien
garde à ces paroles. […] Citoyens ouvriers, nous n'oserions
plus nous présenter à la tête de la démocratie européenne
[si nous ne disions pas] que bien des hommes ne gagnent pas
un salaire suffisant pour acheter chaque jour un kilogramme
de pain. Oui, citoyens, il faut, pour l'amélioration du
corps social, la régénération des individus qui le
composent. Elevons donc bien haut, pour l'honneur de la
France, le drapeau du courage qui est le nôtre. Nous avons
en ce moment des passions et des vices ! Eh bien !,
déclarons leur la guerre, mais une guerre sérieuse, une
guerre d'extermination, pour arriver au bien !
Lorsque Mairet écrit : "toutes ces associations, hélas,
sombrèrent"502, il attribue ce naufrage, comme Pauline Roland
en
1850,
non
seulement
aux
écueils,
aux
obstacles
objectifs, législatifs, économiques et autres, mais aussi
aux défauts individuels que le marxisme oublie. Nadaud dit
tout haut que l'égoïsme, le mensonge, la lâcheté, la
cupidité, la jalousie, l'arrivisme sont des vices. Au
Banquet de 1851, l'insistance est mise plus gravement
encore sur les besoins et sur les devoirs par le délégué de
la Société de la Presse du Travail, le docteur Panet, de la
Corporation des médecins : "le Prolétaire, qui souffre la
prison, l'exil, la faim, veut entendre une voix amie […] Il
faut des hommes dévoués, prévoyants, s'oubliant eux-mêmes
pour porter secours à ceux qui souffrent. […] Il est des
temps où il ne faut plus discourir, songeons à faire
quelque chose d'utile."
Les mots action, courage, utile. n'étonnent pas. Mais
pour comprendre que ces militants les associent aux mots
bien, régénération, honneur, il faut retrouver la mémoire
du modèle essénien. En 1849, treize ans après le premier
emploi de ce mot par
George Sand, il y avait à Paris et
à
Lyon,
"de
cercles
esséniens
dans
la
chaussure,
l'habillement, l'alimentation". Pour les fédérer, Hocdé et
ses amis ont fondé le 21 juillet 1849 l'Union essénienne
qui se donnait pour buts "la réalisation pratique de la
fraternité et de la solidarité républicaine par le crédit
gratuit, l'abolition du parasitisme usuraire, […] le
ralliement dans une pensée commune et dans un intérêt
identique des familles et des associations, des industries,
des sciences et des arts". A Lyon les statuts des
Travailleurs
unis
et
de
l'Union
des
travailleurs
503
s'inspirèrent de ceux de l'Union esénienne . C'est aussi
502Sans
savoir que Renouvier écrivait alors la même chose
Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier citant à l'article
Hocdé (Léon) le tome 1 de l'Histoire générale de la coopération en
France par l'excellent Jean Gaumont.
503
177
afin de devenir "un lien destiné à réunir toutes les
corporations de l'Art, de la Science et de l'Industrie" que
la Société de la Presse du Travail fut fondée, ainsi
qu'elle le disait le 17 septembre 1851, à ce dernier
Banquet. Ce jour là, les délégués des Typographes de Genève
ont offert une coupe à leurs "frères de Paris" en disant
que “chez
les Suisses, la coupe est le symbole de
l'Egalité". Leroux a bu dans cette coupe et demandé la
réhabilitation d'Etienne Dolet. L'application sévère de la
Loi du 19 juin 1849 ne permettait plus d'envisager, comme
l'avait fait l'Union essénienne, l'ample confédération de
coopératives de production et de consommation. Du moins, il
fallait faire "entendre une voix amie", car "le Prolétaire
veut la liberté, et l'Imprimerie, son premier besoin, luit
à peine."
Le 2 Décembre, les courageux, les dévoués, les
persévérants allaient être frappés par Mars et Bellone.
Mais l'année suivante, en exil, le mot qu'avait employé la
Société de la Presse du Travail était employé par le porte
parole de l'Union socialiste, Théophile Thoré : les
proscrits de toutes les nations avaient “besoin d'un grand
concile pour faire comprendre le socialisme dans son
universalité.
L'imprimerie
y
suppléerait,
jusqu'à
un
certain point", à condition de trouver "un pays où les
penseurs puissent écrire"504 A Londres, en espérant "donner
un écho à toutes les plaintes", cette Union
essaya
505
d'allumer le flambeau de "l'Europe libre" . Et c'est en
anglais puis en allemand que le mot essénien apparaît
alors, à Londres, sous la plume de George Eliot et de
Malwida von Meysenbug, deux admiratrices de George Sand,
deux écrivains qui eurent comme elle une très grande
influence.
Engels traitait les “pierrelerouxistes" exilés de
chiens bornés, d’ânes et d crapauds. Selon les marxistesengelsistes , “Leroux avait perdu beaucoup de son influence
après 1848 parce que le prolétariat adoptait la solution
matérialiste dialectique", alors qu’il restait enfermé dans
"l'illusion spéculative”, ”l’idéologie petite bourgeoise",
“la religiosité” et ”le platonisme" parce qu’il était
"nourri de vieille métaphysique à une époque où la pensée
métaphysique n’avait plus d’avenir”. Tout au contraire, en
cotisant pour les proscrits, les typographes étaient réunis
“spirituellement et matériellement” comme les convives des
Banquets de Limoges, en 1845, 1846,1847 et 1848. En
réfutant la dichotomie dualiste et le privilège accordé à
l’intelligence, Leroux avait préparé ce que concrétisaient
les Associations fraternelles et les Unions esséniennes.
Economiste, en exécrant "le luxe, la luxure et la misère de
Paris”, il
avait compris l’extraordinaire admiration que
les vertus des
esséniens ont fait éprouver aux Grecs et
504
Dans une lettre à Herzen.
Qui devait paraître aussi en anglais et en allemand, mais l'argent
fit défaut.
505
178
aux Romains écoeurés par leurs dieux. Citons à nouveau
George Sand :
: "Ne pas croire à d'autre Dieu que celui
qui ordonne aux hommes la justice, l'égalité ; […] vivre de
presque rien, donner presque tout, afin de rétablir
l'égalité primitive et de faire réapparaître l'institution
divine". Le modèle de "la religion" qu'elle voulait
“prêcher”, elle le trouvait
là où Pline parle de l’oasis
lointaine,
d’une
nation
(“gens”)
où
la
relève
des
générations s’opérait non pas par la procréation mais par
l'afflux des convertis. Or cela n’est pas un mythe, et
David Flusser, professeur à l'Université hébraïque de
Jérusalem, le disait en 1981 à la télévision de l'armée
d'Israêl : ”il y avait quelque chose de révolutionnaire,
"something revolutionary", dans cet afflux de convertis,
car c’est
à cause de "the ideal of poverty, expressed
through community of property" que "both Jews and Gentils
spoke of the Essene with admiration"506. Estimant que "la
compétence et l'autorité de D. Flusser ne peuvent être
sérieusement récusées"507 , Mme Jacqueline Genot-Bismuth,
professeur à la Sorbonne, découvre dans l'Evangile l'homme
que Leroux appelait "Jésus essénien"508, et elle “retrouve
l'histoire là où les exégètes allemands du XIXe ne voyaient
que roman et mythe"509 . Leroux était dans le vrai en
combattant ainsi l’antisémitisme, et de même en combattant
l’européocentrisme.
Lumen
orientale,
une
aurore
apparaissait pour tous les croyants d’Occident, Both Jews
and Gentils. "Jésus était Talapoin, puisqu'il était
Thérapeute”. On se moquait de cette “herméneutique toute
nouvelle” . Il répondait qu’elle était “vraie”. Son nom est
absent mais sa pensée est confirmée dans le Rapport510 où A.
Dupont-Sommer disait à l’Académie des Inscriptions et
Belles Lettres : “L'étude des manuscrits de la Mer morte a
confirmé l'hypothèse déjà émise dès le milieu du dixneuvième siècle, de contacts historiques entre la vie
communautaire des moines bouddhistes et celle des esséniens
[..] Cette révolution renouvelle l'un des problèmes
fondamentaux de l'histoire humaine.”
Mais ce n’est pas seulement l’histoire ancienne que
Leroux renouvelait.
Les articles de
Renouvier
sur Le
socialisme de Jésus
paraissaient dans “La Feuille du
peuple”.
Sous
un
masque
catholique,
le
platonisme
prononçait le bannissement de Leroux.
506
The spiritual History of the Dead Sect (Tel-Aviv), 1989.
homme appelé Salut, genèse d’une hérésie à Jérusalem, p. 210.
508En
s'élevant à juste titre contre "la méconnaissance profonde du
milieu éthique judéen due à l'enseignement du mépris et à la
détestation du judaïsme qui sont constantes dans la philosophie
allemande suivie par la plupart de nos exégètes depuis Renan et Loisy"
509 Un homme appelé Salut, genèse d'une hérésie à Jérusalem, O.E.I.L,
prière d'insérer, quatrième page de couverture de ce livre.
510 Publié dans "le Monde" du 3 décembre 1980. Affirmations amplement
confirmées en 1994 par David Flusser, Der essenische Abendteuer, cf.
Paul Giniewski in "Sens", n° 12, 1994.
507Un
179
CHAPITRE IX
1848. A l’Assemblée Nationale
Hugo faux témoin - Le débat économique de 48 - Les
représentants ouvriers - La coalition des voltairiens et
des jésuites - Les défenseurs du Suffrage Universel - Les
évangéliques contre les buchéziens
Hugo faux témoin
L’auteur des Châtiments n'a parlé que des morts et des
déportés de décembre 1851. Pourtant quand on dit avec Edgar
Quinet que “la France était enterrée vivante”, on pense à
Guernesey, parce que Hugo y a écrit Les Misérables. Paris a
tout fait pour Hugo, qui était né à Besançon, mais en 1895
”Paris n’a encore rien fait pour un de ses plus illustres
enfants.”
“Le Parti ouvrier” dit cela, en félicitant le
conseil municipal de Boussac qui demande un monument pour
Leroux. De même, on dit qu’après l’échec du mouvement
chartiste, Harney est devenu “un des premiers Anglais
convertis au marxisme”511, et on attribue la formation en
1864 de l'Association internationale des Travailleurs soit
au modèle offert par les Trade Unions soit au génie, juif
selon les uns, hégélien selon les autres, du rédacteur
allemand de son Adresse inaugurale. Mais c'st à Jersey
qu' en 1856
Julian Harney est venu, pour assister à
l‘enterrement de “Philippe Faure, my poor dead friend”512.
Depuis plus
de vingt ans les “Democrats” anglais et les
“Demokraten” allemands étaient fraternellement proches des
républicains-socialistes français, et P. Faure était connu
à cause de ses
articles dans L’Eclaireur du Centre. Hugo
est une "personnalité privilégiée"513. Bakounine disant en 48
:
“Guerre
partout”,
Marx
:
“Guerre
générale,
et
insurrection du prolétariat français !” Lénine : “Guerre,
guerre civile et universelle, propre à ébranler le vieux
monde !”
Si l'on en croit Hugo, quand les orateurs parlaient de
la misère, c’était seulement pour sévir contre les
conspirations.
Tous
les
représentants
du
peuple
se
plaçaient
“à un point de vue autre que le mien, au point
de vue du passé, tandis que je me place, moi, au point de
511“One
of the earliest English converts to Marxism”, Harney,Georges
Julian, Internet
512 Avec lequel il venait d’assister à l’enterrement de deux petit -fils
de Pierre Leroux, morts de misère, “The Reasoner”, Sunday, February,
3, 1856
513 L'Histoire socialiste de Jaurès voulait mettre fin à ces "cultes"
que Péguy appelait "des fétichismes".
180
vue de l'avenir”. Lui, à Lille, il a descendu jusqu’en
bas514 l’escalier que le préfet, presque asphyxié, avait dû
remonter
en
hâte
:
"misère
affreuse,
intolérable,
meurtrière", "caves obscures, air infect, paille humide et
putrescente". A-t-il vraiment vu ces choses ? c'est
possible, en février 1851. Mais il a pu lire ces mots, en
septembre
48, quand
le "Journal officiel" reproduisait
le discours où Alcan les prononçait
en citant le Rapport
515
officiel
datant de 1832 sur "l'état des pauvres de la
ville de Lille". Le 22 juin, Hugo ne plaide pas pour les
misérables. C’est en faveur des "propriétaires victimes de
faillite et qui ne perçoivent plus les loyers ou les
fermages[ qu’il demande “l'aide des socialistes” :" La
patrie saigne sur la croix des révolutions. Aidez-nous,
aidez-nous ! N'irritez pas là où il faut concilier, n'armez
pas une misère contre une misère". Leroux répond en
suppliant les représentants du peuple d’examiner "d'urgence
dans le plus bref délai possible" la pétition par laquelle
les
délégués
des
Ateliers
Nationaux
demandent
à
l'Assemblée,
après
la
dissolution
de
ces
Ateliers,
"quelques garanties pour ceux des travailleurs qui iront
travailler dans les départements sur la demande des
industriels particuliers". On lève la séance, et durant la
nuit, les premières barricades s'élèvent. Et les insurgés,
quand on leur
offre de cesser le combat contre une
promesse
d'amnistie,
répondent
:
"Nous
nous
ferons
suicider".
Jusqu’à ce moment-là, on parle de Leroux avec respect.
Montalembert lui dit "éloquent philosophe". Hugo le désigne
au premier rang des “penseurs sévères et convaincus qu'on
appelle socialistes". On flatte Leroux parce qu'on a peur
de la Jacquerie,c’est-à-dire des incendies. "Trente-cinq
mille ouvriers creusois émigrent tous les ans".A Paris et à
Lyon, où ils ont fait depuis dix ans de grandes grèves. Ils
passent six mois sur les échafaudages, et chaque année ils
colportent leurs idées sur les routes qu' ils parcourent en
bandes. Dans le Limousin est apparu “un phénomène nouveau
sans rapports avec les diverses écoles parisiennes". Leroux
semble seul en mesure d’influencer le développement de de
ce phénomène. Le 28 juin, on n’a plus peur. Leroux a lancé
en vain un pathétique appel à “la miséricorde”, Paris est
en état de siège. Désormais, "des troupes nombreuses sont
sans cesse sur le qui-vive aux quatre coins de la ville”,
Lamartine est soulagé quand il dit cela en racontant que la
veille, il a croisé "une longue file de soldats silencieux,
la nuit, escortant à pas muets une longue file de
personnes, les unes à pied, les autres sur des charrettes,
allant chercher leur exil sur l'Océan. La ville vomissait
514Dans
le très célèbre Discours sur les caves de Lille.
par une commission dont un des signataires se nommait
Culmann. Le même Culmann, je suppose, que celui qui le 26 juin 48 a
présenté avec Leroux l'amendemen autorisant les familles à accompagner
les transportés.
515Etabli
181
une partie de ses membres à l'ostracisme". Chaque nuit, par
fournées de cinq cents, quatre mille trois cent quarantehuit "transportés" vont traverser Paris.
A neuf reprises
le “Journal officiel” publie
sur six longues colonnes la
liste des cinq cents “transportés”, avec la profession de
chacun. Tous les corps de métiers "mécaniques" sont
représentés. Accusé d’avoir tiré, un lamineur en cuivre du
nom de Saintard échappe à la transportation parce qu’il
réussit à prouver qu’il a seulement "voulu faire crier :
Vive la République démocratique et sociale !". Dix ans de
travaux forcés. La République démocratique et sociale,
c’est le programme de Leroux.
La Russie avait entendu l’indignation de Herzen :”Paris
a fusillé sans jugement !” Nombre de prisonniers avaient
516
été
massacrés,
et
Leroux
avait
protesté
plus
énergiquement encore que Daniel Stern et L. Blanc.
Cavaignac croyait faire preuve de mansuétude en acceptant
qu'au lieu de les transporter Outre-Mer on condamne
seulement à huit années de prison les insurgés âgés de
moins de seize ans et à la détention perpétuelle ceux qui
avaient plus de soixante ans. Pourtant, si on lit dans le
"Journal officiel" du 5 septembre la liste du plus récent
convoi, on y trouve six transportés âgés de moins de quinze
ans, trois âgés de plus de soixante ; le doyen avait
soixante-seize ans. Et il faudra six mois à la commission
juridique pour libérer comme "innocents arrêtés par erreur"
neuf cent quatre-vingt onze des quatre mille trois cent
quarante huit détenus.
En novembre Leroux et sa femme sont insultés par la
Biographie impartiale des représentants du peuple qui
accorde dix pages à Bonaparte (Louis-Napoléon). Elu avec 5
587 759 suffrages, le Prince-Président donna son premier
dîner à l’Elysée, le 23 décembre. Hugo est au nombre des
convives. Hugo ne pardonnera jamais le "crime" du 2
Décembre. Mais
c’est de Juin 48 que dataient
“l'empire
des conseils de guerre” affronté par Deville, et "la
coalition des mauvaises consciences de tous les partis”
dénoncée par Erckmann et Chatrian, qui précisaient le sens
du mot tous: "orléanistes, légitimistes, bonapartistes et
républicains"517. C’est en septembre, comme le dit Leroux,
que "des voltairiens se mettaient à défendre l'Eglise", et
que "des universitaires jusque là ennemis du clergé
tendaient la main aux jésuites". Bientôt, le PrincePrésident et le Pape de Rome seraient alliés contre les
républicains.
par
516
L’histoire de la Société Typographique a été occultée
le Parti communiste. Qui a occulté l’histoire de
Que Vermorel félicitera
pour cela dans Les hommes de 1848 (1869)
renvoie à mes articles La Révolution française à travers les
romanciers du XIXème siècle, “Lectures”, Bari 1990 / 25 et L’image de
la Révolution française chez Leroux, George Sand et Erckmann-Chatrian,
RHLF, 1990; n0 45
517Je
182
l’Assemblée
nationale
?
Est-ce
l’Inspection
générale
d’histoire ? On dispose d’un document exceptionnel, le
volumineux quotidien à l’impeccable typographie
intitulé
Le Moniteur, Journal Officiel de la République française",
où se trouve alternativement le compte-rendu des séances à
l’Assemblée et le compte-rendu des audience du procès des
accusés de Juin, en cour de Bourges. Source irremplaçable,
ces milliers de pages semblent inconnues. elles sont à la
fois dramatiques, parce que “l'empire des conseils de
guerre” a été institué en Juin,
et aussi logiquement
construites qu’une tragédie classique, parce que “le
jésuitisme”
qui
dirige
les
débats
instruit
très
méthodiquement
le procès du socialisme. Pour la première
fois, la représentation nationale confrontait les points de
vue des patrons, ceux des propriétaires terriens, ceux des
ouvriers, ceux des divers partis politiques, celui de
l'Eglise, sur les questions les plus générales comme les
plus concrètes (allocations de chômage, productivité,
importance du capital fixe, priorité aux investissements,
concurrence
internationale,
etc).
Devant
neuf
cents
députés, les représentants de toutes les hiérarchies
se
dressaient contre le penseur le plus profond et les plus
novateur de l'Europe. Leroux est en effet, de très loin, le
principal orateur de la Montagne, le 30 août, quand il
traite du droit du travail et de la durée de la journée de
travail, le 5 septembre, quand il intervient, à propos du
projet de Constitution, pour faire l'historique de la
pensée politique au XVIIIe siècle, le 7 et le 14 quand il
intervient
pour
s'opposer
à
des
dispositions
qui
mèneraient à l'oppression des minorités, le 18 pour
demander l'abolition du budget des cultes et le 20 pour
assurer la liberté de la presse, en demandant "que
l'imprimerie ne puisse être soumise à aucun monopole"518.
Même quand
Leroux n’est pas nommé, le sténographe note
souvent
qu’on le montre du doigt, par exemple le jour où
Lamartine,
qualifie
d'"abject"
le
matérialisme
des
"antipropriétaires". Le 4 septembre, Mathieu de la Drôme
1
propose d'abolir les contributions indirectes qui font que
"le pauvre paie pour le riche". Bruits et rires, car
Le
carrosse de Monsieur Aguado avait dit que "les pauvres
paient les riches". Le 14, lorsque Thiers dit :"Je
n'injurie personne", le sténographe not
:"Les yeux se
tournent sur les bancs où siège le citoyen Pierre Leroux. —
On rit". On riait parce qu'après le mot "propriété" Thiers
avait ajouté : "Je ne viens pas, Messieurs, apporter à
cette tribune un livre que j'ai fait."
Leroux en effet
avait cité un de ses écrits pour montrer que
“le mot de
propriété est la source d’une foule de confusions”, qu’il
y a”une fausse propriété”, que “le socialisme n’attaque ni
la vraie propriété ni la famille”. Le 21 septembre Leroux
518Amendement
repoussé par quatre cent dix huit votants sur cinq cent
soixante et un
183
se plaindra des interruptions, et dans le Journal Officiel
ses discours sont en effet émaillés de bruits, rires,
rumeurs, exclamations, vives réclamations, rappels à la
question, rappels à l'ordre.
Le 22 août, la Commission d’enquête sur les événements
de Juin avait conclu à la complicité de Louis Blanc et de
Caussidière. Les poursuites sont alors autorisées par cinq
cent quatre votants contre deux cent cinquante deux, et
nombre
de
suspects
sont
dans
la
salle.
Ecoutons
Deville,ancien soldat, le 7 septembre :
"C'est sous l'empire des conseils de guerre qu'on parle à
la tribune. Dites-moi s'il existe dans le monde un
sentiment aussi susceptible d'inspirer la crainte, la
terreur, que celui à la merci duquel sont tous les citoyens
de Paris, sans en excepter les représentants du peuple, de
se voir dénoncer comme complices ou fauteurs de l'attentat
de juin, et de se voir, du jour au lendemain, arraché à sa
femme, à ses enfants, à ses affaires, à sa patrie, pour
aller mourir misérablement, désespéré, dans une île
déserte. Connaissez-vous quelque chose de plus terrifiant
que cela ? [...] Vous avez vu proscrire dix mille hommes,
parmi lesquels cinq ou six mille au moins sont étrangers,
directement ou non, à l'attentat auquel on a voulu les
rattacher, qui n'ont autre chose à se reprocher, d'autre
crime, d'autre faute que celle que nous pouvons nous
imputer tous, d'avoir excité une jalousie, une envie, une
haine. Et qui donc, dans les temps de discorde civile, peut
se vanter de n'avoir pas un ennemi ?"
Puisque qu’elles sont en septembre un des objets du
débat, commençons par rappeler ces journées de Juin. Le 23
juin, l'Assemblée
apprend que des barricades ont été
élevées durant la nuit. Une vingtaine de représentants
proposent une proclamation pour "ramener les égarés". On
leur répond que ce sont "des assassins", qu'"on ne raisonne
pas avec les factieux", et l'on passe à l'ordre du jour.
Débat (un de plus) sur des concessions de lignes
ferroviaires. Caussidière,
Préfet de police, implore
l'assemblée en faveur "des innombrables ouvriers affluant à
Paris
qui
ont
perdu
toute
position
en
province.
Souffreteux, ils sont là par centaines, par milliers à nous
dire : tâchez donc de nous donner du pain, ou nous
prendrons le fusil ; nous nous ferons suicider ; nous irons
nous précipiter au-delà des baïonnettes". “Interrompu plus
de vingt fois“, Caussidière se fâche : "Il est bien étrange
qu'on parle de chemins de fer, pendant que le quartier
Saint-Jacques ... Si vous ne voulez pas faire de
concessions, voulez-vous donc qu'on s'égorge dans Paris
toute la nuit ?" Siégeant trois jours de suite sans
discontinuer, l'Assemblée délègue d'abord cinquante de ses
membres aux barricades "pour le retour de la paix". En
tête, Leroux. Avec lui, Considerant, Grévy, Beslay,
184
Garabit. Garabit revient et dit en leur nom que les
insurgés acceptent de cesser le combat à condition de
"conserver tous [leurs] droits et [leurs] devoirs de
citoyens français". Le général Cavaignac juge que cette
demande d'amnistie est "une insulte". Il exige "une
soumission absolue". L'Assemblée demande "aux ouvriers
égarés de ne pas suivre "les fauteurs de l'émeute, qui
promenaient le drapeau des prétendants". Quel drapeau ? Le
drapeau blanc ? Ou un emblême
bonapartiste ? On ne le
saura pas : l'état de siège va empêcher la commission
d'enquête de faire vraiment son travail. D'ailleurs, sans
attendre, c'est contre "la presse anarchiste" (le mot
signifie socialisme et communisme) que Degousée demande, ce
même jour, de "profiter du désastre qui vient de nous
frapper pour nous débarrasser des quinze cents ou seize
cents fauteurs d'anarchie qui empoisonnent la capitale et
le pays". On allait arrêter vingt-cinq mille personnes et
maintenir en détention plus de onze mille. Retenons le mot
profiter pour le moment où nous reviendrons au deuxième
état de siège, celui qui en 1849, à nouveau, permit "de
profiter de la victoire pour faire des lois répressives et
préventives", comme le dit un autre ennemi de Leroux, un
ministre vanté de nos jours comme parangon du libéralisme,
M. de Tocqueville.
Le
26,
proclamation
de
l'Assemblée
:
"Famille,
institutions, liberté, patrie, tout était frappé au coeur,
et sous les coups de ces nouveaux barbares la civilisation
du 19e siècle était menacée de périr". Débat sur la
"transportation" des prisonniers hors de France. Leroux
proteste519, au nom de la religion, c'est-à-dire de "la
miséricorde", et aussi au nom de la raison : "L'ordre
logique eût été que la commission d'enquête fît son rapport
avant la commission pénale. On nous a parlé tantôt de
bonapartisme, tantôt de légitimisme, tantôt de communisme,
tantôt d'intrigues particulières relatives à telle ou telle
ambition. Une commission d'enquête a été nommée mais cette
commission n'a pas fait son rapport, de sorte que nous
sommes obligés de décider sur le sort d'hommes, nos
semblables, sans savoir les causes de cette horrible guerre
civile".Ce jour-là, le 26 juin, lorsque Leroux avait
demandé que les femmes et les enfants des transportés
soient autorisés "à partager le sort de leurs maris et de
leurs pères", il avait été soutenu par Caussidière, et le
22
août,
pour
sa
défense,
Caussidière
déclare
que
"plusieurs de [s]es accusateurs sont des policiers tenus
par les nobles qui les ont jadis nommés" et que depuis le
15 mai il soupçonnait Blanqui et quelques-uns de ses
519Cherchant
à réfuter mon livre de 1983, la C.G.T. limousine, c’est
à dire le Parti Communiste Français, maintenait encore en 1987 contre
"le caractère irréaliste et totalement utopique de la grande
embrassade préconisée par Leroux" la condamnation que le P.C.F.
prononçait déjà en 1949 : "Pierre Leroux ne prit aucune part à la
lutte de 48. Après 48, il est dépassé par les événements.”
185
affidés. On refuse le supplément d'enquête demandé par
Grévy, par Flocon, qui appelle Caussidière "un ami, dont le
frère a été tué à Lyon au combat pour la liberté, dont le
vieux père est mort dans mes bras", par Lagrange, disant
que les vrais conspirateurs de juin conspirent encore, que
ce ne sont pas les communistes, mais ceux qui ne cessent
d'affirmer qu'avant quinze jours la République sera
remplacée par "l'enfant du miracle", c'est-à-dire par Henri
V (le petit-fils de Charles X). Quant à L. Blanc, il est
accusé par
un rapport signé Carlier (en train déjà de
préparer le Coup du 2 décembre), et défendu par
Deville,
qui déclare : "Il est poursuivi à cause de ce qu'il aurait
dit à cette tribune. J'étais là, il n'a pas prononcé ces
paroles". Ouragan d'interruptions et d'exclamations. La
Commission d’enquête conclut à la culpabilité de L. Blanc
et de Caussidière. Et les poursuites sont autorisées par
cinq cent quatre votants contre deux cent cinquante deux.
Nous connaissons déjà Deville, et son courage n'étonne pas
: "De seize à trente-deux ans, j'ai appris à connaître les
aménités du sabre". Lagrange, de même : "Depuis l'âge de
quinze ans, j'ai mangé avec vous le pain du soldat et le
biscuit du marin,
j'ai couché au bivouac et monté à
l'abordage avec vous, j'ai déchiré avec vous les saintes
cartouches de Juillet et de Février". Il osait dire, le 28
juin, "mes camarades des barricades", en s'écriant pour
soutenir Leroux : "Je proteste au nom de la France contre
l'état de siège, contre la guerre civile".
Au
nom
des
Communards
non
blanquistes,
Gustave
Lefrançais fera l’éloge de Leroux, en rappelant le discours
auquel
Vermorel 520 avait fait allusion en 1869 dans un
livre attentivement lu par Marx, Les hommes de 48 : "Le
décret fut voté d'urgence et presque sans discussion.
Vainement M. Pierre Leroux voulut protester : "Vous avez
dit : pas de concessions devant l'émeute ! Et vous dites
maintenant : pas de discussions après la victoire!".
Vainement voulut-il tenter un appel à la clémence, sinon à
la justice. On ne voulut pas l'écouter davantage, et même
le président, qui était encore M. Sénard, le rappela à
l'ordre". L'Assemblée se fia aux affirmations du général
Lebreton, venu lui dire que le 25, le 26 et le 27 il avait
"usé de toute [s]on autorité morale pour empêcher que les
prisonniers fussent fusillés sans jugement”, et qu’on
n'avait pas enfreint ses ordres, "quoique les gardes
nationaux pussent accomplir une vengeance légitime contre
des assassins, des assassins, il faut le dire". En fait,
nombre de prisonniers furent massacrés, et Leroux mérite
les félicitations de Vermorel521 pour avoir protesté plus
énergiquement encore que Daniel Stern et L. Blanc.
Cavaignac croyait peut-être faire preuve de mansuétude en
520membre
comme Lefrançais de la “minorité” non blanquiste , et
répliquant comme nous le verrons à une “insulte” lancée contre Leroux
par le général Cavaignac
521Les hommes de 1848 (1869)
186
acceptant qu'au lieu de les transporter Outre-Mer on
condamne seulement à huit années de prison les insurgés
âgés de moins de seize ans et à la détention perpétuelle
ceux qui avaient plus de soixante ans. Pourtant, si on lit
dans le "Journal officiel" du 5 septembre la liste du plus
récent convoi, on y trouve six transportés âgés de moins de
quinze ans, trois âgés de plus de soixante ; le doyen avait
soixante-seize ans. Et il faudra six mois à la commission
juridique pour libérer comme "innocents arrêtés par erreur"
neuf cent quatre-vingt onze des quatre mille trois cent
quarante huit détenus.
On avait pris Leroux pour un rêveur, on le prenait pour
l’inspirateur des barbares. Il n’avait pas été inculpé,
mais une grande partie de l’Assemblée le soupçonnait, en
voyant des preuves indirectes de sa complicité
dans deux
documents publiés cette année-là, l'affiche AUX CONSCRITS
et le Manuel Républicain. Dès le 4 juillet, la majorité
applaudissait
Bonjean, qui dénonçait
ce Manuel "rédigé
sous l'autorité du ministère !", où l’on envisage "les
moyens d'empêcher les riches d'être oisifs, de constituer
une aristocratie nouvelle, plus dangereuse que l'ancienne,
et de manger les pauvres !". Hippolyte Carnot, ministre de
l’Instruction Publique de Février à Juin, avec Reynaud et
Charton
comme conseillers, avait chargé Renouvier de
rédiger un Manuel adressé aux instituteurs. Tous les
quatre, ils avaient collaboré à l'Encyclopédie fondée par
Leroux. Contre Leroux, maître des mauvais maîtres, Thiers
et Lamartine appellent à l’union de tous les bons citoyens,
Thiers est voltairien et monarchiste, il dénonce
"les
instituteurs anticurés, formés dans les écoles normales,
ces clubs silencieux, et maîtres des futurs émeutiers".
Lamartine se dit
catholique et républicain, il s’écrie
:"J'adore la propriété [...] Rattachons tout à Dieu,
chaînon par chaînon", et il dénonce “les instituteurs,
522
fomenteurs des stupides doctrines antisociales,
les
doctrines malfaisantes, les théories antinationales et
antipropriétaires" qui ne naissent pas dans le peuple luimême, mais qui "s'infiltrent chez les ouvriers des villes
auxquels
des
salaires
exagérés
et
tous
les
vices
correspondants ont fait perdre l'habitude du travail
agricole, le plus sain, le plus moral".
Quant à l’affiche AUX CONSCRITS !, qui elle non plus ne
portait pas la signature de Pierre Leroux, elle était
signée par Les imprimeurs de Boussac
Luc
Desages,
Charpentier,
Jules
Leroux,
Desmoulins,
Vandris, Charles Leroux, Frézières, Louis Nétré, combattant
de mai, ancien détenu politique,Fichte, combattant de mai,
Arnaud Leroux, Hélas, Henri Leroux
Cette
affiche
cite
leur
journal
“L’Eclaireur”.
S’attaquant
à
un
des
principaux
privilèges
qui
perpétuaient le régime censitaire, elle dit que la
522Dans
son journal;”Le conseiller du peuple”
187
République mettra fin à l'inégalité monstrueuse qui
permettait aux riches de se faire remplacer par les
pauvres, de se réserver les écoles
militaires et de
devenir officiers. Tout citoyen sera soldat, et tout
citoyen recevra la même instruction militaire. Cela, à
condition d'élire "de bons représentants, des pauvres, des
ouvriers, des paysans". Or Leroux avait eu l’audace de
demander la suppression du remplacement, et il faut sur ce
point citer l’Histoire socialiste de Jaurès : “A propos du
service militaire, Pierre Leroux, véritable ancêtre de
Tolstoï, apôtre de la non résistance au mal, convaincu
qu'on ne doit faire triompher une cause que par le martyre,
avait risqué cet amendement : "Tout citoyen appartenant à
un culte qui repousse la guerre comme un principe barbare
et contraire aux lois divines et humaines sera exempt de la
profession militaire". Il avait été accueilli par une
longue hilarité. Il avait eu beau rappeler que les
ecclésiastiques étaient exemptés pour un motif analogue et
que ce respect des convictions religieuses devait être
étendu aux cas semblables ou supprimé pour tous, il avait
paru extravagant. Mais que l'on pût se dérober au même
service personnel, parce qu'on était riche, cela semblait
tout naturel. Aussi fût-ce un déchaînement de colère contre
ce paragraphe : "Le remplacement est interdit" 523.
Le
débat économique de 48
Le projet de Constitution devait être adopté
rapidement, et la discussion de chacun de ses articles
entraînait des contestations et des retours en arrière. La
limitation de la journée de travail à dix heures avait été
décrétée le 2 Mars par
le gouvernement provisoire, et le
3O août, l’Assemblée
s’était
demandé s’il fallait
inscrire dans la Constitution le droit au travail, et cette
limitation. L’économie politique allait donc faire l’objet
d’un vaste débat. Rappelons d’abord que le 20 juin Trélat
avait accusé Leroux "d'avoir jeté, soit dans les campagnes,
soit dans les villes des paroles de nature à susciter la
haine, la discorde" Dans sa réponse, ce jour-là Leroux
avait évoqué,
Saint-Etienne,
Saint-Chamon
les petites
villes de fabrique aux environs, de Lyon, plus de cent
mille prolétaires, de Limoges, sur 40.000 habitants 13.000
indigents, et de tous nos départements du centre, où la
plupart des hommes, des serviteurs de l'agriculture ne
mangent pas de véritable pain’. Le 3o août, dans un ample
discours sur la limitation du temps de travail, il
apparaissait de même non seulement comme un philosophe mais
comme un expert fort bien informé. Il terminait en disant
: ”Je fais appel aux catholiques et aux protestants comme
523
Georges Renard, dans l'Histoire socialiste de Jean Jaurès, cf. P.
Leroux, Du christianisme et de ses origines démocratiques, In-16,
1848.
188
aux philosophes. Qu'ils reconnaissent dans le décret du 2
mars un progrès éminent dans la législation, un progrès en
rapport avec toutes les traditions du passé.”
Dupin, membre de l’Académie des Sciences Morales et
Politiques, répond que Leroux niait l'évidence, élévation
du niveau de vie général depuis 1830, extrême rareté des
journées de travail de quatorze heures. Qui, aujourd'hui,
n'a pas de cravate, de chapeau, de chaussure ? Qu'est-ce
que le décret du 2 mars ? - "une couronne dorée posée sur
le front des mauvais ouvriers, ceux qui ne chérissent le
travail qu'à l'état de minimum". Mais Dupin n’est pas
unanimement approuvé.
Conservateur,
mais
économiste
attentif,
Wolowski
demande l'abrogation. du décret du 2 mars, qui a produit
"des résultats funestes" en raison de la concurrence
internationale. Certes, depuis 1700, la condition des
travailleurs s'est améliorée, puisque la production de
froment a doublé. Mais "M. Pierre Leroux demandait avec
raison que l'on suscitât davantage la production agricole".
Oui encore, "l'Etat doit protéger la société, et par
exemple limiter le travail des femmes et des enfants" ;
oui, l'Assemblée constituante doit songer à l'avenir et non
pas seulement à l'actualité : "Je crois avec M. Pierre
Leroux que le salaire n'est pas la dernière expression de
la rémunération du travail, que nous nous dirigeons de plus
en plus dans les voies de l'association, mais de
l'association libre et volontaire".
Ministre de l'Intérieur, Sénard prend la parole le même
4 septembre. En effet, "la question est trop grave pour que
le Gouvernement puisse demeurer muet". Si en effet le
décret de mars dépassait la limite, "on se jette
aujourd'hui dans l'excès contraire". Il pense que "l'Etat
a le droit et le devoir de protection et d'humanité s'il
n'a pas celui de réglementer et de dicter des conditions
dans des contrats qui ne peuvent vivre que par la liberté".
Le travail le plus long n'est pas toujours le plus
productif. La France est le pays où les ouvriers
travaillent le plus d'heures par jour, souvent bien plus de
douze heures. Pour des salaires qui ont diminué de trentetrois pour cent dans le temps où la production totale
augmentait, elle aussi, de trente-trois pour cent, ainsi
que Dupin l'avait dit en omettant de préciser que la
consommation avait augmenté surtout dans les campagnes et
non pas dans les quartiers où vivaient les prolétaires. Le
décret du 2 mars, "véritable délivrance, avait été
accueilli avec une joie extrême, avec délire, dans les
centres manufacturiers". Il a passé sa vie au milieu des
populations ouvrières de Rouen, où en avril les troubles
ont été encore plus graves qu'à Limoges. Dans son
département, les jeunes gens sont dans leur grande majorité
inaptes au service militaire, parce qu'ils sont restés,
privés d'air, dans des ateliers insalubres, "quinze, seize,
dix-huit heures par jour". Et il irrite probablement bon
nombre de "ceux qui appartiennent à des régions où
189
l'ouvrier travaille chez lui dans des conditions à peu près
convenables", en leur demandant de visiter "nos régions
manufacturières".
Léon Faucher riposte, le jour même : "Je ne m'attendais
pas à rencontrer M. le ministre de l'Intérieur sur le même
terrain que M. Pierre Leroux". Puis de Falloux, le 16 :
"Monsieur le ministre de l'intérieur émet des idées, des
doctrines, qui sont de nature à porter des perturbations
profondes" dans un pays où "les élites de toutes les
opinions, de tous les partis, ont apporté leur sang, le
plus pur de leur sang et celui de leurs enfants" pour
sauver, en juin, la civilisation. Le
13, Tocqueville
affirme que "les socialistes de toutes les nuances et de
toutes les écoles sont tous liés à Buonarroti et petit-fils
de Babeuf", et il lit un passage de La conspiration des
égaux, où Buonarroti avait raconté, vingt ans plus tôt,
l'histoire du babouvisme.
L’année suivante, Faucher,
Falloux et Tocqueville seront ministres. Mais en 48 on les
contredit. Crémieux reproche à ceux qu'il appelle "nos
adversaires",
de
condamner
tous
les
socialistes
en
recourant seulement à quelques citations puisées dans un
petit nombre d'ouvrages. Vieux républicain, il rappelle
qu'avant février "le peuple était relégué, méprisé, foulé
aux pieds". De même, il y avait eu des "chuchotements"
lorsque
Tocqueville avait dit : "La démocratie ? Je la
chercherai dans le seul pays du monde où elle existe, en
Amérique". Il avait affirmé que l'idée de droit au travail,
proclamé en mars, était étrangère au “grand mouvement de
1789 et de 1793". Ledru-Rollin avait répliqué, sans nommer
Leroux, ce que Leroux lui avait appris : le droit au
travail a été inscrit par Robespierre lui-même dans un
rapport à la Convention ; demander "que l'Etat facilite
l'association", ce n'est pas revenir aux jurandes abolies
par Turgot; pour faire du mot socialiste une insulte, un
synonyme de sensualiste, il faudrait croire, comme "le
christianisme mal interprété", que l'Humanité est enchaînée
au mal, et placer seulement dans le ciel la récompense. Et
trois autres orateurs répondaient eux aussi à Tocqueville.
"Républicain démocrate" de longue date malgré sa
jeunesse, Barthe dit qu’ "il faut être juste envers tout
le monde" ; "le communisme, qui veut réorganiser par le
sommet, faire de l'Etat le commanditaire de toutes les
industries, concentrer dans ses mains toute la production",
n’est pas
le socialisme, "qui veut réorganiser par la
base, par la commune, et par l'association volontaire". Il
faut enfin augmenter la richesse nationale, et donc la
production, surtout la production agricole. Et Barthe
conclut : "Je ne suis pas ennemi de ce sentiment qui pousse
à la recherche des moyens d'améliorer le sort des masses,
et qu'on appelle socialisme".
Billaut, lui, est royaliste et catholique. Et en
critiquant Tocqueville, il l'appelle son ami. Pourquoi dire
qu'on aboutit à la servitude si on proclame le droit au
travail ? N'est-ce pas faire "une supposition extrême ?"
190
Pourquoi reprocher aux novateurs de "n'indiquer aucun
moyen ? C'est du principe qu'il s'agit en ce moment, c'est
lui qu'il faut écrire pour lier le gouvernement. Il faut
affirmer les principes sans attendre que la réalisation
complète en soit immédiatement possible". Billaut n'invoque
pas 89 et la Convention, mais les édits royaux qui avaient
consacré la dette de la société envers les travailleurs
souffrants et dépourvus. Disant avec simplicité : "Je ne
suis qu'un républicain du lendemain", parlant "non pas en
utopiste mais en homme pratique", il demande que l'on sonde
la plaie sociale, que l'on soulage les souffrances
profondes et que l'on "admette les nouveautés dans ce
qu'elles ont de possible". Pour ne pas "renier tout le
passé de la société française", on doit dire Civilisation
oblige comme on disait jadis Noblesse oblige. On l'approuve
"à gauche" quand il dit pour finir : "Prétendre que la
civilisation a dit son dernier mot, c'est nier la loi
inébranlable de la perfectibilité humaine".
Républicain chrétien, Arnaud (de l'Ariège) interroge.
Tocqueville : Pourquoi confondre le socialisme avec les
rêves insensés de quelques utopistes et les intentions
coupables de quelques mauvais citoyens ? Pourquoi, avec
Lamartine,
"adorer
la
propriété"
?
C'est
dans
l'organisation païenne qu'il n'y a aucun lien entre le
maître et l'esclave. Mais pour la doctrine chrétienne, ou
de par "la loi de la solidarité humaine, qui est la loi de
tous les êtres libres", la propriété est liée au travail
par un besoin réciproque, elle est comme lui "une nécessité
sociale" et non pas, au dessus de lui, "un principe
supérieur". Elle n'est pas purement individuelle, et le
travail non plus ; on ne peut en effet "ni remuer un atome
sans occasionner un ébranlement dans l'univers entier", ni
imaginer de travailleur isolé dans sa mansarde ou son lopin
de terre qui n'accomplisse une oeuvre sociale. Oui, comme
l'a
dit
Ledru-Rollin,
le
christianisme
a
été
mal
interprété, il semblait la négation de tout progrès. Après
s'en être d'abord détaché pour cette raison, Arnaud l'a
embrassé avec la démocratie dans le même amour. "On s'est
beaucoup récrié" lorsque Leroux a défendu la souveraineté
individuelle contre les empiétements de la souveraineté
majoritaire. On a parlé, à tort, d'appel à l'insurrection.
Or chacun et chaque minorité a vraiment "le droit de
réclamer, de protester, par la presse, par la parole, par
l'association, de réclamer toujours, jusqu'à ce que le
droit soit satisfait". Il faut donc limiter autant qu'on le
peut l'intervention de l'Etat. Mais s'il n'intervient pas
pour soulager la misère de ceux qui tombent d'inanition,
c'est l'égoïsme qu'il protège et non pas la liberté.
Souvent, "admis dans [s]es montagnes de l'Ariège et chez
[s]es amis de Paris à prendre part aux joies des ouvriers
et à leurs douleurs", Arnaud a toujours admiré leurs
trésors de dévouement, de patience et de résignation". Il
affirme que "la classe ouvrière sait très bien que le
problème social est encore à son enfance, et que
191
l'assemblée ne peut pas réaliser à l'instant même le
bonheur de tous". Aucune utopie par conséquent, si "en nous
conformant
aux
principes
que
nous
avons
nous-mêmes
consacrés
au
lendemain
de
Février,
le
principe
de
l'égalité, le principe de la liberté, le principe de la
fraternité, nous organisons fraternellement le travail par
l'association volontaire, par l'association libre" (Très
bien, très bien à gauche).
On avait donc applaudi le socialiste chrétien qui
employait le mot solidarité dont Leroux faisait sa devise524,
le royaliste qui parlait de perfectibilité comme Leroux le
faisait en développant la pensée de Condorcet, et le
républicain de la forme525 qui citait Robespierre comme
Leroux le lui avait appris. On aurait pu croire à la
prochaine réalisation de l’idée que Michelet formulait en
disant que, toute entière, “la tradition de la France
aboutissait au socialisme”.
Mais le même jour les Très
bien ! Très bien ! seront beaucoup plus sonores tout au
long du discours de Thiers. En disant : "Les grands
principes de la société se résument par ces mots dits à
l'homme : Travaille, travaille selon tes facultés, à tes
risques et périls, travaille mieux que ton rival et tu sera
riche si tu es appliqué, sage et habile", il se présente
tout d'abord comme "spiritualiste". Puis il démontre,
chiffres en main, l'imposture de ceux qui prétendent "que
la société marche toujours vers l'appauvrissement des
classes ouvrières". Nul besoin de nommer l'orateur qui
avait dit le 31 août : "La baisse du salaire est la cause
de tous nos maux". "Je n'injurie personne", affirme Thiers.
Mais le sténographe note : "Les yeux se tournent sur les
bancs où siège le citoyen P. Leroux. - On rit". Aux
"sophismes", Thiers "oppose des faits" : à Rome l'intérêt
de l'argent s'élevait à quarante pour cent, à quinze pour
cent au Moyen Age, à quatre ou cinq pour cent aujourd'hui.
La concurrence, en effet, oblige l'entrepreneur à se
contenter de profits inférieurs, tandis que l'ouvrier gagne
davantage et paie moins, comme consommateur. D'incessantes
enquêtes sur l'état des classes laborieuses prouvent qu'en
trente ans le salaire d'un manouvrier parisien ou d'un
tisserand de Rouen ou de Lille est passé de trente à
quarante sous, la viande augmentant à peine et le pain pas
du tout, la France ayant entre temps presque doublé la
quantité de coton brut qu'elle fait venir pour le filer.
Et, pour conclure, "montrant la gauche", et obtenant "les
marques nombreuses d'une vive adhésion", Thiers met en
garde contre ceux qui poussent au désespoir, et ne songent
jamais au peuple des campagnes. Après avoir "égaré par des
524en
regrettant que Lacordaire, à Notre-Dame,en janvier
1846, ne
l'emploie que du bout des lèvres
525Ledru-Rollin était signalé par Tchernoff avec George Sand, L. Blanc,
T. Thoré et Barbès parmi ceux des républicains qui avaient le plus
subi l’extraordinaire ascendant de Leroux, Le Parti Républicain sous
la Monarchie de Juillet (1901)
192
d'infortunés526
sophismes quelques milliers
qui ont versé le
sang", ils préparent "le monopole d'une seule classe", un
Etat où "une classe, une seule, qui est peut-être un
million d'hommes sur trente-six, spéculera avec le capital
de tout le monde".
Les représentants ouvriers
Ecoutons à présent les représentants de cette classe.
Pour que la représentation soit équitable, ils devraient
être
(si on garde la proportion qu’indiquait Thiers)
vingt-cinq sur neuf cents. Mais l'ébéniste Perdiguier n'en
comptera que dix, le 2 décembre, en tête desquels il nomme
Pelletier, que nous entendrons tout à l'heure et qui sera
exilé comme lui.
Première question : la baisse des salaires. Perdiguier
rappelle qu'il a coupé la parole à Dupin, en criant : "Cela
est vrai !" pour appuyer ce que Leroux disait. Oui,
l'insurrection de Février était causée par la misère. Quant
à la mévente, elle n'a pas pour cause le décret du 2 mars,
mais la faiblesse des salaires, et de longue date. "Depuis
deux ans, une foule d'industries étaient bien malades". Que
les économistes de l'assemblée viennent voir dans les
quartiers laborieux des maîtres et des ouvriers, "ils
seront instruits de la vérité par ceux qui souffrent, qui
souffrent depuis longtemps, et cela vaudra mieux que de
faire des statistiques ingénieuses dans le silence du
cabinet". En réalité, "plus l'ouvrier travaille, moins il
gagne". Suivent des exemples, car "les statistiques, nous
en faisons nous aussi". Lui aussi, Corbon
insiste sur les
méfaits de "la libre concurrence". "En 1820, j'étais
rattacheur de fil. Les tisserands gagnaient cinq francs par
jour pour douze heures de travail, aujourd'hui un franc
vingt-cinq pour quatorze ou quinze heures". Mais "dans une
foule de localités, à Chollet par exemple ou en Alsace,
soixante centimes seulement".
Deuxième question : la journée de travail. Est-ce
vraiment pour "consacrer les prétentions tyranniques des
ouvriers paresseux, inintelligents, les moins honnêtes" que
le gouvernement provisoire a pris le décret du 2 mars,
comme l'a dit Dupin reprochant à "l'honorable P. Leroux de
faire de ce décret l'objet de tous ses soins" ? Perdiguier
proteste : "Je suis un ouvrier, moi, un ouvrier véritable.
Cependant je suis pour la diminution de la journée de
travail". Corbon insiste sur ce point. Il rappelle que
Guizot, cinq ans auparavant, voyait dans la nécessité
incessante du travail "la seule garantie efficace contre la
disposition révolutionnaire des classes pauvres". En 1840,
526Même
idée chez Hugo en 1844, au moment où George Sand
déplore le
malheur des Hussites persécutés; “les Hussites d’aujourd’hui” sont
pour Hugo des malheureux auquels la haine est inculquée par des
“misérables”. Ce mot changera de sens quand Hugo exilé reprendra le
projet des Misères
193
Corbon a participé à l'immense soulèvement, où cent mille
ouvriers sont sortis de Paris en inscrivant sur leurs
drapeaux DIX HEURES DE TRAVAIL. Or ce ne sont pas les
paresseux qui marchaient en tête, s'exposant à cinq années
de prison pour simple délit de coalition, mais "les hommes
connus dans leur métier comme les plus habiles, les plus
honnêtes et les plus attentifs à leur travail". De même en
48, "ce n'est pas la politique, ce n'est pas le socialisme
qui
ont
engagé
les
menuisiers,
les
tailleurs,
les
mécaniciens, à venir deux ou trois jours après la
révolution de février, avec leurs drapeaux sur lesquels
était écrit : DIX HEURES DE TRAVAIL". Cette revendication
remonte à 1791. Elle est le symptôme d'un malaise profond
qu'il faut guérir. La classe inférieure doit "être élevée",
et pour cela il faut qu'elle puisse s'instruire. Voilà
pourquoi il faut mettre fin à ce que Guizot appelait "le
frein par le travail". Hostile à tous les socialismes et en
particulier "aux folies du Luxembourg", Corbon pense que
l'association, seule, peut "marquer le cachet de la
révolution" à condition qu'elle "fasse cesser l'hostilité
entre les patrons et les ouvriers". Il ne s'explique pas
davantage.
Deux orateurs vont dire que sa solution n'est pas
réaliste. D'abord un patron de Rouen, Levavasseur, assez
philanthrope et assez franc pour dire que "la plupart de
nos manufactures sont infectes", mais aussi que "les
capitaux se jettent nécessairement là où il y a un
bénéfice". Et aussi Pelletier : impossible "d'associer les
ouvriers
avec
les
maîtres".
Typographe,
mais
aussi
aubergiste, il a cinq employés : "leurs intérêts sont
diamétralement opposés aux miens : plus ils travaillent,
plus ils s'usent, et moi plus je gagne". Une fois la
session terminée, à lui de payer seul, s'il y a deux mille
francs de perte, ou de "recueillir les mille ou deux mille
francs qu'ils auront sués" durant son absence. On devrait
être libre de "changer la manière de faire", le directeur
étant élu par les employés, lesquels seraient peut-être
moins payés, mais ses égaux dans la fonction et non plus
ses inférieurs. Ce serait, "sans maîtres, passer du
salariat à la fonction".
Lorsqu'elle emploie ce mot, la "Revue sociale" ne pense
pas au statut des fonctionnaires publics. Elle ne propose
pas du tout, comme le fera Lénine, de "transformer tous les
travailleurs en employés d'un trust unique, l'Etat". Elle
demande au contraire, pour ces parias que sont les
prolétaires, des droits et un rôle social qui leur confère
autant de dignité qu'aux autres citoyens. C'est pour cela
que Perdiguier dénonce la mauvaise foi de "nos économistes"
qui protègent au moyen de diplômes "ce qu'ils appellent
leur art ou leur science", mais qui laissent sans
protection "les métiers mécaniques" où seuls trouvent du
travail "ceux qui veulent travailler au plus bas prix". Et
donc, "liberté pour exercer le métier de menuisier,
charpentier et autre, mais pas pour l'état d'avocat". Quant
194
au droit de chacun à la famille, à la patrie et à la
propriété, Pelletier l'affirme, exactement comme Leroux, en
critiquant comme le fait Leroux les deux principaux
négateurs de ce droit : Malthus et Victor Cousin. On lui
dit que Malthus est périmé, il répond qu'il se retrouve
chez "les économistes de l'Académie des sciences morales et
politiques" et dans les leçons où Cousin prétend que le
misérable n'a pas droit à l'assistance qui n'est pour
l'Etat qu'un devoir de charité. Quant aux mots solidarité
et
association,
dont
Arnaud
ne
précisait
pas
la
signification, Pelletier les emploie comme les disciples de
Leroux. Il compte six millions de prolétaires et deux
millions de mendiants, ce qui prouve qu'il ne pense pas
seulement aux ouvriers des villes. Il estime qu'il faut
"solidariser les travailleurs de toutes les industries", en
créant "une administration, une dans toute la France, qui
serait autorisée à prélever, tant que la nécessité
l'exigerait dans l'intérêt de tous, cinq centimes par franc
sur le salaire de tous les travailleurs". Ainsi, tout en
"laissant la plus grande liberté aux propriétaires", on
donnerait naissance à une autre économie. Les sommes
recueillies permettraient à l'Etat associé aux communes
d'ouvrir dans toutes les communes "des maisons pour
éteindre la misère, comme il y en a pour guérir les
maladies et soulager la vieillesse". Là, le mendiant
(qu'aujourd'hui nous appellerions le chômeur) deviendrait
"solidaire" en touchant une indemnité "prélevée sur le
salaire des travailleurs ses frères", en attendant de
trouver ensuite un emploi dans une des associations qui
seraient créées pour creuser des canaux, régulariser le
cours des rivières, reboiser des montagnes, défricher des
landes, etc. Cela dans les campagnes, et, de même, dans les
villes, pour fabriquer et vendre les produits nécessaires à
cet
afflux
de
nouveaux
consommateurs.
D'importantes
assurances
mutuelles
protègeraient
des
faillites
ces
"associations industrielles et agricoles". Amples mesures,
coûteuses certes et extraordinaires, mais pas plus que ne
le seraient celles que l'on prendrait s'il y avait une
guerre. Or la misère était un péril aussi grave que la
guerre.
L'idée
d'association
était
donc
développée
par
Pelletier jusqu'à l'horizon tandis que Perdiguier parlait
des premières expériences qui en avaient été faites. Par
les brossiers par exemple : les textes rédigés par eux leur
donnent un salaire convenable, les maîtres aussi s'en
trouvent bien, les acheteurs sont satisfaits et la
brosserie française a soutenu avec avantage la concurrence
étrangère. Conclusion : que l'Etat, c'est-à-dire le
législateur, "supprime les articles du Code qui font qu'un
maître est cru sur parole contre ses ouvriers, et qui
interdisent les coalitions". "Les ouvriers établiraient
ensuite des associations, se mettraient en rapport avec les
maîtres, et de concert avec eux ils établiraient des tarifs
et ils régleraient le taux et la longueur de la journée de
195
travail". Perdiguier n'avait pas la parole facile, mais
Pelletier savait se faire écouter. Ainsi, en répondant au
discours de Grandin sur la concurrence internationale et
sur ce que nous appelons capital fixe, investissements,
baisse du taux du profit : le perfectionnement constamment
accéléré des machines impose des renouvellements de plus en
plus fréquents, donc des dépenses auxquelles les bénéfices
suffisent
de
moins
en
moins,
donc
l'impossibilité
d'augmenter les salaires. Et pourtant, disait Pelletier,
"en voyant en étalage un gilet en drap d'Elbeuf fabriqué
chez M. Grandin, pas un ouvrier n'ignore que les
producteurs qui ont travaillé à l'étoffe et à la confection
de ce gilet, celui qui a tondu la laine, celui qui l'a
dégraissée, celui qui l'a filée, celui qui l'a tissée,
celui qui l'a teinte, celui qui a cousu le gilet, sont
pauvres, et après avoir travaillé toute leur vie mourront
peut-être de misère sur la paille au fond d'une mansarde,
et que les personnes qui se sont enrichies sont celui qui a
vendu la laine tondue, celui qui l'a vendue dégraissée,
celui qui l'a vendue filée, celui qui l'a vendue tissée,
celui qui l'a vendue teinte, celui qui a vendu le gilet
confectionné ; que les travailleurs qui ont produit ont été
plus malheureux que ceux qui n'ont fait qu'acheter et
revendre leur production". Et les "Rires", alors, n'étaient
pas désapprobateurs.
C'est donc à des réalités socio-économiques concrètes
(coopérative
de
production,
syndicalisme,
mutualité,
allocation de chômage, etc.) que pensaient en 48 ces
socialistes-là. Et l'imposture, proudhonienne ou marxiste,
c’est de les présenter comme des idéalistes parce qu'ils
prononcent le nom de Moïse et celui de Jésus, parce qu'ils
regardent l'instauration d'une solidarité concrète, la
sécurité sociale, comme l'avènement de la véritable
religion. Mais écoutons Martin Bernard, qui monte à la
tribune deux jours après Pelletier : "Une sainte solidarité
entre tous les hommes, une solidarité qui étendra à tous,
ainsi que vous le disait l'autre jour une bouche éloquente,
les joies saintes de la famille et les légitimes
satisfactions de la propriété". Cette simple allusion le
dispense d'entrer dans les détails de l'économie. Lui, il
n'a pas quitté la typographie pour tenir une auberge. Il
vient de passer des années au Mont Saint-Michel après avoir
été arrêté avec Barbès les armes à la main au printemps
1839. Sans qu'il ait à nommer Tocqueville, Lamartine ou
Thiers, tout le monde comprend qu'il riposte à ceux qui
depuis deux semaines condamnaient Leroux sans le nommer :
“aucune logomachie ne ressuscitera la vieille politique
censitaire, avec ses électeurs à deux cents francs.
L'Amérique ? Ses conditions politiques, philosophiques et
territoriales ne sont pas celles de la France, cette fille
aînée de la civilisation, qui saura bien trouver sa voie”.
Les tirades à effet sur la liberté ? Elles ne répondent
pas, "quand nous demandons du pain, un pain honorable pour
le peuple, car nous pourrions vous prouver que nous sommes
196
plus que vous les hommes de l'idéal ; car nous pourrions
vous dire que nous avons vécu de longues années dans les
cachots avec un seul sentiment dans le coeur, notre foi,
notre foi dans le triomphe de la liberté humaine". Comment
réaliser la devise Liberté, Egalité, Fraternité ? Comment
faire qu'il n'y ait plus "des membres de la société"
mourant de faim pendant que les autres regorgent de toutes
les superfluités ? Le remède n'est ni "la mise en commun de
toutes les richesses , comme le croient ceux qui pensent
avec le coeur seul et sans tenir compte d'autres besoins,
d'autres sentiments, qui sont le fond de la vie humaine",
ni "l'aumône, ou l'assistance facultative", comme le disent
ceux qui sont "exclusivement préoccupés de la liberté
individuelle, ou qui ne suivent que les arides données
d'une économie politique sans entrailles". Le seul moyen de
"concilier"
ces
deux
doctrines,
"ces
deux
grandes
dissidences de l'esprit humain dans ce temps-ci", c'est
l'association
appliquée
à
toutes
les
branches
de
l'industrie nationale. Ce mot ne veut pas dire "égalité du
salaire,
absorption
de
la
liberté
individuelle,
méconnaissance des virtualités particulières, prime donnée
à la paresse". Telle que les esprits sérieux la voient dans
l'avenir,
l'association
n'entraîne
aucun
de
"ces
froissements de la personnalité humaine". Elle sera le
terme
du
développement
de
la
vie
politique,
de
l'instruction publique et du rôle croissant que jouera
l'Etat comme grand régulateur du crédit. La transformation
complète des salariés en associés, voilà évidemment le but
de la Société. Si on ne veut pas inscrire ce but dans le
préambule de la constitution, du moins faut-il y consigner
officiellement le principe immédiatement applicable et déjà
décrété en mars du droit au travail.”
Foi dans le triomphe de la liberté, confiance dans la
perfectibilité des individus et des institutions, ou encore
idée (affirmée par Pelletier) que l'Assemblée a reçu du
peuple non point "mandat pour réaliser" la société
nouvelle, mais "mandat pour permettre que cette société
nouvelle se réalise par les efforts individuels des
citoyens, s'échappant du néant de l'individualisme, et
convergeant, par des associations de toute nature, vers la
société véritable". Si rapide qu'il soit, ce compte-rendu527
donne une fidèle image de tous les discours prononcés par
les
ouvriers
représentants
du
peuple
contre
le
rétablissement de la journée de douze heures. Aucun ne
soutenait les projets dictatoriaux de Blanqui ni les
formules magiques de Proudhon, de Considerant ou de Cabet.
Tous confirmaient ce qu'avait dit Leroux : l'intervention
de l'Etat ne doit pas consister à former une société
nouvelle, mais à protéger les "associations" et les
“corporations nouvelles”. Que nous appelons
coopératives,
mutuelles, syndicats, etc.
527
Que j’ai fait paraître en mai 1990
en me reportant aux notes
sténographiques publiées généralement deux jours après les séances
197
Ces débats sont oubliés. Même dans l'important ouvrage
sur La IIe République publié en 1987 par Mme Irène Murat,
une seule ligne les résume : le 9 septembre, contre le
rétablissement de la journée de douze heures, "seul
Perdiguier s'insurgea à l'Assemblée". On connait encore
Perdiguier, parce qu'il a écrit ses Souvenirs et que sa
mémoire est devenue un objet de disputes entre le
compagnonnage et les catholiques sociaux dont nous allons
parler. On range soit parmi les proudhoniens soit parmi les
marxistes ceux qui
se désignaient comme "démocrates
socialistes", en continuant sous l'Empire à dire avec
Vermorel, Varlin et Serraillier
que "l'Etat doit insérer
dans la loi toutes les mesures nécessaires pour la
protection des travailleurs"528.
Les historiens ont-ils
lu le “Journal officiel de la
République” ? Ils ont habitué le public à mépriser “les
quarante-huitards”, en
confondant les amis de Leroux et
les amis de Lamartine ou de Buchez. Ils ont donné la
victoire à Lénine, qui a dit :”béate rêverie”, et à Louis
Veuillot, qui écrivait dans "L'Univers" : "détruire la
société était l'unique point de ralliement de la tourbe
avide et furieuse qui se pressait tumultueusement derrière
MM. Considerant, Pierre Leroux, Eugène Sue, Louis Blanc,
Raspail etc."
Veuillot reproche à Leroux
“les
mêmes
brutalités, le même accent de haine et de mépris que chez
les autres
socialistes, sectaires qui s'anathémisent en
n'étant d'accord que pour nier". Pure calomnie.
Leroux n’insulte jamais, il ne recourt jamais aux
attaques ad hominem. Justice lui sera rendue, en
1907,
dans
l’excellente thèse où Prudhommeaux oppose le
caractère impérieux et acariâtre de Cabet au “génie
éminemment conciliateur et bienveillant que tous les
critiques ont reconnu en Pierre Leroux.”529 Donnons seulement
trois
exemples,
en
nommant
Lamennais,
Proudhon
et
Considérant;
Lamennais avait calomnié Leroux en disant
"odeur de lupanar". Le jour où Leroux dit que "le sermon
sur la montagne résume tout le socialisme", on lui
crie:
"Vous blasphémez
!” et il répond en montrant Lamennais
:"L'homme qui pouvait être cardinal ne siège pas avec M. de
Montalembert. Il est avec nous, il est l'honneur de la
Montagne". Proudhon insulte Leroux, mais le 28 juillet
1849, quand L. Blanc 530 est en exil à Londres, Considerant
en Allemagne, Ledru-Rollin en Suisse, et qu' Emile Barrault
propose d'ajouter "Proudhon sous les verrous de la
Conciergerie" à la liste des "chefs de la République
démocratique et sociale qui ont disparu de la scène
politique" Leroux fait inscrire au Procès-Verbal que si
l'année précédente il avait été en séance le 31 juillet, il
528Voir
William Serman, La Commune de Paris , 1986
Prudhommeaux, Cabet et les origines du communisme icarien..Aulard
était au jury
530Dont Leroux a toujours parlé en excellents termes , et
dont il a
pris la
défense à l'Assemblée
529
198
aurait voté oui, comme
Considerant : en 1847, il
était jaloux des succès de la “Revue sociale” ; parlant des
Lettres sur le fouriérisme il écrivait dans “La Démocratie
pacifique” :"Leroux mordille au talon les phalanstériens et
les communistes sans jamais dire depuis quinze ans ce qu'il
entend par organisation socialiste" 532. En juillet 48,
Considerant prend modèle sur la bienveillance de Leroux: :
"Mon bon Pierre, j'ai cessé de vous en vouloir pour vous
aimer en frère”. Et en avril 1849, à l’Assemblée, leur
courtoisie réciproque apparaît autant que la différence
entre leurs deux conceptions du socialisme.
Leroux cède
obligeamment son tour de parole à Considerant, qui
prophétise
interminablement soit "la réalisation du
royaume de Dieu" sur un terrain de douze cents à seize
cents
hectares
prêté
à
l'école
sociétaire
pour
l'organisation d'une "commune modèle", soit, si
l'Etat
refuse ce prêt, la dictature des rouges, "une mer de feu et
de sang où le vieux monde sera englouti". En terminant, il
dit que "notre bon et dévoué Pierre Leroux a aussi sur les
masses une influence considérable. Il avait commencé à
Boussac une application que l'on pourrait favoriser".
Greppo 531.
La coalition des voltairiens et des jésuites
Le 31 août, Leroux avait rappelé qu'il avait toujours
réprouvé les "utopies, les grands rêves" vulgarisés depuis
un demi-siècle sous le nom de socialisme. “Je ne suis pas
socialiste si l’on entend par ce mot une opinion qui
tendrait à faire intervenir l'Etat dans la formation d’une
société nouvelle". Mais il avait aussi condamné "la fausse
économie politique" prétenduement libérale, et il avait
démontré que la misère, la paupérisation, le surmenage des
ouvriers étaient les conséquences d'"une loi qui vicie
profondément les sociétés modernes, celle de l'augmentation
continue du revenu net, et de la baisse ou de la stagnation
des salaires". On a retenu ce discours, et l’auditoire sait
parfaitement qui est visé lorsque Montalembert dit que les
plus redoutables de "tous les penseurs socialistes" sont
"ceux qui ne se disent pas socialistes, qui ne se croient
pas socialistes", lorsque Faucher accuse ces théoriciens du
"socialisme indirect, du socialisme bâtard" de répandre
sans le savoir "le principe funeste de l'autorité absolue
de l'Etat". Tocqueville ajoute qu’ils préparent ainsi "la
confiscation
de
la
liberté,
une
nouvelle
forme
de
servitude". Faucher dit même "quelque chose de semblable au
régime qui pèse aujourd'hui sur l'Egypte". La conclusion de
531
Qui seul,ce jour-là, avait voté comme
Proudhon. On ne risquait
pas, en 1849, de croire que Leroux approuvait les paradoxes aberrants
par lesquels Proudhon, un an plus tôt, avait indigné les meilleurs
républicains
532"La "Démocratie pacifique",
1847
199
ce débat avait été composée. Avant le 7 septembre, Leroux
avait été contesté ou contredit par des économistes, Dupin,
Wolinski, Faucher, Pascal Duprat, Alcan, Sénard. La défense
avait eu droit à la parole,
Leroux étant approuvé par
trois ouvriers, Perdiguier le 7, Pelletier le 12 et Martin
Bernard le 14. Mais pendant ce temps, à la rue de Poitier,
les conciliabules avaient abouti à un accord. Leroux et "la
dynastie Leroux" (comme disait Désiré Nisard, membre de
l'Académie
Française)
allaient
être
exécutés
par
Tocqueville le 12, par Thiers le 14, et par Montalembert
les 18 et 20. C’est à dire par les porte parole des trois
partis qui n'avaient "pas désiré la République"533 et qui
allaient se partager le pouvoir avec le Prince-Président.
En coulisse, les ficelles étaient tirées par Monsieur de
Falloux, qui ne représentait pas seulement le Maine-etLoire
puisque,
selon
le
mot
de
Tocqueville,
"il
n'appartenait qu'à l'Eglise". Et un coup de théâtre devait
marquer le triomphe de ce deus ex machina. Nous avons déjà
dit que l’Archevêché et l’Académie des Sciences morales et
politiques s’étaient mises d’accord pour ridiculiser le
philosophe autodidacte, et le 18, d'entrée de jeu,
Montalembert annonçait que "l'honorable M. Jules Simon" a
quelque chose à dire”. Mais l’Eglise ne voulait pas
apparaître
comme
l’alliée
des
bourgeois
contre
les
prolétaires et Montalembert s’était assuré d’un autre
appui,
celui d'un bon ouvrier, catholique, le buchézien
Corbon. Trois semaines de débats trouvent leur conclusion
dans le
discours de Montalembert. Lorsqu'on éprouve "une
sainte et légitime peur du communisme qui fait de l'Etat
l'unique
commanditaire",
peut-on
admettre
sur
l'enseignement secondaire "le monopole de l'enseignement de
l'Etat, ce système faux qui a pour résultat général
l'abatardissement intellectuel de la race française" ? A
quoi bon combattre "l'ignorance, qui est la faim de
l'esprit", si c'est pour la remplacer par "le poison, pire
que la faim" ? N'est-ce pas "avec des idées" que les
insurgés de Juin avaient chargé leurs fusils ? Ils avaient
lu l'honorable M. Proudhon et l'honorable M. Louis Blanc"534.
Montalembert ne nomme pas celui dont Sudre dit qu'il est
pire que L. Blanc et Proudhon. Il ajoute “un autre”, en
laissant à J. Simon le soin de prononcer le nom que tous
les députés ont sur les lèvres. En effet, Montalembert
rappelle le grand débat du 31 août. Leroux ayant insisté
sur "le mal matériel", Grandin lui avait reproché de
promettre “le paradis sur terre”. Montalembert commence par
le pluriel : "Je me retournerai vers quelques-uns des
orateurs les plus avancés, les plus novateurs, les plus
utopistes que nous avons entendus ici. Ils nous ont parlé
de cet air vicié que respirent nos ouvriers dans les
533
Catholique fort estimable, interrompu ce jour-là cinquante-cinq
fois Paroles de Thiers, à l’Assemblée
534qui
n'assistent
pas à ces séances, ni Cabet, ni Blanqui, ni
Barbès.
200
manufactures,
ils
nous
ont
dépeint
ces
générations
malingres, affaiblies, misérables; mais je leur demanderai
si ces générations sont seulement réduites à l'état qu'ils
dépeignent par le mal industriel, par le mal matériel, je
lui demanderai si le mal moral n'y est pas pour quelque
chose !"
Anacoluthe. On est passé du pluriel au singulier. Lui.
Ce mot parait être un signal convenu, car aussitôt, juste
après
“pour quelque chose”, le sténographe va à la ligne:
"Le Citoyen Corbon535 fait un signe d'assentiment"
Aussitôt, Montalembert enchaîne: "Et l'approbation dont
m'honore en ce moment M. Corbon, notre collègue, qui sait
mieux que personne ce qu'il faut penser de la population
ouvrière, me prouve que je ne me suis pas trompé, en
indiquant à côté du mal matériel, qu'ils ont justement
signalé, un autre mal plus profond, plus radical, plus
douloureux, et qu'ils n'effleureront même pas, par les
remèdes qu'ils ont proposés".
Onze
jours
plus
tôt,
Corbon
avait
repoussé
l'association des ouvriers entre eux et préconisé celle des
ouvriers
et
de
leur
patron.
D’un
simple
signe
d’assentiment, il l’emportait sur le philosophe prolétaire
que les ouvriers, en Juin, avaient chargé de transmettre
leur ultime pétition à l'Assemblée. Il ne manquait plus,
pour faire triompher les grandeurs d'établissement, qu’un
diplômé.
Le 20,
"propriétaire et parlant à des
propriétaires avec une franchise entière", Montalembert
prononce sa péroraison. Il
rappelle que tel socialiste
"aspirait au maximum de jouissance" et qu'"un autre, cité à
cette tribune par l'honorable M. Grandin, a dit que ce
qu'il fallait aujourd'hui c'était le paradis sur la terre".
En vérité, "le problème aujourd'hui c'est d'inspirer le
respect de la propriété à des gens qui ne sont pas
propriétaires. Pour cela, une seule recette, c'est de leur
faire croire en Dieu, et non pas au Dieu vague de
l'éclectisme, mais au Dieu du catéchisme, au Dieu qui a
dicté le Décalogue et qui punit éternellement les voleurs".
Attendu depuis deux jours, l’honorable Jules Simon
parle au nom de l’éclectisme. A la fois, en tant que
"membre de l'enseignement officiel" car il a "parcouru tous
les degrés de l'échelle universitaire", et en tant que
"membre de l'école rationaliste":
"Je demanderai à Monsieur de Montalembert si l'honorable M.
Pierre Leroux, notre collègue, est dans l'Université sans
que je le sache, s'il y a eu dans l'Université un seul
phalanstérien, un seul communiste. S'il y a une éducation
dans une partie de la société dont le dernier mot est
Jouis, cette éducation est faite par d'autres éducateurs
que par nous".
535Ancien
ouvrier élu vice-président de l'Assemblée quand Buchez, son
maître à penser, avait été élu président.
201
M. de Falloux “[s]e
hâte d'accepter les paroles de
conciliation et de concorde que M. Jules Simon a fait
entendre". Il n'était ni dans son intention ni dans celle
de
Montalembert
de
porter
contre
l'Université
les
accusations que "M. Simon avait raison de repousser avec
l'énergie et la noble émotion qu'il y a mises". Jamais,
quant à lui, il ne portera "la moindre atteinte" à la
liberté de l'Université.
Le lendemain, dans une lettre A mes collègues de
l’Assemblée nationale, Leroux dit qu’on éprouve “une
cruelle souffrance à s’entendre accuser à tout propos
d’être un barbare”. Trois mois plus tôt, au même endroit,
Falloux et Montalembert se précipitaient pour lui serrer la
main. Trois mois plus tard, Louis Napoléon récompensera les
plus cruels : l'Instruction Publique à de Falloux, avec
Thiers et Montalembert comme adjoints; le Conseil d’Etat à
Jules Simon; l'Intérieur à Faucher; les Affaires Etrangères
à Tocqueville, l'Archevêché de Paris à Monseigneur Sibour;
la Présidence de l'Assemblée à Dupin; et le Grand Conseil
Académique aux deux renégats ennemis de Leroux, Dubois et
son maître. Cousin.
L’état de siège
En inscrivant SUFFRAGE UNIVERSEL à côté des mots
LIBERTÉ FRATERNITÉ PROGRÈS, un foulard de propagande536
préparait DIX-HUIT CENT CINQUANTE DEUX. En effet, en 1850,
"au lendemain, dira Leroux, des élections socialistes de
Paris", la majorité catholique avait rétabli le suffrage
restreint.
Dans
les
villes
industrielles,
certains
quartiers ouvriers perdaient 85% de leurs électeurs. Voilà
pourquoi, le 2 Décembre 1851, les "représentants" ne furent
pas défendus par le peuple, quand ils furent emmenés,
enchaînés, au fort du Mont Valérien. Rétabli, le suffrage
universel ratifia le Coup d'Etat, et l'Empire. Or, trois
années à l'avance, cette double catastrophe avait été
prévue et prédite. Le 15 septembre 1848, l'Assemblée avait
été mise en garde par Hippolyte Detours, représentant du
Tarn et Garonne, par Pierre Leroux et par cent quatre-vingt
de leurs collègues, qui voulaient inscrire dans la
Constitution : "le droit électoral et universel est
primordial, sacré, imprescriptible et souverain". Affolés
par la peur, cinq cent quarante trois députés avaient voté
pour ceux qu’
Hippolyte Detours appelait "les princes de
cette tribune, qui se croient maîtres de l'avenir".
"Le paisible 537 Pierre Leroux" (ainsi disait Baudelaire)
n'était pas un orateur entraîné à la lutte, il parlait avec
émotion et douceur, et son intrépidité était d'autant plus
536que
j’ai reproduit sur la couverture des Actes du Colloque L'esprit
républicain (1970)
537Leroux
est détesté par les blanquistes dont il réprouve les trois
principes (appel aux armes, dictature parisienne et "athéocratie"94).
202
émouvante pour de nobles coeurs, par exemple pour Bancel,
non socialiste. Comprenons bien : la terreur était
réciproque. Leroux a dit tout le mal causé par ceux qui
faisaient peur. Proudhon, fier d'être "l'homme Terreur", et
Blanqui, devenu par la grâce de Marx "la tête et le coeur
du
parti
prolétaire
en
France".
Et
la
presse
gouvernementale
affolait
l’opinion
en
exagérant
de
prétendues émeutes aux quatre coins de la France. A peine,
le 7 septembre, si Gardy peut se faire entendre pour
soutenir Leroux qui vient, appuyant "[s]on ami M. Détours"
de rappeler qu'on a déjà "opprimé les minorités, élevé des
échafauds, proscrit des citoyens", parce que la majorité,
donnant de la souveraineté du peuple une interprétation
"tyrannique,
grossière,
matérielle",
se
prenait
pour
l'universalité des citoyens. Mais la réunion de la rue de
Poitiers,
c’est-à-dire
l'Etat
Major
monarchiste,
dit
qu’elle redoute un attentat, et le "Journal officiel" se
fait l'écho de cette crainte, le 24 septembre. Ce jour-là,
Dupin rappelle que les sociétés secrètes et les clubs
veulent "une révolution qui continue, qui grandisse jusqu'à
cette rénovation que leur antinomie ose appeler sociale".
Telle est la menace que Lamartine appelle "antisociale" en
affirmant qu’elle était repoussée par “ce peuple, ce peuple
admirable qui arrosait nos mains de ses larmes", avant
Juin,
"avant qu'on l’eût fanatisé, agité, trompé,
dénaturé”.
Voilà pourquoi le projet de Constitution que
Leroux juge dangereux pour la liberté est encore beaucoup
trop libéral selon Lamartine, qui veut une seule Assemblée,
autorisée à "opposer au danger des sectes antisociales la
dictature immédiate, présente, instantanée, soudaine, du
pouvoir exécutif et du pouvoir législatif réunie si ce
n'est dans vos mains, du moins sous vos mains". Et ce même
jour, prié de certifier qu'il pourrait résister aux
"troubles qui pourraient se produire", le
général
Cavaignac
répond que "le gouvernement a en main tout ce
qu'il faut". Cavaignac parlait en dictateur, espérant être
élu en décembre à la Présidence.
Dès le 5 septembre, Leroux avait rappelé les travaux de
la science depuis le principe posé par Rousseau cinquante
années auparavant, puis, malgré les huées, il avait
expliqué
que "la souveraineté, à l'état latent dans
chacun, constitue le droit individuel et toutes les
libertés personnelles, qu'à l'état de la manifestation dans
quelques-uns elle est la liberté de la
presse, et que,
manifestée dans tous par l'élection elle donne lieu aux
divers pouvoirs publics". Le 15 septembre, la majorité
repousse l'amandement au projet de Constitution présenté
par
Hyppolyte
Detours.
Leroux
lance
alors
nouvel
avertissement :
M. Detours a dit :"Vous n'avez pas le droit, vous,
République, de nier la souveraineté de chacun, de nier le
suffrage universel". Je ne vois pas une grande différence
203
entre cette constitution et l'établissement monarchique qui
existait antérieurement. En effet, je vois un président
chargé du pouvoir exécutif. Permettez moi de vous le dire,
je dis que le principe monarchique est
là, dans la
mauvaise définition de la souveraineté. Si vous ne
définissez pas, comme M. Detours tout à l'heure le
demandait,
que
le
suffrage
universel
est
une
base
inviolable, eh bien vous pouvez violer complètement le vrai
principe
de
la
souveraineté.
La
vraie
souveraineté
politique est dans chacun. La liberté de la presse, la
liberté de la pensée exprimée par la presse, est un des
termes de la souveraineté. Le libre examen, la liberté de
conscience sont un apanage de la souveraineté, et sont
imprescriptibles dans chaque individu.
Amendement proposé par Leroux :
"La souveraineté n'appartient à aucun homme, roi, prince,
empereur, de quelque autre nom qu'on appelle le despotisme
; elle n'appartient à aucune caste, à aucune aristocratie,
à aucune classe ; elle appartient à chaque citoyen, elle
n'appartient à tous que parce qu'elle appartient à chacun
(Rires). Concilier la souveraineté de chacun avec la
souveraineté de tous est réellement le but de la
constitution républicaine".
Amendement repoussé. Comme d'habitude, des "bruits
divers" avaient coupé la parole à Leroux, dès le début de
ce discours. En disant : "Il est impossible qu'un orateur
quelconque puisse se faire entendre au milieu d'un si grand
tapage", le président avait invité à s'asseoir les députés
qui étaient debout, et demandé le silence à ceux qui
reprochaient à Leroux d'apporter un discours imprimé. En
réalité, Leroux avait en main le texte de la Constitution
et l'amendement Detours.
Mais sur la question de savoir s'il y a "des droits
supérieurs et antérieurs aux lois positives", le philosophe
recevait l'appui des juristes. Et il ajoutait :"Vous avez
entendu mon ami M. Freslon, mon ami
M. Detours". Deux
avocats, qui venaient d'opposer au régime censitaire la
religion républicaine. Detours avait dit : "Un ancien
ministre de la monarchie, que je vois devant moi, a dit
qu'il n'y avait d'autres droits que ceux reconnus par la
loi; il ne reconnaissait que le pays légal. Et à cette
proposition
insolente
le
peuple
a
répondu
par
l'insurrection." Freslon avait parlé au nom des véritables
croyants, de quelque nom qu'ils se nomment : "ceux qui
croient au droit en lui-même, ceux qui croient à la
conscience, ceux
qui croient en Dieu, qui est la justice
suprême".
Beaucoup de propriétaires votent l’amendement Leroux,
et
plusieurs
ouvriers
votent
contre,
par
exemple
Verpilleux, mécanicien : "orphelin de bonne heure, trop
faible encore pour un vrai travail, il fouettait les
204
chevaux dans les mines pour nourrir sa mère et ses frères
et ses soeurs”. Ce n’est ni la richesse ni le rang social
qui distingue les vrais républicains. Ils
font preuve, à
ce
qu'il
me
semble,
d'une
plus
grande
audace
intellectuelle. Qu'il soient en effet médecins, avocats,
ingénieurs,
propriétaires,
avocats,
officiers,
ou
charpentier, ou relieur, leur culture me paraît plus
étendue, ils insistent davantage sur les
études
qu’ils
ont faites, ou sur leurs publications. Hommes d'action, ils
ont inventé, expérimenté, dans l'industrie et plus encore
dans l'agriculture. Plusieurs typographes autodidactes,
comme Doutre, choisi en 1840 par ses camarades pour
assister à l'inauguration de la statue de Gutenberg à
Strasbourg. Beaucoup
ont fait office de journalistes, le
plus souvent en province, et payé
pour cela de lourdes
amendes.
Beaucoup,
parmi
les
nombreux
avocats
qui
approuvent Leroux, sont d'anciens magistrats dont la
carrière a été brisée, par une
révocation ou par une
démission soit, comme
Detours, par respect du serment
prêté au Roi avant Juillet 1830, soit (plus souvent) parce
que le 9 août 1830, quand Lafayette montra le duc d'
Orléans en disant : "La meilleure des républiques, la
voici", ils avaient pensé ce que répondit Audry de
Puyraveau, qui avait combattu en Juillet : "La meilleure
des républiques, c'est la vraie, celle-ci c'est la fausse".
Plusieurs décorés de Juillet, ainsi
Alcan, dont la
République avait été, selon cette Biographie, l'idole et le
rêve. Fils d'un pauvre paysan vieux soldat de la Première
République, il a été relieur puis professeur de technologie
à l'Ecole centrale. En disant dans sa Profession de foi
qu'il a été "travailleur dans nos campagnes, ouvrier dans
nos ateliers, étudiant sur les bancs, ingénieur dans les
usines et professeur dans une de nos premières écoles", il
se montre disciple de Leroux en
donnant comme devise à
"notre jeune République : Liberté, Fraternité, Egalité". Ou
encore Adolphe Morhéry, qui en décembre 1830 préparait
l'affiliation
des
écoles
parisiennes
et
des
écoles
allemandes en une association destinée à propager dans
l'Europe entière les idées républicaines; arrêté, mais
dégagé des mains des agents de police par son ami Toussaint
Bravard (député lui aussi de cette minorité), il alla
constituer en Bretagne la Société des Droits de l'Homme et
du Citoyen. Antony Thouret, président de la Société des
Amis du Peuple, avait été condamné à cinq ans de prison au
Procès d'Avril, comme Lagrange, condamné pour avoir fait
des prodiges de valeur à la tête de plusieurs bandes
d'insurgés lyonnais. Sur une corvette de guerre, un de ses
camarades ayant été condamné à recevoir des coups de corde,
amarré sur la culasse d'un canon, Lagrange s'opposa à
l'exécution de ce jugement inique et fut mis aux fers.
Ducoux, chirurgien de la marine servant en Algérie, écrivit
un ouvrage où il dénonçait les intérêts sordides et
les
ambitions ignobles qui avaient pour conséquence la terrible
épidémie qui décimait l'armée. Acccusé d'être imbu d'idées
205
révolutionnaires, il démissionna. Entre autres anciens
élèves de Polytechnique, Larabit, de l'Yonne, ancien
capitaine du génie, compagnon de Napoléon à l'île d'Elbe,
combattant à Waterloo, constamment à l'extrême gauche après
1830 à l'Assemblée, défenseur des Polonais, choisi comme
secrétaire général du ministre de la guerre par le
Gouvernement provisoire, "se jetant au milieu de l'émeute,
le 24 juin, pour la calmer", revenu à l'Assemblée pour
transmettre les propositions des insurgés, et retournant
auprès d'eux se constituer prisonnier parce que ces
propositions n'ont pas été acceptées. Beaucoup de ces
braves ont
milité
dans
des sociétés secrètes, les plus
âgés sous le Premier Empire et contre l'Empereur, ou en
1815 et sous la Restauration. En 1827 François-Joseph
Ducoux délivra à lui seul plus de trois cents étudiants de
droit et de médecine que la gendarmerie s'apprêtait à
escorter. Leroux, carbonaro à vingt-quatre ans, pouvait à
l’Assemblée évoquer cette époque avec "[s]on plus ancien
compagnon de fortune et ami",
Démosthène Ollivier. A
Marseille en 48, Démosthène Ollivier bien qu'il eût renoncé
à la candidature, il était "inscrit sur presque toutes les
listes, sur celle des clubs républicains, en qualité de
démocrate pur, sur les listes des légitimistes, des débris
du parti conservateur et du parti catholique, comme
témoignage de gratitude envers son fils Emile, commissaire
du département." A ce portrait des Biographes impartiaux,
ajoutons que dès la première séance de la Constituante, le
4 mai 48, Démosthène Ollivier avait demandé que chaque
représentant prête un serment individuel de fidélité à la
République une et indivisible. Exilé volontairement au 2
Décembre, comme Leroux, il sera choisi par Bergson pour
personnifier "l'élite de la France". Bergson savait-il que
Leroux avait été exilé volontaire comme D. Ollivier ?
En janvier 1849, avec le nouveau gouvernement, la
répression s'aggrave, et en dénonçant les brutalités de "la
politiue de provocation" menée contre les clubs, Leroux
dira : "M. Faucher donne l'impulsion à sa police". En
février, quand s'ouvre le débat sur l'amnistie, le bruit
court que des anarchistes de Sarreguemines, Metz, Senlis,
Châlons-sur-Saône, Strasbourg et Perpignan sont prêts à
marcher sur Paris, et l'amnistie est refusée malgré les
votes d'Alcan, Charras, Considerant, Corbon, Jules Favre,
Greppo, Lamennais, Laurent (de l'Ardèche), Ledru-Rollin,
Ollivier (Bouches-du-Rhône), Perdiguier. Oublié par "une
faute typographique", Pierre Leroux écrira le 15 février
qu'il a "voté de tout son coeur pour l'amnistie". Citons au
moins deux de ses amis. Quand Montalembert dit que ces
condamnés, et ceux qui attendent encore le jugement sont
"des officiers et des soldats pour la révolte qui pourrait
éclater de nouveau", Schoelcher répond : "Les insurgés de
Juin sont nos frères, ce sont des frères égarés, par des
Caïns.
Nous
dédaignons
les
injures
du
citoyen
Montalembert". Et Pelletier rappelle que "plusieurs de nos
206
collègues avaient averti l'Assemblée que les émeutes
allaient éclater […]. Quelques personnes au contraire avant
le 25 juin avaient dit hautement qu'il fallait en finir
plus tôt que plus tard. Des racoleurs d'émeutes ont fait
flotter le drapeau du socialisme, puis après avoir
lâchement envoyé les malheureux ouvriers aux barricades, il
les ont traités de pillards". On l'interrompt : ne dites
pas le peuple quand vous parlez des insurgés. Le véritable
peuple, c'est la garde nationale, c'est l'armée, ce sont
les citoyens. — Pelletier : "Le prolétariat, si vous
voulez" — Réponse : "Il n'y a plus de castes. — Pelletier :
"Je veux parler de la partie malheuruse du peuple".
Approbation de Lagrange : "Ce qu'on appelle le peuple,
c'est-à-dire la portion du pays qui travaille et qui
souffre". Et Pelletier : "On nous a assez calomniés ; on a
assez
dit
que
nous
étions
des
barbares,
désirant
l'abolition de la famille et le partage des biens". —
Spartacus, dira Leroux (le 21), était traité de voleur par
les Romains, et Jésus d'insurgé et de voleur. On
l'interrompt, et il renvoie les interrupteurs à Tacite et à
Josèphe :
"Jésus a été condamné comme insurgé et voleur. et
aujourd'hui n'avons-nous pas vu qu'on confondait à dessein
les insurgés et les voleurs ? On a dit dans des journaux
calomniateurs,
pendant
des
semaines
entières,
qu'il
s'agissait de dix mille, de vingt mille forçats évadés ; on
a dit cela, on a écrit cela, on a halluciné l'esprit de la
population ; on a trompé la bourgeoisie, la garde
nationale, avec cette infâme calomnie que les insurgés
étaient des voleurs". — A gauche : "C'est vrai !".
Entre temps, l'Assemblée législative avait remplacé
l'Assemblée constituante, et parmi les nouveaux élus
beaucoup ne savaient pas ce qui avait été dit une année
auparavant. Ils ne percevaient pas "l'insulte" par laquelle
le général Cavaignac a achevé de ses déshonorer, comme le
dit le beau livre "copieusement" annoté par Marx538. Vermorel
rapporte que, le 3 juin 1849, quand beaucoup des membres de
la gauche sont absents, en train de manifester contre
l'entrée des troupes françaises à Rome, le président de
l'Assemblée dit qu'on a entendu crier "aux barricades" et
demande l'état de siège.
Alors Pierre Leroux demande la parole :
Citoyens, il n'y a rien de si abominable que l'état de
siège. Nous sommes presque seuls ici, trois ou quatre de
mes amis pour représenter l'opinion que je défends ; vous
êtes cinq cents ; vous êtes la majorité ; vous faites des
538
Ainsi qu'on l'a appris en 1986 en lisant une lettre élogieuse de
Marx à Vermorel dans le n° 33 des "Schriften aus dem Karl-Marx-Haus
(Trier).
207
coups de majorité. […] Si aujourd'hui, en juin, la guerre
civile éclat, c'est à l'état de siège que vous avez eu en
juin dernier que ce résultat est dû.
A la fin de ce discours, Cavaignac monte à la tribune pour
répondre à Leroux : "Il a dit que nous avons vécu dans la
terreur. Je lui rappelle que, le 28 juin, après la
victoire, il y a quelqu'un, et c'est moi, moi seul, qui
suis monté à cette tribune et qui ai plaidé pour la
clémence et la mansuétude. Où étiez-vous alors, vous et vos
amis ? Avez-vous pris la parole ?
Le citoyen Pierre Leroux. J'étais à la tribune.
Le citoyen Cavaignac. Vous y étiez, soit ; j'y étais comme
vous. Par conséquent, le reproche ne doit pas venir de vous
à moi. […] Entre vous et nous, c'est à qui sert le mieux la
Réoublique, n'est-ce pas ? Eh bien, ma douleur, c'est que
vous la serviez bien mal. J'esère bien, pour le bonheur du
pays, qu'elle n'est pas destinée à périr. Mais, si nous
étions condamnés à une pareille douleur, rappelez-vous bien
que nous en accuserions vos exagérations et vos fureurs
(applaudissements unanimes et redoublés. L'orateur en
remontant à son banc, reçoit de nombreuses félicitations).
Trois ou quatre, avait dit Leroux. Et en effet, Doutre,
Lagrange et Bancel protestent eux aussi contre l'état de
siège. Lagrange soupçonne "une trahison" visant à instaurer
le pouvoir personnel (il ne dit pas encore l'Empire, mais
il le pense). Doutre appelle Leroux son "ami". Bancel
"rejette cette ridicule accusation de fureur adressée à un
philosophe,
tel
que
M.
Pierre
Leroux"
(Bruyantes
exclamations. Rires. Une voix : "Le philosophe des banquets
de barrière !").
Le citoyen Bancel. Vus riez, messieurs (oui !), et
cependant vous devez vus souvenir qu'hier, à la tribune où
je parle, si des paroles de paix et d'espérance ont été
prononcées, si un prétendu appel aux armes que vous croyez
avoir été lancé au peuple a été constitutionnellement
expliqué, c'est ce philosophe, je le répète, c'est le
représentant du peuple Pierre Leroux qui est venu vous
l'expliquer ; il a apporté des paroles de paix, vous les
applaudissiez alors, j'entendais vos très bien ! et
j'approuvais ces acclamations".
L'état de siège fut voté par trois cent quatre-vingt
quatorze voix contre quatre-vingt deux, Jules Leroux,
récemment élu, avait voté comme son frère Pierre, Lagrange,
Grévy, le général Laidet, etc. Un mois après "l'insulte"
faite à Leroux, sa fille, enceinte, assiste à la brutale
arrestation de son mari, et "son émotion fut si violente
que l'enfant mourut dans son sein". Et le jour où cela fut
raconté à l'Assemblée, quelqu'un, à droite, cria en
ricanant qu'il n'était "pas mort de chagrin". Il était
victime de la haine vouée à son grand'père.
Les évangéliques contre les buchéziens
208
Dans "l'Univers", en 1844, Veuillot félicitait Corbon à
cause
du
"respect
de
la
religion"
qui
distinguait
"l'Atelier" des autres journaux d'ouvriers. Mais il faudra
qu'ici le lecteur s'arme de patience. Corbon, en effet,
n'est pas aussi facile à comprendre que Thiers ou
Tocqueville. En septembre 48, il n'a été critiqué ni par
Leroux ni par Perdiguier ni par Pelletier ni par Martin
Bernard , et pourtant le 21, à l'appel de Montalembert, il
témoigna contre les socialistes. Deux ans plus tard, le 31
juillet 1850, c'est dans leurs rangs qu'il semble se
ranger, en écrivant dans "l'Atelier" : "L'idée que nous
eussions été heureux de faire pénétrer dans notre classe y
a si bien pénétré qu'il n'est guère aujourd'hui de rues à
Paris où les passants ne puissent lire sur la porte de
quelque
établissement
:
Association
fraternelle
d'ouvriers."
Nous savons que dès la première révolte des Canuts
(1831), "l'opposition d'intérêts et de sentiments entre les
prolétaires et les bourgeois" avait été signalée par la
"Revue encyclopédique" que Leroux dirigeait, et ensuite par
la "Revue européenne" dirigée par Buchez. De leur ancienne
appartenance à l'école saint-simonienne, ils avaient gardé
tous les deux des préoccupations à la fois sociales et
internationales. Mais la lecture de Maistre et de Bonald
avait entraîné Buchez vers des perspectives théocratiques
que Leroux combattait précisément au nom de la démocratie
en écrivant : "La succession de l'Eglise est ouverte".
Ainsi apparaissait en même temps le germe du socialisme et
celui du catholicisme social, incertain d'ailleurs de
l'orientation politique qu'il devait prendre. Chateaubriand
allait l'interpréter d'abord dans un sens royaliste
("Madame, votre fils est mon Roi"), et ensuite dans un sens
républicain. L'épiscopat, prévoyant la chûte de LouisPhilippe, misait surtout sur Falloux et "l'Univers". Mais
il ne négligeait pas
les républicains du "National" dont
Buchez était proche par son patriotisme virulent et ses
appels à la croisade pour la Pologne. Il ne lui manquait
qu'un noyau de militants ouvriers. En 1839, l’échec de la
prise d’armes
(12 mai) lui en amena quelques-uns, et
surtout
Corbon.
Ayant,
ce
jour-là,
échappé
à
l'emprisonnement
(comme
Nétré),
Corbon
était
l'année
suivante
présent
lors
des
grèves
importantes
qui
soutenaient les revendications ouvrières. Dès lors, la
classe ouvrière devint une force, dont le ministère de
l'Intérieur
redoutait
"la
jonction
avec
les
bandes
républicaines", et aussi un public que se disputaient
plusieurs journaux, "le Populaire" de Cabet, "la Démocratie
Pacifique" de Considerant et "l'Atelier" de Buchez.
Proudhon, lui, n'avait encore ni journal, ni influence.
Nouveau venu, il était étranger à ce mouvement dont il ne
connaissait même pas l'histoire. Beaucoup plus tard, après
ses échecs de 48, après le départ en exil de ceux qu'il
appelait "les rouges", il deviendra l'interprète des
aspirations ouvrières. Impossible donc de lui attribuer
209
l'initiative
des
associations
ouvrières,
soit
(comme
Dolléans) à demi et en concurrence avec Buchez, soit (avec
Daniel Guérin) en totalité. Ignorant lui aussi le rôle de
Leroux et de ses "compagnons" typographes, Desroches
se
demande si "la première vague de ces associations" fut
buchézienne ou fouriériste539 , et cela passe pour l’énoncé
correct du problème. Engels, en effet, semblait le
confirmer. Mais
Guérin, Dolléans, Desroches et Maxime
Leroy, qui
met Leroux aussi bas que Buchez, ignoraient
l’antériorité
de
la
"Revue
encyclopédique"
sur
"l'Européen".
Buchez et Considerant invoquaient à bon droit, contre
Proudhon, l'ancienneté de leurs titres. Dès 1832, le
premier avait fait un projet de coopérative de production
et en 1834 il avait décidé quelques bijoutiers à
s'associer. Le deuxième rééditait en 1845 un texte où
Fourier proclamait en
1827, contre "la secte Owen et la
secte Saint-Simon" que "la science de l'association" avait
été fondée par lui540. Prétention niée par Leroux en 1846 (il
regardait Owen et Saint-Simon comme les deux premiers de
ses "initiateurs"), mais réaffirmée aussitôt par Engels,
traitant Leroux de "fou", déclarant que "Fourier a
découvert l'oeuf de Colomb de la science sociale, c'est-àdire la joie au travail, la création collective". Contre
Leroux encore, Engels présentait comme une innovation de
"l'Atelier" l'opposition entre l'intérêt des maîtres et
celui des ouvriers. Or cette idée, présente en 1832 dans la
"Revue
encyclopédique",
était
répétée
en
1842
dans
l’Encyclopédie nouvelle qui était lue par des ateliéristes
comme elle l’était par les fouriéristes : en 1838,
Considerant avait loué
“Leroux, cet homme honorable et
dévoué”, ainsi que “son ami J. Reynaud"541 .
Riche, heureux à Paris de pouvoir aisément "lever des
filles",
Engels
appréciait
surtout
le
premier
commandement
de
la
"science
sociale"
fouriériste
:
abolition de la monogamie et prostitution des deux tiers
des femmes afin de faciliter la stérilité, l'enrichissement
et les libertés amoureuses qui stimulent l'activité
industrielle. Considerant était aveuglé par son culte pour
"le Père du Socialisme scientifique", et il n'osait pas
critiquer ces passages du Nouveau Monde industriel et
sociétaire. En rééditant ce texte très peu connu, il
s'était borné à l'expurger. Malhonnête, cette dissimulation
a été néfaste, car elle a fait croire que les socialistes
étaient tous
complices des affranchis "Humanitaires"
cosmopolites qui commencaient par supprimer tous les liens
familiaux. En
prenant la défense des fouriéristes,
Crémieux ne pouvait pas convaincre l'Assemblée. Comme
Barthe, elle aurait voulu
une réponse indubitable à la
539La
société festive, 1978,pp. 198 et 281
nouvreau monde industriel et sociétaire, présenté en 1973 par
Michel Butor
541 J’ai cité cette lettre inédite en 1993 dans BAL n° 10,pp. 97 sq
540Le
210
question que, cinq mois plus tôt, "le frère Paulin Talabot"
avait posée à Leroux en l'accueillant à la Loge "Les
Artistes réunis" : "La famille doit-elle être respectée
?"542. Leroux répondait OUI, et le saint-simonien Talabot
savait bien qu'en 1831 Leroux avait pris contre Enfantin la
défense du mariage. Mais le clergé et le Vatican
ameutaient l'opinion, avec l’aide de Proudhon qui disait :
"Je ne vois pas un iota de différence entre Fourier et
Leroux au chapitre des amours", et l'aide de Lamennais, qui
écrivait au baron de Vitrolles : "Jamais homme ne fut plus
insensé et plus forcené, il sape tous les fondements de la
morale en proclamant le droit du prolétaire à dire : "J'ai
ma part de fumier, je veux ma part d'or", et le droit de la
femme à aimer à tort et à travers". En accusant Leroux de
conquérir les faveurs féminines par "une odeur de lupanar",
Lamennais calomniait l'affection qui liait Leroux à deux
"ennemis des maris", George Sand et Marie d'Agoult, et à
"une fille-mère", Pauline Roland.
En dénonçant dans la "Revue sociale" les secrets de
Fourier, Leroux n'attaquait en rien les fouriéristes naïfs,
ni même Considerant dont ils étaient les dupes. De même,
les ateliéristes étaient dupes de Buchez, et Cabet (proche
en cela de Leroux) cherchait à les détromper quand il s'en
prenait dans “Le Populaire”543 aux rédacteurs de "l'Atelier"
qui "pour répandre les doctrines de Buchez mais en les
cachant avaient appelé à leur aide les souscriptions
d'autres ouvriers". Ce prétendu "journal d'ouvriers" était
en fait, disait Cabet, "un satellite du National" qui dès
1842 s'était dressé contre "la théorie communautaire" en
attendant de prendre position en 48 "contre la République
démocratique et sociale". Avec la bienveillance de presque
toute la presse, particulièrement de la presse catholique,
et probablement l'aide d'une partie du clergé, "l'Atelier"
atteignit rapidement un millier d'abonnés. Il offrait un
moyen d'expression à d’authentiques
prolétaires, mais
aussi
à d’autres : les articles y paraissaient sans
signature. Parmi les soixante-quinze rédacteurs, il y avait
vingt-six typographes dont plusieurs avaient auparavant
collaboré à "La Ruche populaire", journal des ouvriers
saint-simoniens. "L'Atelier" devenait ainsi une sorte de
cheval de Troie dans la "Société Typographique", cette
citadelle de la classe ouvrière. "La famille typographique,
note Cuvillier, était vivement alarmée par l'organisation
presque mystérieuse, les allures un peu sournoises et la
tendance au prosélytisme" des catholiques qui dirigeaient
ce journal. A leur tête, Corbon. De même que Considerant
cachait les abominations de Fourier, Corbon se gardait de
dire que Buchez demandait au Pape d’excommunier les
oppresseurs de la Pologne, afin de "tracer la route à
l'épée qui affranchit". Comme son maître, il combattait la
542
Michel Laguionie, Histoire des FRancs-Maçons à Limoges, 1986
résume ici la thèse d’Armand Cuvillier, Un journal d’ouvriers,
L’Atelier, 1954
543Je
211
libre pensée, le libre examen et donc "l'individualisme".
"L'individu" disait-il, "n'a aucune valeur par lui-même, il
doit tout à la société". Mais
Cuvillier ajoute que peu
à peu, de mai 1843 à septembre 1845 et à janvier 1847, en
discutant en particulier avec le socialisme de Pierre
Leroux, "l'Atelier fut amené à comprendre la valeur propre
à l'individu et l'avantage de la liberté". Cuvillier cite
une lettre que George Sand adressa
en 1845 aux
ateliéristes : "Vous avez voulu proclamer à tout prix le
triomphe de l'Eglise catholique. Il en est résulté que des
journaux catholiques se sont réjouis de nous voir aux
prises les uns contre les autres". Les Carnets de Mairet
nous ont appris qu’en 1845 la Société Typographique prend
parti, comme George Sand, pour lz "Revue sociale". Au
contraire, dans ses assauts contre "le panthéisme", Buchez
s'en prend avant tout, nommément, à Leroux544, dénoncé par
l’Archevêché comme "le Rationalisme fait homme".
En novembre 48, en écrivant : Buchez, "grand-prêtre du
néo-catholicisme, à l'auréole bien effacée", les Biographes
confirment ce que Cuvillier a prouvé, chiffres en main :dès
le printemps, avant Juin, l'influence de "l'Atelier" avait
rapidement diminué parmi les ouvriers. Au printemps 48,
Buchez est nommé maire de Paris, et voici ce que Vermorel
dira en 1869 :
“Ex-carbonaro converti à un néocatholicisme mystique et réactionnaire, agent dévoué de
toutes les intrigues policières et électorales de M.
Marrast, Buchez était arrivé à la Chambre, avec un petit
groupe de soi-disants ouvriers, rédacteurs de “l'Atelier”,
à la tête desquels se trouvaient MM. Corbon et Peupin,
soutenus par les partis conservateurs et cléricaux en
opposition aux candidatures socialistes et aux candidatures
ouvrières du Luxembourg. Les ministres venus du "National",
Marrast et Marie, préparaient la guerre civile" en essayant
de "fausser les élections" et en ayant à la Mairie de Paris
une police particulière au moyen de laquelle Marrast
surveillait Louis Blanc et préparait le piège de ses
provocations.”545 . Les ateliéristes vont être de moins en
moins bucheziens. En écrivant :
"Ils n'étaient pas
seulement les propagateurs d'une doctrine, mais les
interprètes directs de leur classe"86, Olivier Festy
minimise cette évolution, et Dolléans aussi, qui approuvait
Festy en répétant le mot d’Emile
Faguet sur Leroux “le
"délicieux innocent". Corbon finira en 1863
par dire que
chercher à unir des convictions démocratiques et les
croyances catholiques, c'est "vouloir accorder ce qui est
inconciliable". En septembre 48, il ne disait peut-être pas
le fond de sa pensée quand il cautionnait le jésuitisme de
Montalembert. Depuis le printemps, il était secrétaire de
544Dont
Erdan admirait la formule : “Notre père, qui es
formule que Bernard Lazare notera dans ses fiches sur Leroux
545 Les hommes de 1848 (1869); pp. 228 et 244
partout”,
212
la mairie de Paris, où Buchez disposait de seize mille
francs pour "la grosse police“.
A présent, quand le clergé
insiste sur "le mouvement
social
chrétien
interne
à
l'Eglise"546 ,
c'est
avec
547
Lacordaire
ou avec Ozanam que le clergé cherche à
“rétablir
des
filiations”
plutôt
qu’avec
Buchez.
548
"Lacordaire, disait Leroux ,est un artiste, c'est le Victor
Hugo ou le Berlioz de la parole ; ce n'est pas un
réformateur". C'est
Ozanam
qui en avril 48 le décida à
fonder "l'Ere nouvelle" et qui, le 25 juin, essaya
d'empêcher la reprise des combats au moment de l'armistice.
A la demande d'Ozanam, Monseigneur Affre s'interposa entre
les
combattants
:
une
balle
tua
l’unique
prélat
républicain. Au
2 décembre, avec Lacordaire, Ozanam
désapprouva le Te Deum chanté à Notre-Dame. La trahison du
clergé, qui en 48 avait paru ami du peuple, le fit souffrir
autant que
Jules Lequier, qui combattait dans “La Feuille
du peuple” avec
Erdan "les socialistes chrétiens et
républicains de sacristie". Dans La France mistique [sic]
Erdan dira que "le buchezisme est au dessous de Chatel, au
dessous de Vintras, au dessous de tout", à cause de son
intolérance et de son chauvinisme : "son catholicisme
ultramontain de l'ordre le plus absolu et le plus
infaillibre",
et
"son
excès
d'amour-propre
national,
comparable à celui des gens de droite qui ne jurent que par
les Francs, et des homes [sic] de gauche qui ne jurent que
par les Gaulois90” . Au dessus de tout, Erdan place les
protestants "évangéliques" disciples de M. de Pressnsé, et
Leroux dont il dit: “C’est une des plus bienveillantes
natures qu’ait jamais produites l’humanité".
En 1895, Clemenceau citera ce jugement, avant de
se joindre à "la coterie judéo-protestante" animée par
Bernard Lazare, qui lit et annote ce qu’Erdan disait de
Leroux, et par Gabriel Monod, disciple des évangéliques.
Voilà la source du dreyfusisme. Marc Sangnier n’était pas
dreyfusard et comme lui les adhérents du "Sillon" étaient
selon Gide et Rist549 les “héritiers directs” de Buchez.
Sangnier croyait réfuter le socialisme en
critiquant le
Capital. En janvier 1897. Péguy lui fit répondre 550 que Marx
datait de trente ans, "qu'il n'était qu'un homme, et que
tout avait avancé après lui ; qu'il fallait lire
sérieusement les choses actuelles, la "Revue socialiste"551
Le Cardinal Jean-Marie Lustiger, Le choix de Dieu
François Leprieur, Quand Rome condamne
548Dans la "Revue sociale" en 1846 :
549 Histoire des doctrines économiques
550 Par Louis Gillet. François Leprieur reconnaît qu’”avec une lucidité
qui se révéla à l'expérience fort juste, Péguy perçoit la raison
majeure de l'inanité de l'effort de ces quelques chrétiens qui
voulaient "aller au peuple" et des "quelques prétendus ouvriers
catholiques".
551Qui avait trois fois loué Leroux en 1896
546
547
213
par exemple, et non pas exhumer comme preuves des textes
dépassés”. Cent ans plus tard, tout en se croyant
démarxisé, François Furet ne pouvait concevoir que deux
variantes du socialisme,le buchézisme et le marxisme.
Le catholicisme social regardait Buchez et Sangnier
comme les soldats du Christ. Même Georges Duveau croyait
que l'élite ouvrière écoutait "Buchez, plus que Leroux”552,
et que "le groupe de Pierre Leroux devient de plus en plus
le frère ennemi du groupe de Buchez"553. Voici vingt ans,
Buchez était encore une autorité, même pour un sincère ami
de Péguy, le Cardinal de Lubac.Croyant reconnaître dans
Spiridion l’hérésie “néojoachimiste”, il reprochait à
Leroux de s'être montré "de plus en plus hostile à l'égard
de Buchez"554 . Deux ans plus tard, il commençait à inverser
cette façon de voir traditionnelle en m’écrivant que
“Leroux mérite d’être en quelque sorte ”réhabilité”, Mais
il avait passé sa vie à défendre le dogmatisme théologique,
qui ne le préparait pas à s’évader de la mentalité
cléricale. La mentalité démocrate-chrétienne assura à Henri
Guillemin, ami de Sangnier, un extraordinaire succès
médiatique. ”Le Monde” a fait confiance à ce marxiste qui
parlait avec mépris
de Leroux, de Bernard Lazare et de
Péguy. Cela paraît inexplicable. Mais en 1994,
“OuestFrance” croyait encore
que Sangnier était “un
prophète
du XXè siècle”, et que son appel a été entendu par “les
Bergson et les Maritain”.
552
En 1956 encore, à la première page de son étude sur L'Europe et le
socialisme, rééditée dans Sociologie de l'utopie, P.U.F., p. 128.
553Isambert, Les idées socialistes en France de 1815 à 1848, 1905
554 La postérité de Joachim de Flore, t. II, p. 113.
214
CHAPITRE X
1849 Quatre défenseurs de Leroux, Ange
Stern, Enfantin, Giuseppe Ferrari — Le
solidarité éternelle du genre humain” —
Renan et Proudhon
Guépin, Daniel
débat sur “la
Deux renégats,
Osant dire : "Ne salariez aucun culte", Leroux avait
rappelé le 18 septembre 1848 ce qu'il avait écrit plus
d'une fois : "La religion ancienne est décrépite. Il en
faut une nouvelle, il faut que chaque homme soit à lui-même
son pape et son empereur"555. En 1850, dans les sept cents
pages de la Philosophie du socialisme556, Ange Guépin
retraçait les étapes de l'évolution qui amena jusqu'au
socialisme
"l'Humanité,
cet
être
collectif".
Il
se
présentait comme disciple de Geoffroy Saint-Hilaire et de
Fourier.
Pauline Roland, secrétaire de l'Association
Fraternelle des Institutrices, Instituteurs et Professeurs
Socialistes, venait de lui écrire une longue lettre
sur
les Unions Ouvrières, Les typographes étant emprisonnés, il
composait lui-même cette longue lettre, avant de conclure
par cette déclaration :
Ce livre n'est point notre pensée personnelle, mais un
effort dans la voie tracée par nos maîtres, le compendium
des doctrines des corporations ouvrières de Paris qui sont,
pour nous, la tête et le cerveau des travailleurs français
[…] Pecqueur, les rédacteurs de la "Revue sociale", et ceux
de nos amis qui dirigent les associations et les
corporations ouvrières de la capitale sont tous, comme ceux
avec lesquels ils vivent en communion et comme nous, les
fils en esprit de la convention de Saint-Simon, de Pierre
Leroux et Fourier.
Professeur à l'Ecole de Médecine de Nantes, Guépin
fut dénoncé au Préfet, à l'Evêque et au Recteur par
l'Inspecteur d'Académie de Nantes. Recevant en mars 1851
l'avis de son "retrait d'emploi", il dit qu’il était
“excommunié de l’Université”. Le Grand Conseil Académique
devant lequel il comparut était présidé par M. de Falloux
et composé de M. Thiers, vice-président, de Monseigneur
555Soulignons
cette phrase, sur laquelle se refera en 1877 l'accord de
Charles Renouvier et de Charles Fauvety. Depuis trente ans, au
jugement de Vermorel, Fauvety était socialiste. Sous l'empire, il fut
un opposant actif, "surtout, nous dit G. Weill, au Grand Orient où
Alexandre Weil avait une place importante", et c'est Fauvety et A.
Weil qui alors aidèrent Leroux à publier, contre Renan, sa traduction
de Job. En septembre 48, Leroux, Guépin, Nadaud, Fauvety et A. Weil
étaient tous membres du Grand Orient
556Ouvrage
entièrement
oublié,
dont
Georges
Weill
soulignait
l'importance dans son Histoire du Parti républicain.(1902)
215
Dupanloup, de M. de Montalembert, de l'Inspecteur Général
Paul-François Dubois et de son maître Victor Cousin. En
leur demandant : "Au nom de quoi m'accusez-vous" ?, il leur
exposa
ses
convictions
scientifiques,
laïques
et
maçonniques en disant : “Je crois aux associations, aux
corporations et aux libertés communales du passé fécondées
et développées par la science, la philosophie, l’industrie
de notre époque. Quant à la question religieuse, je ne suis
ni Jan Hus ni Jérôme de Prague, pas plus que vous n'êtes le
Concile de Constance."
Nous savons déjà que de Falloux “n’appartenait
qu’à l’Eglise” et que Thiers était voltairien.
En mai
1849, Tocqueville s’effrayait des résultats des élections,
dans l’armée et dans les campagnes.
Mais le Pape
redevenait souverain, et en septembre on lisait à Paris la
Lettre de Mazzini à MM. Tocqueville et Falloux où "un
exilé" protestait "au nom de Rome et de la France de
l'avenir" contre les deux ministres, "hommes sans coeur et
sans croyance" qui avaient fait approuver par la majorité
l'expédition de l'armée française "en répétant à la
tribune, contre la République romaine, les basses calomnies
d'anarchisme et de terreur". De Falloux était pris à partie
par Marie d’Agoult (Daniel Stern) qui rappelait le
témoignage d’ “admiration et de sympathie” qu’il avait
publiquement donné à Leroux,
le 15 juin 48. Cela, parce
que "tous les moyens lui semblaient bons pour ramener la
monarchie légitime. Cachant à tous les yeux sa haine
profonde", il flattait aussi dans le même temps "Persigny,
agent de Louis-Napoléon, et Lamartine, seul ministre
républicain lié à la société légitimiste et au parti
clérical". Pour l'emporter sur la bourgeoisie voltairienne
et faire monter sur le trône "l'enfant du miracle",
pourquoi ne pas circonvenir aussi les ouvriers qui
vénéraient "le prolétaire Jésus" ? C'est pour gagner leurs
voix que Montalembert avait dit le 22 juin : "Le remède à
tous les maux c'est le principe d'association. Ce principe
d'association, vous l'avez entendu invoquer, il y a peu de
jours, par un éloquent philosophe, M. Pierre Leroux. Vous
l'entendrez évoquer tous les jours par des hommes qui,
comme moi, viennent d'un tout autre point de l'horizon
politique et religieux". Mais trois mois plus tard, tout
comme Thiers,
Montalembert accuse Leroux de ne songer
qu'aux ouvriers et d'ignorer le peuple des campagnes. Comme
si Leroux n'avait pas déclaré, le 30 août : "La cause que
je défends, la cause des pauvres ouvriers, est la cause de
tous, elle est la vôtre, propriétaires fonciers, qui
empruntez de l'argent à gros intérêts, tandis que vos
domaines vous rendent si peu ; elle est la vôtre aussi,
chefs d'industrie et négociants, qui voyez continuellement
la faillite plâner au dessus de vos têtes". Dans "La
République"
du
15
juin
1850,
Leroux
écrira
que
216
Montalembert557,
"enfant
terrible
du
Papisme
et
de
l'Absolutisme combinés”, avait dit :"Nous avons fait la
guerre à Rome, il s'agit de faire la guerre de Rome à
l'intérieur." Et il rapprochera ce mot de celui que le Tsar
avait dit en 48 : "Le moment d'agir contre la République
Française n'est pas venu, il faut la laisser cuire dans son
jus."
Daniel Stern se rapprochait de La philosophie du
socialisme sur un autre point.
Comme Baudelaire, elle
était
attentive
à
la
résurrection
spontanée
des
“corporations”
que
Leroux
appelait
"l'apparition
innovatrice", et elle signalait à ses lecteurs
la
découverte que les délégués du Luxembourg avaient faite au
printemps 48 : jugeant vaines les théories de Considerant,
de Cabet ou de Louis Blanc, ils comprenaient qu'ils
devaient "chercher la réalisation de leurs voeux en euxmêmes, en substituant à l'ancienne association partielle,
incomplète et égoïste du compagnonnage une solidarité
générale des corporations ouvrières”
Quittant
ceux que Leroux appelait “les calotins”,
venons en à Cousin et à Thiers. Avec eux, en 1840, Charles
de Rémusat43 avait fait partie du ministère. C’est un
adversaire de Leroux, et on ne récusera pas son témoignage.
Il regrette dans ses Mémoires que "Cousin n'ait rien su en
économie politique, si ce n'est qu'il la croyait son
ennemie", qu'il ait "donné à Thiers quelques formules du
fatalisme dont il avait trouvé les idées dans la
philosophie de l'histoire selon les Allemands558 ", que Thiers
ne
se
soit
"pas
assez
soucié
des
améliorations
matérielles", et qu'en 1835, par les lois de septembre
contre la liberté de la presse il ait porté à son point
culminant la politique de résistance au changement.
D’ailleurs, en septembre 48, à l'assemblée, quelques voix
courageuses ont rappellé ces Lois de septembre lorsque
Thiers se fera, contre Leroux, le défenseur du soi-disant
libéralisme, en attaquant "les instituteurs anticurés”.
Quant à Cousin et à Dubois, "barons de l’Université
orléaniste" (ainsi dira Jaurès), Février 48 ne leur avait
pas arraché ce que Giuseppe Ferrari559 appelait en 1849 "leur
fief" : la rue d'Ulm, l'Université et l'Académie des
Sciences Morales et Politiques où Cousin, dès juillet 48,
commençait une série de six Leçons dont le "Journal
Officiel" rendit
compte les 6 et 22 juillet, les 6 et 22
août, etc. Reprenant et aggravant son Cours de 1819, il
démontrait que "la propriété est sacrée, inviolable, parce
557
Auquel il avait dit, à l’Assemblée, en juillet 1849 : "C'est votre
despotisme que je crains, le despotisme des jésuites"
558Dans Eclectisme (1838), Leroux avait dit que Cousin avait
renié "la
tradition de la Révolution française" en adoptant l'hégélienne "morale
du succès"
559Les Philosophes salariés, terminé en septembre 1849, et enfin
réédité
en 1989, traduit (pour la première fois) en italien, par
Leonardo La Puma , I Filosofi salariati, ed Milella, Lecce.
217
qu'elle participe de la personne", et il condamnait "les
publicistes égarés par Rousseau" et par "la fausse
égalité". Tous les philosophes de France et d'ailleurs
savaient que Leroux avait été salué par Proudhon comme
"l'antiéclectique, l'apôtre de l'égalité, l'antagoniste de
nos philosophes demi-dieux".
Italien, G.Ferrari avait enseigné en France depuis
1838, l'année, dit-il, "où le socialisme engageait la lutte
contre l'éclectisme". En août 1830, ceux qui avaient
ensemble lutté au "Globe" pour la liberté s'étaient
séparés.
"Pierre
Leroux
s'était
retranché
dans
l'Encyclopédie
nouvelle,
ensuite
dans
la
"Revue
indépendante". De là, il mesurait l'apostasie de ses
anciens collègues. [...] Ceux-ci suivaient dans son
ascension "M. Cousin, qui à l'avènement de Louis-Philippe,
comprit qu'il pouvait devenir le pontife de la philosophie
officielle. Il a usé de toute son influence pour maintenir
l'Université dans l'ignorance la plus profonde des théories
allemandes ; chez les philosophes allemands, il a combattu
la révolution sociale. Ses adeptes sont devenus étrangers
au mouvement actuel. Je les ai entendus se persuader les
uns aux autres avec une touchante naïveté qu'ils sont
supérieurs à Saint-Simon, à Fourier, à Pierre Leroux".
Lamartine
n'était
pas
membre
du
Grand
Conseil
Académique,
parce qu’il avait été candidat contre LouisNapoléon. Nommons le quand même, car il avait plus encore
que Thiers et Montalembert fulminé contre les instituteurs
“fomenteurs de stupides doctrines antisociales”.C’est donc
à lui qu’Enfantin
reproche
le 15 septembre 1849 de
toujours confondre dans la même réprobation "les braves
prolétaires"
et
"les
socialistes
révolutionnaires,
perturbateurs
et
spoliateurs".
"Pourquoi
ces
menaces
d'épuration, de destitution, de confiscation contre les
instituteurs socialistes ?" Pourquoi accuser de "bêtise,
perversité, idiotisme, divagations, inepties", etc., tous
les socialistes, "et sous ce nom Saint-Simon et son école",
école dont avaient fait partie une dizaine de journalistes,
des collègues de Lamartine à l'assemblée, trois de ses
anciens collègues au Gouvernement Provisoire (Carnot,
Charton, Jean Reynaud), et enfin Leroux lui-même ? :
"Vous devez bien savoir que cet homme est un des
meilleurs et des plus érudits de notre époque ; si donc sa
bonté et son savoir gonflent par trop son coeur et sa tête
et les font éclater parfois d'une façon anormale, les
erreurs de ce philosophe socialiste méritent un peu mieux
le respect que celles des philosophes égoïstes du siècle
dernier, s'appelassent-ils Condillac et
Helvétius
ou
même Locke et Voltaire"560.
Enfin, Marie d’Agoult et Guépin sont proches du
socialisme de Leroux parce qu’ils sont fort éloignés, comme
560
Cité par Charléty, Enfantin (1930),p. 207
218
Pauline Roland et George Sand, de Proudhon et de ses
maîtres, Comte et Blanqui. Ce n’est point seulement sa
"pensée personnelle" qu’expose Guépin. Marie d'Agoult
termine son Histoire en disant : "C'est une oeuvre
collective plutôt qu'une oeuvre personnelle", et Perdiguier
écrit en tête de ses Mémoires : "Ma vie se lie à la vie des
ouvriers en général. En parlant de moi, je parle d'eux".
Dans
la Préface des Contemplations, quand le comte
Hugo
écrit: "Ma vie c'est la vôtre", il s’invente un personnage
socialiste. Mais quand il fait sculpter sa devise : EGO
HUGO,il exprime le fond de sa pensée, souvent confié par
lui
à sa fille Adèle dans des termes qui ressemblent
beaucoup à
la déclaration de Proudhon contre Leroux :
"Nous nions cette notion de l'être humain collectif" (3
décembre 1849).
Cinq ans plus tôt,Proudhon paraissait accepter la
présence de George Sand dans "le parti socialiste" dont il
nommait les deux "initiateurs, Pierre Leroux et Louis
Blanc", avant de se nommer lui-même561. Mais il se croyait
le seul
des trois à s'occuper d'économie.
En 1846, il
rage chaque mois, quand arrive la "Revue sociale" ; il
estime qu'il est "pillé" par Leroux, que Leroux est
"fou","enfoncé", "jaloux". "Pierre Leroux ne veut pas
partager l'honneur de la découverte de la solution du
problème social. Il y avait assez de gloire pour deux
cependant." Recopiant dans son “Carnet": "la propriété
c'est le vol", il ajoute : "Il ne se dit pas, en mille ans,
deux
mots
comme
celui-là"
[...]
Si
Pierre
Leroux
s'exprimait ainsi, il ne serait pas Pierre Leroux, il
serait P.-J. Proudhon". En janvier 48, Proudhon croit être
"le seul homme sur qui le peuple compte", mais en avril 48
les ouvriers délégués à la Commission du Luxembourg
écartent
sa
candidature
et
celle
de
Blanqui,
en
recommandant celles de Leroux et de Barbès. En juin,
Blanqui est battu avec 5480 voix seulement, après avoir
recommandé à son club de voter pour Auguste Comte, ennemi
de Leroux562. Elu avec moins de voix que Leroux, Proudhon
écrit à Blanqui Le 9 juillet :"Vous que j'ai reconnu pour
mon maître, vous à qui j'ai voué à la fois reconnaissance,
estime et admiration". Depuis longtemps, tout en se
recommandant de "ménager Leroux", Proudhon attaquait son
"socialisme mitigé, ou hermaphrodite". Le 18 mars 1849
Proudhon
dit
que
"le
progrès,
par
son
mouvement
dialectique, s'appuyant sur l'économisme, est arrivé à la
science, la nouvelle idée révolutionnaire doit être
scientifique [...] Nous retrouvons ici la loi d'évolution
humanitaire, définie par M. A. Comte dans les trois termes,
article sur Leroux, Proudhon, Marx et Jaurès, “Revue d’histoire
moderne et contemporaione” t. XXIX, 19826.5.
561Mon
562Auguste
Comte avait fait de Pierre Leroux "l'objet particulier de
ses âcres antipathies". Erdan dira cela en 1855 dans La France
mistique (sic),p. 702.
219
RELIGION, PHILOSOPHIE et SCIENCE". Réponse de Considerant :
"Vous avez pris vos thèses, vos antithèses et vos synthèses
aux Allemands". En disant que "Proudhon a importé parmi
nous le germanisme", Guépin cite en 1850 la lettre où
Pauline
Roland
critiquait
"les
matérialistes
dialecticiens."
Le
18
décembre
1849,
en
lisant
le
supplément
de
"La
Voix
du
Peuple"
Marx
admire
“l'insolence des tirades de Proudhon" contre Louis Blanc,
”le nouveau Robespierre”, et surtout contre Leroux. Pour la
violence des sarcasmes, ce “vice” si justement condamné
chez Marx par Jaurès563, Proudhon l'emporte de loin.
A ce moment-là, Ferrari se réjouissait des résultats
des
élections.
A
"l'effacement
des
révolutionnaires
extrémistes"
s'ajoutaient
"les
excès
rétrogrades
et
l'arrogance du parti prêtre, si puissant dans l'assemblée
législative, qui rejetaient dans le mouvement démocratique
une fraction très influente du parti républicain" 564.
De
même, dans les populations agricoles du Centre, de l'Est et
du Midi", Ténot soulignera "les progrès inouïs de la
propagande
républicaine,
socialiste
disaient
les
réactionnaires".
“L’
éclipse"
n'allait
pas
tarder
L’Histoire socialiste de Jaurès emploie ce mot et elle
l'explique en
disant : "Le socialisme conciliateur et
pacifique a payé pour les bravades et les intempérances de
Proudhon", et "la victoire de Proudhon et de Blanqui sur
Leroux et Louis Blanc
entraîna celle de Karl Marx sur
Proudhon lui-même".
1849.Le débat
humain”.
sur
“la
solidarité
éternelle
du
genre
En écrivant que
Leroux a été ”bafoué, houspillé,
ridiculisé à plaisir, par l’individualisme de Proudhon et
le papisme des réactionnaires enragés de peur”, Clemenceau
rapproche à juste titre les deux offensives rétrogrades. Le
révolutionnaire “antithéiste” utilise en effet dans “la
Voix du peuple”, les arguments des papistes lorsqu'il
ridiculise "le saint homme [qui] se souvient d'avoir été
Jésus-Christ[...] le restaurateur de la métempsychose,
l'apôtre des néo-chrétiens, le dernier des voyants". Déjà,
le 13 septembre, Thiers disait que "M. Proudhon déploie une
vigueur, une verve, un véritable bon sens quand il attaque
les autres socialistes, quand il leur dit sévèrement : Vous
me dégoûtez". En octobre 48, Proudhon avait attaqué la
Montagne "à la grande joie des réactionnaires qui vous en
firent compliment". Leroux lui rappelle cela le 5 décembre
1849, en lui écrivant : "J'ai lu votre réponse, mon cher
Proudhon", et en rappelant le passage des Confessions d'un
révolutionnaire où Proudhon "[l]e raille si injustement
563L’armée
nouvelle (1910)
Ténot, Paris en
décembre 1851, Etudes historiques sur le Coup
d’Etat, 1868, pp 24 et 50..
564
220
d'avoir évoqué les fables de l'antiquité, les légendes des
peuples barbares, toutes les rêveries des philosophes et
des révélateurs". Une raillerie sur “le révélateur de la
Triade, le Théoglosse" faisait vendre beaucoup plus de
numéros qu’un débat sur l’économie politique. Soutenus par
les
"Loups
cerviers
du
Capital"
et
beaucoup
de
"républicains de la forme", “les calotins” 565 ont pris la
tête
de
la
réaction
orléaniste,
bonapartiste
et
universitaire. Le catéchisme et l'éclectisme enseignent
ensemble que “l’homme est composé d’un corps et d’une âme”.
En disant : “sensation, sentiment, connaissance”, Leroux
nie ce dogme et cette évidence cartésienne. Il tire ses
argumente de l'histoire des religions, et on réplique qu'
"au
plus haut de la Montagne, dans une sorte de petit
Patmos,
Pierre
Leroux
prépare
de
longues
tirades
apocalyptiques. Le rationalisme, chez Leroux, va jusqu'aux
excentricités les plus inintelligibles. Le plus clair de sa
doctrine,
c'est
qu'à
la
raison
humaine
le
vieux
Christianisme ne suffit plus." Disant cela, les Profils
critiques et biographiques des 750 Représentants du peuple
ajoutent : “Jules Leroux, élu de la Creuse à la
Législative, se pare de son mieux, en présence des
électeurs, des plumes de son frère, le grand triadiste”.
La même année, Renan déserte le camp socialiste, parce que
"Leroux voit la Trinité partout".
En disant Patmos, apocalypse, Théoglosse, on fait le
jeu des cléricaux. Dans les cryptes du passé, écrit Alfred
Sudre, Leroux croit découvrir des profondeurs infinies, […]
Leroux ne s'arrête pas à la vraie tradition de l'esprit
humain, qui oppose les Champs Elysées et le Tartare, et qui
se retrouve en Egypte et aux Indes.” Il ose écrire qu'il
n'y a pas de paradis, il n' y a pas d'enfer, il n' y a pas
de purgatoire hors du monde, hors de la nature, hors de la
vie. Dieu n'est pas hors du monde, car le monde n' est pas
hors de Dieu.” Or la vie spirituelle suppose que "le corps
soit un moyen d'accomplir une destinée supérieure pour une
âme incorruptible". Refusant de distinguer ces deux
substances, "Leroux nie les dogmes consolateurs sur
lesquels repose la morale, le dogme de l'immortalité et
celui des peines et des récompenses dans la vie future".
Le thème sur lequel
“le jésuitisme” insiste le plus,
c'est l’Enfer. Proudhon ne croit pas aux peines éternelles,
mais il fait trembler les croyants quand il dit que Leroux
“évoque les fables de l’antiquité”. Leroux fouille en effet
dans les “cryptes” et les “légendes” que la théologie
méprise. Et dans la lettre qu'il envoie à Proudhon , le 5
décembre 1849, nous ne signifie pas vous et moi, mais les
socialistes dont Proudhon s’est séparé :
Il est tout simple que nous attachions à tout cela grande
importance, puisque nous croyons profondément à l'Humanité
565Mot
employé en 1847 par un des typographes du Carrosse de Monsieur
Aguado.
221
et à la
humain.
Tradition,
à
la
Solidarité
éternelle
du
genre
Leroux
écrit alors De la Fable. Désormais, toutes
ses recherches
concernent l'histoire des religions, parce
qu’elle est niée, raillée, interdite non seulement par
les papistes de toutes les confessions, mais aussi par
les “matérialistes dialecticiens”. Le dogme du Tartare
suffit aux premiers, et pour les seconds, l'ère théologique
et l'ère métaphysique sont closes. Sudre et les Profils de
1849 seront complètement oubliés en 1906, mais on rééditera
les Confessions d'un révolutionnaire
et L'Avenir de la
science. Appuyé sur la triple autorité de Proudhon, de
Renan et d'Engels, Sorel affirmera que sous l'Empire Leroux
n'aurait trouvé personne pour écouter "sa philosophie du
bafouillage”. Et Sorel sera lu par Maurras et par Lénine.
Contre le dualisme hégémonique, le mot triadiste aurait
dû être un titre de gloire.
Deux renégats, Renan et Proudhon
Comme Baudelaire,
-- “nous, un nous immense et
silencieux, toute une génération”, -- Renan et Proudhon
avaient fait partie durant les années quarante des jeunes
gens qui s’éloignaient du catholicisme tout en refusant
l’anticléricalisme universitaire. Avant de quitter le
séminaire de Saint-Sulpice, Renan566 avait dès 1845 lu
Eclectisme, Egalité, et De l'Humanité. Lorsque Sudre
combattait Leroux au nom des Champs Elysées et du Tartare,
il écrivait en 1849 dans “[s]on livre socialiste” :
"M. Pierre Leroux a raison. Nous avons détruit le paradis
et l'enfer, il faut faire descendre le paradis sur terre.
Il reste donc un seul parti : c'est d'élargir la grande
famille, de donner place à tous au banquet de la lumière".
Un an après avoir été reçu à l’agrégation de philosophie,
il critiquait
l'école "ultra-hégelienne" des disciples de
Feuerbach et jugeait rétrogrades "le pédantisme de la
hardiesse" et les "blasphèmes déclamatoires"567 que Proudhon
empruntait à Bruno Bauer. Il
écrivait : "Je ne puis
pardonner
à
M.
Proudhon
ses
airs
d'athéisme
et
d'irréligion[...] "l'esprit géométrique de M. Comte ne sent
pas assez la vivante variété des Sciences humaines", "les
hommes qui feront l'avenir ne seront pas de petits hommes,
disputeurs, raisonneurs, insulteurs, hommes de parti,
intrigants, sans idéal. Ils seront beaux, ils seront
566“M.
Cousin nous enchantait, cependant
M. Pierre Leroux par son
accent de conviction et le sentiment profond qu’il avait des grands
problèmes, nous frappait bien davantage. “ Souvenirs d’enfance et de
jeunesse
567M. Feuerbach et la nouvelle école hégelienne, dans les Etudes
d'histoire religieuse.
222
aimables, ils seront poétiques. Moi, critique inflexible,
je ne serai pas suspect de flatterie pour un homme qui
cherche la trinité en toute chose, eh bien je préfère
Pierre Leroux.”
Mais en septembre 1849, Renan est nanti d’une ample
bourse de mission, grâce à M. de Falloux (c’est-à-dire au
clergé). Il abandonne le "livre socialiste"568 qu'il vient d'
écrire en trente jours et il part pour l’Italie, où le
mois suivant, "une sorte de vent tiède fit tomber presque
toutes [s]es illusions". On a oublié cela, parce que, aous
l'Empire, à cause de la Vie de Jésus, Renan sera suspendu.
Mais ensuite il sera réintégré au Collège de France par
Jules Simon. Lequel, de même, semblait un martyr de la
libre pensée, parce qu'il avait été révoqué sous l’Empire.
Entre temps, Proudhon avait jugé à juste titre que Renan se
rapprochait
de
l’éclectisme
en
méconnaissant
Jésus
essénien. C’est donc en défendant à différents moments
différents aspects de la pensée de Leroux qu’ils se
dressent l’un contre l’autre. Un demi-siècle plus tard,
lors de sa publication,
L’Avenir de la science donnera
lieu à des discussions confuses. On ne savait pas que dans
les religions de l'Humanité
prêchées par Comte et par
Renan Leroux reconnaissait, "défigurée", sa Doctrine. de
l'Humanité, et qu’il avait écrit dans Job : “M. Renan, plus
avancé grâce à moi que Hegel”, et en parlant de Proudhon :
"Hegel a déteint sur mon socialisme.” Abstraction faite de
Leroux, le XIXème siècle devenait incompréhensible.
Dans L’Avenir de la science, Renan avait porté
témoignage au nom d’ une génération nouvelle. Il rendait au
mot
Science la noblesse dont
Proudhon le dépouillait,
Objectiviste,
positiviste,
Proudhon
raillait
"les
romantiques et les romanciers", en traitant George Sand de
"putain", Quinet et Michelet d'"empaumeurs
de niais", et
en
accusant Leroux de vouloir "faire de la société un
couvent laïque". Renan rendait à la philosophie de
l'histoire littéraire la prééminence que Leroux lui avait
reconnue. A l'auteur d'Eclectisme, d'Egalité, et de De
l'Humanité il redonnait le rang qu'avaient usurpé Cousin,
Comte et Proudhon. Voici ce que Péguy a lu avec enthousisme
: depuis 1830
l'éclectisme enseigné par Cousin "n'était
plus une philosophie de la liberté mais un opportunisme",
"l'esprit géométrique de M. Comte ne sent pas assez la
vivante variété des Sciences humaines", “la révolution de
l'avenir doit être le triomphe de la morale sur la
politique" , et non pas “la victoire sur l'Evangile et la
poésie du système appelé science par A. Comte”. Renan
faisait
aimer
non
seulement
les
grandes
idées
de
l'Encyclopédie nouvelle mais les échos
que ces idées
avaient éveillés chez George Sand et chez Michelet.
Spiridion était "une image essentielle de [s]es rêves
568Et
en même temps, selon le mot de Péguy, “il avait abandonné son
personnage socialiste”.
223
religieux". C'est dans Le Peuple, où Michelet définit le
génie comme "la voix des muets", qu'il trouvait le modèle
de "la bonne critique". Et c'est en pensant aux "pauvres de
Lyon", ou vaudois, et aux "lollards" dont Baudelaire et
Bakounine avaient retenu le signe de reconnaissance que
Renan aspirait à la Cité où il n'y aurait plus ni
prolétaires de l'intelligence ni privilégiés du savoir, les
tâches matérielles et les tâches spirituelles étant
réparties entre tous les hommes devenus concitoyens. -Idée fondée sur la triade psychologique de Leroux, idée
dont on fait honneur à Marx et que Péguy rendait à Renan.
Renan abandonnait les socialistes sans les dénigrer.
En disant : "je n'insulte pas, ce n'est pas leur faute",
son grief s'adressait bien moins à Leroux qu’à "ses
affiliés" : "Quelle différence du philosophe qui s'est
appelé autrefois Pierre Leroux au patriarche d'une petite
église !". Petite ?
Michelet entrait
dans “notre
glorieuse église républico-socialiste” dont il vénérait
“les martyrs”, au moment où
Desmoulins estimait que le
socialisme devenait la foi du tiers des Français. Sur les
vingt-cinq mille incarcérés de Juin, onze mille étaient
maintenus en
détention un an plus tard, lorsque Renan
écrit ce livre. Beaucoup d'eux, sans doute, avaient voté
pour Pierre Leroux, et leur absence n’empêche pas sa
réélection en 1849. Quand Desage et Desmoulins, gendres de
Leroux, rentrèrent à Paris, enfin reconnus innocents, ils
n'étaient "entourés que de veuves et d'orphelins". Beaucoup
de leurs amis attendaient encore, à Belle-Ile ou sur les
pontons, d'être jugés ; plusieurs étaient partis pour
l'exil, en Afrique ou en Algérie 569. Renan fut probablement
déçu par le très médiocre recueil d'Aphorismes
que les
deux gendres de Leroux eurent le tort de présenter cette
année-là comme un résumé de la Doctrine de l’Humanité. Ils
avaient été arrêtés à Boussac, garrotés avec des chaînes de
fer, conduits à pied jusqu'à Lyon, où ils furent
emprisonnés. Quand Desages avait été arrêté, sa femme,
fille de Leroux, était enceinte, et "son émotion fut si
violente que l'enfant mourut dans son sein". Lorsque
Théodore Bac raconta cela à l'Assemblée, quelqu'un, à
droite, cria en ricanant qu'il n'était "pas mort de
chagrin". Non, certes, pas de chagrin. C'est la haine vouée
à son grand'père. qui l'avait tué. Voilà ce que Renan
aurait lu au "Journal Officiel" s'il avait fait oeuvre
d'historien, s'il avait suivi le conseil que donnait
Pauline Roland dans la lettre publiée par Guépin : "Aller
de porte en porte et interroger les fidèles sur les faits
et gestes de ce grand confesseur de la foi, de ce grand
martyr des martyrs, le peuple !", s'il avait éprouvé cette
"sympathie profonde" avec la foule, ce caractère de "la
bonne critique" qu'il admirait
dans Le Peuple , où
Michelet réserve le nom de génies à ceux, parmi les grands
569A.
Desmoulins, Notes historiques "(Revue sociale", 1850))
224
hommes en qui "tous les battements du grand coeur ont un
retentissement".
"Le 2 décembre, écrit Renan, me dégoûta du peuple qui
avait accueilli d'un air narquois les signes de deuil des
bons citoyens". Renan croit aux mensonges de Hugo. Il
ignore “l'Appel
aux corporations ouvrières" signé par
Desmoulins, Jules et Pierre Leroux, que Victor Schoelcher
signale comme "un
des plus nobles documents de notre
résistance”. En se réclamant de deux cadavres, celui de
Baudin et celui de Dussoubs570 deux socialistes dont le
second était disciple de Pierre Leroux"571, les Communards
mépriseront “ces bourgeois républicains qui accusent le
peuple de les avoir
trahis". En décembre 1851, Proudhon
avait noté dans ses “Carnets” : "Les rouges sont finis, moi
je reste". Mais ensuite il tient compte
des observations
de Leroux, pour lequel d’ailleurs il cotise. Et bientôt ils
auront une direction commune contre Renan. C’est pour cela
qu’aux cérémonies d’anniversaire de la mort de Pierre
Leroux
Desmoulins déposera une couronne d’immortelles sur
la tombe de Proudhon, et qu’en janvier 1896 la “Revue
socialiste” commence
l’année du Centenaire de Leroux par
un article
où Georges Renard écrit : "Renan a bafoué la
volonté de fonder sur cette base : l'égale liberté, l'égale
dignité de l'homme". Jaurès aussi disait cela.
En 1855, exactement comme Leroux l’avait fait contre
Cousin, Proudhon proteste572 contre les Etudes
religieuses
de
Renan : “Quelle est d'abord cette prétention si
hautement exprimée que la science est aristocratique et que
son suppléant naturel pour le peuple est la religion ? Que
signifie cette division de la société en deux catégories
d'intelligences, les intelligences qui savent et les
intelligences qui croient ? Jusqu'ici, l'idée de renvoyer
la religion à la multitude semblait d'un machiavélisme
révoltant
;
M.
Renan
en
fait
un
principe
de
573
574
philanthropie” . L’auteur
de la Vie de Jésus devient le
grand homme de la gauche, et Proudhon écrit au tome III de
la Justice :
Quant aux hommes de l'école de M. Renan, qui bafouent la
croyance et insultent à l'esprit révolutionnaire, ils sont
nos ennemis à tous. Leur idéalisme n'est que corruption,
570
”Baudin et un autre”, écrit Georges Bordonove dans le Napoléon III
(1998) où il omet Leroux en énumérant les candidats qui en juin 48
avaient obtenu plus de voix que Louis-Napoléon
571 Disant au nom des Communards :
“les révolutionnaires n'oublieront
pas", Gustave Lefrançais rappellera cette injustice, que Hugo
commettra
lui
aussi.
Sur
les
cent
cinquante-huit
cadavres
officiellement recensés, Ranc dénombrait cent un cadavres d'ouvriers.
572 Carnet XI,
pp. 240 sqq.
et 301, cité par Pierre Palix, Le goût
littéraire et artistique de Proudhon, t. I, p. 230 (où Leroux n'est
pas nommé). d'après les Ecrits religieux de Proudhon et aussi d'après
ses manuscrits conservés à la Bibliothèque Municipale de Besançon.
573De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise, III, p. 231.
574Qui cotise (comme Michelet) pour que Leroux ne meure pas de faim.
225
c'est la mort du droit comme de la piété ; c'est le mépris
de toute chose divine et humaine érigé en dogme [...] Dieu
et les hommes, la religion et la justice, le Christ et la
Révolution sont également outragés dans ce livre.
A la fin de La Grève de Samarez, quand Leroux
recherche l’ alliance de Hugo contre Renan, il aurait pu
citer aussi ce texte qu’il ne pouvait ignorer. Par contre
il n'a pas connu les annotations que Proudhon inscrivait en
lisant
La
Religion,
mort-immortalité-religion,
où
Feuerbach venait d'écrire : "Ce n'est pas pour lui-même que
Dieu s'est incarné, c'est pour nous [...] L'incarnation a
été une larme de la pitié divine". Proudhon note en
marge
:"Ce côté du christianisme est le plus touchant et le plus
sublime". Deux adjectifs que Baudelaire employait en
parlant de Leroux, En 1841, Proudhon avait salué “l’apôtre
de l’égalité” deux ans après l’article Egalité où Leroux
saluait “Jésus essénien
destructeur des castes”.Exilé,
Leroux se souvenait de l’amitié “sincère” qu’ils avaient
eue
l’un
pour
l’autre,
et
Proudhon
s’en
souvenait
probablement aussi quand il écrit que La Vie de Jésus n'est
qu'"une bucolique", où Renan prête à Jésus "un idéalisme
mystique et
quiétiste" alors "le but de Jésus est
éminemment socialiste et justicier", que son "idée mère,
vraiment démocratique et prolétarienne, aussi radicalement
hostile à la royauté qu'au sacerdoce", est "communiste",
comme celle "des Esséniens et des Pythagoriciens"575 .
La traduction par Renan du Livre de Job les indigne
tous les deux. Dans ce travail, Proudhon ne voit que
"l'élégance d'un littérateur" plus attaché aux "joujoux
poétiques" qu'à "l'éducation du peuple et au respect du
vrai" 576. En 1864, à la veille de sa mort, il regrette de ne
plus pouvoir "refaire" cette traduction, par "une étude
philologique,
biblique,
religieuse,
philosophique,
littéraire, historique". C’est exactement l’étude que
Leroux avait annoncée dès 1860 dans l'Avant-Propos de La
Grève de Samarez. Adaptation théâtrale en cinq actes avec
prologue et épilogue, Job 577 paraîtra en 1866 et sera
prolongé l'année suivante par le Livre d'Isaïe restitué.
Dans Job, oeuvre sur qui "repose originairement la foi des
Juifs en un Messie", oeuvre transmise par
"les disciples
d'Isaïe ou la Franc-Maçonnerie antique", Leroux croyait
reconnaître le même souffle que dans les Prophéties
d'Isaïe578 et dans l'Evangile qui lui semblait "fondé surtout
575Documents
reproduits par Mgr Pierre Haubtmann en appendice à P.-J.
Proudhon, genèse d'un antithéiste ( Mame, 1969), où Leroux n'est pas
nommé.
576Lettre à Rolland, de février 1860, citée par Palix, o.c., p. 238.
577 que Leroux dédiait aux "Maçons répandus dans tout l'univers", en se
présentant comme "un évangéliste", apportant une bonne nouvelle à la
fois aux Rabbins et au "futur Concile"
578Leroux se trompait en attribuant à Isaïe le livre de Job qui n'est
même pas l'oeuvre d'un Juif, si Boris Souvarine a raison de penser
226
sur ces Prophètes". Job était
à ses yeux "un anneau
important de la Tradition qui unit le Judaïsme et le
Christianisme". Cette tradition, Renan la détruisait en
minimisant la portée de ce poème579 et par exemple en
traduisant littéralement par "crocodile" le nom de la Bête
qui dans ce livre est comparable à celle de l'Apocalypse.
Leroux pensait au "Léviathan moral", la Théocratie.
Moses Hess est alors très près de Leroux. En 1840,
hégélien, il croyait comme Marx que le judaïsme était
dépassé. L’article Théocratie avait grandement innové580
cette année-là en montrant dans le peuple juif "la tige
prédestinée de la démocratie future". Vantée par Heine,
cette Encyclopédie avait aidé Moses Hess à se libérer de
Hegel, de
B. Bauer et d'Engels. En 1855, il avait admiré
ce que Renan écrivait contre Feuerbach dans ses Etudes
religieuses . Mais ensuite il comprit que "Renan rabaisse
l'histoire juive et ne voit pas que le christianisme
primitif est marqué par l'esprit du judaïsme, et qu'il est
né dans un milieu juif"581 . Regrettant de n’être pas assez
savant pour réfuter Renan, il confiait ce soin à son ami
Graetz, spécialiste de l'histoire juive. Graetz allait
beaucoup insister sur les esséniens, confirmant ce que
Leroux avait écrit au sujet de cet “anneau important”.
Dans Job, Leroux affirmait que "la philosophie d'Isaïe
a passé en Grèce et qu'il existait à cette époque une
communication entre tous les Temples". Bernard Lazare
s’opposera à ceux qui regardaient "les Aryens et les
Sémites" comme des "races pures". Il dira que leur union
avait été féconde, que l'humanité vit de cette union du
sémitisme et de l'aryanisme, "les Grecs ayant fini comme
les autres Aryens par adopter le Dieu épuré des Esséniens,
et enfin Jésus, la fleur de la conscience sémitique,
l’épanouissement de cet amour, de cette charité, de cette
universelle pitié qui brûla l’âme des prophètes d’Israël.”582
En 1896, à la “Revue socialiste”, le centenaire de Leroux
avait entraîné un grand débat sur Renan. Le Parti
intellectuel canonisait l’auteur de La Vie de Jésus parce
que
l'
Eglise
le
condamnait.
Il
voulait
ignorer
l’apparition du racisme, l’antisémitisme et les questions
sociales.
Il
régressait
vers
l'époque
du
scrutin
comme Dhorme, "Dominicain défroqué, notre meilleur hébraïsant" que
"Job est un pot-pourri babylonien qui a cheminé jusqu'en Canaan". Mais
l'origine géographique et ethnique de la légende
importait peu aux
yeux de Leroux.
579En disant dans Les prophètes d'Israël que "le Livre de Job est le
poème religieux le plus haut qui ait été écrit", James Darmesteter
savait-il qu'il donnait raison, contre son ami Renan, à Leroux ?
580En croyant que la vertu abondait en Grèce avant Socrate, tandis
qu'avec Jésus "la simplicité des plus héroïques vertus honora le plus
vil de tous les peuples", le Vicaire savoyard lui-même ne différait
guère de Voltaire ni des éducateurs catholiques de Proudhon et Renan.
581Cité par Alain Boyer, traducteur de Rome et Jérusalem, 1981, p. 192.
582Léon Chouraqui, Bernard Lazare La renaissance du socialisme, in BAL
n° 9, pp 257 sq
227
censitaire, de "Cousin, singe de Hegel" et des "Brahmanes
de l'Intelligence"583. C’est pour réfuter “la race de
scribes” née avec Renan
que
les “cahiers” s’apprêtaient
à publier l’Histoire générale d’ Israël, puis Le Fumier de
Job, que Bernard Lazare, gravement malade, ne parvint pas à
terminer, et dont Herr n'a pas pris soin. En octobre 1904,
c'est pour préfacer le cahier Chad Gadya ! d'Israël
Zangwill que Péguy entreprend sa critique de Renan584.
Incroyant, "inchrétien", socialiste "moraliste", il déplore
la conversion de Jacques Maritain585 au catholicisme, mais il
écrit à Eddy Marix (Juif socialiste jusqu'alors incroyant)
qu'ils gardent avec lui "une direction commune contre
Renan".
Quels que soient les mérites de Mathieu Dreyfus, de
Scheurer-Kestner, de Gabriel Monod, de Zola, de Jaurès, le
dreyfusisme n'aurait eu ni son ampleur ni sa portée si
Bernard Lazare n'avait pas "senti s'insurger en [lui] le
vieux sang des prophètes". Mais ses racines juives, ses
amitiés juives et ses lectures juives ne l'ont pas plus
influencé que
le courant "communiste anarchiste" qui
venait de Pierre Leroux. Mieux que Lavrov, Kropotkine,
Reclus, G. Renard, Bergson, Séailles, Renouvier ou Darlu,
un
Juif, "un vrai voyant, un nabi, [...] le petit-fils
légitime d'Isaïe"586 avait recueilli le meilleur de la
culture européenne. Il combattait tous les faux dieux, et
aussi "la théophobie". Contre les jésuites et contre les
guesdistes il prenait la défense de Dreyfus, et contre
Jaurès
la
défense
des
Congrégations
et
des
écoles
catholiques. Grâce à lui, la France avait tenu
durant
l'Affaire "le rôle de justicière" à l'égard de ces
"Arméniens de l'Europe" que sont les Juifs. C'est en raison
de ce rôle que la race française est "la seule visiblement
élue de toutes les races modernes", et donc que "le
maintien et l'immortalité de la race française
a un prix
infini, qui paie tous les sacrifices". Et Péguy place cette
affirmation "sous l'invocation de la mémoire que nous avons
gardée du grand Bernard Lazare".
583
Ainsi disait Herzen, délivré de Hegel par Leroux.
Il va publier (décembre 1904) le cahier de Lucien Aaron Juifs
russes, et en mai 1905, contre la Gobineauvereinigung, un cahier de
Robert Dreyfus, qui ensuite fera paraître (1908) son cahier sur
Alexandre Weill, cependant que, tout près des cahiers, un autre
historien, Tchernoff, va écrire que Moses Hess fut "le père du
sionisme".
585élevé par sa mère, Geneviève Favre, dans le souvenir et la doctrine
de George Sand et de Leroux.
586
Emile Meyerson, Juif d'origine polonaise, écrira cela à Péguy en
1906
584
228
CHAPITRE XI
L’EXIL
"L'Europe libre" et les "esséniens du monde" -- “Hugo,
mauvaisement jaloux” -- Entre les rollinistes et les
pyatistes -- Péguy et Jaurès entre Leroux et Hugo
"L'Europe libre" et les "esséniens du monde"
Le plus savant des biographes, Jean Gaumont, n'a
presque pas trouvé trace de Leroux après le 2 Décembre. Pas
même sur les listes des proscrits : expulsé de fait, il
était "menacé de déportation s'il rentrait en France".587
Gaumont s'étonne, car sur intervention du Prince de la
Moskowa, on avait rayé sur la liste des bannis le nom de
Théodore Bac, grand ami de Leroux et comme lui représentant
très important des deux assemblées de 1848 à 1851. Mais
aucune intervention n'avait pu fléchir la Préfecture de
police : "Non, non,
nous voulons nous débarrasser de lui
et de sa séquelle". Et après le retour en France, même
impression d'absence : nulle rencontre attestée à Paris,
avec Théodore
Bac et Proudhon,
morts tous deux en 1865,
ni ensuite à Lausanne, avec un autre ami et disciple,
Pascal
Duprat.
Aucun
contact
avec
le
mouvement
associationniste, en renaissance depuis 1864 en France.
Leroux a-t-il connu la traduction par Talandier de
l'HISTOIRE DES ÉQUITABLES PIONNIERS DE ROCHDALE ? "A-t-il
connu Mme André Leo, la veuve de Champseix, l'associé de la
communauté de Boussac, que les événements de 1848 ont fait
rédacteur eu chef du PEUPLE, de Limoges, et qui, exilé, lui
aussi en 1851, est rentré en France à l'amnistie pour
mourir en 1863 ?"
Gaumont avait fouillé
dans les archives de "la
Coopération", au sens le plus large du terme. Et il
remarquait lucidement que "son rôle politique actif qui
n'avait duré, mise à part la courte période de juillet
1830, que pendant les trois années de la République, était
terminé. Il se cantonna dans le culte exclusif de la
philosophie et de la littérature." Si on ne comprend pas
les idées auxquelles Leroux se dévouait, on dit comme
Pierre Joigneaux, ancien collègue de Leroux à l'Assemblée,
que "l'exil et la misère eurent sur lui une mauvaise
influence . Son caractère, réputé plein de douceur,
s'aigrit fortement. Il eut des heures de violence, dans les
réunions de proscrits. Il devint très agressif et se fit
587
Rapporté par son collègue et
Souvenirs historiques, loc. cit.
ami
personnel
Pierre
Joigneaux,
229
des ennemis aussi acharnés à le poursuivre qu'il avait été
prompt à les attaquer".
En 1852 l'Union socialiste réunissait à Londres ceux
des Français exilés qui refusaient d'abandonner la future
République soit au parti antisocialiste de Ledru-Rollin
soit à la dictature parisienne et athée de Blanqui. Leroux
et Louis Blanc, son ami et disciple, avaient décidé Cabet à
accepter l'idée d'une direction en triade en renonçant à
son autoritarisme588. L'alliance de leurs trois noms serait,
disait Cabet, "le plus puissant exemple d'union pour tous
les vrais républicains socialistes."
Durant les quatre
années de la seconde République, Leroux avait pu, pour la
première fois, s'exprimer longuement à la tribune de
l'Assemblée Nationale. Reproduits dans le Journal officiel
ses Discours avaient intéressé beaucoup de lecteurs, non
seulement dans les ateliers parisiens, mais hors de France.
Leroux
était
alors
le
plus
connu
des
proscrits.
Précurseur, doyen, seul entouré par des collaborateurs
assez nombreux pour le lancement et l'impression d'un
journal, après avoir été au premier rang jusqu'aux
barricades du 4 décembre. Connu et respecté comme "chief of
the Humanitarians" par les Chartistes, par les admirateurs
de Robert Owen, dont il prononçait l'éloge en mai 1852
devant quinze cents auditeurs, et par nombre de personnes
cultivées, George Eliot, par exemple, avec laquelle il
s'entretenait, le 20 janvier 1852, des qualités de George
Sand comme des erreurs de D.-F. Strauss et de Proudhon.
Durant la seconde République,
Stuart Mill avait lu le
Journal officiel, et il tenait compte des discours de
Leroux dans sa
réédition des Principes d'économie
politique. Quatre jours avant la mort de la République, le
28 novembre 1851, en lisant le discours que Leroux prononce
à l'Assemblée Nationale en faveur du vote des femmes, cet
influent secrétaire de la Compagnie des Indes estime que
cette volonté de justice "fait le plus grand honneur aux
sentiments et à l'intelligence de la classe ouvrière en
France, sur laquelle repose, aux yeux de tous ceux qui
comprennent l'époque, les plus belles espérances dans le
sort de l'humanité". Adressant à Leroux "l'hommage de sa
reconnaissance", il lui affirme qu'il est "associé de coeur
et d'esprit à la lutte des Socialistes Français". En
juillet 1830, conquis par les idées républico-saintsimoniennes du Globe, il avait selon sa propre expression
"volé à Paris" pour y rencontrer "les chefs les plus
avancés du mouvement populaire", et pour s'efforcer avec
eux de décider La Fayette à proclamer la République. De
même, "Le Globe" avait beaucoup apporté à Mazzini (qui en
1843 était heureux de rencontrer à Londres "Pierre Leroux,
un uomo del nostro partito"), et à Herzen, fier en 48
588Son
journal à lui, Le Populaire, courait à la faillite avant le coup
d'Etat, en 1851, parce que l'utopie communiste ne séduisait presque
plus personne.
230
d'être accueilli par Leroux aux banquets socialistes. L'un
comme l'autre, "l'Esule" et "l'Exilé russe n° 1" avaient
durant les années trente suscité l'enthousiasme de leurs
jeunes amis, italiens, hongrois, allemands et russes en
vantant malgré la censure "Piotr le Rouquin", ou en le
plagiant sans le nommer. Mais la seconde République les
avait tragiquement déçus : ils avaient cru que la faillite
du blanquisme dictatorial, du verbiage fouriériste et des
contradictions proudhoniennes signifiaient la déconfiture
du socialisme (socialismo sconfitto). Leur désillusion se
changeait en ressentiment contre Leroux. Herzen affirme
alors que "les tribuns du peuple se taisaient en juin 48.
Le sang coulait à flots, ils voyaient tout sans souffler
mot", et Mazzini
qu'en 1849 les socialistes français
n'avaient pas protesté quand le corps expéditionnaire
français avait attaqué la République romaine. Pour réfuter
ces calomnies, Stuart Mill n'avait qu'à citer quelques
phrases de Leroux extraites de sa collection du Moniteur
universel. Mais en 1852 il lui ferme sa porte. Et en avril,
quand L. Blanc écrit à George Sand : "Mazzini hait les
socialistes et la France", il pourrait en dire autant de
Stuart Mill, et aussi de Marx, Engels et Herzen. Il peut
même ajouter que Ledru-Rollin et son puissant parti se sont
alliés à Mazzini.
"La terza Roma" (le troisième Empire romain) devenait
l'unique espoir de Mazzini, et Malwida von Meysenbug
jugeait que son nationalisme égalait celui de Herzen, qui
affirmait qu'au XIXe siècle la Russie avait seule donné de
grands héros au monde : "Biélinski, tombé en lutteur et en
indigent, Granowski, mort en montant dans sa chaire, et les
Pétrachevski déportés en Sibérie, dont faisait partie
Dostoïevski". Herzen avait pris parti pour Proudhon contre
Leroux. Et quand il finit par concéder quelque chose à
Victor Hugo, c'est que la France elle aussi avait compté
quelques grands hommes, avant 1830, durant les années
vingt.
En
1839,
dans
l'Encyclopédie
nouvelle
qui
"enthousiasmait" Herzen, Thoré développait la philosophie
de Leroux dans l'article Sculpture, qu'il rappelle à Herzen
en 1852 : afin que "la démocratie européenne" ne se limite
pas à "la France, l'Italie et l'Allemagne", il lui demande
que la Russie ne se tienne pas à l'écart du "grand
concile", lequel ne peut exister que "par l'imprimerie" et
donc par
L'Europe libre, que veut lancer l'Union
socialiste. Malgré George Sand, qui lui reproche de
confondre Leroux et ceux dont Leroux a toujours condamné le
socialisme absolu, Mazzini maintient que les socialistes
français retardent les libérations nationales en prêchant
"un cosmopolitisme rouge qui conduit à l'inaction", et en
enfermant les ouvriers "dans le matérialisme des intérêts,
au lieu de leur rendre le sens moral”.
C'est au contraire d'Idealismus que Marx les accuse. Il
avait admiré "les Français", ceux surtout de la Revue
indépendante, Leroux, L. Blanc et V. Schoelcher, qui
231
l'avaient accueilli à Paris en 1844. Jusqu'en 1851, il
avait assuré L. Blanc de sa gratitude. Mais, depuis 1849,
depuis les attaques de Proudhon contre Leroux et Louis
Blanc, Marx ne cache plus le mépris que lui inspirent ces
Français.
Et
à
Londres
il
est
ulcéré
par
les
applaudissements que des Allemands et des Anglais joignent
à ceux des Français quand les mots Liberté, Egalité,
Fraternité terminent les discours de Julian Harney ou de
"L. Blanc, ce petit escroc, ce nabot vaniteux, importun et
sot", qui croit pouvoir "parler non au nom d'une nation
mais au nom de cette formule éternelle". Engels, recevant
cette lettre, engage Marx à "se désolidariser complètement
de
ce
soi-disant
parti
révolutionnaire".
En
1851
l'opposition est diamétrale entre cette lettre et la Lettre
criminelle de Biélinski qui avait enthousiasmé Herzen et
Bakounine, et que Dostoïevski avait lue au péril de sa vie.
Revenu de la maison des morts, lucide, il ne reconnaîtra
plus, dans le socialisme de Herzen et de Bakounine, le
socialisme dont George Sand avait été en Russie le
principal vulgarisateur. L'hostilité de Mazzini, de Marx et
de Herzen empêcha L'Europe libre de paraître. Leurs
calomnies discréditèrent en effet les amis de Leroux en les
confondant soit avec les blanquistes soit avec les
gouvernants de 48. Parce que Marx, Mazzini et Herzen sont
demeurés à Londres, où Bakounine les a rejoints, on croit
que Londres a été le creuset de l'Internationale. En fait,
les deux Allemands exécraient les deux Russes autant qu'ils
étaient tous les quatre détestés par Mazzini et par
Proudhon. Mais l'hégélianisme leur a fait à tous une grande
publicité en les revendiquant tous comme siens. C'est en
invoquant l'autorité d'Engels et celle de Proudhon que
Sorel affirmera589 : "durant toute la durée du second Empire
Pierre Leroux demeura parfaitement inconnu : il n'aurait
plus trouvé personne pour écouter ses balançoires". Or il
faut écouter Leroux pour bien comprendre ce qu'écrivaient
des disciples plus ou moins fidèles de la doctrine de
l'Humanité : Nerval dans Aurélia (1855), Heine dans Lutèce
(1855), George Sand dans Histoire de ma vie (1855), Hugo
dans les Contemplations (1859) et dans Les Misérables
(1860-1862), Baudelaire dans les Fleurs du Mal (1857),
Proudhon dans la Justice (1858), Renan dans La Vie de Jésus
(1863), Michelet dans La Bible de l'Humanité (1864),
Dostoïevski dans Les Démons (1872) et dans Quelques mots
sur George Sand (1876).
C'est à Jersey, petite île anglo-normande, qu'avec
Pierre Leroux, l'intelligence opprimée a trouvé un refuge.
Là, le 30 novembre 1853, le premier numéro de L'Homme,
journal des proscrits annonçait la publication du Cours de
Phrénologie qui contient la charte de l'antiracisme et qui
s'ouvre par la Leçon où des Polonais, des Anglais et des
589
En 1906, dans le Mouvement socialiste.
232
Français apprenaient que "la France libre, la France hors
de la France" était de leur temps aussi nécessaire que le
Refuge l'avait été après la Révocation de l'Edit de Nantes.
"Oui, disait Leroux en terminant et en montrant Victor
Hugo, Oui, grand poète que j'ai le bonheur de voir parmi
nous, la France renaîtra ; elle sortira un jour, avec ses
soeurs l'Espagne et l'Italie, du tombeau qu'Ignace leur a
creusé". L'Homme se présente comme un journal "républicosocialiste", avec deux mots pour devise : SCIENCE et
SOLIDARITÉ. Son directeur, Ribeyrolles, dresse dès son
premier éditorial un sombre tableau de l'Europe : "Italie,
Autriche, Hongrie, trois révolutions, trois cercueils. De
la Baltique au Rhin, partout le grand silence de la
servitude. La France vassale et déshonorée. Des corps
chétifs, amaigris, usés. La culture interdite aux pauvres.
Est-ce là l'être intelligent, libre et moral ? Est-ce là
l'Homme ?"
"L'insolidarité" entre "les petites patries", telle est
la cause de ces malheurs. C'est de son "isolement" que la
République française est morte. Le but doit donc être "la
confédération universelle, les peuples unis, la Famille
générale". Et le premier éditorial s'achevait par ces
mots : "Proscrits de toutes les nations, qu'il n'y ait plus
entre nous désormais qu'une communion, un sentiment, un
amour, celui de la délivrance universelle." Retenons bien
ce mot. De même que l'Europe libre voulait servir d'organe
à "toutes les idées vraies", Ribeyrolles déclare d'entrée
de jeu : "Cette feuille est ouverte à tous, […] aux esprits
chercheurs, aux artistes, aux patriotes".
Universalisme. Géographique d'abord : on peut s'abonner
à L'Homme aussi bien à Mexico, à La Nouvelle Orléans, à
Genève, Madrid et Bruxelles qu'à Liverpool, Londres ou
Jersey. Universalisme aussi par les sujets traités. L'Homme
n'est pas seulement un journal politique. A côté d'extraits
d'ouvrages récents, historiques ou philosophiques écrits
par des républicains (socialistes ou non socialistes),
Edgar Quinet, exilé en Suisse, Jean Reynaud et Michelet,
qui ne sont pas exilés, on y trouve des protestations
humanitaires, comme la Lettre à Monsieur Fazy où Mazzini
reproche au directeur du Journal de Genève de ne rien dire
quand le gouvernement fédéral
tolère les poursuites
exercées en Suisse contre les exilés par la police
bonapartiste et par la police autrichienne, ou comme la
Lettre à Lord Palmerston, ministère de l'Intérieur où Hugo
s'élève contre la condamnation à mort de Tapner, assassin,
incendiaire et voleur. Le droit de tous à la vie, c'est
l'essentiel de ce que Hugo appelle "mon socialisme".
Universalisme enfin par la volonté de concilier les
inconciliables. L'Homme allait tenter de donner la parole
aussi bien à Mazzini et à ses alliés rollinistes (partisans
de Ledru-Rollin), qui ne voulaient pas de la démocratie
sociale, qu'aux pyatistes (partisans de Félix Pyat), qui ne
voulaient que cette révolution-là.
233
Leroux se tient à l'écart, parce qu'il désapprouve
cette confusion, et il le fera savoir en 1858 dans
"L'Espérance".
Par
contre,
c'est
sa
doctrine
que
Ribeyrolles diffuse en appelant "esséniens du monde" les
"républicains-socialistes", en leur disant : "Poursuivons
l'étude de nos problèmes", et en insistant
sur la
nécessité d'unir les deux tâches : faire, dans "la grande
patrie", une juste place aux "petites patries, les
NATIONALITÉS", sans négliger pour autant (comme le faisait
Mazzini) un problème universel et non pas propre seulement
aux sociétés déjà industrialisées d'Angleterre et de
France. Quand Ribeyrolles écrit : "Il faut que la
Révolution relève partout le prolétariat", il ne songe pas
seulement aux ouvriers, comme le font les ouvriers
allemands que Malwida von Meysenbug invite à débattre, à
Londres, avec Talandier. En plus de "Lille, Lyon, Rouen",
il évoque "les terriers du Limousin ou des Basses-Alpes".
Ce n'est pas seulement "dans ses docks et ses usines",
c'est "sur ses champs" que la riche Angleterre a "des
millions de prolétaires qui chaque hiver pleurent la faim",
et c'est "des riches plaines d'Allemagne" que vient
jusqu'aux ports, pour gagner l'Amérique, "le prolétariat
qui émigre avec ses berceaux et ses vieillards".
Hugo lui aussi était à Jersey. Il avait représenté le
département de la Seine à l’Assemblée Nationale, avec
Leroux et Félix Pyat, qui parmi les procrits de Londres
tient la place de Blanqui, resté en France. Bien entendu,
Hugo exècre Blanqui (il le dit à Leroux). Riche590 , il est
traité de “bourgeois” par les démagogues591 , ce qui l'indigne
car il est “comte Hugo”. Schoelcher, riche lui aussi,
s’oppose explicitemen à leurs utopies économiques. Hugo,
républicain de fraîche date, tient par dessus tout (il le
dit à son fils Charles) à “être en bons termes avec les
deux partis de la proscription”, les rollinistes et les
pyatistes. Les républicains de la veille connaissent comme
Ribeyrolles "les services que Leroux a rendus au Parti", et
Hugo se les concilie en se montrant respectueux envers
Leroux. Mais il a peur592 que Leroux le compromette auprès
des violents, dont il espère les voix aux prochaines
élections présidentielles. Son but, c’est de vaincre en
même temps les deux partis de la proscription et l’Empire.
C’est d’être, comme les Tables le disent, le gouvernant
possible, influence acquise, caractère considéré. Il croit
au “gigantesque complot” que lui révèlent le 7 août 1853
les émissaires de Mazzini et Ledru-Rollin. Ribeyrolles lui
promet le succès de cette tentative qui doit commencer le
2 Décembre 1853. Espérant présider bientôt la République,
il invite chez lui des proscrits et cherche à leur plaire,
"toujours empressé à prendre sa part de l'action, toujours
590
Comme Herzen, cherchant de même à amadouer les violents.
1842 il collaborait à la “Revue indépendante”
592 Imaginons ce que Leroux pensait
et taisait en dinant avec Hugo et
aussi avec Herzen
591En
234
évitant ce qui aurait l'air de le poser en chef de parti",
acceptant tout ce qu'on lui propose : "la Révolution
européenne,
la
grande
guerre,
la
démolition
des
institutions politiques ; suppression du clergé, de la
magistrature, de l'armée actuelle". Soulignons ce mot, car
la démocratie universelle que Hugo envisage exige aussi "la
levée en masse de 1.200.000 républicains lancés à la
destruction des trônes". Tandis que "tout ce grand plan se
déroulait sous sa parole poétique", une question concrète
se posait pourtant. L'Empire avait été approuvé par la très
grande
majorité.
Fallait-il
conserver
"le
suffrage
universel" ? Hugo répondait oui, en ajoutant comme les
marxistes à venir : "mais entre la révolution et la
convention, un intervalle de quelques semaines qui doivent
suffire pour qu'une dictature révolutionnaire fasse son
oeuvre assez radicalement pour qu'il n'y ait plus à
revenir". Quant aux moyens "pour nourrir la levée en masse
et aviser à la crise économique" ? — "La Banque d'échange,
la liquidation de la dette et l'impôt-assurance"593.
Ribeyrolles aurait voulu qu'entre tous les proscrits il
n'y ait plus "désormais qu'une communion". Vieux militant
du parti républicain, il avait connu les intrigues, les
provocations,
les
trahisons.
Il
pouvait
prévoir
la
surenchère démagogique de Hugo, et aussi les rivalités
aggravées par le fléau que Balzac avait écrit en
majuscules, "l'ENVIE". Bientôt, dans la revue de Leroux,
L'Espérance, les socialistes américains allaient se mettre
eux-mêmes en garde contre "l'envie, la haine, l'avarice et
la jalousie", et à Londres l'excellente Malwida était
effrayée par "l'envie, la jalousie, l'égoïsme, l'ambition
personnelle" qu'elle constatait aussi bien chez les
démagogues français conduits par Félix Pyat que chez les
doctrinaires allemands influencés par Marx. Comme Leroux594,
elle
regardait
Talandier
comme
le
modèle
de
l'internationalisme prolétarien, et elle préférait de loin
L. Blanc à Mazzini, et Ogarev ou Engelson à Herzen.
En octobre 1855, l'impartialité n'était plus possible,
car Mazzini d'un côté et Pyat de l'autre partaient à
l'attaque
contre
l'Association
Internationale
qui
en
Angleterre et en Amérique venait de donner corps à ce qui
trois ans plus tôt s'appelait Union socialiste. Ribeyrolles
croit pouvoir faire écho à trois appels venant de Londres.
Et par malheur c'est le troisième qui obtiendra le soutien
du proscrit devenu depuis un an le plus célèbre de tous,
Victor Hugo. Au nom de l'Association Internationale,
Fontaine
et
Talandier
convoquent
"les
républicains
socialistes français résidant à Londres" à la réunion du
26. Au nom du Comité Européen, Kossuth, Ledru-Rollin et
Mazzini appellent leur "Grande Eglise" : "Vers la bataille
! C'est l'heure !". Et Worcell, porte-parole de la
593
Récit rédigé par Greppo et publié à Jersey en 1859 par Desmoulins.
Ce point est décisif, puisque Malwida sera en 1900 la doyenne des
abonnés des "cahiers".
594
235
Centralisation démocratique Polonaise répond : "Unis à vous
depuis la fondation du Comité Européen, nous venons
constater notre union et serrer nos rangs au moment de
l'assaut". Enfin, au nom de la Commune Révolutionnaire
(c'est-à-dire
blanquiste),
Pyat
accuse
la
Reine
d'Angleterre d'avoir "tout sacrifié, dignité de reine,
scrupules
de
femme,
orgueil
d'aristocrate,
sentiment
d'Anglaise, le rang, la race, le sexe et jusqu'à la pudeur"
en allant à Paris rencontrer "cet allié", Louis-Napoléon
Bonaparte : "Qu'il soit mis hors la loi et l'humanité, lui
et les siens ; que la Corse qui les a produits soit séparée
de la France et rendue à l'Italie ; et que leur nom voué à
l'exécration publique soit une injure même pour les chiens
dans la langue française". Conclusion : "pour ceux qui ne
savent pas ce qu'ils font, le Dieu-Agneau, le Christ de
grâce", implorait le pardon de son père. Mais, contre "ceux
qui savent, les princes et les prêtres, il lançait
l'éternelle sentence : Allez, maudits !". Reproduites dans
L'Homme, ces insultes font scandale à Jersey. Meetings,
arrêté d'expulsion contre Ribeyrolles directeur du journal,
et contre trente-cinq proscrits qui se solidarisent avec
lui en signant une Déclaration où ils accusent l'Angleterre
de "sacrifier à une alliance passagère et périlleuse ce qui
lui reste de son ancienne splendeur". Passagère, car "une
révolution sociale" vient d'éclater à Angers, et elle
annonce l'insurrection qui chassera "le bourreau du peuple
français", coupable de crimes qui en Angleterre entraînent
une condamnation à mort : "haute trahison, spoliation, vol,
meurtre, etc.".
Hugo signe le premier ces pages où on reconnaît ses
outrances favorites. Avec lui signent ses fils Charles et
François-Victor, le colonel Sandor Teleki, A.-C. Wiesener,
ancien officier autrichien, le docteur Deville, etc. Contre
"la tyrannique mesure" qui vient de frapper L'Homm,e
L'Homme publie aussi les protestations de quatre proscrits
Francs-Maçons résidant à Londres, L. Blanc, Greppo,
Chevassus et Victor Schoelcher,. Mais Schoelcher affirme
qu'il "ne veut être en aucune façon solidaire" du texte de
Pyat où Hugo disait n'avoir remarqué que "des gamineries".
Leroux n'a pas besoin de faire connaître son avis. Tous ces
exilés connaissent le respect que lui portent L. Blanc,
Talandier, Schoelcher et Greppo, qui lui a fait connaître
(ainsi sans doute qu'à leurs amis philadelphes) les
promesses inconsidérées que Hugo faisait aux pyatistes.
Leroux
a
toujours
refusé
cette
"dictature
révolutionnaire"595, il a horreur de "la boucherie humaine".
En 1824 il avait "transformé en conspiration pacifique une
conspiration
armée",
la
Charbonnerie.
Il
refuse
d'encourager
ceux
qui
transformaient
l'Internationale
naissante en machine de guerre. En 1849, en Suisse,
Grégoire Champseix disait de lui : "Il est l'homme de génie
qui ne veut faire l'application de ses principes que d'une
595Même
quand elle est préconisée par son ami Barbès
236
manière pacifique". Tel n'est pas l'avis de tous les
proscrits, et voilà pourquoi son caractère s'aigrissait,
pour reprendre le mot de Joigneaux.
Elisée Reclus596 était un grand esprit. En écrivant :
"C'est l'année où Stuart Mill fermait sa porte à Pierre
Leroux", il a résumé d’un mot la tragédie européenne. “Aux
yeux de tous ceux qui comprennent
l'époque, les plus
belles espérances dans le sort de l'humanité" reposaient à
en croire Stuart Mill sur la classe ouvrière française.
Mais Bonaparte obtint le soutien de l’Angleterre. Et
l’auteur de Napoléon le Petit refusa de soutenir "l'Union
socialiste". Elle avait l’espoir de "donner en trois
langues un organe à toutes les idées vraies, un écho à
toutes les plaintes légitimes, un refuge à l'intelligence
qu'opprime la force".Si L'Europe libre, Die freie Europa,
The free Europe
avait été aidé par Hugo comme Marx l’a
été par Engels, le socialisme aurait pu l'emporter sur les
nationalismes de Mazzini, de Herzen et d'Engels. A Londres,
Schoelcher
témoignait : au nom du “Comité Central des
Corporations nouvelles, le groupe très actif” des délégués
liés aux citoyens Pierre et Jules Leroux, représentants du
peuple, avait lancé le 3 décembre 1851 un appel AUX
TRAVAILLEURS [...] C’est une pièce remarquable, dans
laquelle on reconnaît la netteté de vues, le caractère mâle
qui distingue les oeuvres populaires”. Sur la barricade du
4 Décembre Talandier avait relevé le cadavre de son amis
Denis-Dussoubs597 , venu comme lui de Limoges, et "tué d’une
balle dans le dos alors qu’il remontait sur la barricade
d’où il était descendu sans armes pour haranguer les
soldats, par un trait de grandeur sublime. Autrefois membre
de la Société des Familles et de la Société des Saisons, où
figuraient en première ligne nos chers et honorés amis
Barbès et Martin
Bernard, il était devenu disciple de
Pierre Leroux. Il avait prêché partout la foi démocratique
et sociale avec enthousiasme ; condamné, à la suite des
événements de 48 à Limoges, il sortit de Belle-Ile depuis
six mois au moment où le guet-apens du 2 Décembre vint
déshonorer Paris”598 “. Quand Herzen ou Mazzini disaient que
le 2 Décembre les socialistes n’avaient pas défendu la
République,
Hugo
pouvait
non
seulement
confirmer
Schoelcher,
mais
citer
le
Journal
d’un
socialiste
qu'Auguste Desmoulins lui avait confié. Il y raconte que
chez Nétré, le 3, il a trouvé réunis “Pierre et Jules
Leroux. Jules propose de mettre Au peuple, Pierre et moi,
nous soutenons les mots Aux travailleurs”.
596Excellent
témoin : avant d’être Communard et banni, il était lui
aussi en exil à Londres en 1852
597“aussi bon que brave, bon par tempérament, par caractère, et aussi
par principe.” La Grève de Samarez
598 Histoire publiée ensuite, en 1872, à Paris, par la très modeste
militants “Librairie de la Bibliothèque Démocratique
237
Hugo nomme Desmoulins et Nétré, mais il s’en tient aux
paroles qu’il prétend avoir entendues le 2 de la bouche de
Leroux : ”Prenez garde, je crois la lutte inutile”599.
Prenant ensuite devant l’histoire la place qui était celle
de Leroux, Hugo dit à sa gauche : “Mes frères socialistes”
et à sa droite: “Mes frères républicains” “Hugoïste”, comme
Heine disait dix ans plus tôt, il est devenu en 1853 le
plus puissant ennemi de celui qu’il appelait un “faux
proscrit". En août 1853, Hugo lit ce que Leroux dit aux
rollinistes600 : “Le tyran qui est venu ensuite a joint les
cadavres de ceux qu’il a fait fusiller au Champ de Mars,
après son 2 Décembre, à ceux que vous y aviez fait fusiller
vous-mêmes, après votre victoire de Juin”. Vous, c’est le
Gouvernement provisoire dont faisaient partie Ledru Rollin,
Lamartine et le général Cavaignac dont Hugo disait alors
qu’ils avaient par leur rigueur sauvé la civilisation. Le 6
août, Hugo dit à Vacquerie : “Alors, que reprocher à
Bonaparte ? Je n’ai même pas osé parler à Pierre Leroux de
la fin de son livre tellement je la trouvais singulière. Il
sait que son talent et son caractère le mettent à l’abri
des mauvais soupçons”. Le 22 décembre 1853, à la table de
Hugo, Leroux refuse de lever son verre “A la délivrance des
proscrits par l’insurrection”.
Cette
année-là,
Hugo
a
découvert
un
phénomène
"incontestable. Le phénomène des Tables a pour but de
ramener l’homme au spiritualisme.” Le
25 septembre 1853,
il a invité Leroux et on a entendu la Table : “ Pierre
Leroux, philosophe martyr, vous dire que Dieu n’est pas
chassé du temple”. Par la voix de Marat, de Chénier, de
Molière, de Shakespeare, de l’Ombre du sépulcre et enfin de
Jésus-Chrit,
les Tables vont durant
plus d’une année
apaiser la mauvaise conscience contre laquelle Hugo se
défend en février 1854. Doit-il aider Pierre Leroux “ce
noble et vaillant travailleur de la pensée” ? Non, il a
mieux à faire. Ces révolutionnaires malheureux
passeront
comme un vent sur la plaine, en faisant moins de bien au
genre humain qu’un seul mot écrit par un grand poète. Or
Hugo est un poète aussi grand que Molière ou Shakespeare,
mais il est encore bien plus grand qu’eux : déjà, en
renversant le vieux parti classique, il a fait une
révolution dans l’art, et il va en faire une autre, bien
plus grande, dans le monde. D’abord, parce qu’il est le
soldat d’une révolution prochaine, à laquelle la pensée ne
suffit pas, le fusil en est l’outil. Et ensuite parce qu’il
sera le gouvernant possible, influence acquise, caractère
considéré. Surtout, parce que cette lutte politique et
cette victoire sur le rollinisme et sur le pyatisme sont
peu de chose, à côté de l’oeuvre en cours d’élaboration,
par laquelle Hugo sera le dictateur moral de l’avenir.
C’est dans cette oeuvre, en effet que sera décloué Jésus599Cf
Jean Stanley, BAL n° 4, pp. 28 sq
la Lettre aux Etats de Jersey (juin 1853)
600Dans
238
Christ. Le poème qu’il est en train d’écrire, le poème
intitulé Satan pardonné, ne pourra pas être compris au
XIXème siècle, ni même édité. Ce livre-ci sera certainement
une des Bibles de l’avenir. Mais ce n’est pas seulement en
une fois, comme Jésus-Christ, que Hugo ressuscitera : sa
tombe à lui contiendra de nombreux réveils, des rendez-vous
donnés à la lumière en 1960, 1980, 2000.
Leroux dit du mal du “parti romantique”, dont Hugo est
“le chef”. Leroux conteste le spiritualisme, le progrès
dans la lumière, l’individualité de l’artiste, le moi
persistant après la mort, le bonheur
de retrouver les
morts avec leur personnalité. Leroux parlera dans La Grève
de “chimériques révélations”, il écrira “Mon fils, méfietoi des Tables”. Anathème sur lui ! Les mots “odeur de
police” et “mouchard” seront prononcés et certainement
répétés par Hugo, par un de ses fils, par Auguste
Vacquerie. ! En allant jusqu’à écrire à Vacquerie : ”J’ai
toujours pensé qu’il y avait du mouchard dans ce vieil
escroc”, Hugo accréditait le soupçon semé par la propagande
bonapartiste contre un homme qui était
“volontairement”
proscrit et qui ne voulait pas quitter "toute sa séquelle",
ses frères et ses gendres, co-auteurs de l’Appel AUX
TRAVAILLEURS
A Jersey, en 1856, Leroux a “lu tout vivant [s]a
biographie”, le Pierre Leroux d’Eugène de Mirecourt. Ce
propagandiste ecclésiastique écrivait : “Pierre Leroux n'a
pas encore accepté l'invitation que lui a faite l'Empereur.
Mais il est “essentiellement chrétien”, il accepte "cette
règle absolue de l'Evangile : Nul n'est véritablement
malheureux, sans qu'il le soit devenu par sa faute, après
avoir obéi aux passions mauvaises, ou cédé aux instincts
vicieux. Toutes les autres souffrances d'ici-bas ont leur
remède dans la résignation, qui les préserve de l'aigreur,
et dans la charité chrétienne, qui leur tend la main". Par
conséquent, "pour lui comme pour ses disciples, il ne reste
qu'un pas à faire [pour que] cet épouvantable fantôme du
socialisme se fonde dans l'Evangile". Comme preuve,
Mirecourt parlait du Cours professé par Leroux à Jersey le
20 janvier 1853
: "Pierre Leroux débuta [par un]
magnifique portrait de saint Augustin que Pascal et Bossuet
ne désavoueraient pas”601. Seul, Hugo pouvait réfuter cette
calomnie. Il n'avait qu'à dire :”J’étais là”, puisqu’ il
avait assisté602 ce soir du 20 janvier à ce que Juliette
Drouet appelait “la soirée philosophico-politico-mystico de
ce sagoin démocrate”. Là, il
avait appris que “la France
libre, la France hors de la France" était aussi nécessaire
que le Refuge l'avait été après la Révocation de l'Edit de
601
Pierre Leroux. La même année (1856), on réééditait pour la
cinquième fois la Réfutation de Sudre, qui était une franche attaque
de front
602"Oui, grand poète que j'ai le bonheur de voir parmi nous, la France
renaîtra ; elle sortira un jour, avec ses soeurs, l'Espagne et
l'Italie, du tombeau qu'Ignace leur a creusé". Cours de Phrénologie.
239
Nantes. En France personne ne pouvait se procurer le Cours
de Phrénologie. En 1859, en France, après l’amnistie,
Leroux a riposté
à
Mirecourt, “ce
serpent caché à
l’ombre d’un autel, au frais”, il a cité “il ne reste qu'un
pas à faire”,
en ajoutant : “Eh bien, nous ne le ferons
pas, ce pas”603. Trop tard. Proudhonien, Larousse faisait et
fait encore autorité.
Pour supplanter l'Encyclopédie
nouvelle, il dit dans Grand Dictionnaire 604 que dans le
discours de Leroux sur saint Augustin on trouve "la théorie
des hommes providentiels". Mensonge décisif aux yeux de
ceux qui traitaient les croyants de "bonapartes".
1906. Sorel se moque de Leroux :
"Il vécut durant
toute la durée du second
Empire parfaitement inconnu, il
n'aurait trouvé personne pour écouter ses balançoires”
(Sorel, août 1906).
Péguy répont trois mois plusa tard :"Renan n’était pas
de ces grands solitaires[...]On coupe bien
les ponts
derrière soi, au moins quelques personnes ; mais si vous
les coupez devant aussi, vous seriez dans une île”. Et à
nuveau, le 3 février 1907)
“Un de ces silences comme le
monde moderne seul a su en organiser un autour des oeuvres
et des hommes qui auraient seulement eu
l’air de faire
semblant d’être capables d’être suspects de vouloir
seulement commencer à marcher contre les superstitions
modernes“.
Les
articles
de
l'Encyclopédie
nouvelle,
malheureusement, n'étaient pas signés. Jusqu'en 1840, ils
étaient l' oeuvre collective d'une Société de littérateurs
et de savants "républicains, non chrétiens, sous la
direction de MM. Pierre Leroux et Jeanb Reynaud". Mais à la
suite d'
Egalité (1839) et de De l'Humanité (1840),
Leroux a été écarté par Reynaud, qui a dirigé seul.
Douloureusement troublé par la mort de sa femme et de son
enfant, il s'éprit en 1843 d'une jeune fille très riche et
très catholique. Il lui écrivit cette année-là "je suis
allé me
prosterner à Notre Dame", et "je t'aime, chaste
fille d'Odin, ô ma Walkyrie, toute pleine de Christ, chère
ange de mes rêves [...] nous savons que les êtres vivent
toujours.[...] Lis
l'article Origène, "j'y soutiens
franchement l'Eglise". A l'article Enfers,
"tu verras si
ma philosophie ne
constitue pas l'ouvrage le plus
strictement chrétien. Ce morceau a coupé le panthéisme sos
603
Dans Quelques pages de vérité, rarissime brochure minuscule tirée
sans doute à bien peu d'exemplaires, et particulièrement exposée à
"l'acharnement que les ennemis de Leroux, les rétrogrades et les
réactionnaires de toutes les écoles et de tous les Partis ont mis à
faire disparaître ses Oeuvres" (Revue socialiste, avril 1896).
604Dans
sa Préface, où l’Encyclopédie nouvelle est accusée de
”religiosité et mysticisme, tendance à une orthodoxie nouvelle et non
à l'affranchissement, négation du libéralisme économique et politique,
réaction contre le XVIIIe siècle, réhabilitation du Moyen Age"
240
Leroux.605"
les pieds de
C'est également
en 1843 que
Reynaud a noté
"une heureuse recrue, M Renouvier". A la
centaine d'articles écrits par Leroux allaient donc
s'adjoindre de très nombreux articles écrits par Reynaud
dans un tout autre esprit, et ceux de Renouvier, Euler,
Expérience, Panthéisme, Fatalisme, puis
le début de
Philosophie, qui parut en 1847, dans la quarante-septième
livraison, à côté
d'un fragment d'Egalité. Or "tous les
hommes de la démocratie ont été influencés par Egalité,
comme Ange Guépin le dit dans
La Philosophie du
socialisme (1850). Et Reynaud n'était pas démocrate. Les
confusions entraînées par son revirement
ont probablement
assombri les réflexions de Renouvier. Elles ont contribué
au
succès
des
bonapartes
comme
Mirecourt
et
des
proudhoniens comme Georges Sorel.
En 48, on a pu croire
que Renouvier
était proche
de Reynaud, de Carnot et de Charton, puisqu'il était nommé
par eux
secrétaire de la
"Commission des Hautes Etudes
scientifiques et littéraires". Mais
en 1850 Guépin
606
reproche
à ces trois anciens collaborateure de Leroux de
”n’avoir pas pour idéal dans un avenir, si éloigné qu’il
soit,
les
communes
sociétaires
associées,
acceptées
aujourd’hui par la majorité des socialistes”. C'est
la
"Revue sociale", chère à Guépin, qui soutenait cette idée
de décentralisation et de commune-canton,
et en 1851
elle est en en plus de quatre cents pages clairement
exprimée dans Organisation communale et centrale de la
République. Les deux "auteurs, Ch. Renouvier et Ch.
Fauvety"
soulignent dans la Préface que
"ce travail
collectif" s'inspire d'un projet
soutenu
à l'Assemblée
nationale par Jean Benoît et F. Charassin sur "la division
de la France par cantons et de la division des fonctions
publiques
dans l'unité cantonale". Or Rémi Gossez range
Fauvety, dès 48, parmi les socialistes, et il mentionne J.
Benoît parmi les Rédacteurs de
"La Montagne de la
Fraternité", qui en juin 48 se réclamait de
Leroux et de
George Sand.
Tisseur lyonnais devenu
chef d'atelier,
membre de la Société des Droits de l'Homme, il était en 48
représentant du Rhône, et dès le mois de novembre,
Les
Biographes impartiaux disent dans sa notice : "Il
a
beaucoup lu et il
a traité
dans le journal "la
Fraternité" des questions sociales et économiques avec une
grande supériorité de talent et de raison. Il s' y est
occupé aussi des grains et du libre échange." C'est lui qui
est
l'inspirateur
principal
du
livre que Renouvier
rédige.
Sous l'Empire,"Pierre-Jules Leroux" et "la
dynastie Leroux" sont rangés parmi "les rouges", et rien ne
permet de distinguer clairement Pierre Leroux de Hugo et de
Pyat.
Défenseur de la liberté individuelle, Renouvier se
dresse
de
plus
en
plus
contre
les
tendances
605En
1886 sa Correspondance sera publiée par sa veuve, très catholique et
très riche
241
centralisatrices.
En précisant son hostilité aux
systèmes de Hegel, d'Enfantin,
de Cousin, de Comte, de
Buchez, en formulant ses réserves sur
La Vie de Jésus et
sur le
chapitre que
Rousseau, dans le Contrat social,
intitule la Volonté générale,
il ne dit
pas qu'il
demeure
proche de Pierre Leroux. En tout cas, il se
retrouvera deux fois en accord avec les deux survivants de
la "Feuille du peuple", Erdan et Fauvety, tous deux fidèles
à Leroux. En 1855 d'abord,
lorsque Leroux
est diffamé
par
E.de Mirecourt, Erdan fait son éloge et critique
Reynaud. Lui aussi,
Renouvier blâme l'élitisme dont
Reynaud fait preuve dans Terre et ciel. Et en 1877 il
atténuera
sa partialité en faveur du protestantisme
lorsque Fauvety lui dit que Jésus n'était "ni catholique
ni protestant". George Sand avait dit cela, en 1842, en
présentant Albert de Rudolstadt et en formulant de façon
évangélique
"la vérité de notre coeur". Pour clore la
dispute, Fauvety a cité un mot prononcé par
Leroux en 48
:
"tout être doué de raison doit être à soi-même son roi
et son prêtre".
Renouvier a acquiescé.
Le livre de Mme Blais et celui de Vincent Peillon
rapprochent en 2001 le "socialisme libéral" de Renouvier
et le
"socialisme républicain" de Jaurès.
Jaurès
avait découvert
cette doctrine en lisant Benoît Malon,
mémorialiste communard, et c'est aux amis de ce maître,
Georges Renard, Millerand, Fournière et Rouanet qu'il
confiait la rédaction de cette Histoire.
Renouvier, lui,
n'avait pas été
Communard, ni mélé à l'action. Quasiment
intemporel, c'est à l'intérieur qu'il était exilé. Come le
dit Mme
Blais,
"il vient de plus haut, il fait le pont
entre les différents moments de la conscience républicaine,
il s'enracine
dans un républicanisme des origines".
Après de longs raisonnements critiques, il retrouve et il
vérifie les sentiments qui le guidaient, au Lycée, quand il
lisait "le Globe, avec ardeur, pendant les classes", puis à
Polytechnique, quand il aimait mieux lire Leroux qu'écouter
Auguste Comte607, et en 1843 quand il espérait
"la
révolution religieuse" et qu' il collaborait comme George
Sand à la "Revue indépendante". Si on avait connu cette
Revue, on n'aurait pas cru que sa pensée était
issue du
kantisme,
ni
qu'il
avait
innové
et
"complété
l'individualisme en montrant les exigences de l'idée
sociale".
Henry Michel608 écrivait cela en 1896, au moment
où la "Revue socialiste" constatait que "les rétrogrades et
les réactionnaires de toutes les écoles et de tous les
Partis avaient fait disparaître les Oeuvres de Pierre
Leroux". Renouvier a fort bien pu lire cela cette année-là,
quand cette Revue de Jaurès et de Péguy demandait la
607Mme
Marisa Forcina, I diritti dell'esistente, la filosopfia della
"encyclopédie nouvelle (1833-1847), ed Milella, Lecce, Italie 1987, pp. 179219
608 Dont Péguy publie un "cahier" sur Edgar Quinet
242
réédition de Leroux. Mme Marie-Claude Blais précise que
"vers la fin des années quatre-vingt dix, en parlant de
"socialisme libéral", Renouvier
prenait sur les questios
sociales "des positions plus tranchantes",
en abandonnant
"ses préventions antérieures vis-à-vis de l'intervention
de l' Etat"609 . Des influences vont ici nous apparaître, et
d'abord celle
d'un économiste, Léon Walras. En
évoquant
les anciens saint-simoniens qu'il avait connus
en Suisse, Walras égalait
Leroux à
Aristote pour la
qualité de la synthèse socialiste qu'il a posée entre
l'individu et l'Etat. Il disait cela en dans
la "Revue
socialiste" qui lui avait demandé un article pour célébrer
le centenaire de Leroux, et c'est là, c'est alors que Péguy
a découvert le "socialisme scientifique et libéral" qu'il
fit connaître l'année suivante à la rue d' Ulm. Renouvier,
lui, en avait depuis longtemps reçu la bonne nouvelle.
Albert Thibaudet610
ne remonte pas asez haut quand il dit
que
"dès
1873
les pensées
dreyfusistes et
républicaies s'ébauchaient avec des amitiés protestantes
orientées vers l'échancrure de Genève et de Coppet".
C'est en 1868 que Secrétan, professeur à Lausanne,
a
écrit à Renouvier :"vous allez trop loin dans votre manière
de combattre
cette conscience générale, l'unité foncière
de l'humanité,
unité morale, produit de la liberté"611.
Pour atténuer
ses préventions individualistes, Secrétan
commence par
lui parler élogieusement, de L. Walras
"ancien
directeur de la banque de la coopération", et de
Ferdinand Buisson qui vient
de lui succéder à Neuchâtel.
F. Buisson est un jeune protestant libéral français,
disciple comme Erdan
des "évangéliques" et comme eux
sympathisant des
Internationaux, comme de Pressensé et
les frères Reclus.
La correspondance de Renouvier montre
selon Mme Blais
une grande estime pour Buisson, qui me
semble avoir
sur lui la même influence bienfaisante que
Fauvety.
Très actif en maçonnerie, Fauvety décide en 1866
le
Grand Orient à parrainer le projet d'une souscription pour
Leroux. Leroux s' "oppose de la façon la plus formelle" à
ce projet612 , ne voulant pas, me semble-t-il, dépendre d'un
bonaparte qui préside cette obédience. Le 12 juin 1866 le
Procès-verbal de la réunion du
Central Council of
609307-308
610
Dans son excellente Histoire de la littérature française de 1789 à nos
jours, p. 401, Thibaudet a fait à Leroux l'honneur de le nommer une fois, p.
401, en écrivant :"Renouvier est de ceux qui avec Pierre Leroux s'efforcent
de créer en 48 un spirituel républicain".Bergsonien, Thibaudetqui avait
participé (minima pars, disait-il) aux Universités populaires, comme
Gabriel Séailles, Alain, Daniel Halévy
autres disciples de Darlu, désignés
par Mme Marie-Claude Blais comme disciples de Renouvier
611En 1896, en rééditant son Introduction à la Philosophie de l'Histoire,
Renouvier reconnaîtra qu'il y a deux grandes forces, la liberté et la
solidarité
612Ces démarches avaient été entreprises par ses amis maçons provençaux en
vue de l'édition de Job.
243
International
Working
Mens
Association
(Première
Internationale) annonce
dans les "Nominations for
Councilmen" : "Pierre Leroux nominated by [Hermann] Jung.
Horloger suisse émigré à Londres, partisan de Marx contre
Bakounine en 1872, au
Congrès de La Haye,
"H. Jung
se
rallia ensuite aux leaders réformistes des trade-unions
anglaises.Il fut
l'un des "protagonistes" dont on devine
à peine
"le rôle éminent qu'ils ont joué. L'Association
Internationale des Travailleurs c'était eux. Elle était
leur oeuvre.613
L'Internationale a été annexée en même
temps que l'Alsace. André Léo avait vécu à Lausanne avant
de dire, à Genève, après la Commune, que Marx ressemblait à
Bismarck, ce que redira Andler, approuvé par Fournière
disciple de Malon et par Brupbacher disciple de la
Fédération jurassienne. Mais en 1864, en
rédigeant le
Manifeste
aux Prolétaires, Marx avait été obligé
de
"subir la collaboration des parisiens".
Malon attribuait
cela au réveil des "réminiscences du socialisme idéaliste
français"614 .
En
1867 Leroux est "réfugié politique" en
Suisse, et en 1868 il dédicace "bien amicalement" Job 615
à
Buisson. Dès 1866,
dans
Monsieur Sylvestre, George
Sand évoquait "les doctrines du socialisme humanitaire",en
imaginant le retour en France d'
un proscrit longtemps
ouvrier en Suisse, "homme supérieur tombé dans une profonde
misère, figure historique mystérieusement disparue
de la
scène du monde depuis une dizaine d'années".
En 1869,
même regain d'espoir "humanitaire" chez deux autres anciens
disciples de Leroux :
Herzen
écrit pour Bakounine sa
Lettre à un vieux camarade, et Renouvier place "son plus
sûr espoir en direction de la paix et surtout dans
la
suprématie attendue des classes travailleuses".
Madame
Blais
rend
justice à Renouvier, philosophe attentif à
l'actualité comme un chroniqueur. Seul exemple, dit-elle,
de penseur politique
associant ces deux activités". Mais
Renouvier suivait l'exemple qu'il avait trouvé en 1843
en
écrivant dans la
"Revue
indépendante",l'exemple
que
Péguy allait trouver dans "le Globe". Comme Leroux, comme
Péguy, il n'était pas fonctionnaire. Ne faisant pas partie
des filosofi salariati,
il critiquait dans l'Université
"un
esprit de corps enté sur la puissance de
l'Etat,
quelque chose d'analogue à une corporation religieuse".
Disant : " L'Université, c'est le despotisme", il donnait
"un enseignement supérieur extérieur à la Sorbonne" et
fidèle au socialisme républicain. En 1892, il
souhaitait
que l'on fasse place au
bouddhisme dans la philosophie
occidentale et qu'on "se désenchante des doctrines purement
613
M Robert Felalime, arrière-petit neveu de Hermann Jung,
vient d'écrire
cela dans un article que me fait connaître notre meilleu ami suisse,
M.
Marc Reinhardt, qui déjà m'a fait savoir
qu'à La Chaux-de-Fonds, avant 48,
on était abonné à "la Revue sociale".
614 Dans Le socialisme intégral
615Que
Buisson donnera en 1902 à la Bibliotèque de la Sorbonne
244
intellectualistes [...] ce serait, la tradition chrétienne
aidant, avec l'étude de l'histoire de l'homme, l'aveu du
péché inhérent à l'esprit et à la chair de l'humanité". En
1897,616
il réhabilitait ceux des quarante-huitards qui
visaient à l'organisation du travail et qui eurent le
mérite "extraordinaire" de montrer que, "si la classe
ouvrière était restée libre, elle aurait donné une suite
importante
aux
fondations
coopératives".
Protestation
contre l’asservissement du mouvement ouvrier par des
dialecticiens matérialistes qui allaient l’utiliser pour
conquérir le pouvoir politique.
Péguy allait
dire que
"les intellectualismes parasitent le vieux communisme
révolutionnaire".
616
au tome IV de sa Philosophie analytique de l'histoire.
245
CHAPITRE XI
La Grève de Samarez et ses lecteurs
Communards et “Versaillais de gauche”617 -- Avec Voltaire ou
avec Jean-Jacques -- “Entre l’Ancien et le Moderne, le
Rubicon”-- Virgile -- La syllabe AUM
“L'âme des Communards s'éleva au dessus des misérables
querelles de personnes lorsqu'ils suivirent l'enterrement
du philosophe Pierre Leroux, qui avait pris la défense des
insurgés de Juin.618". Cette phrase, dans l’Histoire de la
Commune de 1871, est un pieux mensonge. L’âpre vérité,
fidèlement rapportée dans le reste du chapitre, c’est “la
discorde”, dont les blanquistes étaient responsables et
dont “la déroute” fut la conséquence.
Les journaux,
en
disant que l’auteur de Spiridion avait “pieusement conduit
à sa dernière demeure celui qu’elle avait jadis appelé son
maître” racontaient eux aussi ce qui aurait dû être. Ce
n’est pas George Sand qui entra, voilée de deuil, dans le
cimetière Montparnasse au moment où le citoyen Verdure619,
"la décoration communale à la boutonnière”, avait dit :
"Citoyens, ce corbillard est le convoi de la philosophie,
le cortège de la démocratie, les dames doivent être en
avant
;
citoyens,
laissez
passer
les
citoyennes;
620
citoyennes, veuillez passer" . En donnant ensuite "une
adhésion pleine de réserve et de dignité aux doctrines de
Pierre Leroux",
Verdure n’était qu’un membre de la
minorité. Jules Vallès621 de même, rendant hommage "au
courageux défenseur des insurgés de Juin", ou Charles
Longuet, “délégué à la direction du Journal officiel” , qui
avait écrit dans le “Journal officiel" : “La République
vient de perdre un des hommes qui ont représenté avec le
plus de science et le plus d'éclat les aspirations et les
idées de la première moitié du XIXe siècle”, et “l’éminent
penseur ne laisse pas d'oeuvre à proprement parler, mais
617C’est
ainsi que les membres de la minorité seront appelés par les
"communeux athées révolutionnaire” exilés à Londres.
618 Que Tussy Marx, la plus jeune fille de Karl Marx, a traduit en
anglais. Le 12 avril 1871, six semaines avant la fin de la Commune,
Leroux avait été foudroyé par une attaque d'apoplexie .
619 Instituteur révoqué par l'Empire, comme Lefrançais, il fut comme
Allemane déporté en Nouvelle Calédonie.
620Anne-Marie Blanchecotte raconte cela dans ses émouvantes Tablettes
d'une femme pendant la Commune, publiées à Paris en 1872 et réédités
en 1996 aux éd. du Lérot, p. 54.
621 Que Desmoulins était allé voir.
246
comme Diderot, avec lequel il a plus d'un rapport, il
livre, éparpillés à notre génération, qui les recueillera,
des trésors d'esprit, d'éloquence et d'érudition. On
n'oubliera, ni ses ESSAIS dans L'ENCYCLOPÉDIE NOUVELLE, ni
sa critique de l'ÉCLECTISME, cette école de lâcheté
intellectuelle et morale dont les derniers rejetons
viennent de travailler à nos malheurs politiques, ni tant
de pages brillantes qu'il écrivait encore il y a dix ans,
dans LA GREVE DE SAMAREZ."622.
Membre lui aussi de la minorité, Gustave Lefrançais est
un témoin véridique quand il dit : "En d'autres temps, le
prolétariat parisien tout entier eût suivi son cercueil et
ç'aurait été justice, car Leroux naquit, vécut et mourut en
prolétaire.” Il loue “le
vaillant penseur” qui avait
laissé "tant de lumineux et saisissants aperçus sur toutes
les questions qui nous agitent. Combien de nous lui sont
redevables
à
ce
propos !".
Mais
il
ajoute
:
”Malheureusement,
envahis
plus
que
jamais
par
la
religiosité, ses écrits, toujours empreints d'un grand
esprit de justice et d'égalité sociale, devenaient de plus
en plus lettre morte pour les socialistes, décidément
réfractaires à toute conception mystique et spiritualiste".
Tridon avait écarté l’idée d’ un hommage
public au
“philosophe partisan de l'idée mystique dont nous portons
la peine aujourd'hui”. Or Tridon parlait au nom de la
majorité, c'est à dire, pour citer
Lissagaray, du "groupe
blanquiste [qui] exerçait la dictature entre les mains de
laquelle la Commune avait abdiqué”.623
A la tête de ce
groupe, Félix Pyat, “le menteur effronté, sceptique
fielleux, sincère seulement dans son idolâtrie de lui même,
qui
régna
sur
la
Commune
en
impressionnant
ses
“romantiques”
au
moyen
de
toute
la
ferblanterie
montagnarde
rafraîchie
d’une
couche
de
vernis
humanitaire”624. Or Hugo jugeait encore625 “très belle” la
lettre où Pyat lui disait en 1869 : “En avant donc contre
lui seul, avec un seul coeur, un seul bras, un seul but, le
but idéal de la France et du monde, Liberté, Egalité,
Fraternité” . Et Leroux, en janvier 1859, dans le dernier
numéro de "L’Espérance“, avait déploré l’appui donné par
“le barde de la République” à la politique626 préconisée par
Pyat dans “la Commune révolutionnaire”.
Pour résumer le
sort qui lui était fait depuis le début de l’exil, il
écrivait : “On a été (j’en suis un exemple) jusqu’à traiter
de sectaires, d’endormeurs, de lâches
tous ceux qui ne
622
Cité par Gaumont, qui note :”C’est écrit de bonne encre”
ibid.
624 Lissagaray, Ibid. Pyat est appelé par Malon "le mauvais génie de la
Commune".
625Actes et paroles, 1875, où il déclare “éloquente, ironique et
spirituelle” la lettre par laquelle Pyat avait
insulté
la Reine
d’Angleterre
626Parce que cette politique ne différait pas de celle de Mazzini.
En
janvier 1858, l’attentat d’Orsini avait causé la mort de huit
personnes
623Lissagaray,
247
partageaient pas cette politique, alors que, réduits au
silence par les persécutions qu’on avait suscitées contre
eux, ils ne pouvaient pas même protester contre elle.”
Si la Commune avait été victorieuse, Leroux n’aurait
pas échappé à un procès de Moscou. La défense aurait cité
Théodore de Banville : "C'était un juste. Non seulement il
fut l'ami du peuple, mais il fut le peuple lui-même”.
Accusateur public Georges Duchêne aurait reconnu que
"jamais Leroux n'a transigé avec ce qu'il croyait juste et
vrai", mais en soutenant qu’il avait contribué, “plus que
tous les autres pourchasseurs du rêve métaphysique et de
l'utopie sociale, à détourner la révolution de 1848 de la
tradition révolutionnaire française"627 . Charles Longuet
aurait rappelé que dans La Grève de Samarez George Sand est
appelée
“la soeur de Raphaël”, et Hugo félicité
pour
avoir fait le même choix que Caton, Leroux citant Lucain :
”quand la République a été vaincue par César et que les
dieux ont pris parti pour César, Caton a pris parti pour
les vaincus”. Mais Longuet aurait en vain fait appel au
témoignage de George Sand et de Hugo. Depuis la publication
de La Vie de Jésus (1863) le public lettré avait deux
idoles : Renan et Hugo. George Sand avait pris parti pour
Renan et pour Hugo. Or Leroux n'était pas exclu seulement
parce qu'en 1853, chez Hugo, en refusant de lever son verre
“A la délivrance des proscrits par l’insurrection !”, il
avait manifesté son opposition à la tradition de la
Révolution
française
telle
que
la
concevaient
les
proudhoniens
et
les
blanquistes.
Il
était
de
plus
excommunié parce qu'en 1865, il avait terminé le Livre II
de La Grève
de Samarez
en attaquant Renan.
En citant
deux vers des Contemplations,
“L’été rit , et l’on voit sur le bord de la mer
Fleurir le chardon bleu des sable 628
il imaginait un nouvel entretien, à Jersey, avec le poète
qui vingt ans plus tôt y était "[son] voisin”. Il le
prenait comme arbitre entre
Jean-Jacques Rousseau et
Renan. Dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, JeanJacques disait : “La sainteté de l’Evangile parle à mon
coeur”. On trouvait encore ce sentiment dans la Première
rencontre du Christ avec le tombeau. On ne le trouvait plus
dans la Vie de Jésus. De même, à la dernière ligne de
William Shakespeare629 , Hugo disait : “la prodigieuse
constellation des génies monte, mêlée à cette immense
aurore,
Jésus-Christ”,
et
Leroux
pouvait
reconnaître
l’estampe diffusée avant le 2 Décembre
par La propagande
627“La
Commune”, 17 avril, cité par Jacques-François Béguin, Mort de
Leroux, BAL n ° 1O. Duchêne passait pour le plus proche disciple de
Proudhon, et même pour son fils.
628Ce
vers est cité de la même manière énigmatique,
dans Clio, qui
mérite bien le même sous-titre que La Grève : “poème philosophique”.
Allusion anonyme ?
629 Que Hugo fait paraître en avril 1864
248
démocratique et sociale. Rien de tel chez
Renan,
adversaire déterminé de la souveraineté du peuple.
C’est aussi à cause de l’affaire Jésus 630
que George
Sand se sépare de Leroux.
Commensale des Goncourt, de
Sainte-Beuve et de Renan aux dîners Magny, elle appréciait
“l’inaltérable douceur de l’adorable Renan”631. Plus que les
autres portraits de Jésus, elle jugeait “vrai” le Jésus de
Renan, qui selon Leroux était “une imposture”. Questionnée
par le prince Napoléon-Jérôme, elle répond en novembre 1863
:”Acceptons le vrai, quand bien même il nous surprend et
change notre point de vue. Voilà Jésus bien démoli. Tant
pis pour lui, tant mieux pour nous peut-être”632 . En 1838,
Leroux voyait en elle "[s]on étoile polaire", et elle lui
répondait en lui envoyant une image dont la légende dit
“JESUS MARCHE SUR L'EAU PIERRE VA A SA RENCONTRE "633. En
1863, dans La Grève de Samarez , elle demeure “celle dont
j’écoutai la voix, et qui eut une influence en moi, une
vertu active, plus réelle que moi-même”. Lisant ce livre,
elle en parle sévérement : “Il y a de très belles choses,
mais un si grand décousu
et tant de fafioteries pour
arriver à une question tout à fait mystérieure, avec cela
tant de haine pour quelques-uns et de mépris pour tout le
monde, que je ne trouve pas l’ouvrage digne de lui”634. Des
choses mystérieuses ? Il s’agit du personnage “masqué” qui
espionnait les proscrits, c’est à dire de l’agent double
dont Hugo, en 1853, ne s’était pas assez défié. Le décousu
et les énigmes ? La Grève appartient à la littérature de
censure, puisque Leroux écrivait en exil, environné de
conspirateurs, et qu’il s’interdisait de nommer aucun des
Allemands
et
des
Russes
qui
entraînaient
alors
l’Internationale
dans
le
camp
des
Atheisten
und
Antichristen. Du mépris ? Cela sera vrai dans le tome
suivant, à l’égard de Renan. Des fafioteries ? George Sand
a eu l’impression d’un rabachage, et il est vrai que dans
ce livre “traversé d’éclairs”, Leroux s’attarde en des
méandres. On peut dire de lui, comme de Jean-Jacques, qu’il
“s’affectionne
trop
à
ses
idées”.
Mais
il
mérite
l’attention patiente qu’il demande en 1867 à ses auditeurs
: "Vaincu du
temps, comme dit Corneille et comme dit Job
il ne me reste de mes dents que les gencives. Soyez
indulgents pour moi. Je suis vieux, vous le voyez assez”.
Déjà, en 1859, Leroux aurait pu quitter Paris, le
Conseil d'Etat présidé par James Fazy lui offrant une
chaire de philosophie à l'Université de Genève. Il n'avait
630
Expression de Péguy, qui compare avec la crise produite
par”l’affaire Dreyfus”
631cité
par
Anne
Chevereau,
George
Sand,
Du
catholicisme
au
paraprotestantisme, 1988
632 Ibid., p. 239
633 J.-P. Lacassagne, Histoire d'une amitié, p. 100-106, où on trouvera
la reproduiction de la page envoyée par George Sand
634A Aucante, cité dans l’ Histoire d’une amitié, p. 83 par J.P.
Lacassagne
249
pas accepté, soit en raison de sa mauvaise santé, soit pour
ne pas se séparer de sa famille. Mais
en 1865 il veut
quitter Paris, où il est à ce qu’il semble poursuivi par
les calomnies de Hugo contre “le philousophe”. Une anecdote
semble avoir frappé le beau monde. On la retrouve en 1879
dans le Journal des Goncourt après l’avoir trouvée en 1864
dans les Carnets de Ludovic Halévy635, membre de l’Académie
Française. Avec Taine et Marcelin Berthelot, ami de Renan,
Leroux avait été invité à déjeuner par Joseph Bertrand,
fils de son meilleur ami d’enfance. Renan a donc
probablement été informé des propos échangés en sortant de
table par Berthelot, secrétaire perpétuel de l’Académie des
Sciences, et Bertrand,
membre à la fois de l’Académie
Française et de l’Académie des Sciences. D'abord, “il y a
dans la France entière des enfants de Pierre Leroux. Tous
enfants naturels. Il a toujours pris des femmes (il en a
quatre ou cinq), il les a quittées quand il a trouvé
mieux". Ensuite, “Leroux trouve tout à fait naturel que
ceux qui ont donnent à ceux qui n'ont pas. A la fin du
repas Leroux a empoché la monnaie du billet de cent francs
donné par Bertrand pour régler l’addition". En 1867, la
diffamation poursuivait Leroux dès son arrivée en Suisse.
Sitôt parue sa première conférence à Lausanne636, "le
Nouvelliste vaudois" proteste contre “la perfidie de la
Gazette de Berne”, et affirme “que P. Leroux, dont
l'honnêteté a passé en proverbe, n'a jamais été en Amérique
et que, complètement étranger aux questions d'argent, il
n'a
par
conséquent
pas
pu
s'enrichir
aux
dépens
d'émigrants”. Le 2 décembre 1867, Leroux remercie le
rédacteur qui vient de “ briser des lances en [s]a faveur”
et lui demande conseil :
”Entre des idées et de l'argent il n'y a pas de rapport ;
ce sont des choses incommensurables. Je voudrais donc que
635Carnets
1869-1870)
édités
en
1935
par
Daniel
Halévy,
qui
n’approuvait pas les méchancetés de son père, ancien secrétaire du duc
de Morny, familier de l’Elysée. En 1907, au moment où il abonne Proust
aux “cahiers”, D. Halévy a fort bien pu parler à Péguy de ce que L.
Halévy disait de Leroux et de Guépin.
636Qui
se terminait par ces mots : "Vous voyez, Chrétiens qui
m'écoutez, combien nous sommes près... et loin, séparés par
l'épaisseur d'un religion, d'un voile, un voile qui doit tomber, qui
tombera, l'Anthropomorphisme du Verbe." Je remercie les chercheurs de
Lausanne qui en 1995 m’ont appris que Leroux est inscrit dans le
registre de recensement pour les années 1868 et 1869 sous le terme de
"réfugié politique" avec sa femme et leurs quatre enfants, ce qui
signifie qu'il n'a pas reçu ou pas demandé de permis d'établissement,
et probablement qu'il espère rentrer en France. L'ensemble du cours
avait été annoncé le 22 novembre par la "Gazette de Lausanne, et
chaque jeudi, à partir du 21 novembre jusqu'au 20 février,la "Feuille
d'avis de Lausanne" annonçait chacune des conférences avant qu'elle
ait lieu le jour même, dans la salle de l'Hôtel de Ville, à quinze
heures précises. La sixième (9 janvier) roulera sur la Philosophie
moderne, les trois dernières sur la Doctrine de l'Humanité, qui sera
"prouvée par l'Ancien et le Nouveau Testament" dans la douzième et
dernière.
250
toutes les séances fussent comme les deux premières,
publiques et gratuites. Mais ne m'étant jamais occupé
d'acquérir des richesses, je me vois obliger de tirer un
salaire de mes leçons.
”Le système de cartes pour toute la durée d'un Cours, si
usité à Lausanne, ne me paraît pas convenir à la nature de
mon enseignement ; et le prix d'entrée indiqué dans le
programme qui a été distribué serait peut-être onéreux à
certaines bourses, bien qu'il ait paru trop minime à
plusieurs personnes.
”Comment faire ? Voici le moyen que je préfère et que
j'adopte pour établir un rapport de mutualité entre mes
auditeurs et moi. Une boîte, ou tronc, sera placé à la
porte de la salle, où chacun, en prenant sa carte pour la
séance, déposera en entrant l'offrande qu'il lui conviendra
de donner pour l'entretien du cours".
Aux cours donnés par le professeur Ernest Naville de
Genève, le programme précisait que “seuls les hommes seront
admis.” A Lausanne, Leroux annonce que, le 21 novembre,
dans la salle de l'Hôtel de ville,
“la première séance
sera publique et gratuite. Des personnes amies qui veulent
bien me patronner m'engagent à faire savoir aussi que les
dames, bien loin d'être exclues de ce cours, sont invitées
à y assister.637”. Leroux avait reproché à “la masculine
Sorbonne de n’ accepter les femmes ni dans ses chaires ni
dans ses cours”. Les académiciens se vengeaient en disant
qu’il était polygame. Rappelons au contraire le témoignage
de Jacques Reynaud 638, catholique déclaré : "Leroux s'est
marié deux fois et a, de ses deux lits, onze rejetons qu'il
adore. Il a soigné sa première femme, morte folle, avec une
tendresse et une sollicitude très rare, sans renier aucune
des suites de cette folie et sans se plaindre, au
contraire. Dans sa femme, il aime toutes les autres et lui
garde une fidélité scrupuleuse.” Grâce à M. André Combes,
Président
de l’Institut d’Etudes et de Recherches
Maçonniques, une page du “Journal des initiés” va prouver
que les attaques lancées en 1849 contre “ses idées sur la
liberté du lien matrimonial” n’avait pas détaché de Leroux
ses vrais amis. En août 1863, après le mariage civil, “un
mariage rationnel” et religieux venait d’être célébré à
Paris. Plus encore que les autres grands actes de
l’existence, cette cérémonie est “absolument nécessaire
pour assurer la perpétuité du lien qui doit déterminer une
amélioration,
une
perfectibilité,
une
affection
progressives dans le couple qui s’unit dans l’acte saint
réalisateur d’une famille”. Une centaine de familles sont
réunies, parents et amis “reliés par la même initation,
637Il
mettait en pratique ce qu'il avait dit dans Egalité : les savants
ne doivent pas laisser aux femmes et au peuple la religion dont ils ne
veulent plus ; il faut inviter tout le monde à s'instruire, et
il
faut que les débats soient libre”.
638 Rien de commun avec Jean Reynaud;
251
membres de la Société Icarienne, de la Société des Initiés
francs-maçons et de la religion fusionienne. La cérémonie
est présidée par le frère Henri Carle, professeur de
philosophie et grand initiateur de la belle doctrine
religieuse exposée dans son grand ouvrage
Alliance
religieuse universelle. En 1874, il signera avec Auguste
Desmoulins la Pétition 639 attestant qu’“à Jersey, SaintTropez, Grasse, Genève et Lausanne, Leroux a été durant ses
vingt-cinq dernières années un Maçon fort actif”. Le frère
Henri
Carle
est
assisté
du
frère
Thérifocque,
640
“républicain, socialiste, déiste, qui selon André Combes
a
fait basculer la Maçonnerie parisienne (au moins ses
éléments les plus engagés) du côté de la Commune”. Et dans
cette
assistance,
“le
frère
Pierre
Leroux,
ancien
constituant” est la seule personnalité nommée par ce
journal. André Combes conclut qu’en 1863 “Leroux se
trouvait dans un milieu qui l’admirait, ou au moins le
respectait.”641
Leroux demeure accusé d’“un fort penchant pour la vie
d’entretenu”, et qualifié de “mendiant ingrat”. Mais
personne ne reproche à Marx d’avoir vécu aux crochets
d'Engels, et d’avoir comme Hugo pris à Leroux
le meilleur
de ses idées. Marx semble seulement répréhensible parce que
,”père bourgeois”, il voulait pour ses filles, par
"snobisme",
des fiancés riches. Il
marie l'aînée à Paul
Lafargue, fils d'un gros négociant en vins, et il réduit
Tussy642
au
désespoir
en
lui
interdisant
d'épouser
Lissagaray. Certes, Lissagaray était pauvre, mais surtout
il dénonçait:
"le groupe blanquiste
qui exerçait la
dictature entre les mains de laquelle la Commune avait
abdiqué”, alors que Marx disait dans la Critique du
Programme de Gotha : "l'Etat doit prendre la forme de la
dictature du prolétariat et dominer totalement la société
civile, tout le reste étant "drelin-drelin démocratique".
Prenant
Marx pour “un génie”, Mme Giroud l’excuse643 en
disant
qu’il
"n'avait
peut-être
pas
prévu
ce
qu'engendreraient ses recommandations". Mais ceux qui
639Publiée
dans la “Revue maçonnique” et reproduite en 1993 dans BAL n°
10, p.232-233
640auteur d’une Histoire de la Franc-Maçonnerie de 1815 à nos jours
641 En 1866, au nom de plusieurs Loges de Provence, Baussy demanda au
Grand Orient de secourir “notre frère Pierre Leroux, l’Apôtre
Humanitaire. Peu aujourd’hui peuvent se dire comme lui purs de toute
compriomission. Il est beau de garder ses croyances en face de tant de
défaillances, de reniements et de désespoir”. Fauvety intervint pour
que
“la Franc-Maçonnerie compren[ne] ce qu’il y a d’élevé et de
touchant dans cette noble misère”.
28
Elle en mourut, plus malheureuse encore qu’Adèle Hugo qui perdit
la raison parce que Victor Hugo, son père, l’émpêchait d’épouser
l’homme qu’elle aimait.
643Mme Françoise Giroud écrivait cela en 1992 dans Jenny ou la femme du
diable,
en plaignant les
deux
premières "victimes du mythe qui
devait être l'imposture la plus tragique du XXème siècle", l'épouse
trompée et
la servante au grand coeur, Helena Demuth, qui demeura,
quarante années durant, le plus précieux appui de cette famille.
252
connaissaient644
ce que Leroux avait dit depuis 1832
pensaient comme Jaurès dans le “cahier” du 16 décembre 1901
que Marx "rétrograde"645. Tussy était sincèrement dévouée au
prolétariat. Elle regardait Engels comme le mauvais génie
de sa famille. Pour se venger, il a ruiné l’amour qu’elle
portait à la mémoire de son père, en révélant que
"Frederick est le fils de Marx". Il avait en 1851
assuré
que cet enfant de la bonne était son fils. Cette naissance
et le Coup d’Etat avaient moins ému les deux complices,
cette année-là, que les applaudissements
des réfugiés
allemands, des chartistes anglais et des exilés français au
discours que Louis Blanc terminait par les mot Liberté,
Egalité, Fraternité. Engels disait à Marx : "des hommes
comme nous" n'ont qu'à "cracher sur cette bande d'ânes et
de chiens bornés".
En 1893, pour lancer Guesde et Vaillant contre Jaurès,
Engels utilisera le ménage Lafargue, où Lafargue est selon
Péguy "un homme qui n'existe pas". Les Lafargue savaient,
comme Bebel et Karl Kautski, qu’Engels était le père de
Frédérik.646 Il leur avait fait cadeau près de Paris d’une
maison de trente-cinq pièces, où les manuscrits de Marx
(ceux du moins qu' Engels avait autorisés) ont été
consultés par Kautski et Rosa Luxembourg et plus tard par
Lénine. Et ces “marxistes-engelsistes” appréciaient le
blanquisme de Vaillant plus que le marxisme de Guesde647 .
Marx,lui, avait recherché l’alliance de Clemenceau.
Pour l’obtenir, il comptait sur Longuet, membre avec
Clemenceau de l’Alliance socialiste républicaine, opposée
au Parti de Guesde. Mais Clemenceau plaçait Leroux au
premier rang des “anciens qui ont cru, qui ont voulu, qui
ont fait”648. Longuet avait félicité Leroux pour “sa critique
de l'ÉCLECTISME, cette école de lâcheté intellectuelle et
morale dont les derniers rejetons viennent de travailler à
nos malheurs politiques”, et Clemenceau, était ami de
Nadaud, qui avait dit en 1876 au cimetière Montparnasse que
la Réfutation de l'éclectisme avait "marqué au fer rouge
cette nouvelle école d'hommes que nous avons trouvée devant
644
Maximilien Rubel, l'éditeur de Marx à la Bibliothèque de la
Pléiade, m'écrivait le ler février 1995 : "La présence, dans la
bibliothèque personnelle de Karl Marx des années 1840-1849, du gros
volume De l'Humanité me paraît une preuve suffisante pour pouvoir
affirmer que ce pavé fut parmi les livres que Marx a "dévorés" pour
les "jeter ensuite, sous une forme changée, sur le fumier de
l'histoire", comme il l'a écrit à sa fille Laura en 1868".
645
D’ailleurs aussi "une brute à bien des égards", antisémite au
point d'attendre avec impatience la mort de sa mère (juive) et
l'héritage qui lui permettra de "boursicoter" à la Bourse de Londres,
antislave
au point de répondre :"Fadaises, merde, idéalisme russe",
lorsque Bakounine dit que "l'égalité sans la liberté signifie le
despotisme de l'Etat”, Jenny Marx ou la femme du diable,
646Secret dissimulé selon F. Giroud jusqu’en l962
647Louise
Kautski, Mon amie Rosa Luxemburg, 1947, cf.notre 7ème
Bulletin, p. 136
648BAL n° 12,p. 13
253
nous en 1848 et dont les disciples n'ont su défendre ni la
Monarchie ni la République".
Inter exsules exsul
A Lausanne, Leroux trouva un auditoire, nombreux selon
“le Nouvelliste vaudois”, qui dit au lendemain de sa
première conférence : “Leroux inspire le respect autant par
son air vénérable que par le dévouement qu'il apporte à
raviver le sens religieux dans lequel seul il voit le salut
de l'humanité. Il prétend avoir trouvé le vrai sens du
Livre de Job, où il croit voir les doctrines fondamentales
de sa philosophie humanitaire.” En remerciant "l'Eglise de
Genève"649, Leroux avait rappelé les siècles où "les hommes
avancés pensaient à Genève", aux XVIe et XVIIe siècles
parce qu'ils étaient
protestants, puis, au XVIIIe, parce
qu'ils étaient philosophes et que
"Genève avait donné l'hospitalité à Voltaire et naissance à
Rousseau. Ces deux Dix-Huitièmes Siècles se sont mêlés,
tout en se combattant. La Révolution est sortie de là, et
notre dix-neuvième siècle a suivi, comme nous voyons sur
les chemins de fer, les wagons suivre les Locomotives. Mais
nous sommes au point où les Locomotives vont se séparer.
Ces deux Dix-Huitièmes Siècles, pour tout esprit attentif,
tendent aujourd'hui à se différencier de plus en plus, à se
débrouiller tout à fait. Ces deux traditions, soyez en
sûrs, vont à des buts bien différents."
Du côté des voltairiens, Leroux mettait d’abord
Enfantin, en racontant leur première rencontre : "Nous nous
promenions a-t-il écrit, sous les grands arbres des
Tuileries. Enfantin voulait me tâter avant de me révéler
son système. Il commença en forme d'introduction par
discourir sur Mahomet et sur Jésus, qu'il appelait les
grands farceurs — de grands farceurs ! — Et moi qui,
naguère avait défendu dans Le Globe, l'extatique Mahomet
contre le reproche de haute imposture, ce qui m'avait valu
la grande colère de M. Cousin, d'accord en cela, disait-il,
avec le citoyen Voltaire. Cette fausse appréciation
d'Enfantin sur les religions et sur ceux qui, par leurs
révélations, les ont causées, m'inspira une insurmontable
défiance, et je vis du premier coup d'oeil sa formidable
erreur de PRÊTRE-COMÉDIEN"650. En 1849, d'accord avec le
citoyen Voltaire,
Proudhon accusait Leroux, "théosophe et
théocrate", d'instituer le couvent pour tout le monde, et
le ministre de l'Intérieur se moquait de Leroux et de "sa
résurrection de Pythagore". A la mort de Leroux, le journal
communard opposait
le défini au confus, la netteté à la
brume et le clair à l‘obscur en reprochant à Leroux “le
649Le
journal conservateur de Genève avait
annoncé les conférences
qu'il voulait y faire sur le Livre de Job,
650 Gaumont écrit cela en citant Eugène Fournière.
254
Rêve métaphysique et l’utopie sociale". Parce que Philon, à
la fin de La Comtesse de Rudolsdtad, fait parler
"l'hiérophante, le prophète, le révélateur”, on croit avec
Gusdorf que Leroux transmet à George Sand. “le grand
courant illuministe" et néognostique, qui vient de Jacob
Boehme,
Herder,
Novalis,
F.
Schlegel,
Schelling,
Eckartshausen, Baader etc..
Parce que
Hugo, à la fin de
la Grève,écoute Leroux disant à une morte : "Sois
attentive, comme l'Initié quand l' Epopte lui ouvrait les
yeux et que l'Hiérophante lui révélait le Mythe", on
confirme ce qu'Auguste Viatte écrivait en 1927 dans Les
sources occultes du romantisme et en 1942 dans Victor Hugo
et les illuminés de son temps, et on conclut que Hugo est
influencé par "toute une littérature illuministe et
socialiste : Fourier, Pierre Leroux"651 , ou par "trois
illuminés démoc-soc, Leroux, Hennequin, Jean Reynaud"652.
Bref, on applique à Leroux ce qu'il disait de Fabre
d'Olivet, "grande intelligence égarée dans les rêves des
sciences occultes, et trop portée à s'entourer des nuages
de
l'ésotérisme,
[...]
épopte
parlant
un
langage
d'illuminé" 653 . Déjà, dans Jérôme Paturot, Reybaud fait
renaître Leroux “en schach”, et autour du “philosophe
incompris”
“Voltigent
sans
corset
trente-deux
odalisques”. Mais Baudelaire riposte : “La vengeance ! la
vengeance ! Il faut que le petit public se soulage, ces
ouvrages sont des caresses d’esclaves adressées à des
passions serviles en colère”. Et il admire “un dictionnaire
des croyances humaines” dans "les pages sublimes et
touchantes"654 où Jésus, membre de la communauté des
thérapeutes,
accomplit
en
Occident
une
mission
bouddhiste. Et en 1896, à ceux qui reprochaient à Leroux
sa “religiosité”, la “Revue socialiste” répondait qu’”il
pensait pour toute l’Humanité”.
Les théosophes rêvaient de fonder à Vienne, Rome ou
Saint-Pétersbourg
un
Saint
Empire
pyramidal
comme
l'ancienne Egypte. Les théocrates avaient voulu pour
Charles X, au lieu de la couronne que Napoléon s'était
posée sur la tête, le saint chrême archiépiscopal. Fabre
d'Olivet ne jugeait pas la Sainte Alliance des cinq Rois
suffisamment théocratique655. Pourtant, elle avait été signée
"au nom de la Très Sainte Trinité […] pour faire régner les
principes d'ordre sur lesquels repose la société humaine".
Elle était "sortie d'une source toute mystique", aux dires
du Tsar, fasciné par les révélations de la swedenborgienne
Madame de Krudener. Pour restaurer dans toute l'Europe les
monarchies avec lesquelles Napoléon avait joué à sautemouton, il fallait refonder le Droit divin des Rois et des
651Pierre
Moreau et Jacques Boudout, Victor Hugo,Oeuvres choisies,1950
Granet en 1974
653 dans La Grève,
654 Les drames et les romans honnêtes , 27 ,ovembre 1851:
655 Histoire philosophique du genre humain
652P.
255
familles auxquelles Dieu avait, selon Bossuet, donné le
pouvoir de gouverner. Il fallait donc restaurer le régime
des castes et surtout rendre au Saint Siège la prééminence
que Napoléon avait bafouée en se faisant Roi lui-même. Au
contraire, George Sand écrit Consuelo pour illustrer
l'article Egalité (1839) dont le maître-mot est "la coupe
au peuple". En préfaçant Consuelo, Léon Cellier disait que
l'illuminisme est l'ennemi de la démocratie, car il a pour
principe
l'inégalité des âmes. Lorsque Renan prétend que
"les Juifs, par raison de sang et de race, sont prédestinés
au monothéisme", Leroux rappelle que cinquante ans plus
tôt, carbonaro, ouvrier, inventeur, passionné par les
progrès des sciences et des techniques, il s'opposait à
ceux qui croyaient expliquer l'histoire "par un mélange de
races et de sangs". En faisant venir du Midi le classicisme
"païen" et du Nord le romantisme "chrétien", les partisans
des
Anciens
attribuaient
aux
climats
une
influence
déterminante. A Athènes et à Rome, "malgré leur prodigieux
génie, les poètes et les philosophes n'ont connu que la
société à esclaves qu'ils avaient sous les yeux." Leroux ne
pouvait pas lire les mots servus, servitudo sans penser à
l'île d'Haïti, aux Noirs d'Amérique, aux Irlandais, aux
cinq cents millions d'Hindous, et à ses
compagnons de
travail qui allaient vieillir dans la misère après avoir
durant toute leur vie assemblé des lettres onze heures par
jour sans avoir le temps de comprendre les phrases, surtout
quand ils imprimaient du latin. L’Egypte était à la mode.
Mais, tandis que des scribes, machines à écrire vivantes,
dessinaient,
peignaient,
gravaient
et
sculptaient
à
perpétuité d'inintelligibles hiéroglyphes dans les hypogées
égyptiennes, les castes sacerdotales exigeaient des papyrus
sans défaut pour des grimoires inaccessibles au profane.
Françaises ou allemandes,diverses
théories cherchaient
aux bords du Nil les origines des idées religieuses. Ces
théories lui semblaient trop attentives aux phénomènes
astronomiques ou physiques, et pas assez à l’ontologie, à
la biologie qu’avec A. Bertrand il voulait réunir à la
psychologie afin de délivrer la science656. De plus en plus,
il allait critiquer toutes les
mythologies astrologiques,
en disant ”c'est la Vie qui est un mystère, et non pas son
décor extérieur, c'est la forme fugitive de l'être dans son
éternelle métamorphose". Républicain, d’abord athée, non
chrétien, Leroux espérait devenir "plus que chrétien au
sens que Monsieur de Chateaubriand donne à ce mot657". Pour
échapper au dualisme et au dogmatisme des Martyrs (Paradis,
Enfer, péché, Rédemption, damnation), sans tomber dans le
matérialisme holbachique, les doctrines "résurrectionistes"
avaient ouvert un chemin, avec Leibnitz et Saint-Simon.
656
Et non pas l'asservir comme Auguste Comte, que la géométrie
intéressait plus que les sciences naturelles.
657 Cité par J.-P. Lacassagne, Chateaubriand jugé par Pierre Leroux,
d'après des notes et des documents inédits, "Bulletin de la Faculté
des Lettres de Strasbourg", 1968.
256
Assemblant le fer, le cuivre et le bois afin de
perfectionner l'art de Gutemberg, Leroux avait pour modèle,
non pas le gladiateur Spartacus, mais Moïse, qui avait
libéré son peuple en enseignant, en divulguant, en
"révélant" à ces affranchis illettrés la science sacrée que
les prêtres d'Egypte n'avaient pu enseigner ni à Pythagore
ni à Platon.
Pourquoi Leroux affirme-t-il dans La Grève que Fabre
d’Olivet a été "le plus remarquable penseur que la France
eût à cette époque”? Parce qu’il parle de l’Examen des vers
dorés de Pythagore (1813) et de la Langue hébraïque
restituée (1815). Et parce que "Leroux est un scientifique.
Qu'il s'agisse de phénomènes occultes, de croyances
religieuses, de mythologie, il entend ne pas dédaigner les
faits, il veut les étudier scientifiquement.658" Sur ce
point, il se sépare de Saint-Simon, “[s}on maître”, qui ne
respectait pas les différences religieuses. Le moralisme
social
que
Saint-Simon
appelle
en
1825
Le
Nouveau
christianisme
devait selon lui devenir "prépondérant sur
le mahométisme, sur la religion de Foe, sur
celle de
Brahma, etc." Leroux voulait "remplacer la Tradition
chrétienne, si incomplète, si fausse en tant de points, par
une Tradition bien plus vaste, et vraiment universelle". Il
citait
donc
élogieusement
Fabre
d'Olivet
:
"si
la
cosmogonie de la Genèse est exacte, il faut considérer les
écrivains sacrés des Chinois, des Hindous, des Perses, des
Chaldéens, des Egytiens, des Grecs, des Etrusques, des
Celtes nos aïeux, comme des imposteurs ou des imbéciles,
car ils donnent à la terre une antiquité incomparablement
plus grande".
C’est donc à bon droit que l'auteur de Job rappelle
cinquante années d’efforts, depuis “l’idée première”, que
résumait le titre du “Globe”. Dès 1827, dès son premier
article (De l'Union européenne), il écrivait que "trois
grands systèmes se partagent la terre, le brahmanisme, le
mahométisme et le monde chrétien"; il ajoute que les
Bouddhistes ont répandu "pendant douze siècles, sur une
vaste partie du monde, une morale plus pure, une
civilisation plus éclairée", et il admire dans le Coran "un
hymne perpétuel sur l'unité et la puissance de Dieu". En
janvier 48, il refuse "par respect pour l'humanité"
d'attribuer
aux
démons
les
diverses
religions
de
l'Antiquité. A Lausanne, en disant :"Vous êtes chrétiens,
je suis humanitaire", il ajoute en parlant des Juifs et des
Chrétiens : "Leurs livres sont aussi les nôtres." Au
"système des races" et aux chauvinismes nationaux et
religieux qu'il voit s'aggraver même parmi les proscrits,
il oppose "une foi" non théocratique. Dans l'oeuvre
658
Confirmant ce jugement de L. Cellier, Jean-Jacques Goblot écrit
que "Leroux n'est pas un utopiste […] sa critique de la religion prend
fermement appui sur les acquits des sciences naturelles et de
l'histoire." Aux origines du socialisme français : Pierre Leroux et
ses premiers écrits, P.U.F. de Lyon, 1977.
257
d'Isaïe, il
aperçoit "une lumière nouvelle qui se versera
à la fois sur la Bible et l'Evangile". Tant que cette
"perle
précieuse"
sera
dans
l'ombre,
tant
que
les
hébraïsants, rabbins ou prêtres, refuseront de "faire
fraterniser leur langue avec le sancrit", "le clergé
exploitera la fausse idée du Paradis et des Enfers, et le
Judaïsme demeurera comme un roc, inébranlable et Saducéen".
"Alors que l'Athéisme prend le dessus, qu'un Physicisme
plein de ténèbres donne
la main à l'Athéisme, et que
Mammon triomphe", un des deux clergés enseigne que "Jésus
est Dieu d'une façon absolue", l'autre clergé professe "la
fausse opinion de la perfection absolue du judaïsme". Le
philosophe humanitaire refuse ces absolutismes, il persiste
à "expliquer le Judaïsme et le Christianisme". Mettant les
catholiques en garde contre ce qu'allait promulguer le
(premier) Concile du Vatican, Leroux suppliait les Francs
Maçons, les rabbins, les pasteurs, les prêtres et le Pape
de préparer le jour
"où un Concile cent fois plus nombreux, plus savant, plus
inspiré que le Concile de Nicée, qui n'avait pour base que
le monde romain, prononcera sur la religion universelle. En
attendant, faisons tous nos efforts pour que la boucherie
humaine cesse, et pour que la discussion continue”
“La coupe au peuple”
Parce que Dostoïevski a lu la Lettre criminelle dans
le salon du fouriériste Petrachevski, et que dans ce salon
M. Tol659 a parlé de l'histoire des religions, les
universitaires
français
croient
comme
la
gendarmerie
tsariste que l’Intelligentsia était fouriériste. Et quand
on demande aux slavisants le nom de l'auteur français qui
eut alors le plus d'influence en Russie, ils répondent
"George Sand, hélas."660. On croit en effet qu’“après Lélia
elle avait changé de maître, et que Leroux ne valait pas
Nodier ou Senancourt".661 Or, à l'Ecole du Génie662, en 1841,
Dosto663 ne savait pas "à quel système philosophique ou à
quel socialisme scientifique se rattachait M. Tol", ce
professeur de littérature
qui passionnait les élèves en
parlant "de la véritable religion, la religion authentique,
659
Condamné en 1849 comme Dostoïevski, il fera en Sibérie l'admiration
de
Bakounine, qui fera son éloge à Herzen et Ogarev. Les Souvenirs
de Saveliev sur Monsieur Tol ont été édités par Jacques Catteau dans
le Dostoievski des "cahiers de l'Herne" (1977).
660 Alain Besançon, Etre Russe au XIXe siècle.
661 Pierre Reboul préfaçant Lélia aux classiques Garnier.
662 Leroux n'était ni traduit en russe ni autorisé en Russie, et
Dostoïevski ne lisait pas le français. Mais en 1842 son camarade
Grigorovich lui faisait part de son enthousiasme à la lecture de
Consuelo, qui paraissait dans la "Revue indépendante"
663 C’est ainsi que Boris Souvarine l’appelait familièrement
258
du bouddhisme, du taoïsme, du communisme et de l'égalité".
Comme Moïse et Jésus, M. Tol vulgarisait une religion
formulée
dans une langue étrangère. Peu après,au premier
rang "des moteurs de l'Humanité, les Français, auxquels le
Christ lui-même se serait joint", Dostoïevski nommait
George Sand et Leroux. Et dans sa fameuse Lettre à Gogol
Biélinski,
athée,
affirmait
l’évangile
de
Piotr
le
Rouquin,qu'il vénérait "comme un nouveau Christ".
Pour que l’Intelligentsia se réveille en Russie, il
faut que la philosophie de l'histoire littéraire soit sans
frontières, selon le voeu de Leroux et que la France lui
dise
que
l’auteur
de Consuelo
était
non
seulement
l'Européenne la plus chrétienne, mais la plus savante.
L'évangile auquel elle essayait de "convertir" ses amis
était la cîme de la pensée universelle. Geoffroy Saint
Hilaire en était le plus éminent collaborateur. Amie de ce
biologiste et des deux penseurs, Balzac et Leroux, qu'à
juste titre elle regardait comme les plus éminents
critiques, elle n'avait rien de commun avec "l'école
divine", romantique, ignorante, indifférente à la synthèse
qui s'effectuait alors entre les sciences naturelles et la
philosophie de l' histoire.
Vingt-six ans plus tard, la
mémoire de Leroux est fidèle quand il s’adresse à “la
Sibylle armée du rameau d'or". C'est vraiment comme cela
qu'en octobre 1837 il regardait l'auteur des Lettres d'un
voyageur. Il lui écrivait : "De nous deux, vous êtes
l'oracle. Moi, je ne fais que consulter Dieu, c'est vous
qui répondez". Bien loin de se présenter en Révélateur, il
avait
l'impression
d'être “mis sur la voie” comme Enée
au Chant VI. Et quand elle lui écrira qu'elle "élève
Maurice dans son Evangile", elle emploie ce mot comme il le
fait en parlant de "l'Evangile essénien”. Aux mots évangile
et évangéliste il rendait leur vrai sens, en citant en grec
nombre de passages où des juifs hellénisés parlaient de
"bonne nouvelle" et d'"annonciateur" bienvenu. Longtemps,
George Sand avait connu le désespoir, et quand elle le lui
a dit, il lui a répondu :"Vous qui avez Maurice et Solange,
vous ferez pour eux l'article Espérance et non pas
l'article Spleen, comme nous le disions l'autre jour." Elle
se souvient de cette conversation et de cette lettre, un an
plus tard, quand elle lui écrit : "Adieu, bon ange", et
"vous êtes l'étoile qui guide". Ce n'est pas au Messie
qu'elle le compare : elle compare ses écrits au message que
les bergers et les mages ont reçu à Noël. Réciprocité
extrême : avec la même sincérité et la même lucidité,
Leroux lui avait écrit : "Vous me sauverez, parce que nous
nous sauverons." Et cela n’était pas illusoire.
En mai 1842, quand Leroux
demandait aux disciples de
Hegel de n’oublier ni Voltaire664 ni Rousseau, il écrivait à
George Sand
:“Vous êtes pour Rousseau contre Voltaire”.
Elle semblait plus chrétienne que lui. Depuis les travaux
de Jean Pommier sur George Sand et le rêve monastique c'est
664Qu’il
connaissait et estimait mieux que George Sand
259
une idée reçue
qu'avec Leroux George Sand a appris et
enseigné comme une même doctrine continuée "la foi
pythagoricienne, platonicienne et chrétienne". Or les
occultistes
faisaient
venir
cette
gnose
du
Corpus
Hermeticum,
qu’ils
attribuaient
à
un
Egyptien
contemporain d' Abraham,
Hermès Trismégiste, prédécesseur
selon
eux
de
Champolion
dans
le
déchiffrement
des
hiéroglyphes. En fait, ce Corpus avait été élaboré à
Alexandrie, dans des milieux gnostiques, judéo-chrétiens,
aux IIe et IIIe siècles après Jésus-Christ. Or Leroux, pour
conclure La Comtesse de Rudolstadt 665 , a fait parler
Trismégiste. De là vient la méprise. On a cru qu’il
initiait George Sand aux arcanes, alors qu’il prête à un
conspirateur du XVIIIème siècle le pseudonyme qui fait de
lui le Grand Maître de l’Ordre. 1793 est à l’horizon.
Tandis que Spartacus préconise la révolution violente.
Trismégiste, "l'hiérophante, le prophète, le révélateur”,
expose
la
doctrine
non
violente
du
révolutionnaire
pacifique. Cela en mars 1844, lorsque Leroux est le doyen
d’âge au repas
démocratique international, et que les
conjurations agitent l’Europe. Peu avant 48, Mazzini va
écrire à Leroux "Vous, Trismégiste", en terminant
par
"moi, je me sens dans l'âme quelque chose de Spartacus".
Pour trouver la clef du Romanzyklus, il ne faut pas
chercher dans les temples de Memphis. Il suffit d’ajouter
la conclusion non violente de La Comtesse de Rudoslstatd
aux maîtres-mots indiqués deux ans plus tôt dans Consuelo,
“celui à qui on a fait tort’” et
"la coupe au peuple".
Asservi, mais refusant de lécher la main du prêtre pour
n’avoir que le pain, alors que le prêtre se réserve le
calice, le Lollard invoque en secret “le frère humilié du
Christ, Satan”. En Bohême, “le peuple entier s’écria : la
coupe au peuple . La coupe, donnez nous la coupe !” Et un
prêtre pieux et savant, Jean Huss, fut brûlé par Rome parce
que ce cri lui paraissait évangélique. A la fin du livre,
Consuelo et Liverani répandent par le monde ce que Zdenko
et Albert ne pouvaient dire qu’en cachette666 . George Sand
illustrait ainsi l'article Egalité (1839), où Jean Huss
apparaissait comme le véritable disciple de Jésus. George
Sand
n’était
pas
assez
instruite
pour
que
Leroux
l’entretienne
de
deux
autres
initiés
atypiques
:
Virgile,"le poète
théologien, initié aux mystères,
disciple de l'école de Pythagore et de Platon, et aussi le
plus érudit peut-être de cet âge d'érudition." Et Moïse,
qui “était versé dans toutes les sciences de l'Egypte [ et
qui] n'a inventé ni le mythe d'Adam ni le nom de Jéhovah ;
le
dogme de cette charité qui relie tous les hommes en
Dieu préexistait à sa révélation, le dogme de la Trinité
divine préexistait également. […] Il est venu, animé par
l'esprit divin, porter aux classes inférieures ce que
665
666
Où selon George Sand “il y a des pages magnifiques qui sont de lui”
me 1995, pp 11-32
260
l'esprit divin avait déjà révélé à d'autres hommes avant
lui".
“Entre l’Ancien et le Moderne,le Rubicon”
Dans La Grève, en s’adressant à Hugo, Leroux va
longuement parler de Virgile, comme il le faisait au temps
de ses “causettes” avec Hugo, à Jersey en 1853 et déjà à
Paris, en 1829, quand il lui rendait visite en le comparant
à Virgile dans son article Du style symbolique. Auteur de
La fin de Satan et admirateur
de Terre et Ciel de Jean
Reynaud,
Hugo ne pouvait pas lire La Grève sans se
rappeler qu’en 1829 déjà Leroux jugeait le Satan de Byron
bien plus grand que celui des Martyrs, et qu’en 1853 Leroux
avait refusé de croire aux “chimériques révélations” des
Tables. Virgile avait perfectionné l'idée de métempsychose,
dont Pythagore était “le père, pour notre Occident “, et
c’est donc sur la descente d’Enée aux Enfers que
Leroux
allait s’attarder. En outre, l’éloge de ce “vates”, de ce
poète théologien, était un moyen de critiquer la théorie de
l’art pour l’artiste professée par Hugo. Tous les écoliers
de l’empire ont pu lire dans l'Enéide la doctrine
"résurrectioniste" qui n'avait été révélée à Enée qu'après
la descente aux Enfers. Enfin, tout en réunissant à
Rousseau, contre Renan, le poète qui avait écrit :
En bas chantait un roi, en haut mourait un Dieu,
Leroux s’efforçait de faire comprendre à Hugo l’étroitesse
du romantime féru de mythologie gréco-romaine. Ce livre a
certainement laissé à Hugo la même impression que la lettre
où Michelet lui disait :”Votre Jésus n’est pas le mien” .
Mais Leroux allait dépasser de très loin tous ses
contemporains, en donnant la parole à Jésus lui-même, et en
proposant
une
interprétation
rationnelle
du
“mot
talismanique” prononcé par Jésus et par personne d’autre
dans “notre Occident”, pas même par Virgile.
“La figure de Jésus sera plus humaine” si on voit ce
qui rapproche Virgile, voguant de Brundisium vers la
Troade, saint Paul
faisant voile vers Athènes et saint
Jean gagnant l'Asie Mineure. En appelant "Juif hellénique,
philosophe, platonicien" le disciple que Jésus préfère,
Leroux sait que ces trois épithètes s'appliquent aussi au
Romain Virgile. Depuis longtemps, pour instruire les
“chrétiens
idolâtriques”
et
les
voltairiens,
Leroux
mettait en parallèle le Chant VI de l’Enéide et les quatre
Evangiles. Déjà, en 1833 à l'article Bonheur, puis en 1839
à l'article Egalité
et en 1840 dans De l' Humanité, il
avait commenté le passage que Virgile avait lu devant
l'impératrice, -- s'interrompant au moment où elle pleura
quand il répandait des
brassées de lis à la mémoire de
Marcellus. Mais Leroux remontait bien avant l'empire
romain. Il invitait ses lecteurs à écouter, non pas un
poète italien né à Mantoue mais, comme Enée, le Troyen
Anchise. “Autodidacte subversif”, on le croyait égaré dans
les arcanes du passé, alors que son interprétation était
261
novatrice, et très proche de celle que l'on donne depuis
les
travaux
de
Jérôme
Carcopino
sur
la
basilique
néopythagoricienne exhumée à Ostie en 1916. Comme Jacques
Perret 667 de nos jours Leroux avait compris le syncrétisme
opéré par le poète néopythagoricien.
La
réflexion
de
Leroux
s’était
constamment
approfondie. En 1833, la marche de l'Humanité lui semblait
aussi continue, aussi ininterrompue qu'une généalogie :
Platon avait formé Aristote, qui engendra Alexandre, lequel
transporta
la
Grèce
en
Egypte,
son
berceau.
"Puis
d'Alexandrie le foyer vint à Rome, et tous ces Romains
commencèrent à se demancer vers quelle étoile marchait
l'humanité", à commencer par "Virgile, reflet de Platon,
Virgile [qui] annonce le christianisme." Leroux ne s’était
pas encore appliqué aux études antiques. Pour expliquer "la
théorie du progrès continu" il prenait comme exemple "la
loi de continuité qui unit le dix-huitième siècle au dixseptième". Pour trouver "l'origine de la théorie de la
Perfectibilité", il commençait par "les Christophe Colomb
de la science", Galilée, Bacon, Descartes, et par le Pascal
préfacier de la Préface au Traité du vide. Six ans plus
tard, Leroux a acquis une érudition prodigieuse. Montrant
que le repas en commun est le signe et le symbole de
l'égalité, montrant que "Jésus a perfectionné ce signe et
ce symbole dans son Eucharistie", il renvoie non seulement
au Banquet de Platon et à la Pâque juive mais à la
législation de Sparte, de la Crète, des doriens d'Asie
mineure, de Carthage, des cités pythagoriciennes, et des
prêtres de l'ancienne Egypte. Mais sur la question de
l’'Eucharistie, de la communion, le progrès n'est pas
continu. Entre la République de Platon qui affirme les
castes, et l'Evangile, qui les nie, il y a un abîme. Après
Platon et Aristote, l'humanité avait un progrès immense à
accomplir. L'innovation nécessaire ne pouvait venir ni de
l'Académie platonicienne ni du Lycée aristotélicien. Le
monde connut donc une longue attente. Dès 1831, Leroux
avait trouvé "la loi de succession ou d'enchaînement" en
étudiant "les grands monuments du langage", et surtout les
poèmes :
Les philosophes, à la suite les uns des autres, viennent
pour conclure, tandis que les
poètes, hommes de désir,
sont
tournés
vers
l'avenir.
Quand
les
philosophes,
s'inspirant de l'humanité de leur temps, ont donné tout ce
qu'ils peuvent donner, c'est à l'humanité à son tour à
faire un pas en
avant sous l'influence de leur
inspiration.Voulez-vous connaître d'une époque son essence
même, sa pensée la plus intime, sa vie intellectuelle, sa
vie morale, prenez ses poètes : vous trouverez tout cela en
eux, et de plus vous y trouverez le germe de l'époque
667
Je songe non seulement aux deux livres qu'il a publiés après la
guerre, mais à ce qu'il m'a dit de vive voix en 1942.
262
suivante. Les poètes sont des hommes de désir, et c'est
leur pensée qui engendre.
C'est en Italie que les philosophes de la Grèce ont
trouvé leurs poètes. C'est à la langue latine qu'il
incombait de dire ce qu'attendaient les peuples unifiés
dans l'empire. Comme Enée, vaincu et exilé, le genre humain
ne pouvait trouver refuge qu'aux bords du Tibre. Mais la
préhistorique Rome d'Evandre avait fait bon accueil au
Troyen "profugus". Au contraire, dans la Rome impériale,
"cette ombre de l'ancienne société, il n'y avait plus
réellement ni patriciat, ni plèbe, ni patrons, ni clients,
ni Romains ni alliés, ni libres ni esclaves ; car tous
étaient esclaves : il n'y avait plus qu'une multitude
confuse et un homme au dessus de cette multitude : Caesar,
morituri te salutant." […] Une petite peuplade d'Italie fut
chargée d'asservir le monde, à cette fin qu'un jour le
monde fût affranchi et sauvé." Pendant que "Rome, ou plutôt
le patriciat romain travaillait à cet asservissement [du
monde]", il n'y a "rien", ni en Grèce ni en Italie,aucune
transition apparente, car "un vers de Térence, trois mots
de Cicéron et une phrase de Sénèque ne sont rien, comparés
à la mort sur la croix”. Le "vates" lui-même ne devinait
pas
vers
quelle
étoile
marchait
l'humanité".
Pour
"engendrer" l'idée vraiment nouvelle, qui demande à être
vécue et prouvée par la mort, la pensée de l'homme de désir
ne suffit pas. A cet égard, le plus grand des poètes n'est
pas
plus avancé que l'orateur : "Demandez à Cicéron ou à
Virgile pourquoi Rome a fait la conquête du monde; ils n'en
savent rien. Le Christianisme est le mot de cette énigme :
Rome a fait la conquête du
monde et les barbares à leur
tour ont fait la conquête de Rome, pour que la solidarité,
la fraternité et l'unité du genre humain commencent".
En préfaçant son édition de La Grève, Jean-Pierre
Lacassagne résume fort bien, en le reprenant à son compte,
le reproche généralement adressé à Leroux : "refus des
solutions de continuité, aspiration obsessionnelle
à une
histoire sans mutation brusque et sans faille". Prenons
garde. En affirmant dans ce livre "la Loi de Continuité
qui unit le Christianisme au Paganisme sur la question de
l'immortalité", Leroux ne parle que de cette question-là,
comme il le faisait en 1840 dans De l'Humanité. Or, tout au
début de La Grève, Leroux aborde une autre question. En
disant : "Vous le voyez, il y a deux hommes, l'Ancien et le
Moderne et entre eux le Rubicon", il pose une barrière
infranchissable.
Quelle
que
soit,
dans
le
discours
d"Anchise, l'affection
de l'aïeul qui parcourt du regard
la foule de ses descendants, Virgile lui-même ne connaît
pas plus qu’Horace, pas plus qu’Homère, le sentiment
moderne, proprement chrétien, "la communion". “Les anciens
avaient la piété, et l'idée de la postérité, mais leur
bouche ne pouvait pas proférer un seul mot d'amour pour la
postérité." Voilà le Rubicon qui sépare "celui
qui ne
263
communie pas. Et celui qui communie." Anchise, comme tous
les anciens, est attaché à sa patrie, à sa lignée, à ceux
qui descendront de lui et de sa race, mais non pas à tous
ceux qui vivront.
Ce Rubicon n’apparaissait pas en 1840, dans De
l’Humanité, où était déjà été commenté ce passage de
l’Enéide. L’Introduction
de ce livre disait que Virgile
annonce le christianisme." Il était "sur le seuil", et la
porte n'est
pas fermée. Mais cette Introduction
date de
1833. En 1863 le pouvoir de César, de Mammon et du
“Physicisme” est bien plus écrasant.
Virgile ne paraît
plus
aussi proche de la doctrine qu’affirmait saint Paul
et que citait en 1840 la première page de
De l'Humanité
:"quoi que nous soyons plusieurs, nous ne sommes tous
néammoins
qu'un
seul
corps...et
nous
sommes
tous
réciproquement membres les uns des autres". Il y a "quelque
chose d'éternellement vivant, qui nous relie tous, esprit
et corps, et nous fait communier, et nous fait vivre,
malgré les distances du temps et de l'espace".
En 1839 Jésus a été appelé “le Bouddha de l'Occident",
parce qu’il a aboli les castes qui étaient la "loi générale
du passé". En janvier 1848 Leroux publie le résultat de ses
recherches, en traitant “de divinis nominibus”.
à propos
de la célébration du dimanche. Ce n’est pas “dans le désert
de la Creuse” qu’il trouve les auteurs qu’il va citer : non
seulement Plutarque et Tacite, mais Macrobe, Diodore de
Sicile, Origène, en grec et en latin, et aussi (d'après
Fabre d'Olivet et un Dictionnaire étymologique trilingue de
1607) des Targums chaldaïques et la Cabale. Il ne s’agit
plus comme en 1847 de ce que le Jésus de l’histoire avait
en commun avec Socrate, c’est-à-dire de ce qui venait des
réflexions faites par Platon sur Pythagore et d’autres
maîtres. Leroux est en quête du secret de Jésus, de
l’énigme que les exégètes n’ont pas percée. Ils appelaient
signum orationis domini le mot AMEN que prononçait Jésus en
prières.
Leroux croit avoir trouvé la provenance de cet
mot sacré.
Les savants qui parlaient seulement “hebraïce, graece
et latine” avaient trouvé dans la Cabale le mot d’un
rabbin : "qui prononce le nom de Jéhovah met dans sa bouche
le monde entier". Leroux citait cela, et il demandait aux
hébraïsants
“de
faire
fraterniser
l’hébreu
vec
le
sanskrit”. En parlant de la syllabe OUM, sur laquelle
insistaient les
Lois de Manou, un Oupanichad des Védas
disait "quand les yoguis sont parvenus à prononcer ce mot
comme il doit l'être, Dieu est uni à eux, Dieu est en eux,
l'homme est Dieu". Dans les temples de Babylone comme dans
les collèges sacerdotaux de Thèbes et de Memphis, "le mythe
a dû être oral avant d'être figuré, la parole a précédé
l'écriture". La parole, ou la prière. Avant de recourir au
mystérieux
triangle
hiéroglyphique,
on
apprenait
à
prononcer comme il doit l’être le monosyllabe sanskrit AUM
ou le monosyllabe hébreu IOA. "Les Hiéroglyphes de la
264
Parole [sont] bien antérieurs à ceux de l'Ecriture, et bien
autrement transmissibles de génération en génération".
Proudhon déraisonne en disant que Leroux est devenu “un
mômier”. C'est par scrupûle de savant que Leroux multiplie
les références. Avant d'écrire : "Mais en voilà assez sur
les tentatives diverses pour expliquer le nom de Jéhovah",
il passe en revue toutes ces tentatives. En 1851, il se
reportera à "la belle traduction du Bhagavata-Pourana par
un des savants hommes de notre temps, M. Eugène Burnouf",
en la comparant aux traductions anglaises de Jones,
Wilkins, et Colebroke. Or Burnouf, savant incontestable,
avait fait l'éloge
de ces trois indianistes, en 1837, en
réponse à une question de Michelet qui cherchait à
s'instruire sur "la chose indienne"668. Leroux n'est pas
victime d'une fantaisie ou d'une manie quand il retrouve le
nom de Jehovah dans l'antiquité chinoise. Il se réfère au
tome VII des Mémoires de l'Institut, où le traducteur du
Tao-Te-King, Abel de Rémusat, écrit dans son Mémoire sur
Lao-Tseu que "le mot trigrammatique I-Hi-Weil, ou JHV, est
identique au nom que selon Diodore les Juifs donnaient à
Dieu". Les différents mythes signifient en fin de compte ce
qui est "le noeud de toutes les religions", le rapport de
filiation entre le Présent, le Passé et l'Avenir. Ainsi "le
mystère de la Divine Trinité est compris dans un Nom." Au
moyen d'"hiéroplyphes verbaux", on exprimait
et on
vénérait
la
vie
universelle,
"la
Vie
vivante",
indivisément, par trois voyelles sacrées prononcés dans
l'unité. En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que
Moïse vulgarisait IOA, d'origine égyptienne, et que Jésus a
révélé AUM, d'origine bouddhiste.On a bien ri, en 48, quand
Leroux a proposé d’ajouter à la Triade républicaine le mot
Unité, “pour exprimer que ces trois mots, Liberté,
Fraternité, Egalité, s'impliquent l'un l'autre et sonnent
pour ainsi dire ensemble comme les trois sons de l'accord
parfait"669. Ainsi, la Démocratie s’imprimerait dans l’âme
des citoyens comme s’y gravent les religions théocratiques.
"C'est de cette source, c'est de la faculté qu'a le
Verbe en nous de peindre des idées par des noms (je ne dis
pas par des mots) qu'est sortie toute Poésie, et, avant
toute Poésie, toute Révélation." Ainsi s’achèvent les
réflexions commencées en
1826
(Du progrès de nos
668
Le 21 août 1837, p. 610 du T. II de la Correspondance générale de
Michelet (1994).
669Aux sources du yoga (1989) par M. Jean Varenne : “Om,verbe éternel,
"syllabe unique, mais formée de trois éléments, réunissant en elle la
multiplicité existentielle et l'unité essentielle, OM prononcé se
décompose en trois éléments : les deux voyelles A et U qui, prises
ensemble, deviennent O selon les lois de la phonétique sanskrite, et
la résonance nasale que prolonge un point d'orgue."
avec cette
traduction de la Dhyânabindu Upanishad : "l'indicible résonance / de
la syllabe OM /:
qui la connaît, connaît le Véda / Au centre du
calice/
du lotus du coeur/
elle se tient immobile /brillant comme
une lampe/ qui ne s'éteint jamais/ c'est sur elle qu'il faut méditer,
/ la syllabe OM, / en laquelle il faut reconnaître/ le Seigneur luimême”.
265
connaissances
sur
l’Orient.),
en
1829
(Du
style
symbolique). En
1832, en louant les travaux de William
Jones et de l’Académie de Calcutta670, Leroux
s’écriait :
“la Grèce, mais ce n’était que le bord de l’Orient".
Jusqu’alors, il croyait que “le christianisme est mort et
il n'a pas pouvoir de renaître". Il s’aperçut que le
christianisme n’était pas mort, mais “incompris” quand il
découvrit les ressemblances entre le bouddhisme et le
christianisme.
"Sois attentive, comme l'Initié quand l'Epopte lui
ouvrait les yeux et que
l'Hiérophante lui révélait le
Mythe". Ces mots, dans La Grève, précèdent "le mot
talismanique",
AMEN,
"prononcé
à la façon des Prêtres
d'Egypte et des Brames de l'Inde en une seule syllabe
nuancée de trois." Lui non plus, Hugo n'habite plus dans
l'île
où Leroux refusait de croire à ses "chimériques
révélations". Après l'amnistie de 1858, Jersey demeure le
séjour des fantômes. La
scène est Outre-Tombe, au bord
de l'Océan, non loin du cimetière où repose Louise
d’Atayde, ouvrière exilée, morte de misère, "la morte" 671à
laquelle
le Mythe va être révélé
en présence de Hugo.
Leroux
veut
transgresser
l’usage
qui
réserve
aux
cérémonies initiatiques
la langue des mystères. Il
profane,
il
vulgarise
le
vocabulaire
ésotérique
en
l'employant
pour
enseigner
non
pas
un
mythe,
mais
l'histoire des origines du christianisme.
Ami de Renan et
chimiste, Berthelot jugeait le style de La Vie de Jésus
attendrissant
et très bien
fait pour les femmes. Leroux
espère que
Hugo dira comme lui
que ce style était
“laid”.
En 1865672 , qui pouvait comprendre La Grève ? A
Lausanne, Leroux allait expliquer que chez les Esséniens
“la Franc-Maçonnerie des disciples d'Isaïe”, en relations
avec les contemplatifs hindous, avait enseigné à Jésus ce
que
Moïse, Pythagore et Platon avaient ignoré, parce
qu’ils avaient vécu avant Alexandre et Asoka, avant ce
IIIème siècle antérieur à notre ère.
Le 12 juin 1866, le Procès-verbal de la réunion du
Central Council of International Working Mens Association
(Première Internationale) annonce dans les "Nominations for
Councilmen" : "Pierre Leroux nominated by [Hermann] Jung
and Karl Marx". Cette année-là Hermann Jung présidait le
670Royal
Sociéty of Bengal , fondée en 1784.
L’Hitopadesa
sera
traduit en anglais qu’en 1787. Bruno Viard, L’Orient et l’Humanité -La
vision de Pierre Leroux, “Revue de psychologie de la motivation”,
1998, n° 26
671Louise Julien, née Louise d’Atayde
672Je ne connais aucun commentaire antérieur à ceux que j’ai publiés
à
Lecce en 1977 (Péguy et Leroux in Péguy vivant), à Paris en 1980 (
Prolégomènes à la Préface des Fables de Pierre Lachambeaudie
in
Romantisme et religion) et en 1995, (Pierre Leroux, “fondateur du
christianisme rationnel” in “Politica Hermetica” n° 9)
266
Congrès de Genève. Horloger suisse émigré à Londres, il
sera partisan de Marx contre Bakounine en 1872, au Congrès
de La Haye, mais ensuite "il
se rallia aux leaders
réformistes des trade-unions anglaises. Il avait été l'un
des "protagonistes" dont on devine à peine "le rôle éminent
qu'ils
ont
joué.
L'Association
Internationale
des
Travailleurs c'était eux. Elle était leur oeuvre."673 Exilée
à Genève, André Léo allait dire que Marx ressemblait à
Bismarck, ce que redira Andler. L'Internationale était
annexée, comme l'Alsace-Lorraine, comme la Commune, comme
le socialisme.
673
Robert Felalime, arrière-petit neveu de Hermann Jung, écrit cela en
énumèrant les remarquables activités et responsabilités de ce
militant. Je remercie M. Marc Reinhardt, de La Chaux-de-Fonds, qui me
communique ce renseignement.
267
CHAPITRE XII
Le Parti intellectuel contre le mouvement ouvrier
Malon “dialecticien matérialiste” ou “Pierrelerouxiste” ? —
Boussac escamoté — Des traces effacées — Ange Guépin,
solidaire du mouvement ouvrier —” La Sorbonne bourgeoise et
capitaliste”— Malon vulgarisateur — Jaurès ”Normalien et
ami de Malon. Quel est le pire ?”
Malon “dialecticien matérialiste” ou “Pierrelerouxiste” ?
En
appelant "funeste mysticisme le néo-christianisme
de Pierre Leroux", Malon exprime en 1872, dans l’Exposé des
écoles socialistes françaises, l’idée reçue par les
partisans de Blanqui, de Proudhon, de Bakounine et de Marx.
Malon récite : “Les savants ont fait pénétrer l’idée des
lois et des relations dans le monde intellectuel. Darwin,
le plus puissant des théoriciens matérialistes, a détruit
définitivement
l’idée
de
création”.
Comme
l’ère
théologique, l’ère métaphysique est périmée. Auguste Comte
l’a dit, et tous les Internationaux le croient. Ce qui les
divise, c’est la victoire de Bismarck. Pour coaliser les
Latins et les Slaves contre le pangermanisme, Bakounine
reprend les idées que Leroux exposait en 1842 dans la
“Revue indépendante”674. En affirmant qu’Owen, Fourier et
Saint-Simon ont Marx pour successeur, Engels contredit ce
que Leroux affirmait dans “L’Espérance” de Jersey. 675 “Les
citoyens Engels et Karl Marx” demandent que Benoît Malon et
Michel Bakounine soient exclus de l’Internationale676. Malon
se sépare de Bakounine, de l’Alliance révolutionnaire et de
la Fédération jurassienne et il écrit : “Leroux, penseur
humanitaire plutôt que socialiste”. Malon s’incline (comme
Renan) devant la deutsche Wissenschaft, ce qui l’amène à
penser que “la noble race aryenne a livré son âme au dieu
sémite”. C’est à cause du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de
Jacob que “Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire étaient encore
sous l’anathème de Cuvier”. Malon déclare : “Marx, le
penseur socialiste,
substitue la méthode historique et
objective aux méthodes purement logiques et subjectives.
Scientifiquement, il déduit l’avenir communiste de la
civilisation”. Sincère ou non, ce ralliement évite à Malon
674En
disant que Luther était seulement “le vengeur de Jean Huss”,
porte-parole des Vaudois et des Hussites.
675 Où Leroux se désignait en 1858 comme “le quatrième socialiste”
676Arthur Lehning, Michel Bakounine et les autres, 10/18 1976, p. 317
268
l'exclusion, et en septembre 1872 le Congrès de La Haye
exclut Michel Bakounine mais décide de ne pas passer au
vote sur l’exclusion de Malon. Marx, pendant huit ans,
espère que le porte-parole du prolétariat français adhérera
au
“socialisme
scientifique
moderne,
c’est-à-dire
au
socialisme allemand”677. En faisant subventionner son journal
par Engels, comme le journal de Lafargue678 , il croit pouvoir
l’acheter, comme il achète Guesde.
Or
il
y
a
dans
cet
Exposé
une
déclaration
“Pierrelerouxiste”679 : “les Associations de 48 n'avaient pas
seulement formulé, elles avaient entrepris de réaliser
l'idée qui a présidé à la fondation de l'lnternationale".
Affirmation antimarxiste, appuyée sur trois
réminiscences
:
1°
citations
de
La
Grève
de
Samarez
:
Owen,
l’initiateur, Flora Tristan et Pauline Roland, les deux
premières
martyres,
Guépin, Talandier,
Desmoulins
et
Nadaud, les principaux témoins, et les "vingt-huit apôtres
de la solidarité humaine" aidés à Boussac par une
"disciple" de Pierre Leroux, George Sand ;
2° citation de la lettre du 29 avril 1850 où Pauline
Roland annonçait au docteur Ange Guépin qu’elle allait
rejoindre en prison les neuf femmes et les quarante-huit
hommes qui composaient avec elle la Commission Centrale des
Associations ouvrières ; prenant position contre “les
dialecticiens matérialistes”, la grande amie de Leroux
faisait l’éloge des corporations nouvelles, fédérées selon
les idées de l’Association de Boussac.
Au Banquet de ses
“compagnons” typographes, Leroux venait de dire que ces
corporations nouvelles venaient d’eux, qu’elles étaient
leur “invention sublime”;
3° enfin, en nommant Jeanne Deroin, qui n’était pas
nommée dans La Grève, l’Exposé semble se souvenir de
“L’Espérance de Jersey” où Leroux reproduisait en 1858
trois lettres de Londres écrites par Jeanne Deroin,
responsable avec Pauline Roland de l'Union des Associations
Ouvrières, par Martin Nadaud, lié aux Trade-Unions comme
jadis aux Associations ouvrières, et par Talandier,
fondateur
en
Angleterre
de
"l'Union
Internationale".
Desmoulins complétait ce courrier en affirmant que “les
principes” de l’Association de Boussac étaient toujours en
action : "Le monde ignore le mouvement de réorganisation,
lent mais sûr, qui s’opère en Europe dans divers corps du
Travail”.
Ainsi, les “esséniens du monde” de Jersey avaient
transmis aux Internationaux “l’idée que les Associations de
48 avaient entrepris de réaliser”. Voilà ce que nie
677
Malon
va se rapprocher
de Lassalle, qui dans son ”socialisme
allemand” a repris l’idée qu’en 1849 Leroux opposait à l’anarchisme de
Proudhon : obtenir par la représentation parlementaire que l’Etat
soutienne les coopératives ouvrières de production
678Marx écrit cela à Sorge en 1880
679Mot employé par Engels
269
l’historiographie actuelle. En me concédant que “jusqu’en
1852, Leroux et ses disciples ont joué un certain rôle dans
les
associations
ouvrières”,
la
Société
d’Histoire
littéraire de la France me reproche de ne pas voir qu’
“ensuite cette tradition a été rompue, ou du moins
profondément renouvelée par Proudhon et par Marx.680 Selon
Engels, Marx, "der Vater des Sozialismus" vient aussitôt
après Owen, Saint-Simon et Fourier.
Dans “l’Espérance”,
Leroux nommait ces trois "initiateurs", et c'est lui que
Nadaud appelle le “fondateur du socialisme" quand il
raconte dans Les sociétés ouvrières (1873) l’histoire du
mouvement social en Grande-Bretagne, depuis Owen et les
tisserands de Richdale jusqu’au New Moral World des
Chartistes. Nadaud, en 1858, était abonné à "l'Espérance",
comme en 1847 à la "Revue sociale". Il avait
avec Jeanne
Deroin contribué à unir les Associations ouvrières, il
avait pu la rencontrer en Angleterre, et après la Commune,
il publie des documents qu' interdisait la censure
impériale, en particulier les Statuts qu'en 1849 Jeanne
Deroin avait fait adopter par cent quatre Associations sur
cent sept (chaque corporation représentée par trois
délégués au Comité central), banques d'échanges, colonies
agricoles et industrielles etc.
Beaucoup plus étonnant, l'accord que la mémoire
communarde donne à cette mémoire quarante-huitarde. Malon
n’avait que sept ans en 48. En 1872, il n’a ni le temps ni
le goût de consulter les bibliothèques : à peine arrivé
dans un pays qui n’est pas le sien, il va de Neuchâtel à
Genève, puis à Lugano, avant de gagner Palerme et Londres.
A la mort de Leroux, il pensait peut-être comme le
rédacteur de "La Commune" que Leroux avait “détourné la
révolution
de
1848
de
la
tradition
révolutionnaire
française”. Mais depuis cinq ans il était lié à la veuve de
Grégoire Champseix, qui est nommé dans La Grève de Samarez
parmi “les apôtres de la solidarité humaine” réunis à
Boussac. Et c'est elle, sous le pseudonyme d'André Léo, qui
tient la promesse que Charles Longuet faisait dans le
“Journal officiel” : "Notre
génération recueillera dans
les oeuvres de Leroux des trésors d'esprit, d'éloquence et
d'érudition [...] et tant de pages brillantes qu'il
écrivait encore il y a dix ans, dans LA GREVE DE SAMAREZ."681
En 1873, un an après l’Exposé des écoles socialistes
françaises, Malon écrit à un ami : “sans les conseils de
celle qui m’est chère, je n’aurais pas produit grand chose
de bon”682 . En 1869, “L’Egalité" remerciait pour sa
collaboration “Mme André Léo, un des premiers écrivains
socialistes de France”, qui écrivait dans cet "organe de la
680
“Revue d’Histoire littéraire de la France”, avril 1985. Je renvoie
à BAL n°2-3
681 Cité par Jean Gaumont, Quelques pages sur Pierre Leroux, dans
l’édition régionale “Centre” du “Coopérateur de France” (sans date)
reproduit dans BAL n° 12, pp. 79-88
682Cité par Alain Dalotel au colloque d’avril 1999.
270
romandes683
Fédération des sections
de l’Internationale”. En
janvier 1871, c'est à elle que la direction de “La
République des travailleurs” avait été confiée parce
qu'“elle était la veuve de Grégoire Champseix, l’ami de
Pierre Leroux”. Le 8 janvier 1871, c’est à André Léo et à
elle seule, selon Jacques Rougerie, que les dix-sept
membres de la Section des Batignolles ont confié la
rédaction de leur Appel : "Il s’agit de donner au peuple ce
lien, ce mot d’ordre, par une voix qui soit bien vraiment
la sienne, qui traduise sa pensée, ses aspirations, ses
douleurs, ses tortures, non pas d’une façon déclamatoire,
mais par les faits […]. C’est par cette appréciation des
faits
injustes,
touchants,
sublimes,
que
l’idée
révolutionnaire saisira vivement les masses […]. Il faut
que la politique devienne la science de tous, la science de
la justice, mise à la portée de toutes les consciences. Il
est temps d’appeler à la démocratie la femme, dont on a
fait l’adversaire par une exclusion insensée. Il faut
initier de bonne heure à nos croyances l’enfant, dont
l’éducation est encore livrée à nos ennemis."
“Ne pas être dupe des mots, ni même des ressemblances
extérieures”. Cet avertissement de Michelet n’a pas été
entendu par les professionnels de l’histoire. Ils ont
confondu le socialisme de Paris et celui de Boussac. C'est
dans des écrits publiés
à Paris qu'entre 1845 et 1848
Michelet
voit
grandir
“le
socialisme
impératif”
et
inévitablement
“tyrannique” qu’il critique comme Heine et
Biélinski. Mais il admire
“Leroux, le meilleur homme de
France, et qui nous a tant servi”684, et quand il écrit
:
“Notre socialisme de volonté n’est pas votre socialisme
involontaire”685, il parle pour le socialisme de Boussac, -et de Jersey. Dès 1845, bien avant d'être exilé à Londres
avec Talandier, à Jersey avec Desmoulins, à Amsterdam avec
Théophile Thoré, à
Lausanne avec Champseix, etc., ce
socialisme avait été chassé loin de la capitale du
royaume : “devenus ministres, les anciens collaborateurs de
Leroux lui accordèrent le "privilège" de fonder une
imprimerie, à condition que ce soit à cent lieues de Paris.
Il leur répondit
qu'à cent lieues de Paris il trouverait
aussi bien qu'à Paris des hommes, des coeurs et des
cerveaux pour comprendre”. Ce récit de Louis Pierre-Leroux,
qui avait partagé les exils de son père à Boussac, Londres,
Jersey et Lausanne, a frappé Georges Clemenceau. A cause de
ce que Proudhon appelait “ses formidables coups de pistolet
683
Avant d’être exilée à Genève avec Malon, elle y avait vécu avec son
mari, exilé de 1851 à 1859, titulaire d’une chaire d’enseignement et
administrateur d’un journal international et libéral intitulé lui
aussi “L’Espérance” Jean Stanley, Les Francs-Maçons proscrits et
l’Internationale ibid. p. 199
684Michelet à D. Bration, le 27 août 1852, Correspondance générale de
Michelet, t. VII, p. 191
685 Cité par Paul Viallaneix, La Voie royale, 1959
271
en l'air”, “le socialisme conciliateur et pacifique paya
pour les bravades et les intempérances de ce frère jumeau”.
En disant cela dans L'Histoire socialiste de Jaurès, G.
Renard est du même avis que Léodile, du même avis que
Pauline Roland et Ange Guépin, qui regardaient Proudhon
comme le premier en date des “dialecticiens matérialistes”
qui ont “importé chez nous le germanisme”. Hartmut Stenzel
disait dans “Romantisme”686 que je veux “battre en brèche la
filiation germanique Hegel-Marx-Engels”. Mais je veux
ruiner aussi la filière Hegel-Feuerbach-Proudhon.
En 1849, Proudhon outrageait Leroux, “le nouveau
Pape”687 quand Sudre anathémisait "la religion du mal". La
même année, Dostoïevski était condamné à mort, Malwida von
Meysenbug se désolait en apprenant qu’en France on
désignait le socialisme comme l’ennemi"688, et Pauline
Roland, sur le point d'être arrêtée, écrivait à Guépin :
“Ce n’est pas avec vous qu’il est nécessaire d’insister
pour faire comprendre que réduire le socialisme ainsi que
le font des dialecticiens matérialistes, à n’être qu’ une
économie politique, c’est non seulement rapetisser mais
paralyser son action.” Dans la triade qui dirigeait
“L’Eclaireur“689, journal des départements de l’Indre, du
Cher et de la Creuse”, elle incarnait le sentiment, Luc
Desages
la
sensation”,
et
Grégoire
Champseix
la
690
connaissance . Depuis 1845, à l’Association Typographique
et Agricole de Boussac, Champseix faisait partie des
vingt-huit
“typographes,
correcteurs,
expéditeurs
et
rédacteurs de la “Revue sociale”. Rédacteur en chef du
Peuple de Limoges, venu à Poitiers, en mars, pour assister
au procès des républicains de Limoges, il y fit la
connaissance de Léodile691. Condamné en avril pour délit de
presse, il s'exila en Suisse, où Léodile le rejoignait et
l'épousa. Champseix était allé "plaider pour le socialisme"
auprès des autorités du canton de Vaud et il parlait des
milliers de réfugiés, débris de l'armée badoise, proscrits
des insurrections itatiennes, bannis de la République
romaine”. Il écrivait cela en 1850 à Louis Nétré, en
terminant sa lettre par le vers de leur ami Pierre Dupont :
“Buvons à l'indépendance du monde”, et Nétré
publiait
cette lettre à Boussac dans la “Revue sociale”, en même
temps que l’éloge de la monumentale Philosophie du
686N°48,
1985, cf BAL,n° 2-3, 1986,pp 34-35
saint homme se souvient d’avoir été Jésus-Christ” Supplément à
la Voix du Peuple, 3 décembre 1849
688Traurige Nachrichten, dixième chapitre de Eine Reise nach Ostende
(1849), qui n’a été édité qu’en 1905, à Berlin, par Gabriel Monod. Cf
Hannelore Teuchert, in Jahrbuch 1998 de la Malwida von Meysenbug
Gesellschaft, pp. 31-42
689George Sand avait pris part à la fondation de ce journal
690Jacques-François Béguin, Ceux de Limoges et ceux de la Creuse, BAL
n° 9, p. 185,
691 Claude Latta, Dossier André Léo, Bulletin de l'association des amis
de Benoît Malon, n° 13, décembre 2000
687”Le
272
socialisme, où Guépin affirmait sa solidarité "avec les
rédacteurs de la "Revue sociale". Emprisonnées à Limoges,
Pauline Roland et Jeanne Deroin écrivaient cette année-là
dans leur “Lettre aux soeurs de Limoges”692 :
“le socialisme est une religion qui laisse à ses adeptes le
devoir et toutes les vertus qu’impose le christianisme et
leur donne la loi de nouvelles vertus supérieures à celles
qu’enseigne l’Evangile, de toute la distance qui sépare la
belle mais incomplète loi d’amour, de la forme républicaine
liberté, égalité, fraternité.”
Guépin ne fut pas communard, ou plus exactement, comme
il disait, "ni versaillais ni communard". En 1888, Malon a
souscrit pour le monument de Guépin. "Excommunié de
l’Université”, Guépin avait participé en 1858 à la
souscription organisée pour Leroux par Jean Reynaud. A
Nantes, en 1870, il offrit l’hospitalité à Leroux, rentrant
de Suisse. En 1865 il avait de même offert l’hospitalité à
la veuve de son ami Champseix.
Soit par lui, soit par
Grégoire Champseix, elle avait compris que ”la nouvelle
religion a déja ses lois, ses institutions et son triangle
sacré...LIBERTE,
EGALITE,
FRATERNITE”,
comme
elle
l'écrivit en 1865. Forte avant la Commune de cet
entrelacement d'amitiés, André Léo allait riposter à
Proudhon aussi fermement que Pauline Roland, et aussi
fermement que Malwida à Bakounine et à Marx. En 1849,
Pauline, Guépin et Champseix connaissaient la réfutation de
Proudhon par Leroux, et Leroux leur avait certainement
raconté l'embarras de
Bakounine et de Marx au dîner de
1844. Commissaire de la République en 48, Guépin avait
engagé les lycéens de Nantes à lire l’Encyclopédie
nouvelle, qu'il regardait comme “le travail le plus
important publié en Europe de 1800 à 1850”. Elle est
résumée693 dans les centaines de pages de La Philosophie du
socialisme où il fait l’éloge du “vénéré Geoffroy SaintHilaire” et de Pierre Leroux, qui “de 1844 à 1848 essaya de
fonder à Boussac une commune associée”. Lui-même, il avait
multiplié les expérimentations sociales, car dès 1831 il
prenait
part aux "congrès scientifiques" (voici le vrai
sens de ce mot galvaudé par la suite) que la police
appelait "congrès républico-saint-simoniens". A Reynaud,
Carnot et Charton, en 1850, il adresse un seul reproche :
”n’avoir pas pour idéal dans un avenir, si éloigné qu’il
soit,
les
communes
sociétaires
associées,
acceptées
aujourd’hui par la majorité des socialistes”. Il reproduit
ce que Pauline lui écrivait : “Association et République
sont deux termes identiques. La société de l’avenir sera
692Lettre
citée par Tchernoff, excellent informateur des dreyfusards
quant à la lucidité prophétique de Pierre Leroux, et quant à ses
relations avec Cavaignac, Louis Blanc, Maurice Hess, Fauvety,
Alexandre Weill, Millière, Briosne, Charles Longuet, Lefrançais, etc.
693 Ce que Frambourg ne remarque pas dans sa thèse sur Guépin
273
communale”.
Léodile
avait
pu
lire
à
Lausanne
la
reproduction de cette lettre avant d’en lire l’original
durant le bienfaisant séjour qu’elle fit chez Guépin, à
l'Oisillère. Ensuite, elle racontera dans L'idéal au
village l’histoire d’ un instituteur désespéré par le 2
Décembre, qui reprend courage auprès d’un bon docteur.
Désormais, André Léo sera aussi intrépide que Leroux et
Guépin694. Aux trois dialecticiens matérialistes devenus les
trois “personnalités privilégiées”695 du pseudo-socialisme,
elle opposera ce que dès 1865 elle opposait à l’impérial
ministre de l’Instruction Publique : “La nouvelle religion
a déjà ses lois, ses institutions et son triangle
sacré...LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE”. Voilà le dogme. Il
vaut tout un catéchisme, et tout un catéchisme y est
contenu”696.
Révoqué, Guépin imprimait à la veille du 2 Décembre
à mille exemplaires (dont la police saisit les trois
quarts) Le Socialisme expliqué aux enfants du peuple.
Citant Pauline Roland (emprisonnée), il annonçait
“à
l’avenir si lointain qu’il soit” les buts que poursuivait
la naissante Société de la Presse du Travail697 :
"1° grouper toutes les Corporations de l’industrie, de
l’art et de la science, afin de leur procurer, par un
mutuel concours, le moyen de défendre leurs intérêts et
d’exprimer leurs besoins par toutes les voies de la
publicité ;
2° organiser des Corporations nouvelles dans toutes les
branches d’industrie, d’art ou de science qui ne sont pas
encore constituées ;
3° généraliser l’assurance contre la maladie ;
4° propager l’esprit d’association générale ;
694
Ecoutons le répondre en 1850 à ses juges, à Thiers, Montalembert et
Monseigneur Dupanloup : "Au point de vue politique, j’ai dit ma foi en
deux mots : je crois aux associations, aux corporations et aux
libertés communales du passé fécondées et développées par la science,
la philosophie, l’industrie de notre époque.
Quant à la question
religieuse,
j’ai
pour
vous,
ai-je
dit
à
mes
juges,
toute
considération. Vous êtes certainement une assemblée pleine de savoir,
mais de quel droit jugeriez-vous mes croyances religieuses ? Je ne
suis ni Jean Hus, ni Jérôme de Prague, pas plus que vous n’êtes le
concile de Constance. Quelle est votre foi commune ? Vous n’êtes même
pas la Sorbonne. Et puis, au nom de quoi m’accuse-t-on ? Il faut
écarter d’abord les philosophes, puis les israélites qui sont très
contents de la manière dont j’ai apprécié Moïse, puis les protestants
qui admettent le libre-examen. Le débat a donc lieu uniquement entre
le catholicisme et moi. Que dois-je au catholicisme ? Je ne suis pas
catholique. Il ne peut donc être question que de respects, d’égards,
de déférence, de savoir-vivre".
695 Dont Jaurès aurait voulu délivrer le socialiste.
696Observations d’une mère de famille adressées à M. Victor Duruy,
éditées à Paris. Cité par B. Segoin. Duruy était maître de conférences
à l’Ecole Normale
697 Dont Desmoulins était le principal animateur. Je renvoie à A. Faure
et J. Rancière, La parole ouvrière (1976)
274
5° établir une agence centrale de consommation dans
laquelle les associés trouveront à meilleur marché des
produits d’une qualité supérieure ;
6°
faciliter
aux
Corporations
l’achat
de
leurs
instruments de travail ;
7° enfin découvrir et propager par la presse les moyens
d’améliorer
la
situation
matérielle,
morale
et
intellectuelle des travailleurs.”
Ce programme était le fruit des réflexions menées
avant 1845 par "la propagande démocratique" et de 1845 à
1848 par
les correspondants de la "Revue sociale".
Transmis par Guépin, il est exposé par André Léo, il est
applaudi par Malon aux réunions républicaines de la fin de
l'Empire. Avec Varlin, avec Reclus, Malon s'enthousiasme
pour l'héroïne qui écrit dans “La Coopération”698 :
“L’association, ce n’est pas un simple rouage à forger,
c’est un nouvel ordre de rapports à établir entre les
hommes. Elle n’a pas seulement pour but le bien-être : elle
oblige à être juste ; elle élève naturellement le niveau
moral.” En écoutant cette femme, Malon entend ce que
Baudelaire appelait, en écoutant Pierre Dupont," le
décalque lumineux
des espérances et des convictions
populaires". C'est à elle que la Section des Batignolles
donnera la parole en 1871. Même pensée, même rédactrice en
1872 quand l'Exposé des doctrines socialistes françaises
dit que “l'idée qui a présidé à la fondation de
l'lnternationale" en 1864 avait été formulée par les
Associations de 48. Voilà, venu de Boussac, le courant de
pensée qui atteindra Jaurès et Péguy après l'amnistie et le
retour des proscrits. Et le confluent coïncidera avec le
dreyfusisme.
“La Sorbonne bourgeoise et capitaliste” (Péguy)
Les
professeurs
d'histoire
enseignaient
récemment
encore qu’en
remplaçant Proudhon, “Marx a constamment
dit lui-même que sa pensée et sa pratique étaient
l’expression du mouvement réel de la classe ouvrière ; en
ce sens la Commune, mouvement réel, faisait du marxisme
sans le savoir”. Quand
on nommait Malon et sa "Revue
socialiste", c'était pour l'accuser d'antisémitisme. Et
c'est au proudhonisme que l'on rattachait cette
“Revue
socialiste”, dirigée après sa mort par Georges Renard,
réformiste que l'on disait proche des fédérés à cause de sa
connaissance de Proudhon", mais attentif à "la tournure
nouvelle, scientifique, d'un socialisme inspiré de Marx et
698
L’année où Ténot définit ce mot dans son Etude historique sur le
coup d’Etat, en disant qu’en 1849 “l’idée républicaine gagnait au sein
des
populations,
en
province
surtout
[…].
L’effacement
des
révolutionnaires extrêmes, joint au progrès croissant du socialisme
libéral – qu’on appelle aujourd’hui Coopération - sur le socialisme
autoritaire, avait facilité un rapprochement sincère entre toutes les
nuances du parti républicain ".
275
classes"699,
de la lutte des
puis dirigée par “deux vieux
militants d'origine ouvrière, autodidactes (comme leur ami
Malon)
et
fidèles
au
proudhonisme
de
la
Première
Internationale, Eugène Fournière et Gaston Rouanet" 700.
“L’amorce d’un véritable tournant" n'a même pas trente
ans. En 1973, l'International Instituut voor Social
Geschiedenis d'Amsterdam disait : "On commence à étudier
sérieusement le problème du fédéralisme”701, en rapprochant
Lucien Descaves et deux auteurs récents. André Decouflé,
qui osait dire : "Les historiens donnent une image tronquée
de la richesse des traditions du mouvement ouvrier. L'appel
du 16 mai 1871 à toutes les corporations ouvrières de Paris
venait de la mémoire collective de plusieurs générations
d'ouvriers”702. Jeanne Gaillard qui précisait : “Quand les
Internationaux
parisiens
parlaient
de
disparition
de
l'Etat,
d'organisation
du
travail
des
femmes,
de
corporations à rénover, ils ne devaient rien du tout ou si
peu que rien à Marx ou à Proudhon, mais beaucoup à des
idées anciennes qui remontent (à tout le moins) à 1848”. En
signalant un projet "d'agglomérations d'au moins cinq mille
habitants, ayant enseignement, service médical, salle de
conférences, cercle philosophique, maison de jeunes, etc.”,
Jeanne Gaillard affirmait
que le "fédéralisme provincial"
qui chargeait d'espérance le mot Commune est "beaucoup trop
complexe pour qu'on puisse le réduire à une seule influence
doctrinale"703. Pour ma part, en 1969, en disant Les
oppposants parallèles, Leroux et Péguy704,j'insistais sur
Le socialisme intégral où Malon disait qu'en 1864, “en
rédigeant le Manifeste aux Prolétaires des Deux Mondes,
Marx avait dû subir la collaboration des Internationaux
parisiens"705. Jusqu'à cette date, “le prolétariat français,
décapité depuis 48 de son élite [risquait de] s’enfoncer
dans le mutuellisme proudhonien”, mais grâce à “des
réminiscences
du
socialisme
idéaliste
français”,
le
socialisme retrouvait en 1864 son intégralité, car “les
impulsions sentimentales, les aspirations fraternitaires
faisaient la moitié de sa force”. Dans l'Exposé de 1872,
Malon ne disait pas cela. C'est Marx qu'il appelait "le
penseur socialiste". Léodile, au contraire, osait écrire
que "les désunions dans l’Internationale”, n'avaient pas
699Notice
de Renard (Georges) dans le Maitron,
Lindenberg et P.-A. Meyer, Lucien Herr, le socialisme et son
destin (Calmann-Lévy, 1977, p. 254, 247 et 182).
Dans ces leçons
d'Althusser,
trois géants de la pensée, Marx, Renan et L. Herr,
jalonnent l’histoire du “socialisme” fondé par David-Friedrich
Strauss, qui a ”changé la face du monde” en réduisant les évangiles à
un tissu d’incohérences
701 Jalons pour une histoire de la Commune de Paris, Van Gorcum,
1973
,Assel, PP VII, 70, 71; 84, 298, etc.
702La Commune de Paris, 1969, p. 305
703Commune de province, Commune de Paris, 1971, pp. 97 et 156
704Conclusion de ma thèse, pp. 348 sq.
705 Et suisses : songeons à Hermann Jung
700D.
276
été causées par les Français. Ce sont les Allemands, par
Marx, qui y font de la concentration et du despotisme, la
fausse unité, celle de Bismark”706.
Malon seul a signé l'Exposé de 1872 et en 1890 Le
socialisme intégral. Mais dans chacun de ces deux livres,
tout n'est pas de lui. Lorsque Jaurès trouvera dans Le
socialisme
intégral l'éloge
du
socialisme
"idéaliste
français” et les félicitations que Malon adresse à Rouanet
parce que Rouanet reprochait au marxisme “une lacune, le
dévouement, l’esprit d’abnégation et de sacrifice”, c'est
Léodile que Jaurès écoute. Avant de devenir l’un de ceux
dont Rouanet dira qu’ils sont très redevables à Leroux et
qu’ils “se donnent le mot pour n’en parler jamais”, Jaurès
a
confié la rédaction de son Histoire socialiste
à ces
trois directeurs successifs de la “Revue socialiste”, aussi
antiproudhoniens qu’antimarxistes707 , Rouanet, Fournière qui
ne connaissait pas d’âme plus socialiste et de cerveau plus
fécond que Leroux, et G. Renard, qui affirmait : “Nous
vivons encore de la moelle de leur pensée” en parlant de
“George Sand, Lamennais et principalement Pierre Leroux,
véritable ancêtre de Tolstoï, apôtre de la non résistance
au mal”.
Rapprochons nous ici de Gabriel Monod et de Péguy.
Major de promotion à la rue d’Ulm en 1867, G. Renard fut en
1870engagé volontaire. Il parlait avec admiration de “notre
grand Michelet”, comme Gabriel Monod. Il fut durant la
Commune
secrétaire du colonel Rossel708, dont André Léo et
Malon
prirent
la
défense.
Pasteur
de
l’Eglise
"évangélique"
de la rue Taitbout et maître cher à G.
Monod,
Edmond de Pressensé
avait
comme Leroux critiqué
709
La Vie de Jésus de Renan . En mai 1871, il aida André Léo à
s’enfuir et à chercher refuge en Suisse.
Parce qu’Engels écrit à Marx, en décembre
1851, que
les paysans sont une “race de barbares”, on croit que “les
organisations ouvrières cultivent le mépris des culsterreux”710. On range parmi les “communautés d’inspiration
fouriériste” l’Association typographique et agricole de
Boussac. Mais en 1845, dans Le péché de Monsieur Antoine,
George Sand donnait en exemple le fondateur d’“une commune
706
André Léo à son amie Mathilde Roederer, le 21 oct. 1871, cité par
B. Segoin, l. cit.
707G. Renard conclut son tome de l’Histoire socialiste en disant que
parmi les socialistes aussi, le 2 décembre
entraîna "l'éclipse des
visées humanitaires et des vastes projets de réforme. L'influence
passa aux penseurs qui se font les champions de la science et de la
force, et qui comptent sur la fatalité de l'évolution plus que sur la
puissance des sentiments et des idées. En d'autres termes, c'est la
victoire de Proudhon et de Blanqui sur Louis Blanc, Pierre Leroux,
Considerant, et de Karl Marx sur Proudhon lui-même.”
708Fusillé par les Versaillais vainqueurs, et honoré par le général de
Gaulle
709Anne Chevereau, George Sand du catholicisme eu paraprotestantisme,
1988, p 295
710André Glücksmann, Les maîtres-penseurs, 1977, p.290.
277
où seront associés des hommes libres, heureux, égaux”. A
Boussac, "les vingt-huit apôtres de la solidarité humaine”
avaient décidé de lutter contre la misère du “prolétariat
paysan”, et en 1858 Desmoulins disait dans “L’Espérance”
pourquoi Leroux avait ajouté une ferme à son imprimerie :
“pour détruire l’influence homicide du capitalisme, il
fallait créer une autre source de richesses, par un
développement
considérable
de
l’agriculture,
par
une
agriculture nouvelle”. Malgré les railleries, Leroux et ses
amis avaient décidé de lutter contre la misère en
expérimentant la théorie de Liebig : ”Jenes Kilogramm Urin,
das verlohren geht, bedeutet den Verlust eines Kilogramm
Getreide, Chaque kilo d’urine perdu signifie la perte d’un
kilo de céréales”. Parlant à Guépin des projets de vastes
fermes louées, et comportant maison de retraite et écoles,
et du Statut signé par tous les associés de Boussac,
Pauline Roland lui disait en 1850 : “La fausse économie
politique a exagéré le développement de l’industrie aux
dépens de l’agriculture. En retournant à la terre, le
socialisme, comme l’antique Antée, retrouvera sa force
épuisée.” Elle ajoutait : “Ce que nous avons tenté,
d’autres le tenteront demain”. En 1900, dans son testament,
André Léo inscrira un “legs d’une petite rente à la
première
commune
qui
voudrait
essayer
le
système
collectiviste par l’achat d’un terrain
travaillé en
commun, avec partage des fruits.” On parlerait aujourd'hui
d'écologie et de socialisme de proximité.
Malon partageait ces perspectives municipalistes, qui
unissaient au réalisme matérialiste une lucide perspective
politique : “La grande antithèse sociale”, Balzac le
disait, c’était “Paris-Province”. “Les ruraux” jalousaient
les citadins, ils détestaient “la dictature parisienne”,
qui était le but de Blanqui, et
“les grands coups de
pistolet en l’air” dont Proudhon raffolait. En Juin 48 et
en mai 71, la répression a été aggravée par cette haine que
Leroux711 et André Léo s’efforçaient de vaincre. “Dès 1849,
l’idée républicaine gagnait au sein des populations, [en
particulier] dans les populations agricoles du Centre”.
“Phénomène important” que Ténot soulignait712 au moment où
André
Léo
s’attachait
à
faire
comprendre
aux
“prolétaires”des campagnes qu’en réalité “les partageux”
voulaient partager avec eux. S’adressant “non seulement à
l’intelligence et au coeur mais aux appétits matériels”,
elle disait en 1871 : “nos intérêts sont les mêmes. Paris
veut que le fils du paysan soit aussi instruit que le fils
711
En 1987, dans La IIème République, Mme Inès Murat a aperçu l’action
de Leroux à cet égard.
712Paris en 1851, étude historique sur le Coup d’Etat, pp. 24 et 50, où
on lit encore “l’effacement des révolutionnaires extrêmistes, joint
aux progrès constants du socialisme
libéral, --- ce qu’on appelle
aujourd’hui coopération-sur le socialisme autoritaire, avait
facilité un rapprochement sincère entre toutes les nuances du parti
républicain”.
278
du riche, et pour rien. La terre aux paysans, l’outil à
l’ouvrier, le travail pour tous.”713
Amnistié en 1880, enfin de retour à Paris, Malon fut
accueilli à la gare par Clemenceau714. C'étaient les deux
Français que Marx, à cette date encore, espérait "amener
au socialisme allemand”715 , Clemenceau, par l’intermédiaire
de son gendre Charles Longuet716, et Malon par les “ficelles”
qui tenaient Guesde. Marx fut déçu : au Congrès de SaintEtienne,
qui en 1882 réunit deux mille huit cents
socialistes, Malon fit exclure du Parti Ouvrier Français,
explicitement, les “marxistes”717 . Et pour montrer que le
socialisme marxiste a “tout fait pour rétrécir les idées du
socialisme contemporain”, c’est à La Grève de Samarez que
Le Socialisme intégral emprunte la définition du socialisme
que Leroux avait donnée dans le Discours Aux Philosophes
(1831). Discours que Jaurès fit applaudir à la Chambre des
Députés 718 en 1893, et que Clemenceau cite en 1896, quand il
dit que Leroux “opposait un terme rationnel à la thèse de
l’individualisme. Pierre Leroux n’avait point créé le mot
au hasard. Car il en sut déterminer le sens précis.”719 “Le
Journal” de Clemenceau répondait ainsi, comme “Le Peuple”
d’Allemane, “la Petite République” de Millerand et “la
Revue socialiste” de G. Renard, à l’appel que Louis PierreLeroux avait adressé aux amis de Malon, c’est-à-dire aux
non guesdistes.
Catastrophiquement, la Sorbonne a donné la victoire aux
guesdistes : en 1984, quand on a pour la première fois
appris qu’en 1890, “presque pendant une nuit entière, Herr
et Jaurès s’étaient entretenu de Luther, Hegel, SaintSimon, Cabet, Leroux, Proudhon, Marx, etc. avec une
érudition équivalente”720 , Leroux était de loin le moins
connu de ces auteurs. Jaurès a répondu à l’appel de Nadaud
et de Clemenceau pour le monument de Pierre Leroux721 , mais
un siècle plus tard cela était encore nié par la Société
des Etudes Jaurésiennes, soumise aux “disciples marxistes
713André
Léo, Au travailleur des campagnes, dans “La Commune” du 4
avril 1871, imprimé dans la province à plus de 100 000 exemplaires et
reçu avec faveur selon Malon par les paysans, in André Léo, “Le Lérot
rêveur”, 1987, p. 30
714Ils avaient tous les deux été députés
de la Seine à l’Assemblée
Nationale en février 1871
715Marx l’écrivait à Sorge en 1880
716C’est au contraire Clemenceau qui convertit Longuet au radicalisme”,
Duroselle, Clemenceau,p. 183
717Mme Carrier-Reynaud au colloque d’avril 1899, in Benoît Malon ,
Publications de l'Université de Saint-Etienne 2000
718Comme P.-F. Thomas l’a écrit en 1904. Rappelons qu’en 1898 Péguy
relit tout ce que Jaurès a publié et en extrait les deux volumes de
L’action socialiste
719 Clemenceau, Pierre Leroux, “Le Journal”, 21 février 1896
720 Max Gallo dans Le grand Jaurès
721
J’ai montré cela en 1983 dans Pierre Leroux et les socialistes
européens, p. 96 . Ce livre a été mis au pilon
279
de Herr”, lequel était moins
proche de Malon que Jaurès,
et beaucoup moins proche d’André Léo que Descaves.
Malon vulgarisateur
“Sensation, sentiment, connaissance”. A Boussac,
Champseix avait composé “en triade”. Le sentiment avait été
la part de George Sand, dont l’Exposé de 1872 rappelle
qu’elle était une "disciple de Pierre Leroux”. Pour
combattre “l’individualisme, si fort à la mode en ces
tristes
jours”,
elle
avait
pratiqué
“l’association
littéraire”
en
se
présentant
modestement
comme
“le
vulgarisateur de la philosophie de Pierre Leroux”. Ses
chefs d’oeuvre étaient à ses yeux leurs “enfants”. Elle fut
un modèle pour Erckmann et son ami Chatrian722, comme pour
André Léo723 , qui sans doute aurait voulu qu’on dise de
Benoît Malon et d’elle ce qu’on disait d’Erckmann-Chatrian
: “les deux inséparables”. Ces deux quarante-huitards
s’étaient liés avec Gustave Lefrançais, qui avait milité
avec Pauline Roland à l’Association des Institutrices,
Instituteurs et Professeurs socialistes. “Les idées de
s’associer qu’avaient en 48 les ouvriers [leur semblaient]
justes” et plus fortes de jour en jour”. Ensemble, ils
inventèrent un paysan capable de raconter l’Histoire de la
Révolution en disant : “Je vous parle à vous, le premier
venu, à toi, soldat, à toi, ouvrier, à toi, paysan, à vous
tous qui n’êtes pas de la noble race, qui ne demandez pour
tous que l’égalité devant la loi”.724
En signalant le tournant amorcé par A. Decouflé et J.
Gaillard,
l'lnternational
Instituut
voor
Social
Geschiedenis louait L. Descaves, l’autodidacte qui a si
bien fait revivre les Communards antibakounistes dans
Philémon, vieux de la vieille. A ses yeux, dans la Section
des Batignolles, Elie Reclus, "ce héros moderne", et Elisée
Reclus, “une des plus parfaites boussoles que l’homme libre
ait eues”, l’emportaient sur Malon, mais personne, ni parmi
les Communards, ni parmi les communalistes membres de la
Fédération jurassienne antimarxiste, ne l’emportait sur
André Léo, “auteur de romans supérieurs à ceux de George
Sand, mère très aimante, femme d'une rare distinction”.
Détenteur des lettres de Malon à Léodile, Descaves jugeait
qu’“une biographie de Léodile Champseix ne serait pas à
722
En 1851, le
soir où on joua Claudie, ces deux étudiants
républicains
entendirent
“une
immense
clameur
dans
le
monde
dramatique. On veut du naturel et du style, sans ficelles, sans
discours, sans coups de théâtre, sans complication aucune. C’est une
belle chose que le génie. George Sand a fait un chef d’oeuvre.”
723George Sand elle aussi, malgré son prénom masculin, était mère de
deux enfants
724
A cet homme du peuple ils donnèrent pour parrain “le meilleur des
hommes, un ami de la justice et de l’humanité” nommé Leroux. Je
renvoie à L. Schoumacker, Erckmann-Chatrian (1933) et à mes articles,
RHLF,1990, n° 45 et “Lectures, 25”, 1789 e dopo (Bari,1990)
280
l'avantage de
En bon lecteur de La Grève de
Samarez726, il pensait probablement aux mots de Leroux à Hugo
: “Vous ne mettez jamais de note, et vous voulez que toute
la gloire soit pour vous”.
Acclamé par la majorité des
deux mille huit cents socialistes au Congrès de SaintEtienne (1882) et accompagné au cimetière par dix mille
ouvriers, Malon était devenu le révolutionnaire pacifique.
Jaurès lui succéda dans ce rôle,
après avoir collaboré à
la “Revue socialiste”, comme Léodile et Péguy. Léodile
pouvait-elle oublier celui que Champseix appelait “le
révolutionnaire pacifique”, celui qui disait dans Job
comment il avait été “escamoté” ? Péguy ne les nomme pas,
quand il parle des “misérables solitaires qui sont les
éternels parents pauvres des révolutions parvenues”, mais
il a le droit de dire qu’il est “solidaire des hommes
d’exil”. Il a eu pour amis G. Renard727, Bernard Lazare et
Descaves, ami de Lefrançais, compagnon
à Londres en 1852
d'Elisée Reclus, de Leroux et de Desmoulins, puis de Malon,
en 1872, en Suisse, où Reclus fut l’ami et le maître de
Kropotkine. A Bruxelles, Reclus et Kropotkine seront des
modèles pour Bernard Lazare, et en 1897 Zola les appellera
tous les deux "mes saints anarchistes", en écrivant
J'accuse dans "l'Aurore" où Clemenceau emploiera André Léo
et
Lefrançais.
Animateur
des
Bourses
du
Travail,
728
“antimarxiste”
avec
Allemane,
Pelloutier
faisait
confiance à "des hommes comme Descaves ou Bernard Lazare
pour vaincre l'infamie sociale". En 1903, Descaves édite
les Souvenirs d'un révolutionnaire où Lefrançais publiait
le Programme résumant la pensée de Boussac et présenté aux
enseignants socialistes, le 30 septembre 1849, par Pauline
Roland.
Moins bien informés que Péguy et plus proches de
Jaurès, Daniel Halévy pense que ”Malon avait le génie du
coeur”729, et Anatole France demande730 : "Quels riches eurent
jamais aussi pleinement qu'Epictète ou Malon la charité du
genre humain”. Fournière731 affirme que “la vie de Malon a la
bonté pour moteur initial et essentiel”. Mais il n’ avait
connu Malon qu’à partir de 1880732 , et Jaurès n’a connu
Malon"725.
725
Allusion, peut-être, aux infidélités de Malon, dont André Léo
a
beaucoup souffert avant de rompre en 1878
726où il prenait des notes qu’il a données à B. Souvarine, admirateur
de Leroux et de Péguy.
727Qui lui non plus ne suivra pas Jaurès à la SFIO
728Fier de son ascendance vaudoise et de son grand père quarantehuitard lié à Leroux et à Guépin.
729“Revue de Paris”, 1er décembre 1899
730dans un “cahier” publié par Péguy
en 1900, l’année où Halévy écrit
cela dans la “Revue de Paris”, tandis que Tharaud écrit à un ami :
"Malon avait de l'âme de Péguy”
731Ouvrier, emprisonné pour faits de grève, il était guesdiste, en
1880, quand il fit la connaissance de Malon. Cessant alors d’être “le
reflet d’un autre et l’écho de sa voix”, il renonç[a] à l’idée de la
force pour adhérer à la force des idées.”
732 La rupture entre Léodile et Malon semble dater de 1878
281
Malon que par ouï-dire. En 1890, Jaurès espérait que “la
personne du Christ” serait renouvelée et prolongée par le
socialisme”. Cette idée, l’année suivante, est traduite par
le mot “aeternitas”733, quand Jaurès voit “l’image de
l’humanité, de l’éternité” dans le Socialisme intégral. Là,
Malon rappelle qu’en 1864, dans leur Manifeste aux
Prolétaires
des
Deux
Mondes,
les
Internationaux
proclamaient comme “base de leur conduite envers les hommes
la vérité, la morale, la justice, sans distinction de
couleur, de croyance ou de nationalité”. Et il cite734 le
Discours prononcé par Leroux à l’Assemblée, le 15 juin 48
:
"Si vous ne voulez pas sortir de l’ancienne économie
politique, si vous voulez anéantir absolument toutes les
promesses non pas seulement de la dernière révolution mais
de tous les temps de la révolution
française, dans toute
sa grandeur ; si vous ne voulez pas que le christianisme
lui-même fasse un pas nouveau ; si vous ne voulez pas de
l’association
humaine,
je
dis
que
vous
exposez
la
735
civilisation ancienne à mourir dans une agonie terrible” .
“Normalien et ami de Malon, quel est le pire ?”(Engels) 736
Les marxistes-engelsistes
rangeaient Jaurès parmi
les “malonistes
et malhonnêtes”, car le socialisme
intégral leur semblait “un socialisme pour Maçons et
spirites, un soi-disant complément au marxisme aussi
monstrueux que la ceinture herniaire dont les bandagistes
affublent les chefs-d'oeuvre de la statuaire antique”737.
”Songez au socialisme intégral de Malon”, disaient les
marxistes-proudhoniens, pour montrer que "l'autodidacte est
une manière de cuistre ingénu”738. Mais une balle de revolver
a fait de Jaurès un martyr, "le Saint,le Juste, l'Apôtre,
le Messie" aux yeux de Léon Blum. En exploitant sa mémoire,
ses hagiographes739 dissimulent ce qui est la gloire de la
733dans
la thèse latine sur Le socialisme allemand
II, p. 173.
735Ce que confirmera le nihilisme proclamé par Herzen après la terrible
répression qui a suivi l’insurrection des 23-26 juin : “Vive la mort,
mes amis. Paris a fusillé sans jugement !”
736 Parlant de Jaurès à la fille de Marx, Friedrich
Engels-Paul et
Laura Lafargue, Correspondance, Editions sociales, t. III, le 14 mars
1893. Jaurès venait de louer
le
Socialisme intégral dans sa thèse
latine dont la traduction, publiée en 1992 dans la “Revue socialiste”,
a été rééditée en 1960 chez Maspero, avec une préface de Lucien
Goldmann
737 Ainsi disait Deville, guesdiste,
738 Ainsi disait Edouard Berth, sorélien
739Surtout Henri Guillemin, maître célébré autant que Jaurès dans
L’idéologie française (1981), livre néfaste dont ”les attaques contre
la nation ont précédé et déterminé l’émergence d’un pseudonationalisme régressif au Front national”, comme Emmanuel Todd le dit
fort bien dans L’illusion économique, essai sur la stagnation des
734Tome
282
France, ce qui relie le vrai dreyfusisme et le gaullisme
authentique. Durant les années où la
Revue fondée par
Malon a conquis l’élite de la rue d’Ulm, elle diffusait en
brochure l’article le “principal théoricien socialiste”740,
le docteur Julien Pioger, écrivait : "Leroux pensait pour
toute l'humanité, et
cela explique le caractère de
religiosité qu'on a parfois reproché à ses ouvrages.”
Selon Jaurès, le socialisme entendu purement n’est pas
irréligieux, et le christianisme pourra se réconcilier avec
lui.
La
caste
hégémonique
soi-disant
jaurésienne 741
enseignait
récemment
encore
que
Leroux
était
“très
742
chrétien, très catholique” , et qu’il n’était lu ni par
Jaurès ni par ses amis, qui étaient proudhoniens s’ils
n’étaient pas marxistes. Dans les oubliettes où la réaction
cléricale avait déjà caché l’Encyclopédie nouvelle et La
Philosophie du socialisme,
l’école soi-disant laïque a
donc jeté aussi deux oeuvres faites pour le peuple, la
“Revue socialiste” et les deux tomes de l’Histoire
socialiste que Jaurès avait confiés aux quatre amis de
Malon, G. Renard, Millerand, Fournière et Rouanet. Dans la
notice consacrée à G. Renard par le Maitron743, à peine si le
nom de Jaurès apparaît, en note. Or, durant l’été 1895,
avec sa famille, G. Renard passait ses vacances à
Bessoulet, dans le Tarn, avec Jaurès et sa famille. Le
soir, “on bavardait longuement”744 . A la rentrée,
Renard,
Rouanet
et
Fournière
étaient
au
premier
rang
des
signataires de la Déclaration affichée à la rue d’Ulm par
Péguy : “Pour chercher le remède au mal, nous voulons
propager
un
socialisme
scientifique,
un
socialisme
intégral”. En 1897 Renard écrit dans la “Revue socialiste”
: “l’idéal socialiste est une règle de jugement comme une
règle de conduite. Après le long inter-règne de l’idéal,
durant lequel Taine et Renan avaient bafoué la volonté de
fonder sur cette base : l’égale liberté, l’égale dignité de
l’homme, il faut superposer aux sciences morales et
politiques une science de l’idéal individuel et social, une
science de la Justice, comparable à ce qu’est, pour
l’architecture, la géométrie.” En 1898, Descaves n’est
sociétés développées (Gallimard 1998, p 155. Cf BAL n° 13, pp. 203,
217)
740C’est ainsi que cette revue avait qualifié le docteur Julien Pioger
en 1893, au moment de la mort de Malon. Pioger avait opéré Malon au
moyen d’une trachéotomie
741
“La
filiation
germanique,
la
ligne
Hegel-Marx-Engels”
que
“Romantisme” m’objectait en 1985.
742
"Panorama", France culture, 1983. En 1872, Malon ne confondait pas
catholicisme et “néochristianisme”
743
Le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier qui fait
mondialement autorité
744Max Gallo, Jean Jaurès. En 1885, quand il "n'était qu'universitaire
et député", comme dit Max Gallo, Jaurès n’avait pas osé se présenter
"aux "héroïques socialistes" qu’étaient à ses yeux Malon et ses
camarades. Auprès de G. Renard, ancien comme lui de la rue d’Ulm, il
pouvait apprendre ce que sa famille bourgeoise, dans le Tarn, avait
totalement ignoré, l’invasion, la Commune, le mouvement ouvrier
283
probablement pas seul à penser au sacrifice d’une héroïne
contemporaine quand G. Renard745 met en vente à la librairie
de la “Revue socialiste”, à côté du Socialisme intégral,
"un drame en trois pièces,
la Jeanne d’Arc,
dédiée “A
toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort
humaine pour tâcher de porter remède au mal universel, A
toutes celles et à tous ceux qui auront connu le remède
[...],
l’établissement
de
la
République
socialiste
universelle”.
Porter remède. Réparer. Faire réparation. Réhabiliter.
G. Renard et Clemenceau rejoignent ici Gabriel Monod, qui
veut “renouer avec la tradition interrompue”. “Il serait
temps, écrit G. Renard pour conclure La République de 1848,
de proclamer et d’acquitter notre dette envers nos
précurseurs746. Nous vivons encore de la moelle de leur
pensée”. Guépin avait écrit “nous” en 1850 en parlant des
“fils en esprit”. En 1858, Talandier disait de même
“filiation intellectuelle”. Même idée chez Clemenceau au
souvenir de Leroux747 : “Sommes-nous vraiment les fils de ces
enthousiastes de 1830 qui conçurent l’entreprise de refaire
une pensée française, de ces rêveurs de 1848 qui tentèrent
dans la barbarie des bastilles l’aventure d’un ordre de
justice et de paix ?”
“Les champions de la science et de la force” ne songent
pas à porter remède. C’est le caractère automatique748 de la
dialectique feuerbachienne et de la Loi des Trois Etats qui
plaît à Proudhon. Il donne au mot science
le sens de
Wissenschaft, et le docteur Guépin avait raison de dire
qu’il importait chez nous le germanisme. Devenue une
“tradition solidement établie”, cette filière sociologique
a dicté aux professionnels de l’histoire des prétentions
géométriques qui firent tort à l’esprit de finesse. “Herr
était trop intelligent. Il était obsédé par l’idée de
fonder sur le savoir un corps de doctrine nouveau”749 . Il
était ébloui par ce que Michelet reprochait à Hegel : “la
méthode qui formule”. Jaurès crut pouvoir faire la synthèse
entre Herr et Renard. Mais en devenant l’indéfectible
soutien du ministère qui célébrait Hugo et Renan750, il
745Qui
avait publié La conversion d’André Saveney 1892, trois ans avant
que Péguy écrive en 1895 : “cette conversion demeure peut-être le plus
grand événement de ma vie morale”.
746”George Sand, Lamennais et
principalement Pierre Leroux”, ceux que
Jaurès appelait “nos maîtres de 1848”
747Qui disait : “La solidarité entre les générations est la première
condition du socialisme”
748 Isaiah Berlin parle de “moteur à trois temps”
749 Alain et bien d’autres ont confirmé ces mots d’Andler, qui s’es t,
comme Jaurès, soumis à L. Herr, avant d’ouvrir les yeux et d’écrire
:”J’étais moi-même tout à fait aveugle”.
Péguy resta avec Bernard
Lazare, Gabriel Monod et Georges Renard, auteur au moins d’un roman,
750Les deux ultimes ennemis de Leroux
284
oublia qu’en 1896 la réédition des Oeuvres de Leroux
paraissait urgente à la “Revue socialiste”751.
Au mécanisme, Leroux opposait les sciences de la vie.
Ami des médecins, ami de Geoffroy Saint-Hilaire, il
étudiait “la vie qui se nourrit en s'assimilant les
produits antérieurs de cette vie même”. Le docteur Guépin
avait été, comme Leroux, ami du docteur Alexandre Bertrand,
avant d’avoir pour ami le docteur Benjamin Clemenceau.
Médecins des pauvres, particulièrement attentifs, comme le
docteur Pioger, aux maladies contagieuses. Clemenceau avait
fait trois années d’études de médecine. Il écrivait le 21
février 1896, dans “Le Journal” :
“C’est sous le drapeau du socialisme que les salariés de
l’industrie firent en 1848 leur entrée dans l’histoire du
suffrage universel en action. Depuis ce temps, tout
l’effort des penseurs en quête des conditions de l’ordre
nouveau a été de dégager quelque partie de la révolution
profonde contenue dans ce simple mot.
Pierre Leroux n’avait point créé le mot au hasard. Car il
en sut déterminer le sens précis, par l’exposé du principe
de solidarité qui apparaît aujourd’hui comme le moi
supérieur, et de l’homme et du monde. L’ordre de justice
attendu doit dériver désormais du fait fondamental,
scientifiquement constaté, de l’interdépendance de tous les
hommes composant l’organisme social. Cette vérité si
simple, que la reculée de l’histoire fait clairement
apparaître comme le couronnement de la solidarité organique
des êtres, Pierre Leroux eut la gloire de la mettre en
lumière avant que les travaux des grands biologistes ne
l’eussent mise hors de conteste.”
Cette année-là, le centenaire de Pierre Leroux offrait
à Clemenceau et à Fournière l’occasion de manifester l’idée
qu’avec Malon ils avaient victorieusement défendue contre
les guesdistes. Fournière, après la Commune, s'était
efforcé comme Leroux après 48 de réconcilier les fils des
victimes avec la République, en fondant un "journal
républicain d'ouvriers socialistes" qui s'appelait Le
prolétaire. En 1880, une fois votée la Loi d’amnistie
générale, Allemane, Schoelcher et Pelletan avaient confié à
Clemenceau la présidence d’une Société des Droits de
l’Homme et du Citoyen
où il se proposait de “réunir les
Fils de la Révolution, appartenant aux fractions diverses
de la grande famille républicaine”752 . Devant ces vétérans,
revenus de Londres, de Jersey, de Lausanne ou de la
751
Aujourd’hui il faut apprendre
l’italien pour lire Le Carrosse de
Monsieur Aguado, “le seul dialogue dont tous les interlocuteurs sont
des prolétaires”, comme disent Angelo Prontera et Leonardo La Puma en
publiant cette traduction à Lecce en 1984 dans Pierre Leroux, libertà,
uguaglianza, comunione, ed Milella, Lecce
752C’est dans ce contexte historique qu’il faut comprendre le mot que
François Furet lui reprochait, “la révolution est un bloc”.
285
Nouvelle Calédonie, Clemenceau pensait que son père avait,
comme Leroux, pris part aux Trois Glorieuses, et il
demandait humblement :
“Qui sommes-nous ? Peut-être notre modeste destinée sera-telle de transmettre, obscure et vacillante en nous, la
flamme qui doit éclater en lumière dans les esprits qui
viendront.”
Inespéré, le phénomène auquel on a gardé le nom753 de
dreyfusisme naît alors de cette fidélité au patrimoine
persécuté. Cinq années plus tard, après le Triomphe de la
République, en 1901, Clemenceau dira fièrement : “La petite
troupe qui s’est présentée aux barricades morales de la
presse et de la parole publique avait au coeur le même
courage que ses devanciers des plus sanglantes épopées”.
C’est alors qu’est décidée l’érection à Boussac de la
statue de Pierre Leroux. Mais en 1902 un nouveau ministère
instaure ce que Péguy appelle “la politique improprement
nommée anticléricale des radicaux de gouvernement.” Le 17
novembre
Clemenceau
rappelle
au
Sénat
que
“l’idéal
républicain de libération humaine” entendait “enlever le
pouvoir sur les âmes”, non pas seulement à l’Eglise, mais
aussi à l’Etat. Le 8 décembre Péguy publie ce discours, et
il le commente le 1er mars 1904 en écrivant : “Le plus
grand mouvement des temps modernes, remis criminellement
aux mains des politiques parlementaires, a versé presque
entièrement dans la plus basse démagogie radicale.” Il
emploie les mots “autoritaire, bourgeois, gouvernemental,
vulgaire, électoral” pour qualifier “l’anticatholicisme
radical et radical-socialiste”. Que Clemenceau réprouve en
disant
"catholicisme
civil,
laïque,
avec
un
clergé
universitaire". Léon Blum au contraire s'enflamme pour "le
nouvel évangile humain, la religion civile" dont Jaurès lui
semble "le Messie".
Parmi les anciens combattants de 14-18 restés fidèles
au “communisme révolutionnaire de la France”, les “cahiers”
ont eu une postérité. Afin d’“être tout à fait dans le ton
des cahiers de la quinzaine”, Guéhenno avait en 1926
demandé à Guilloux des souvenirs d’enfance et édité Colline
en 1928. Trois fils de cordonnier, se souvenant que Péguy
disait :”je parle à un homme du
peuple de pair à
compagnon” en se moquant des écrivains qui “descendent au
peuple”. Fils de charpentier, Poulaille nommait en 1930,
dans Le nouvel âge littéraire, quatorze membres de
“l’extraordinaire
équipe”
rassemblée
par
Péguy
aux
“cahiers”. En 1935, ayant avec Giono signé un manifeste
antistalinien754 dans “la Révolution prolétarienne”, il
tenait tête aux intellectuels staliniens en soutenant au
Congrès des écrivaivains un éminent historien antifasciste
753
754
Bien mérité, certes, mais qui ne devrait pas dispenser de réfléchir
Journal de l’occupation, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1196
286
Salvemini755
réfugié en France, Gaetano
qui osait affirmer :
“Je ne me sentirais pas le droit de protester contre la
Gestapo
et l’OVRA fasciste si je m’efforçais d’oublier
qu’il y a une police politique soviétique.”
Leroux et
Bernard Lazare étaient cités dans le Nouvel âge littéraire
que Poulaille avait dédié à Descaves et à Paul Delesalle.
Mécanicien de génie devenu libraire756, Delesalle était “un
militant ouvrier, essentiellement autodidacte, rien de
commun avec le saliveur, le perroquet, le cabotin qui fait
mentir le prolétariat à son propre destin”.
Ces mots de
Maurice Dommanget, “homme excellent et très compétent”
m’ont été cités par Boris Souvarine. Autodidacte lui aussi,
admirateur de Péguy,
de Descaves et de Poulaille, il
continuait contre le Parti intellectuel “l’enseignement
supérieur extérieur à la Sorbonne” qu’avaient donné les
“cahiers”. Poulaille habitait à Palaiseau la maison qui
avait appartenu à Delesalle. Et dans le jardin de
Delesalle, Péguy
était venu
planter un
noyer,--”un
noyer
magnifique et couvert de noix” dont
Poulaille me
disait : “J’en étais fier du noyer de Péguy !” 757.
Conseiller littéraire de la
C.G.T. de 1924 à 1939,
Poulaille a écrit dans “Le Peuple, journal de la CGT”, en
juillet 1939
: “Péguy, mystique et réaliste à la fois,
était socialiste, au sens des Reclus et des Kropotkine.
CHAPITRE XIII
Michelet “républico-socialiste” --”Weil ich socialist bin,
darum bin ich Demokrat” — Gabriel Monod et les “cahiers” —
“Les vrais dreyfusards” — “La masculine Sorbonne”
En 1853, dans une Leçon publique
du Cours de
Phrénologie, Leroux
reproche à Michelet d’ adopter
à la
suite d'Augustin Thierry le “système des races”.
La
publication
de ce Cours était annoncé dans “L'Homme”, où
Michelet venait d’ exalter “les Vaudois, libres chrétiens,
simples travailleurs”, parce que ces paysans avaient
contribué à la préparation du mouvement hussite dont le cri
755Lecteur
des “cahiers” et sévère à l’égard de Mazzni comme Leroux,
Malwida von Meysenbug et Giono,
756Dont Sorel et Lénine furent les clients
757 “ Vous le verriez -- mais l’an dernier il a été él ectrocuté,
lorsque l’on
installé l’électricité dans le chemin. Tous les jours,
je le regardais avec l’espoir qu’il reviendrait à la vie. Mais comme
son maitre il avait été assassiné.” Poulaille habitait à Palaiseau la
maison qui avait appartenu à Paul Delesalle
287
“La coupe au peuple”
retentit cette année-là dans Le
Banquet. Déjà, dans Le peuple en 1846, Michelet avait lancé
ce “cri franc des Hussites”, un an après avoir promis à
George Sand de [la] suivre de loin”. Dès 1842 elle avait
dit dans Consuelo le maître-mot démocratique expliqué en
1839
dans Egalité . 1853, c’est l’année où Hugo acquiert
un extraordinaire prestige
en publiant Les Châtiments.
Michelet ne peut pas ignorer la différence de vues entre
les deux principaux porte-parole de la proscription, et en
1854 il
ne joint pas
le nom de Hugo aux noms des deux
proscrits dont le souvenir s’impose à lui, il
écrit, en
nommant Quinet comme un alter ego,
“Leroux
nous a
préparés”, Plus tard,
publiquement, mais sans nommer
Leroux, il
lui donnera raison tard quant au syst!me des
races, en préfaçant une réédition de son Histoire romaine.
En violant la Constitution de décembre 1848, LouisNapoléon avait parjuré. Comme le Grand prêtre d'Athalie,
Hugo affirmait que dans le ciel
les rois ont un juge
sévère, qui châtie par des Waterloo les 18 Brumaire et les
2 Décembre. Mêlant les antiquités de Rome (Senatus
populusque) et celles des Rois de
Jérusalem, il donnait
“rendez-vous à la lumière en 1960, 1980, 2000”. Leroux
répondait à Hugo : “Mon fils, méfie-toi des Tables”. Leroux
n'accusait pas principalement le Prince Président, ni
uniquement, comme Marx, le système capitaliste. Le 2
Décembre n’était pas selon lui un nouveau 18 Brumaire, mais
une nouvelle
Saint-Barthélémy. De fait, c'est la défaite
de “la religion du mal, le socialisme” que célébrait en
Décembre 1851 le Te Deum de l’Archevêque de Paris. Cette
hypocrisie d'Etat semblait à Leroux beaucoup plus grave que
le
viol d'une
Constitution qu'il avait duement
désapprouvée à l’Assemblée Nationale. Leroux ne vaticinait
pas. Historien, s’adressant au “grand poète” venu pour
l’entendre, il disait “La France renaîtra”, il
rappelait
un précédent : “la France libre” était au Second Empire ce
que le Refuge avait été à “la France esclave”, après la
Révocation de l'Edit de Nantes. C'est Leroux qu'on entend
quand on dénonce dans le blanquisme et le marxisme ce que
George Sand appelait “l'athéocratrie” et Bernard Lazare “la
théophobie”, quand Péguy appelle
Emile Combes “César en
veston”, quand le Pasteur Raoul Allier
retrouve dans les
projets de Lois, en 1902, la trace des mesures prises en
1685 contre la “Religion prétendue Réformée”, quand le
général de Gaulle fonde en 1940 la France libre,
quand
“Témoignage
chrétien” proteste en 1941 contre le statut
des Juifs.
Jaurès lui aussi est ami de Michelet et “frère de
George
Sand”.
Mais
la
rhétorique
parlementaire
le
transforme en émule de Hugo. R.Rolland, quand il s'éloigne
de Péguy, se rapproche de Jaurès et du pharisaïsme
pontifiant de Hugo. Proust se moque de "Jaurès, Messie du
monde futur, et
des snobs de gauche qui parlent
familièrement de “Victor”. Péguy déplore “la grande
288
débilité
de Victor-Marie, comte Hugo, “vieux
malin, Pair du Royaume, sénateur de la République”. C’est
de Hugo
que se sont inspirés les tribuns de la Troisième
et de la Quatrième République, Jaurès en 1913 contre Joseph
Reinach lors de la Loi des Trois ans, Léon Blum en 1934
contre l'armée de métier préconisée par
de Gaulle, et
François Mitterrand contre Le Coup d'Etat permanent.
En
1997, dans Coup d’Etat et République, Maurice Agulhon a le
courage de dire que ce juridisme moralisateur est hors
d'usage, comme l'instruction civique qu' il a inspirée.
Durant
les
années
trente,
tandis
que
Michelet
s'affairait pour toucher plusieurs traitements, Leroux et
Reynaud lui donnaient un exemple inimitable par “le modeste
héroïsme et le désintéressement de leur Encyclopédie”. Il
s'en souvient en 1854, incité peut-être par Heine, quand il
évoque
ses débuts quasi catholico-royalistes et
“la
grande et ultime séance saint-simonienne”, où Quinet et lui
admiraient “la belle jeune tête pensive de Leroux, ses yeux
chercheurs, doux, un peu sauvages”. Leroux et
Reynaud
interrompirent
cette séance du 25 septembre 1831 en
entraînant les autres républicains dans leur rupture avec
Enfantin.
Le 21 mai, de Lyon,
en signant “Pierre et
Jean”, ils lui avaient écrit : “Les négociants sont en
fureur. Ils disent
que nous excitons les prolétaires
contre les riches”. Plusieurs amis d'Enfantin partageaient
cette fureur. En novembre, la “Revue encyclopédique”, Revue
dissidente de Leroux et
Reynaud, signale “dans la
métropole de l'industrie française le premier combat entre
le bourgeois et le prolétaire”. En décembre, Mérimée écrit
à Stendhal que, de notoriété publique, la révolte de
novembre “a commencé à la suite d'un prédication saintsimonienne à laquelle un grand nombre d'ouvriers ont
assisté”759.
Quand Michelet
évoquera le
conflit de la
Croix Rousse et de Fourvière, il ne pourra guère oublier
cela. Mais en 1833, “bon jeune homme”, comme dira Péguy,
Michelet semblait proche des romantiques et de l’écriture
artiste. En 1835, ses Mémoires de Luther paraîtront trop
anecdotiques à ceux qui souhaitent comme Leroux “une
histoire philosophique générale” mettant en oeuvre “toutes
les branches partielles de la philosophie de l'histoire,
l'histoire philosophique du
droit, des sciences exactes,
de la musique, de l'architecture, de la peinture, de
l'industrie, de la guerre, de l'administration”. En 1837,
Michelet a tenu compte de ces critiques, et en publiant le
tome III de son Histoire de France, il expose son programme
à Sainte-Beuve : “l'histoire vivante se compose en réalité
mentale”758
758En
citant
une
série d'antithèses
hugoliennes sur le peuple et
la
foule
759
Cité par Fernand Rude, C'est nous les canuts. C'est seulement, semble-t-
il, dans la thèse de D.-A. Griffiths sur Jean Reynaud
capitale mission saint-simonienne.
qu'est racontée cette
289
d'une foule d'éléments divers (politique, art, religion,
littérature)”. Il ajoute que Barante, Thierry et lui
formaient “une espèce de cycle”, qu'il fallait considérer
dans son ensemble pour bien mesurer “le pas” qui venait
d’être fait par lui. Précisément, ce pas avait été loué,
trois mois plus tôt,
par un ancien élève de Michelet qui
était en même temps un collaborateur de l’Encyclopédie
nouvelle, Victor Joguet. Ce tome III venait d’être loué par
Béranger,
Chateaubriand,
Guizot,
Heine,
Hugo,
Lamartine,
Lamennais,
Montalembert,
Quinet,
SainteBeuve, Tocqueville, etc. Mais ces éloges ne faisaient pas
autant de plaisir à Michelet que l’article, inspiré par
lui760 où il était
rapproché
des républicains issus du
mouvement saint-simonien. Joguet disait : “La philosophie,
reniant notre tradition pour se faire à moitié écossaise et
à moitié allemande se perdait, se corrompait en une stérile
et honteuse psychologie : après Diderot, Turgot et
Condorcet, M. Cousin ; […] l'art, personnifié par M. Victor
Hugo, s'était
rapetissé et avili ; […] l'étude de la
nature s'arrêtait avec Cuvier à l'analyse du détail […] ;
l'histoire,
avec
M.
de
Barante,
collectionnait
le
pittoresque ou “déconstruisait” analytiquement avec M.
Augustin Thierry, M. Michelet voulut que l'homme collectif
vécût dans son histoire européenne, dans son histoire
universelle de la France ; [il a donné] une histoire
complète, contenant tous les développements, l'art, la
littérature, le droit, la philosophie, la religion aussi
bien que la politique et la guerre. C'est à lui qu'en
histoire revient l'honneur de l'effort initial, “comme en
science naturelle à Geoffroy Saint-Hilaire, comme en
philosophie à MM. Pierre Leroux et Jean Reynaud, comme en
littérature et en poésie à l'auteur des Paroles d' un
croyant et au chantre épique d' Ahasvérus.”
La correspondance de Michelet prouve que cet article
lui a été encore plus agréable que les éloges déjà reçus,
pour ce tome III, de Béranger, de Chateaubriand, de Guizot,
de Heine, de Hugo, de Lamartine, de Lamennais, de
Montalembert, de Quinet, de Sainte-Beuve, de Tocqueville.
Mais il était fonctionnaire, précepteur des princesses,
décoré de la Légion d'honneur, professeur à la Sorbonne et
à l'Ecole Normale Supérieure. En 1838, élu au Collège de
France en même temps qu'à l'Académie, c’est en présence de
M. de Salvandy, Ministre de l'Instruction publique, qu’il
prononça sa leçon d'ouverture. Son secrétaire, Félix
Ravaisson,
inspecteur
général
de
philosophie,
le
consultait de la part du ministre sur la composition d'une
commission ministérielle. Après avoir indiqué Littré,
Sainte-Beuve et quelques autres illustres, Michelet osa
dire : “Quant à MM. Leroux, Reynaud et Joguet, ce sont des
760
Publié dans le journal de Lamennais, “le Monde”, et cité par Griffiths
dans son irremplaçable thèse
290
gens du plus haut mérite, mais vous connaissez les
difficultés. Joguet sera, je crois, un écrivain dans le
sens le plus élevé du mot.”761
Nous venons de voir à quelle hauteur
Joguet élevait
Michelet. Or le 12 août 1837, dans un autre article publié
par “le Monde”, Joguet avait
vigoureusement opposé
l'Encyclopédie
au “pêle-mêle confus qu'on trouve dans ses
concurrentes, et aussi aux vaudevilles de Scribe et aux
drames de Dumas. Au milieu de toutes ces pauvretés, de
toutes ces misères qui font notre littérature en 1837, en
présence de ces oeuvres sans portée, sans conscience, sans
raison, productions de fantaisies individuelles, souvent
honteuses, parce que toujours mesquines et ridicules, dans
cet abâtardissemnt général des lettres françaises un pareil
ouvrage est consolant et il était nécessaire. […] Il s'agit
ici, pour les choses, d'une vaste entreprise civilisatrice,
où
tous
les
cercles
d'idées
forment
des
cercles
concentriques, d'un système cosmogonique, d'une théorie
d'art, d'une constitution et d'une religion nouvelles ;
pour les personnes, d'hommes
unis dans la même foi
sociale, et dans le même amour comme
dans le même
intérêt[…] Les écrivains de l'encyclopédie se déclarent
hautement républicains et non chrétiens.”
Fier d’être comparé à ces républicains, Michelet ne
pouvait pourtant pas les rejoindre. Indépendamment des
“difficultés” universitaires et politiques, il y avait
entre eux et lui de graves divergences. En 1836
à
l'article Bérenger (de Tours) qui est de Leroux, et en
1840, à l'article Templiers, qui est de l'historien
républicain Henri Martin, l’Encyclopédie
a mis l’auteur
de l'Histoire de France en garde contre deux graves
défauts du romantisme, — amalgame de religiosité et de
matérialisme, méconnaisance de la question sociale. En
1836, Leroux, demandait si Michelet entendait
par le mot
mysticisme “une sorte de luxe de foi religieuse qui porte
ceux qui en sont doués à se créer des superstitions
étranges auxquelles ils puissent immoler leur raison”, ou
“une certaine exaltation des sentiments religieux, qui nous
porte à pénétrer dans les choses les plus mystérieuses”. A
en croire Michelet, “avec Gotteschalk l'Allemagne entrait
dans la carrière du mysticisme, dont elle n'est guère
sortie depuis. Le Saxon Gotteschalk présageait le Saxon
Luther”. [Par contre], “avec Erigène, Bérenger, et aussi
Abeilard, c'est l'Eglise celtique, la race celtique. Cette
division d'hommes naturellement mystiques et d'hommes au
contraire naturellement antimystiques joue, comme on sait,
un grand rôle dans le livre de M. Michelet. Le penchant au
mysticisme ou l'éloignement du mysticisme vient de race,
selon lui, c'est une affaire de sang et de génération.
Pélage, Jean Scot, Abeilard, Descartes, sont tous Bretons ;
et, en cette qualité, ils sont tous antimystiques. […] Ces
761Correspondance
(1994),t. II.
générale
de
Micheleyt,
éditée
par
L.Le
Gillou
291
catégories n'ont aucune solidité et aucune valeur. Il n'y a
nul rapport entre Abeilard et Descartes, ni entre le moine
Paschase docile comme un mouton à la lettre de l'Evangile
et Luther expliquant l'Evangile à sa guise, et luttant
comme un lion contre l'Eglise romaine […] L'histoire du
développement de l'esprit humain n'est pas aussi simple que
l'a voulu faire M. Michelet. Ce développement ne saurait
s'expliquer uniquement avec des mélanges de sang et de
races, comme un chimiste fait des combinaisins de corps, en
les mêlant dans un creuset. Les chrétiens disaient :
“L'esprit souffle où il veut”. Sans doute, l'esprit ne
souffle pas au hasard ; mais combien il est faux de
s'imaginer que les différences de races sont pour lui des
barrières qu'il ne peut franchir, que les corps sont des
espèces de forteresses où son souffle pénètre ou ne pénètre
pas de façon invariable, et de faire ainsi de l'histoire un
appendice de la théorie à peine ébauchée des craniologistes
!”
En 1840, Henri Martin désapprouve ce que Michelet a dit
en faveur des Templiers. “Au XIe siècle, écrit Henri
Martin, l'Eglise s'efforce d'absorber l'Etat ; le pape se
dit l'héritier de César comme le vicaire de Jésus, les deux
glaives lui appartiennent”. De là découle “l'idée d'une
croisade permanente, d'une milice liée par des voeux
solennels à la mission religieuse et guerrière, la
fondation au XIIe siècle de l'Ordre du Temple, qui, un
siècle plus tard substituera aux dogmes de l'Eglise de
mystérieuses croyances que M. Michelet veut rattacher à la
religion du Saint Esprit, qui agitait alors les masses
populaires d'une part et les ordres mendiants de l'autre.
Nous ne croyons pas à ce rapprochement. Les Templiers,
riches, superbes, tous sortis de la caste féodale, ne
participaient en rien à cette exaltation douloureuse, à
cette vague aspiration vers l'avenir qui soulevait au nom
du Saint Esprit les classes opprimées, et ils n'étaient pas
moins étrangers au savant mysticisme, au symbolisme
transcendant des monastères franciscains, leur ignorance
soldatesque et leur vie toute d'action étaient bien
incompatibles avec le profond spiritualisme de l' Evangile
éternel”.
En mars 1840, quand paraît cet article Templiers ,
Michelet commence la Jeanne d'Arc, en “séparant de la foule
des enthousiastes cette figure éminemment originale”. Cette
oeuvre sera louée deux fois par la “Revue indépendante”. En
novembre 1841, deux mois après sa parution, par Henri
Dussieux.
Et en 1843, par George
Sand, l'auteur de Jean
Ziska
: sur “les siècles étouffés”
et
les sectes
hérétiques,
la plupart des historiens observent encore
le silence de mort que l'Inquisition a imposée, exception
faite des innovations qu’il faut rapprocher : “les louables
et heureuses tentatives de M. Michelet, M. Lavallée, Henri
Martin surtout”, et “les beaux travaux fragmentaires de
eOui, comme Michelet le dira en 1869
dans son Journal,
c’est en 1842 qu’il a “entrevu l'histoire naturelle,
292
Geoffroy
Saint-Hilaire,
Serres”
en
lisant
l’article
d'Organogénie. Là, en quatre-vingt pages in octavo, Serres
explique longuement l'évolutionnisme de Geoffroy SaintHilaire. Michelet est “renversé par la grandeur de cette
science”, parce qu'il découvre la cohérence de la doctrine
humanitaire qui réunit autour du centre les différents
rayons de l'histoire762 (naturelle, économique, sociale,
littéraire, religieuse). Alors, à la rentrée d'octobre, il
prend
son “élan contre le passé” en s'insurgeant contre
“la fausseté” des spécialisations et “la méthode qui
formule, Hegel”. Mais aussi, en mai 1842, lorsque Dussieux
lui
a conseillé de lire dans le tome récemment paru de
l'Encyclopédie l'article Organogénie, Michelet y avait
déjà lu ou relu nombre d'articles, en particulier Egalité763
où Leroux explique que le cri “La coupe au peuple”, fidèle
à la parole “Bienheureux les pauvres !”, “n'est pas dédain
de l'intelligence, mais protestation contre ce droit tiré
de l'intelligence, dont se targuent Platon et Aristote pour
maintenir le système des castes”. Il a lu De l'Humanité qui
se termine par l'idée que “la véritable transformation du
christianisme s'accomplira” grâce au “point de réunion”
préparé par saint Jean : la Parole de Dieu, qui s'est
révélée et se révèle dans tous les hommes,
s'est révélée
d'une façon complète et spéciale en Jésus. Jésus est Dieu
parce qu'il était de Dieu comme nous tous. […] Mettre
encore Dieu hors de nous, hors de la vie des créatures,
dans un lieu à part, et Jésus avec lui, c'est ne pas
comprendre
Jésus,
et
c'est
constituer
l'idolâtrie.”
Michelet médite sur “la solidarité du genre humain”, et
note : “Isaïe rêva du Christ, Sophocle du christianisme,
Platon et Virgile sont quasi chrétiens”.
En
1845,
“l'année
charnière”,
au
terme
d'une
autocritique que G.Monod appelle “une crise”, et Péguy “une
épreuve”, il promet à George Sand de “[la] suivre de loin”,
et il écrit Le Peuple, où on trouve (en note) un bref éloge
de Leroux et de son Encyclopédie. Et, -assez
ressemblante à l'idée communioniste, une invitation à “la
classe lettrée” : association volontaire de ceux en qui
prédomine la connaissance avec ceux en qui c'est le
sentiment ou la sensation qui prédominent.
Cette idée
condamnée comme réactionnaire par les partisans de la lutte
des classes a beaucoup ému Péguy et Proust. Péguy, l’été
1905, quand il a lu les fragments du Journal publiés par
Monod, et Proust, après la bataille de la Marne et la mort
de Péguy, quand il a réfléchi sur Bernard Lazare.
762
C'est l'image dont le Brockhaus-Lexikon se servait en 1840, à
Leipzig, pour expliquer la philosophie de Pierre Leroux.
763 Qu'il désignera en disant “ici”, dans Le Peuple (P. 2O9 de
l'édition Viallaneix). Je renvoie à mes articles Pierre Leroux,
Michelet, Péguy (Etudes, août 1975) et G. Sand et Michelet disciples
de P.Leroux, RHLF, ept-oct 1975, p. 767.
293
“Weil
ich
socialist
bin,
(Gottfried Kinkel, 1850)
darum
bin
ich
Demokrat”
Le
nom de Leroux n'apparaît pas dans les oeuvres
autobiographiques de Malwida 764 ou
de G. Monod765, ni dans
celles de Michelet et de Herzen. Ce silence a fait croire à
Isaiah Berlin, membre honoraire de l'American Academy of
Arts and Letters et Président de la British Academy,
que
le socialisme
libertaire “créé” par Herzen et encore
défendu par Lavrov766 en 1900, ne doit rien à Leroux. Mais
en 1862 G. Monod
avait fait la connaissance de Michelet
qui le prit en amitié. Il fréquentait les frères Reclus et
les samedis où M. de Pressensé et ses amis discutaient de
religion, et en 1866,à Florence, il fit la connaissance de
Malwida et d’Olga Herzen dont elle était la préceptrice.
En 1867 et 1868, G. Monod
suit des cours dans plusieurs
Universités allemandes. De retour à Paris, il devient le
grand ami de
Michelet,
et à sa mort (1874),
le
conservateur de ses papiers. Malwida elle aussi avait
beaucoup de sympathie pour Michelet, dont elle avait fait
la connaissance à Paris après son exil à Londres..C’est
Herzen, à Londres, qui en
1859 avait remis à Malwida une
lettre pour Michelet. Aux yeux de Herzen, Malwida et
Michelet étaient proches de Leroux, “cet essénien, ce
rabbin poète”. A Genève, où Herzen était venu pour un
Congrès de la Paix, Herzen
rencontra Monod et écrivit à
Londres à son ami Louis Blanc, pour lui recommander ce
jeune ami de Michelet.
Leroux
résidait alors en Suisse
en qualité de “réfugié politique”. Monod ne l’avait jamais
vu, mais il savait, sans doute par Malwida elle-même,
qu'elle était très intéressée par ce personnage. Par la
suite, Olga Herzen épousera Monod, et après
la mort de
Malwida, G. Monod fit paraître à Paris, en français, Le
soir de ma vie, où elle disait : “Le mari d'Olga était le
maître aimé et vénéré des deux plus grandes écoles de
Paris, l'Ecole des Hautes Etudes et l'Ecole Normale
Supérieure, et parmi les élèves que je connus chez lui et
qu'il me recommanda particulièrement, de Romain Rolland”.
Durant treize ans, R; Rolland écrira chaque dimanche à
Malwida,
comme
Monod
avait
fait
de
1866
à
1874.
Malheureusement,
ces correspondances sont mal connues à
cause, d’abord de l'hostilité (“Feindschaft”) survenue par
la suite entre les héritiers du maître et ceux du
disciple767. En outre, les amis de Malwida sont victimes de
la désinformation soviétique, car,
malgré l'engagement
764En
français, avec une Préface de G. Monod, Mémoires d'une idéaliste (1900)
et Le soir de la vie (1908)
765
Souvenirs d'adolescence (1903)
766
Péguy admire ce dreyfusard
767
antiguesdiste
294
veuve768
pris par R. Rolland, sa
a refusé de remettre à la
famille Monod les lettres qu'il avait reçues de Malwida.
Enfin et surtout,
l’erreur monumentale enseignée
durant
cinquante ans par I. Berlin, ce maître du “libéralisme”
anglo-saxon,
a été couronnée en Europe en 1988 par un
jury769
que
présidaient
M.M.
Helmut
Schmidt,
ancien
chancelier allemand
social-démocrate, Giovanni Spadolini,
ex-premier ministre républicain
en Italie, et Roger
Fauroux, président à l'époque de notre prestigieuse Ecole
Nationale d'Administration, et
de la Fondation SaintSimon. Conséquence de tous ces malentendus : la “Malwida
Von Meysenbug Gesselschaft”770
ne voit pas que le
“russischen
demokratischen
Sozialimus”771
et
le
“demokratischen Sozialismus” allemand ont la même source.
En France, pour cacher cette source, on
donne
beaucoup d'importance au
Manifest der kommunistischen
Partei. On est donc tout étonné de voir que ce Manifest
n'a aucune influence sur Malwida et ses amis. Si elle écrit
en 48 : “Il est indispensable d'émanciper les femmes” et
aussi “j'ai senti mes liens avec la classe ouvrière”, c'est
parce que “Théodore Althaus [lui] avait ouvert les yeux en
[lui] faisant lire Saint-Simon, les écrits des socialistes
français dans le texte, et en lui parlant des premières
organisations socialistes internationales à Londres et à
Bruxelles 772”. Avec Gottfried Kinkel773 , elle regardait vers
“les deux peuples qui ont ouvert en Europe un chemin vers
la liberté, les Anglais et les Français.” Elle avait,
durant les années quarante, décidé de “participer par la
pensée et par l'action au progrès de l' Humanité”. Ce
n'était pas par tradition familiale. Protestants, d'origine
huguenote, ses parents774 ne la comprenaient plus 775 : “pour
768D'origine
769J'ai
russe, et
aussitôt
docile aux consignes du Kremlin
protesté
dans
le
Leroux (p. 5) : “Près du Kremlin,
cinquième
Bulletin
la rue Herzen
des
Amis
de
Pierre
croise l'avenue Marx. Si
la perestroïka se poursuit, l'avenue Herzen croisera la rue Marx et on
oubliera pour toujours les auteurs français.”
770
An den Turnhalle 47,
771“Jahrbuch
1994”,
D 34234 Kassel.
p. 107.
772
Cité par Mme Marianne Walle, Malwida von Meysenbug
773
J'emprunte ici beaucoup à Ruth Stummann-Bowert, “Malwida von Meysenbug
(BAL n° 9,p.154)
Jahrbuch” MvM 1994, pp 56-116
774Son
père et ses frères exercaient des fonctions officielles dans un pays
monarchique.
775De
même
ceux
de
G.
Monod.
Quelque
l'affection que Mme de Pressensé puis
peu
jalouse,
selon
sa
fille,
de
Malwida avaient pour son fils, sa
295
[elle], la religion était descendue de
ses sphères
métaphysiques”. Herwegh était un poète célèbre, que
Malwida et ses amis connaissaient sans doute, en 1842,
quand la “Revue indépendante” l'enthousiasma
et qu'il
écrivit à George Sand: “La jeunesse allemande vous aime”.
Malwida était fière quand Alexandre de Warburg l'égalait à
George Sand pour le courage de ses opinions. En 1842, ces
jeunes socialistes allemands ne pouvaient pas ignorer les
articles, lus par Heine, Herwegh, Moses Hess, Ruge, Marx,
Herzen, Mazzini, etc., où Leroux disait “Allons, frères,
marchez !”, en nommant Goethe, Klopstock, Kant, Schelling,
Hegel, Börne, Heine,
D.-F. Strauss, etc. ? Gottfried
Kinkel était en relations avec Julius Froebel, auquel
Arnold Ruge parlait en août 1843 des démarches qu'il
faisait auprès de la “Revue indépendante”776, en vue des
“Deutsch-Franzosische Jahrbücher”. En France, les marxistes
ont porté aux nues l'unique numéro, entièrement allemand,
de ces “Jahrbücher”. Si Malwida l’a ouvert, si elle y a lu
les Lettres de Marx à Ruge, elle a pu y reconnaître,
traduite en allemand, la pensée de Leroux. En 1847, quand
ces jeunes Allemands admirent le livre de Kinkel
“gegen
den Atheismus von Feuerbach”, et qu'ils s'opposent à “un
communisme niveleur et bureaucratique” ,
ils
sont bien
proches des amis de Philippe Faure et de Desmoulins. Les
“associations formées librement”, les “spirituelle, soziale
und demokratisch organisierten Gemeinde” qu'ils veulent
fonder ressemblent beaucoup777 à “l'association communiste et
communioniste, agricole et typographique” que Leroux a
fondée à Boussac. En 48, Révolution de Février à Paris,
réunion à Francfort du Vorparlament unificateur : “[s]on
coeur déborde de joie” lorsqu' avec
la foule elle chante
la Marseillaise, comme Herzen, à Paris et comme les amis de
Petöfi, qui
à Budapest se proclamaient “tous Français”.
Avec
Emilie Wustenfeld, Malwida dirige une école en tous
points comparable à celles qu'en même temps préconisaient
les Institutrices, Instituteurs et Professeurs Socialistes
réunis par Pauline Roland. Avec Kinkel, qui se déclare
“démocrate parce que socialiste”, elle arrive en exil à
Londres, en 1852, au moment où Thoré demande à Herzen que
la Russie ne se tienne pas à l'écart du "grand concile" que
va préparer “l'Europe libre”. Il ne faut pas
que "la
démocratie européenne"
se limite
à "la France, l'Italie
et l'Allemagne",
Kinkel et Malwida demandent secours à
mère eut beaucoup
de mal à admettre, après l'annexion de l'Alsace, qu'il
épouse une jeune Russe élevée à l'allemande.
776
Leroux,
“Gesellschaft”
“le
plus
aimable
des
que cette Revue
Français”
l'
a
fait
inviter
pour
la
ouvre chaque mercredi aux écrivains et
rédacteurs, Briefwechsel und Tagenblätter, Berlin,1886, t. I.
777
Si Malwida l'ignorait à ce moment-là, elle l'a découvert à Londres en
s'entretenant avec Talandier.
296
Herzen, qui confie à Malwida la plus jeune de ses filles,
Olga, orpheline âgée de trois ans. Mais bientôt, à la
demande de Herzen, Malwida apprendra le russe,
afin de
traduire en allemand, pour des envois clandestins par
l'Allemagne ou par la Suède des articles du “Kolokol”.En
1855,
en lisant L'Etoile Polaire de Herzen, elle a sans
aucun doute trouvé sa propre pensée, la pensée de ses amis
allemands dans
l’article où Talandier écrivait : “Sans
République, il ne peut pas y avoir de socialisme”. C’était
la doctrine des esséniens du monde.
Dès 1900, G. Monod s'
abonne aux
naissants “cahiers
de la quinzaine”, en même temps que Romain Rolland,
qui
demande à Malwida de s'y abonner elle aussi. C’est aux
“cahiers” que Péguy fera paraître
les Jean-Christophe où
R.Rolland opposait à la triste réalité de la France et de
l'Allemagne contemporaines l'idéal cher à Malwida de
“l'Europe unie” (comme dit Péguy) — unie à la fois par la
musique (Malwida est amie de Wagner et de Nietzsche) et par
la doctrine quarante-huitarde que R.Rolland appelle (comme
Jaurès) “révolution religieuse”. En 1909, le héros allemand
de R. Rolland rencontre Péguy :
“Christophe devinait en lui une force exceptionnelle :
c'était un écrivain, inflexible de logique et de volonté,
passionné d'idées morales, intraitable dans sa façon de les
servir, prêt à leur sacrifier le monde entier et soi-même
; il avait fondé et il rédigeait presque à lui seul une
revue pour les défendre”778 .
En 1908, dans La Foire sur la place, Rolland désigne
Péguy comme l’écrivain “qui dit la vérité aux Français”.
Aussitôt G. Monod.
commande
six exemplaires de ce
“cahier”. Il publie la même année, la traduction de
Au
soir de ma vie
Et en
rapprochant ce dernier écrit de
Malwida des Souvenirs d'adolescence écrits par lui et
publiés cinq ans plus tôt, on pouvait comprendre leur
profonde parenté intellectuelle. G. Monod
avait été
libéré d’abord de Cousin dès la classe de philosophie par
la Réfutation de l'Eclectisme qu'enseignait Paul Janet, et
plus tard, de la christologie luthérienne par Paul Stapfer
et Ferdinand Buisson, lecteurs de De l'Humanité et de Job.
La guerre de 1870, qu'il fit dans un service d'ambulance779,
l'annexion de l'Alsace-Lorraine et la Commune avaient
approfondi entre les nations et les classes la faille
causée par le 2 Décembre. Après ces deux catastrophes, G.
Monod voulut davantage encore “ranimer par la connaissance
pieuse du passé la tradition interrompue et servir
d'interprète et d'intermédiaire”
entre les générations et
entre les nationalités. C'est Michelet qui lui avait confié
778Jean-Christophe,
779Dans
II, Dans la maison, I, le 21 février 1909
ses Souvenis d'ambulance (1871) il dit que rien ne lui
fera oublier
“les relations amicales et nombreuses qui [le] rattachent à l'Allemagne.”
297
cette mission, et il savait ce qui avait uni ce maître
à
toute
l'européenne “église républico-socialiste”. En
1896,l’année
où
la résurgence du “courant de pensée
socialiste” se produisait à la rue d’ Ulm dans la turne
Utopîe, l’année où Bernard Lazare faisait l’éloge de Leroux
et publiait sa première brochure sur l’affaire naissante,
Monod lui demandait de lui communiquer en secret des
lettres autographes de Dreyfus780.
Mme Jeanne Amphoux-Monod était la fille cadette de G.
Monod. Recevant deux articles où je faisais état des
archives des “cahiers”, elle m’écrivait le 21 octobre 1974
: “Je suis heureuse que vous ayez pu publier 781 votre
conférence sur Michelet au Collège de France et votre
article aux "Etudes”, Dostoïevski, George Sand et Péguy.”
J'avais montré qu'avant de dire à Gabriel Monod : “Je ne
sens pas pour mon esprit le besoin d'une vie éternelle”,
Michelet s'était longtemps révolté contre “l'absorption
communiste de Leroux” en 1842. Très âgée,cette dame
parisienne m’écrivait : “tous les dimanches, mon père
écrivait à Malwida autant que pour Olga Herzen, mais les
questions de politique, guerre, pédagogie, morale, religion
auraient dépassé Olga, très jeune alors. Quand mes parents
se sont mariés, une amie a copié toutes les lettres ou du
moins certains passages782 qui intéressaient ma mère, et je
suis heureuse de pouvoir connaître ainsi toutes ces années
1866-1873. Mme Michelet lui ayant donné tous les papiers de
son mari, il y a consacré bien des années avant de mourir
trop jeune à soixante-huit ans. La pensée et l'oeuvre de
Michelet lui a pris tout son temps”.
Cherchant des
780Rémy
Rioux, “Saint-Monod-la-critique” et “l’obsédante affaire Dreyfus”, in
Comment sont-ils devenus dreyfusards ? (EHESS, 1995)
781Antistalinienne,
elle
savait
que
ce
texte
avait
été
“Europe”, revue soi-disant fidèle à la mémoire de R.Rolland,
refusé
par
mais à la
manière de Mme R. Rolland. Cette revue attendit 1979 pour remplacer son
George Sand de 1954 par un nouveau George Sand, en disant : “Depuis ce
lointain
dans
temps,
été 1954, bien des choses ont changé, y compris en littérature,
les façons de voir, de lire,
le
rapport
antihistorique”
“attribué
que
à
Franco
et d'écrire. C'est normal.” Entre
Krouchtchev”
Venturi
avait
modifié
contatait
en
“la
1952
situation
dans
les
bibliothèques universitaires d' URSS où Herzen était “off limits”. Mais en
France on attendit encore vingt ans, malgré l’insistance d’Albert Camus,
pour traduire Il populismo russo, et Leroux est encore ostracisé.
782Communiqués,
ajoutait la fille de G. Monod, à M. Benjamin Harrisson, de
l'Université de Madison,
auteur d'une thèse sur G. Monod, et à Melle Alice
Gérard, auteur d'une thèse sur L'enseignement de l'histoire en France au
XIXème siècle.
298
renseignements sur Leroux dans “les inoubliables lettres”
de son père à Malwida, Jeanne Amphoux-Monod ne trouvait que
celle783 qu'il écrivit, me disait-elle, “après une heure
passée avec Herzen, Ogarev, Quinet784 et Leroux”. A une
Allemande de
cinquante et un ans,
un Français de vingtquatre ans racontait en français, le 14 juin 1867, ce que
Leroux, “soixante-douze ans, pas de cheveux blancs”, venait
de
dire à Genève, en français, à ces deux exilés russes
qu'il connaissait de longue date. "Il savait, écrit Monod,
des anecdotes785
sur tout le monde, sur Saint-Simon, sur
Fourier, sur Enfantin, sur Proudhon, sur Considerant. Au
fond, il n'y avait que lui, lui seul. Il est plein
d'esprit,
et il
a l'air de rire tout le premier de ses
théories”.
Monod était comme le dit Péguy “le plus vieux maître
vivant de nos historiens”, mais il n'était qu'un enfant en
48. Heureusement, parmi les dreyfusards européens il y
avait une quarante-huitarde survivante, qui avait
comme
Leroux grandement estimé Herzen et Mazzini avant de
combattre leur nationalisme en même temps que le nihilisme,
et le blanquisme de “la Commune révolutionnaire”786.Autant
que George Sand elle blâma Mazzini lorsqu’il écrivit aux
ouvriers italiens : “N'imitez pas les socialistes français,
qui séparent la question sociale de la question politique,
et disent que tout régime, même non Républicain, peut
permettre
leur
émancipation”.
C’était
mettre
les
“pierrelerouxistes”, qui au 2 décembre avaient choisi la
résistance et l'exil, aussi bas que
les “proudhoniens”,
prêts à s'accommoder de l'Empire.
Bakounine avait vénéré George Sand au temps où
Biélinski la lui désignait comme “la Jeanne d'Arc de notre
temps”.
Ayant trahi George Sand et Biélinski pour suivre
Netchaïev, Bakounine détestait G. Monod et
Malwida qu’il
appelait
“votre
Jeanne
d'Arc
de
la
grande
Allemagne”.Malwida et G. Monod disposaient des archives de
Michelet et des archives de Herzen, Ils restaient meurtris
par le drame qui avait bouleversé cette famille quand la
faiblesse de Herzen envers Bakounine avait mis en grand
péril
la soeur d'Olga,
“Nathalie, “que nous appelions
(m'écrivait Jeanne Amphoux-Monod) Tante Tata :
“plus
terroriste encore que Bakounine, Netchaïev aurait voulu la
convaincre de sièger avec lui à des réunions. Lassée, un
jour, elle accepta d'aller à une réunion, mais pas de
783
Publiée par M. A. Zviguilski, Gabriel Monod et Alexandre Herzen “Revue de
littérature comparée”, 1974, n° 2 (avril-juin) .
784
Dont
Leroux avait
parlé élogieusement en 1858, après l'avoir appelé en
1842 “notre ami Edgar Quinet”.
785A
Jersey, il en avait raconté beaucoup à Hugo, et il a probablement parlé
de lui ce soir-là, sans indulgence.
786
Où Pyat attaque
Leroux
299
siéger avec lui. Lipatine est venu la voir et lui a dit :
N'allez pas à cette réunion. N'avez-vous pas vu le pouce de
Netchaïev ? Il a étranglé de ses mains l'étudiant, et ce
dernier l'a mordu profondément mais il succomba. Dans son
récit, Natacha écrit : “Ces paroles ont sauvé ma vie.”
On a reconnu le drame d’où Dostoïevski a tiré Les
Démons. R. Rolland avait un ami, André Suarès, qui
préparait un “cahier” sur Dostoïevski. Malwida, qui
séjournait chaque été à Versailles chez sa chère Olga, leur
a probablement raconté cette histoire, que la fille de
Gabriel Monod m’a racontée avec les intonations pathétiques
de “tante Tata”, d’Olga, de Malwida et de Pauline Viardot787,
épouse de Louis Viardot et modèle de Consuelo. A son amie
Natacha, Pauline
avait raconté la vie dramatique de sa
soeur, la Malibran, que n’avaient connue ni Olga, ni sa
préceptrice, ni sa fille. Ces épisodes dramatiques étaient
entrés dans la légende familiale, car Malwida était
musicienne, et Jeanne Monod passionnée de peinture.
S’adressant à Victor Hugo, riche
et complice
inconscient des agents doubles,
Leroux disait dans La
Grève de Samarez : “Ce sont des démons, dites-vous. Voyezvous même si vous n'êtes pas démons”. 788 L’auteur des Démons,
Malwida et G. Monod pouvaient-ils ignorer ce livre ?
Ces
mots, pouvaient-ils ne pes les adresser à Herzen ? G. Monod
continura, je crrois, à se méfier des socialistes russes et
de leurs philosophie allemande, et il approuvera Péguy
quand Péguy demandera à Jaurès de ne pas se fier, comme
Herr,
au diacre Gapone, révolutionnaire manipulé par la
police tsariste.
Leroux n'était resté que
peu de mois dans les deux
villes où Malwida aurait pu le rencontrer, à Londres, en
1852789 , et à Paris en 1859. Et cela semble donner raison à
la fille de G. Monod qui ne pensait qu’à des relations
personnelles directes et me disait, en recopiant pour moi
la lettre à Malwida où Leroux est nommé : “Je doute qu'ils
se soient beaucoup connus”. Avant que Herzen prenne
Proudhon pour “le philosophe du socialisme français”, avant
que Mazzini790 ne fasse plus de différence entre Proudhon et
787Grande
amis de George Sand , elle
servait de secrétaire à la “Revue
indépendante”, en 1842, un peu comme Bernard Monod, en 1903, aux “cahiers”.
en rouge, en bas de la 231
788
789
D'où Leroux avait bientôt gagné Jersey
790 R. Rolland pouvait croire qu'il pensait comme elle quand il
croy
Nietzsche que “la plus belle de toutes les vies était celle de Mazzin
concentration absolue sur une seule idée”. Mais Gaetano Salvemini le
en critiquant le chauvinisme de “l'Esule” et la dissimulation dont il a
preuve en présentant comme
siennes les idées qu'il avait trouvées
300
Trismégiste791,
Malwida avait, comme Leroux, grandement
estimé Herzen et Mazzini. Mais autant que George Sand elle
blâma Mazzini lorsqu’il écrivit aux ouvriers italiens :
“N'imitez pas les socialistes français, qui séparent la
question sociale de la question politique, et disent que
tout régime, même non Républicain, peut permettre leur
émancipation”. C’était mettre les “pierrelerouxistes”, qui
au 2 décembre avaient choisi la résistance et l'exil, aussi
bas que
les “proudhoniens”,
prêts à s'accommoder de
l'Empire.
Avocat, adepte du communionisme dès 1845, nommé en
février 48 substitut du procureur de la République à
Limoges, “la Ville sainte du socialisme”792, Talandier était
à Londres le plus fidèle porte-parole de Leroux. En le
questionnant, Malwida
a certainement appris tout ce que
l'on pouvait savoir sur les relations de Limoges et de
l'Association Typographique et Agricole
de
Boussac ,
sur les discours de Leroux à l'Assemblée Nationale, sur la
barricade du 4 Décembre et sur la collaboration des Maçons
Philadelphes à “l'Homme, journal des proscrits”, publié à
Jersey. Voulant confronter Mazzini et Talandier, elle les
invita à assister ensemble à une des réunions hedomadaires
où elle recevait
chez elle une vingtaine d'ouvriers
allemands parlant tous le français. Influencé
par Marx et
par Félix Pyat793 (ennemi de Leroux), un de ces ouvriers
voulut qu'on parle seulement des droits de la classe
ouvrière794. Mazzini resta sans réponse. Mais il avait écrit
à Malwida : “En donnant mon adresse à Talandier, vous
l'avez donnée à la police. Le parti auquel il appartient et
auquel il communique tout fourmille d'espions”. Le
même
mauvais soupçon était lancé contre Leroux par Hugo, qui
croyait avoir plus de chances que Ledru-Rollin de parvenir
à l'Elysée. “L'inaction” de Leroux était dénoncée par “le
triumvirat européen” composé de Ledru-Rollin, qui comptait
sur une insurrection pour rentrer en France et devenir
président de la République, de Mazzini, qui
comptait sur
Ledru-Rollin, comme en 48, pour
établir la République
“Revue encyclopédique” et l'Encyclopédie nouvelle. Salvemini, antifa
antistalinien, se fiait, comme Péguy, à l'autodidacte E. Fournière.
791
Nom qu’il donne à Leroux en écrivant à George Sand, qui avait désig
par ce nom à la fin de La comtesse de Rudolstadt.
792Rentré en France
avec la République, Talandier décida la Société d
Républicaine de Limoges le 5 décembre 1870 à ouvrir une souscription
de Leroux. “Ses anciens disciples lui restent fidèles”, note M
(Archaïsme et modernité en Limousin, 1975) qui ajoute que “de nombreux
de Limoges appartenaient à l'Internationale”.
793Hugo flatte ce démagogue, qui sera l'âme damnée de la
Commune
794G. Monod parle de “l'égoîsme des guesdistes”
301
romaine, et de Kossuth, auquel quelques officiers hongrois
facilitaient ses tentatives de coups de main contre les
garnisons autrichiennes. En approuvant le programme agraire
des Chartistes, la notion de “Perfectibilität” chez Dühring
et l'éloge du bouddhisme par Schopenhauer795, Malwida était
aussi éloignée de ce triumvirat que de “l'Anglo-German”
Engels, et de Marx, qui imposait au prolétariat, comme
première tâche, “la conquête du pouvoir politique”. Elle a
certainement apprécié en 1855, en lisant L'Etoile Polaire
de Herzen, l’article où Talandier écrivait : “Sans
République, il ne peut pas y avoir de socialisme”. C’était
la doctrine des esséniens du monde.
De même, quand G.
Monod lui a écrit : “[Leroux] prétendait qu'Ogarev avait
été perverti par Herzen, et détourné du sentiment et de
l'idéalisme, sa vraie voie”, elle reconnaissait sa propre
pensée, car elle jugeait Ogarev “né pour la poésie plus que
pour la politique”. De même,
Engelson, rescapé comme
Dostoievski de la Sibérie, lui semblait plus judicieux que
Herzen. Or Engelson a préféré Leroux à
Herzen, et c’est
avec la somme léguée par Engelson que Leroux fonde
“L'Espérance de Jersey”. C’est là, en 1858, qu’il écrira :
“J'ai fait entrer le socialisme dans la République et la
République dans le socialisme”. C’est là que Talandier
invoquera
hautement “la paternité spirituelle” de Leroux.
Et Michelet, lecteur des proscrits de Jersey, regrette de
devoir contredire Herzen en notant : “Notre socialisme de
volonté n'est pas votre socialisme involontaire.” Cela, en
1854, quand il pense à trois proscrits, Quinet (à Genève),
Leroux (à Jersey) et Herzen (à Londres), mais en notant au
passé “Herzen, comme je l'ai aimé !”796
Aux yeux de Herzen, Malwida et
Michelet étaient
proches de Leroux, “cet essénien, ce rabbin poète”. En
1859, il remit à Malwida une lettre pour Michelet, quand
elle quitta Londres. Depuis son bref séjour à Paris, cette
année-là, elle eut pour Michelet beaucoup de sympathie.
Avant de la rencontrer et de rencontrer Herzen, G. Monod
avait été pris en amitié par Michelet. Est-ce par hasard797
qu'en 1866 il rencontra Malwida à Florence ? N'avait-il pas
une lettre de recommandation ? L'année suivante, est-ce par
Olga qu'il a appris la venue de Herzen et d'Ogarev à
795
Dont la pensée ne me semble pas avoir influencé Malwida : il pensait
qu'il n'aurait pas fallu fusiller Robert Blum, mais le pendre, alors
regardait
cet “homme du peuple, comme un des meilleurs caractère
intelligences les plus pratiques de tout le parti révolutionnaire
Stummann-Bowert, o. l., pp 58 et 61.
796Il l'avait connu, réfugié à
Paris, durant la seconde République.
797Une conférence, dit-on, que G. Monod était venu faire à Florence.
bien jeune pour faire des conférences dans une ville qui était
capitale.
302
Genève, à l'occcasion du Congrès de la Paix ? Est-ce par
hasard que Leroux s'est trouvé à leur table ? Il résidait
en
Suisse en qualité de “réfugié politique”. Monod ne
l’avait jamais vu, mais il savait, sans doute par Malwida
elle-même, qu'elle était très intéressée par ce personnage.
De Genève, Herzen écrivit à Londres à son ami Louis Blanc,
pour lui recommander ce jeune ami de Michelet. Franchissons
trente années : en parlant du maître dont elle dit : “Il me
recommanda particulièrement Romain Rolland”, R.Rolland
écrit à Malwida : “mon grand ami”. Je crois que G. Monod
agit comme Michelet avait fait envers lui en lui parlant de
Malwida et de Herzen, et peut-être en lui suggérant
d’aller à Genève pour y rencontrer Quinet et Leroux. Les
affections et les fidélités militantes jouent un rôle
immense dans l'histoire des idées, surtout dans les
périodes de censure et de clandestinité. Et les historiens
positivistes,
les
historiens
du
quantitatif,
nos
“intellectuels”, ont grand tort de faire abstraction de ces
sentiments, sous prétexte de scientificité,
en les
confondant avec
la sentimanie romantique, même quand il
s'agit d'écrivains antiromantiques798 .
Heureusement, G. Monod a eu un élève plus fidèle que R.
Rolland et que Lucien Herr. Grâce à l'“affection presque
filiale”799 que Péguy lui avait vouée, l’enseignement de son
“vieux maître” a été prolongé jusqu'à nous par les
“cahiers”800 et par les écrits de leurs lecteurs : nommons au
moins Charles Rist801, un de ses deux gendres, deux de ses
798Malwida,
expressément,-- comme Herzen , qui définit le romantisme dan
Kroupov (1840)
comme “une scrofule de l'esprit”, et comme
George
écrit : “Quelle folie, le romantisme amoureux !”
799Monod avait un fils, qui
aux “cahiers” “écrivait les adresses”, ain
le disait sa soeur Jeanne en ajoutant :
“La mort de mon frère Ber
devait aller à l'Ecole Française de Rome) a été pour mon père un malheu
brisé pour toujours.”
800 En 1952 mille pages inédites de Péguy ont commencé à paraître. Je
en chantier une thèse sur le socialisme antimarxiste des dreyfusard
remarquai que Péguy, Jaurès, Proust et la “Revue socialiste” s'intére
1905 à George Sand, dont
Léon Cellier avait en 1958 réédité
Con
renvoyant au livre de David Owen Evans sur Pierre Leroux
801Qui écrivait durant la seconde guerre mondiale : “Depuis un siècle l'
veut abattre la religion de la France, c'est-à- dire l'idée de la perfe
de l'homme et des institutions”, Une saison gâtée, p. 261 ( journal int
en 1983 par
Jean-Noël Jeanneney).
Malwida a réfléchi
Perfektibilität”, et il faudrait savoir si elle connaissait l'Enc
303
Roberty802
Allier803,
amis, le pasteur J.-E.
et Raoul
futur
Doyen de la Faculté de théologie protestante de Paris,
enfin
Henri Hauser, qui éditera le Cours de Monod sur
Michelet au Collège de France. Et les correspondances
conservées à Orléans au Centre Péguy m’ont permis de
comprendre ce qu’ Eddy Marix804 appelait “notre chère vie des
cahiers”, et d’entrer en relations avec des survivants et
des héritiers des dreyfusards. La pietas, la piété filiale,
que Michelet appelait “la véritable dialectique entre les
générations”805, et que G. Monod avait voulu transmettre à
ses élèves et à ses lecteurs vivait encore quand
“[s]a
bien aimée Jeanne” me parlait de lui, “mon père que j'ai
tant aimé et admiré”, et de l'amour que Malwida avait eu
pour
sa mère : “Quel privilège d'avoir été élevée,
entourée, aimée par eux !” Elle aimait le souvenir de son
grand'père, Herzen, parce qu' “il
aimait les paysans, il
voulait
libérer les moujiks, leur donner des terres, des
outils, de l'instruction”, il n'avait “jamais écrit ou agi
contre le tsar ; il désirait avant tout transformer ce
régime totalitaire”806 .
“Les vrais Dreyfusards”807
nouvelle qui avait pris pour devise le mot de Leibnitz :
“Videtur
perfectionem pervenire posse”
802 Qui adresse
à Péguy, le 23 novembre 1910, “cinquante abonnements
Je renvoie à Péguy catholique et protestant, où j'ai publié sa corre
avec le pasteur Roberty (“Evangile et liberté”, Aix n° 14 (2 juillet 1
803 “Mon père a toujours été lié à Raoul Allier, et ma belle famile Amp
mari et moi très liés avec Roberty qui était pasteur à Lyon, puis à
l'Oratoire.” Où Péguy allait prier.
804 Mon article Prophètes d’Israël et annonciateur chrétien, “RHLF”
1973
805En 1842,
Journal, t I, p. 392 au moment où il rejette “la mé
formule, Hegel”.
806Elle ajoutait : “ Ce qui est malheureux, c'est que malgré tous ceu
lutté contre le tsarisme, Staline a été pire. Et ce qui est pire que
sont les esprits supérieurs qui sont déclarés malades mentaux et sub
véritables martyrs.” Bien évidemment, même indignation contre “Mussoli
fait assassiner et couper en morceaux Matteoti ! en pleine campagne ro
sa femme habitait !”, et contre Hitler, contre l'antisémitisme, et mê
“la vente par Giscard d'Estaing d'avions de guerre qui ne serviront q
de nouveau la guerre à Israël. Abominable. Quelle honte pour la France.
807Que Péguy appelle encore “ceux qui ne sont pas devenus combistes”
304
En 1908, quand on a pu rapprocher Au soir de ma vie des
Souvenirs d'adolescence parus cinq ans plus tôt, on pouvait
comprendre l’amitié de Malwida et de Monod. Il
avait été
libéré de Cousin dès la classe de philosophie, par la
Réfutation de l'Eclectisme qu'enseignait Paul Janet, et
plus tard, de la christologie luthérienne par Paul Stapfer
et Ferdinand Buisson, lecteurs de De l'Humanité et de Job,
et enfin
des conformismes
révolutionnaires
par les
leçons de Malwida. Elle était en relations, comme Michelet,
avec les proscrits
qui publiaient “L'Homme”, où était
annoncée la publication du Cours de Phrénologie.
Durant
les séjours qu'elle faisait chaque année à Versailles, chez
sa chère Olga, elle se passionnait
sans doute pour les
recherches de G. Monod, et aussi pour
un mouvement808 qui
donnait
à
cette
“Politikerin”809
quarante-huitarde
l'impression d'un recommencement. En 1893,
elle avait
écrit à R. Rolland : “Sie sehen, dass noch etwas von der
alten Revolutionärin in mir ist. Ach, wenn ein grosses
Génie mit der Energie eines Napoléon und der wahren
Idealität gäbe !” Vous voyez que je garde encore quelque
chose de la vieille Révolutionnaire que j'ai été . Ah,
quand nous donnera-t-on
un grand génie réunissant à
l'énergie d'un Napoléon le véritable Idéalisme !”. R.
Rolland partage cette attente d'un nouveau 48 ; l'affaire
Dreyfus s'achève par le triomphe de la République, et des
Universités populaires naissent dans tous les quartiers. En
1900, en répondant à Malwida : “Je connais un homme de la
Révolution, Charles Péguy”, il lui demande de se joindre
aux abonnés déjà rassemblés par Péguy, “une élite morale,
une avant-garde de la société en marche, des socialistes
ennemis des politiciens (aussi bien de ceux de leurs
Partis), et vivant en communion très intime avec le peuple,
avec les syndicats ouvriers, et les coopératives”.
En
décembre 1901, R. Rolland croit à la renaissance du
socialisme (non politique) :
“C'est ainsi que Jaurès,
qu'il a souvent harcelé de ses critiques pour certaines
complaisances politiques, non seulement ne lui en garde pas
rancune, mais vient de faire paraître dans ses cahiers une
suite d'études”810. En 1907 et 1908, à ses très nombreux
lecteurs, R.Rolland fera encore admirer cet “écrivain,
inflexible de logique et de volonté, [qui] dit la vérité
aux Français”.
Le génie que les camarades811 de Péguy et aussi certains
de ses maîtres812 admiraient autant que Jean-Christophe avait
quelque peu
inquiété la toute jeune fille de G. Monod.
que Proust comprendra mieux en lisant notre jeunesse.
sous ce titre (“la militante”) que Hannelore Teuchert a publié
“Jahrbuch 1994” la lettre que l'on va lire
810Où le marxisme était
critiqué de façon définitive. Je renvoie à mo
Jaurès et Péguy, in Péguy, cahiers de l' herne, 1977, pp. 120- 147.
811 Edmond-Maurice Lévy en particulier
812 Charles Andler par exemple
808Celui
809C'est
305
“J'étais jeune, m'écrivait elle, quand élève de l'Ecole
Normale Supérieure Péguy venait déjeuner à Versailles, si
original,
si
intéressant,
mais
ce
qui
était
d'une
originalité voulue ne me plaisait pas comme dans certains
de ses cahiers”.
Entré à la rue d' Ulm en Octobre 1894,
Péguy y demeure pendant tout la durée de l'Affaire Dreyfus,
jusqu'au procès Zola (1899), au cours duquel il fut arrêté
pour outrage à agent, et libéré sur intervention de G.
Monod. Ce procès ayant eu lieu, en été, à Versailles, où
l'“alte Revolutionärin” passait chaque année les vacances
d'été, le jeune et génial révolutionnaire lui a peut-être
été présenté cet été là .
Comme ils ont pu le faire alors, prenons une vue
panoramique de ces deux années. Plus tard, dans une lettre
au capitaine Dreyfus, G. Monod a daté le début de la grande
Affaire : “En août 1897, nous pouvions compter sur les
doigts d'une seule
main combien nous étions, prêts à
marcher”. Coïncidence étonnante, si on songe à la guerre de
religion alors menée par les catholiques au cri de
“Chrétiens, antijuifs !”, c'est ce mois-là, c'est en août
1897 qu'il écrit à sa fille Jeanne (dix-sept ans) :
“J'aime l'Eglise protestante parce que j'en suis un fils et
parce qu'elle a souffert pour sa foi. Mais je n'ai aucune
hostilité contre l'Eglise catholique qui est la mère de
toutes les églises chrétiennes. Le christianisme ne
consiste pas à croire à tel ou tel dogme, vu que tout ce
que nous disons sur des choses infinies et éternelles ne
peut être qu'une image ou un symbole de choses qui
dépassent notre intelligence, mais à nous rapprocher de
l'idéal moral que l'Evangile nous montre dans le Christ. Or
cet idéal est avant tout un idéal de charité et d'oubli de
soi-même.”
Deux ans plus tard, Dreyfus est remis en liberté, et
aussitôt Monod lui écrit, le 13 septembre 1899 :
“Croyez que beaucoup d'âmes seraient fières de souffrir ce
que vous souffrez, et qu'aucun de ceux qui ont lutté pour
vous et cru en vous ne vous abandonnera jamais.”
En même temps que les “cahiers”, deux autres mouvements
étaient
sortis
de
l'Affaire
Dreyfus,
le
“Parti
intellectuel” et son rival, “l'Action Française”. Tous les
deux, ils méprisaient Leroux, George Sand et Michelet.
Péguy allait leur adresser le reproche que Leroux adressait
aux “aveugles
qui nient “le coeur, l'amour, la charité”813
et qui imposent “le despotisme des intellectuels”. En
parlant
de ce que Michelet appelait “la véritable
dialectique entre les générations”, j'ai cité la lettre où
la petite-fille de Herzen me disait son amour pour son
grand’père, ami des moujiks : dans la même lettre,
franchissant un demi-siècle, elle revient à la grande
813Ce
que Baudelaire
amour”.
résumait en écrivant : “Un éclectique est un h
306
Affaire : “En 1897, nous avions passé un an à Rome afin de
vivre encore avec Malwida, qui a été une véritable
mère
pour ma mère. En partant de Rome, Cosima814 Wagner nous avait
invités à Bayreuth, mon père m'y a amenée mais quelques
jours seulement, car c'était
le procès Dreyfus à Rennes,
et il voulait absolument y assister. [...] Dreyfus a été
mon témoin à mon mariage et nous sommes restés très amis
jusqu'à la mort de mon père en 1912.”
Quand Malwida mourut, Cosima écrivit 815 à Olga : “Ein
Herz, welches nur Liebe war”, — un coeur qui n'était
qu'amour.” De cette lettre reçue par la mère de Jeanne,
rapprochons une lettre 816 que son père reçut quand elle
faisait son voyage de noces,
en avril 1907:
mardi
Mon cher ami,
J'ai voyagé ce matin avec M. Herzen qui m'a donné
d'excellentes nouvelles de vous tous ainsi
que des jeunes
mariés. Nous souhaitons pour ceux-ci un meilleur temps en
Italie que celui qu'a eu ma belle mère. [...]
Affectueusement à vous
A[lfred]. Dreyfus.
Alfred Dreyfus, Mathieu Dreyfus (le frère admirable)
et Joseph Reinach étaient comme Monod
abonnés aux
“cahiers”817 . Voici vingt ans, leurs héritiers818 m'honoraient
de leur amitié, et j'ai pu indiquer à la fille de Gabriel
Monod deux adresses qu'elle ignorait. Le 28 février 1975,
elle était “très heureuse de revoir après soixante-dix ans”
la fille du capitaine Dreyfus, venue la voir en compagnie
de Madame France Beck, petite-fille de Joseph Reinach et de
Mathieu Dreyfus, “pour qui nous avions la plus grande
sympathie et amitié”. A la suite
de cette rencontre avec
Madame Amphoux, Mme France Beck m’écrivit819 : “Cette vieille
814
Fille de
deux admirateurs de Leroux, Marie d'Agoult et Franz
même, conseillé par Desmoulins, Hugo
a écrit de Pauline Roland, com
Malwida :”Elle aimait [...]”
815 Lettre citée par Hannelore Teuchert, l. l. , p. 43 .
816Autographe à moi offert en même temps que la photographie reprod
notre onzième Bulletin et dédicacée A Monsieur Jacques Viard, en
d'Alfred Dreyfus et Gabriel Monod, deux hommes de coeur, de courage, d'
bonté. Cordialement Jeanne Amphoux-Monod
817et comme Jaurès (dont ls essayaient d’ouvrir les yeux) familiers du s
marquise Arconati-Visconti au soutien de laquelle le cours sur Michel
Monod fit au Collège de France est grandement redevable.
818 Comme ceux de Péguy, Bernard Lazare,
Emile Meyerson, du pasteur
de Jules Issac, de Salomon Reinach.
819En m'offrant “une lithographie dédicacée à Mathieu Dreyfus par Gabriel
307
mémoire820
dame a une
absolument prodigieuse.” Mémoire
assistée d'ailleurs par d'importantes archives. Voici,
recopiée pour moi malgré
ses très mauvais yeux,
une
lettre qu'elle avait reçue de son père au moment du procès
de Rennes :
24 août 1899
“Ma bien aimée Jeanne”,
[...]Je n'aurais jamais cru
que les hommes puissent
être aussi vils, aussi bêtes et aussi féroces et le pire
est que la férocité de la plupart d'entre eux est
simplement de l'ambition. C'est leur carrière qui dépend de
la condamnation de Dreyfus et c'est sur son cadavre qu'ils
veulent faire leur chemin. Ah, quelle faute impardonnable a
commise la Cour de cassation en ne faisant pas la cassation
sans renvoi ! La justice militaire se moque des arrêts, et
considère les enquêtes, les débats et les arrêts de la Cour
de cassation comme n'existant pas. L'attentat contre Labori
a certainement été comploté par les mêmes hommes pour
désorganiser la défense tandis que l'accusation est
machinée avec une science consommée.
Si nous vainquons comme je le crois, ce sera la Vérité
elle seule qui aura vaincu.821
Elle
aussi,
Mme
Beck
avait
une
connaissance
prodigieuse de cette histoire, grâce en particulier aux
archives de son autre grand père, Joseph Reinach, éminent
dreyfusard comme G. Monod. Ainsi, pour moi, elle a tapé à
la machine des “lettres adressées à Alfred Dreyfus, dont la
fille a bien voulu qu'elles soient communiqué à Monsieur
Jacques Viard” , celle-ci entre autres :
Versailles, le 14 juillet 1906
Mon cher Commandant,
Je vous écris pour avoir le plaisir de vous donner ce
titre : je vais remettre à ma boutonnière ma rosette le
jour où vous aurez votre ruban. Mais je suis vindicatif
comme Pressensé. Je voudrais voir les scélérats rayés des
rôles de l'armée et de ceux de la Légion d'Honneur. Mercier
devra se contenter de l'approbation de sa conscience et de
celle de Maurice Barrès.
820Que
j'avais appréciée le 23 février en l'écoutant parler durant sep
sans retrouver ensuite, malheureusement, l'occasion de lui rendre
visite
821
Trois quarts de siècle plus tard,
sa “bien aimée Jeanne” est t
véhémente :
“Le martyr d'A. Dreyfus. C'est un miracle qu'il n
succombé, grâce à sa volonté surhumaine. L'ignominie des généraux du
à son égard dépasse les monstruosités que Staline et compagnie ont f
en URSS et continuent aujourd'hui. D'autant plus affreuses pour lui qu
aussi militariste que possible, avec une admiration pour l'Armée que ce
ne partagions pas.”
308
Il faudrait faire imprimer l'arrêt en brochure à 0f,10
qu'on donnerait à 0,05 c à vendre aux camelots — et qu'on
enverrait sous enveloppe aux 25.000 officiers.
On espère au 11ème d'artillerie que vous accepterez d'y
être quelque temps au moins en activité de service. Nous
serions heureux de vous voir Versaillais.
Je regrette de ne pouvoir retourner vous embrasser
avant mon départ mais nous comptons vous voir en Suisse.
A vous de coeur
Gabriel Monod
Péguy a été le confident de ces héros dreyfusards.
J’ai
cité
ces
lettres
parce
qu’elles
prouvent
l’authenticité du témoignage qu’il leur a rendu dans notre
jeunesse. Leurs héritiers m'ont fait partager le trésor que
Michelet avait fait aimer à G. Monod, “la connaissance
pieuse du passé”. Et partager aussi leur indignation contre
l'indifférence de la Sorbonne et l'amnésie qui en est le
résultat.
La masculine Sorbonne
En 1904, on s'aperçut que les fiches des fonctionnaires
étaient surveillées par le Grand Orient anticatholique.
Scandale à la Ligue des Droits de l'Homme. Un “cahier”822
publie une liste de signatures, et parmi elles celle de G.
Monod au bas d'une lettre privée. Monod proteste auprès de
Péguy, qui répond, et auquel Monod écrit : “Je suis fâché
de vous avoir contristé, mais comme disent les enfants, ce
n'est pas moi qui ai commencé”.
Ayant trouvé cette admirable lettre dans les archives
conservées par Péguy, je la publiais dans l'article lu par
Jeanne, et je recevais d'elle, autographe, “une lettre qui
se rapporte à l'indignation de mon père, dont vous parlez
aussi ! Fallait-il que mon père fût peiné et vexé pour me
l'écrire à Montpellier, chez monsieur Charles Rist :
Paris, le 8 février 1905
Ma bien aimée Jeanne [...] Je suis ravi que Charles
soit débarrassé de la Ligue. Mais je ne trouverais pas mal
que vos amis démissionnaires fissent une nouvelle section
non maçonnique. Péguy vient, avec son insconscience
habituelle, de commettre un acte inimaginable dont Bouglé
avec son impardonnable légéreté lui a fourni les éléments.
Il a publié toutes les lettres écrites à Bouglé à propos de
l' affaire de la Ligue et de la délation, entre autres une
lettre de moi, écrite à la hâte au Conseil supérieur, [...]
et
sans s'inquiéter si cela ne me créerait pas de gros
ennuis et si c'était bien ma pensée réfléchie, il publie
tel quel le fragment de ma lettre (qui avait surtout la
Sorbonne pour objet) relatif à la Ligue.
822La
délation aux Droits de l' Homme (24 janvier 1905) Pléiade, éd.
Burac, t. I, p. 1514
309
Ainsi, dès 1905, les sorbonnards combistes savaient
que G. Monod avait
choisi entre ses deux anciens élèves
les plus engagés, Péguy, et Lucien Herr, le très puissant
bibliothécaire de la rue d' Ulm. Au début de cette annéelà, Péguy avait publiquement dénoncé “le rêve” que
faisaient les disciples de Herr : le monopole de
l'enseignement,
l'uniformisation
“scientifique”
de
la
pensée, “le collectivisme” et “un Etat où tout le monde
serait fonctionnaire”. Par lettre, G. Monod avait approuvé
Péguy “ex imo corde” (du fond du coeur).
En
décembre 1899, pressé par Herr823 , Jaurès avait
accepté d'unifier son Parti “intégraliste”824 et le Parti
marxiste, non dreyfusard, de Jules Guesde. Péguy voulait
garder le droit de
critiquer ceux que Bernard Lazare
appelait “les braves gens endormis dans le culte de Blanqui
et de Marx”. Refusant la discipline du Parti, Péguy fonde
les “cahiers”, dont G. Monod est fier, dès le 4 mars 1900,
de se dire “un acheteur en gros”, en condamnant “le
despotisme de parti et l'égoïsme des guesdistes” : “Je vois
avec douleur le parti socialiste déserter en France les
principes moraux sur lesquels il avait rassemblé autour de
lui un si grand nombre de personnes.” A cette lettre qui
commence par : “Cher ami”825, Monod joignait un article qui
définit leur objectif commun, l'espoir que le XXème siècle
verra
“le
triomphe
du
socialisme,
c'est-à-dire
la
prédominance des intérêts généraux de l'humanité sur les
intérêts particuliers des individus ou des groupes de
classes, de castes ou de nations.”
En parlant de ceux que Herr “enrôl[ait] dans son
régiment”, R. Rolland se servait de l’expression jadis
employée à propos de Cousin 826. C’est ce “despotisme des
intellectuels”, pour parler comme Leroux, que Michelet et
Monod cherchaient à remplacer, à la Sorbonne et à l'Ecole
Normale Supérieure827 , par “la connaissance pieuse du passé”.
Comme Péguy, Herr était un ancien élève de G. Monod. Il
avait
estimé Leroux, qu’il appelait “l’autodidacte
subversif”. Pour étudier Mazzini et Herzen, “les deux
hommes
supérieurs”
dont
Malwida
avait
déploré
le
823
Comme en 1902,
en 1905, en 1913
des “antimarxistes” libertaires
825Membre de l'Académie des Sciences morales et politiques. Péguy n'a
alors que vingt-sept ans.
826“Notre vieille maîtresse” disait Quinet à
Michelet, lorsque Leroux
publia
Réfutation de l’Eclectisme. G. Monod aura Paul Janet comme
professeur en classe de philosophie, et quand P. Janet était élève de
cette classe son professeur lui avait expliqué cette Réfutation .
827Déjà, dans la “Revue indépendante” de Pierre Leroux
et George Sand
(autodidactes l'une et l'autre) Mickiewicz écrivait en 1843 : “Les
grands artistes ne sortent presque jamais des écoles, et ils
s'inspîrent toujours de la grande vie qui anime le peuple”. Cette idée
remplissait Michelet de confusion. Rétablissons un nom oublié tout à
l'heure dans une citation de son Journal : “Mickiewicz, Herzen, comme
je les ai aimés.”
824Proche
310
Nationalegoismus,
Monod
avait
conseillé
à
à
Herr
d'apprendre le russe et de prolonger en Russie son voyage
d'étude
en Allemagne, et à R. Rolland d'aller en Italie.
Identique découverte. A Florence, Gaetano Salvemini avait
appris à R. Rolland que Mazzini était “une éponge gonflée
aux quatre cinquièmes828” par ses lectures de jeunesse, “la
Revue encyclopédique” et l'Encyclopédie nouvelle. La “Revue
encyclopédique” avait été la pâture intellectuelle de
Herzen et
l’Encyclopédie nouvelle l’avait “enthousiasmé”.
Voilà ce que Raoul Labry829 découvrit
à Moscou.
Herr
connaissait Labry. Il pouvait mesurer la dette de Herzen.
S'en est-il informé auprès de Malwida ? Si elle a lu ce
qu'il écrivait, elle a certainement admiré sa connaissance
des poètes allemands, et approuvé ce qu'il disait de
l'influence française sur Marx. Mais certainement protesté
en ne trouvant ni le nom de George Sand ni celui de
Michelet830 dans la liste publiée par lui des dix Français831
grâce auxquels sont “venues les idées qui fécondèrent le
monde” .
C'est à cause du Discours sur l'origine de l'inégalité
qu'il mentionnait Rousseau, mais Leroux et George Sand
pensaient aussi à la Profession
de foi du vicaire
savoyard, et Michelet 832 à l'auteur de l'Emile, précurseur
de Pestalozzi, qui fut le précurseur de Froebel833 , et de
tant d'éducatrices dont j'ai déjà rapproché
Malwida et
Pauline Roland. Ce que Malwida avait appelé “unsere
Weltanschauung” n'était pas le féminisme féminin, mais le
“saint-simonisme de George Sand”,
tel que l'admiraient
Biélinski avant 48, Dostoïevski834 en 1876 et Tourgueniev en
1879. Leur “georgesandisme” n'était pas le culte d'une
vedette835. C'est parce que George Sand et Malwida osaient
se dresser contre “la métaphysique glacée des Allemands” et
“l'athéocratie” de Blanqui qu'elles étaient comparées à
Jeanne d'Arc, et à ce titre admirées en Allemagne et en
Russie par les amis de Leroux, et raillées par ses ennemis.
En 1855, disant à la fin d'Histoire de ma vie comment elle
avait été “sauvée” du romantisme et du blanquisme836, George
Sand
écrivait
:
“Leroux
vint,
éloquent,
ingénieux,
sublime”.
Malwida
s'opposait
alors
à
la
“Commune
Révolutionnaire” qui
vantait “le socialisme viril” en
828Nettement
plus que Marx, dont la dette a été reconnue en 1995 par
Maximilien Rubel, éditeur de Marx à la Bibliothèque de la Pléiade.
829 Alexandre Herzen : essai
sur la formation et le développement de
ses idées.
830 Chers tous les deux à Jaurès
831
dans “le Peuple”, en 1890, où les “allemanistes” trouvaient le nom
de Leroux.
832“Moins de lois, faites des hommes.”
833R. Stummann-Bowerth le remarque, o. l. , p. 81 “F. Fröebel
ist der
Nachfolger Pestalozzis und Pestalozzi der Nachfolger Rousseaus.”
834Quelques pages sur George Sand, Journal d'un écrivain (1876)
835Franco Venturi a fait cette remarque dans Il populismo russo (1952).
836Depuis les Lettres d'un voyageur (1836)
311
Herzen837
insultant Leroux.
et Mazzini écrivaient leurs
Mémoires
pour faire croire qu'ils ne devaient rien aux
Français. Voici au contraire comment commence le premier
tome des Mémoires d'une idéaliste : “en écoutant les récits
de ma mère, je pensais déjà ce que George Sand a écrit dans
ses Mémoires : recueillons les traditions des anciens”. En
1903, au moment où meurt Malwida,
les socialistes
de la
“Revue socialiste”, amis de Péguy et adversaires du
“régiment” de Herr,
affirmaient qu'il fallait “faire de
George Sand une autorité”, un éducateur pour la France”, et
ils louaient sa biographie, “oeuvre fraternelle écrite par
une femme, une Russe.” Monod838 publiait alors la lettre
écrite en 48 par Michelet à George Sand : “C'est un culte
que j'ai pour vous. Vous êtes toute mêlée à ma religion de
la France”.
Mais lorsqu’elle dédiait Spiridion à Leroux, elle
l’appelait
“Père et Maître”. Michelet,
Renan, Monod
savaient cela, et Jaurès aussi, “frère de George Sand”839 , et
Péguy aussi, en un
temps où “l’influence de Leroux était
partout, et son nom nulle part”840. Péguy ne nomme jamais
Leroux, mais à qui donc pense-t-il, lorsqu’il dit que Hugo
est “mauvaisement jaloux” et que longtemps Michelet est
resté “le bon jeune homme Michelet” ?
837Pauvres
slavisants ! Francophobe, I. Berlin les trompe
en faisant
de Herzen mémorialiste le successeur direct de Jean-Jacques auteur des
Confessions. A l'en croire, Herzen ne doit rien, ni à George Sand ni à
Leroux
838Dans Jules Michelet. Etudes sur sa vie et ses oeuvres,
volume
passionnément lu par Péguy en 1905.
839Comme l’a bien dit Maurice Barrès
840Pierre-Félix Thomas écrit cela en 1904
312
313
CHAPITRE XIV
PROUST LECTEUR DES “ CAHIERS ”
Voici trente ans, on avait le choix entre deux
dogmatismes : il fallait avec la critique traditionnelle
séparer Péguy et Proust, et ranger celui-ci à côté de Gide
et celui-là à côté de Claudel. Ou bien, avec la critique
stalinienne, il fallait exclure Proust et Péguy, et mettre
au pinacle Romain Rolland et Anatole France. En découvrant
la date de son abonnement aux “cahiers”841 , j'ai dit que
Proust s'alliait à Péguy (sans le savoir) en ripostant, par
la Recherche, à La Foire sur la place. Mais pourquoi ne
parlait-il jamais de Bernard Lazare ? Je soutenais qu'avant
même de s'y abonner il se sentait en affinités avec les
“cahiers de Péguy et de Bernard Lazare”.
En 1992, cette
hypothèse a été confirmée par la publication de la lettre
où Proust dit
en 1907 qu'il lui arrive de lire Péguy et
d'“écrire des choses presque pareilles”842 .
Déjà, tout au début du siècle, quand Proust écrit Jean
Santeuil, les anciens élèves du Lycée Condorcet qu’il met
en scène sont dreyfusards, et
les revues dreyfusardes,
"Pages libres", "le Mouvement socialiste", "la Revue
socialiste" parlent toutes, pro aut contra, d'un "retour à
1848”.
Les "cahiers de la quinzaine" jouent un rôle
important dans cette commémoration, sans jamais imprimer
le nom de Leroux ni celui de George Sand. Quand Emile Buré
propose à Péguy un "cahier" où il aurait évoque "le bon
Pierre Leroux", Péguy refuse. Comme l'a fort bien montré
Julie Sabiani843 , Péguy désapprouve l'ironie de ces amis de
Jaurès qui disent que George Sand "traduisait le socialisme
rêveur et mystique de Pierre Leroux".
Proust n’imprime pas non plus le nom de Péguy, mais
c’est peut-être à Proust que Péguy pense en 1907 quand il
écrit “il en entend parler” (il désignant quelqu’un qui
passe pour
un
grand paresseux). Sur l’importance du
non-dit songeons aux pages particulièrement chères à Proust
où
“il
a
sans
le
nommer
évoqué
discrètement
le
Christ"844lorsqu’il a écrit
que Madeleine s'était trompée
en croyant "que c'était le jardinier".
Déjà, le coeur de
841Le
1er février 1908. Je renvoie à mon livre Proust et Péguy, des
affinités méconnues,
The Athlone press ,University of London, 1972,
p. 8.
842 Correspondance avec D. Halévy, p. 97. Tout en sachant, au moins
depuis 1907, qu'il était lu par Proust, Péguy ne lui a jamais ni parlé
ni écrit.
843L'amour
universel chez George Sand et chez Péguy,"Travaux de
linguistique et de littérature de la Faculté des Lettres de
Stransbourg, XI-2, 1973, pp. 123-138.
844 , comme le remarquait en 1968 M. Jean Mouton, Proust, collection
les écrivains devant Dieu, 1968, p. 102.
314
la musicienne Consuelo était "fait comme le coeur de
Jésus". Et l’imitation du modèle qui a dit : "Apprenez tous
de moi que je suis doux et humble de coeur" est encore
beaucoup plus sensible
quand Marcel écrit : "Ma
grand'mère était douce et humble de coeur". De même, le
coeur de Monsieur Vinteuil845.
Mais c’est plus tard, c’est pendant le guerre qu’ a été
écrite la note capitalissime sur “l”école néo-catholique”.
Proust envisageait d'étendre à l'art littéraire ce qu'il
avait dit pour la musique. En aimant la Sonate de Vinteuil,
Swann aimait seulement l'esquisse du Septuor où était caché
un "appel mystérieux [qui] fait pressentir un bonheur
supra-terrestre". Cette "espérance mystique de l'Ange
écarlate du Matin", "Swann n'avait pu [la] connaître, étant
mort comme tant d'autres avant que la vérité faite pour eux
ait été révélée." Quelques années plus tard, Proust
complète cette phrase, en y introduisant l'idée d'un autre
appel, " appel mystérieux car cet évangile n'avait été
divulgué qu'un peu plus tard". Appel lancé non plus par une
musique, mais par une poésie "néo-catholique" venue du
dreyfusisme. Comme Jean Santeuil, Swann regardait le
colonel Picquart comme "le dreyfusisme incarné" : il ne
connaissait qu'une esquisse. Après la mort de Swann, les
lecteurs de Péguy apprennent en 1910 qu'"il y eut deux
affaires Dreyfus. Celle qui était sortie du colonel
Picquart était très bien. Celle qui était sortie de Bernard
Lazare était infinie." Swann était mort sans savoir que le
dreyfusisme avait fait naître dans les Lettres quelque
chose
de
"supra-terrestre".
Il
n'aurait
pas
suffi,
d'ailleurs, d'être en vie pour recevoir cette bonne
nouvelle : il aurait fallu d'abord connaître ce que le
narrateur appelle Bergotte, le véritable Bergotte, "cette
partie de [moi] même qui [m]'était la plus chère", ce moi
idéal où le narrateur conservait en secret ses "croyances"
de jeunesse, comparables à celles d'"un catholique". "Tu
n'étais pas si déraisonnable de croire en elles, cher
Bergotte". Proust amorce ainsi en quelques phrases un
immense développement : il aurait fallu transformer
Bergotte
pour qu'il ressemble non plus à Anatole France,
mais à Monsieur Vinteuil, catholique. Proust n'a pas eu le
Temps, Proust est mort avant. "Toute"846 l'oeuvre-cathédrale
aurait pris un caractère nouveau, si elle avait reçu cette
deuxième flèche. A laquelle Proust pense peut-être quand il
écrit dans Le Temps retrouvé : "à cause de l'ampleur même
du plan de l'architecte, […] combien de grandes cathédrales
restent inachevées !"
En 1898, deux étudiants de philosophie, Péguy et Proust
admiraient deux professeurs de Faculté, Jaurès et Gabriel
845Je
renvoie à Proust et Péguy, des affinités méconnues, Londres 1972,
et à sa conclusion Proust et Péguy ou le mystère de Pâques, "Etudes",
février 1972.
846
"Capitalissime, issime, issime de peut-être le plus de toute
l'oeuvre".
315
Séailles, dreyfusards et membres du Comité d'Honneur pour
le bicentenaire de Pierre Leroux. Jusqu'en décembre 1901,
Proust pouvait lire Jaurès, Séailles et Anatole France dans
les "cahiers de Péguy et de Bernard Lazare". En 1902 il
pouvait tout à fait désapprouver comme Bernard Lazare et
Péguy ceux pour qui Jaurès n’était “plus
un homme mais
un véritable fétiche”, à cause de la propagande faite par
Herr dans les instances de l’Enseignement Primaire et
Primaire supérieure. Mais de nos jours Leroux, Bernard
Lazare et Péguy sont
inconnus, ainsi que
la présence de
Jaurès847 dans ce Comité d'Honneur. Donc, on croit avec M.
Tadié que Proust est "hostile à Péguy", et
qu'il imagine
Bergotte d'après A. France. On croit, avec Mme Henry, qu'il
renie le dreyfusisme démocratique que lui enseignait
Séailles, et qu'il dérive
criminellement vers Barrès. Or
en 1902, quand A. France et G. Séailles suivirent Jaurès
dans le combisme, des écrivains dignes de ce nom avaient
parfaitement le droit de s'opposer à l'esthétique et à
l'éthique jaurésiennes. C'est-à-dire, comme on va le voir,
au "réalisme socialiste". En 1908 le "moteur secret" de
Marcel Proust
trouve dans un des Jean-Christophe publiés
aux"cahiers" "la charge de combustible qui pourra [l]e
décider à faire un article", article appelé Contre Sainte
Beuve, d'où sortira la Recherche. Et R. Rolland n'est que
l'un, et pas le pire,
des auteurs de "la nouvelle école
qui n'aimait pas Bergotte". En voyant que les "cahiers"
publiaient leurs écrits, Proust ne devinait pas que les
"cahiers" avaient un "prophète d'Israël" pour "patron et
inspirateur secret", comme Péguy le "divulgue" dans notre
jeunesse (1910) en racontant la maladie et la mort (1903)
de Bernard Lazare.
Déjà, dans son premier roman, Proust avait parlé des
"jeunes gens intelligents", dont la sécheresse avait blessé
Jean Santeuil. Ils figurent au premier rang de "ceux qui
méprisaient Bergotte". Premiers de la classe au lycée
Condorcet, ils avaient formé avec Daniel Halévy "le groupe
juvénile fier de son poète, Fernand Gregh". Robert Dreyfus,
qui avait collaboré aux "cahiers", se reprochera, en
écrivant cela, d'avoir pris Gregh pour "le prince des
poètes"848. Vantard; Gregh
prétendait faussement collaborer
aux cahiers tout en étant849 "bon camarade de Herr et de Léon
Blum"850. En 19O5,Proust
ironise dans "le Figaro" sur le
"règne communiste" de "Jaurès, Messie du monde futur", et
sur l'adulation de "Victor".
Gregh juge 1905 que Proust
847Enfin
signalée en 1998 dans le Cahier trimestriel Jean Jaurès n°145
rendant compte de notre Bulletin de février 1997
848 Souvenirs sur Marcel Proust, 1926
849Impossible à partir de janvier 1904, le "schisme" ayant eu lieu,
Péguy ayant accusé "ceux de Herr" de préparer "un Etat englobant tout"
et
pour
commencer
"un
monopole
d'Etat
collectiviste"
dans
l'enseignement. Péguy, qui s'est à bon droit moqué de Gregh, n'a
jamais rien publié de lui.
850Gregh raconte tout cela dans L'äge d'or (1947)
316
est trop ruskinien et archéologue pour contribuer à la
souscription des "cahiers".
Contre
"les
démagogies
issues
du
dreyfusisme",
l'anticléricalime
maçonnique
et
l'antipatriotisme
marxiste851, Proust sait que Péguy et lui ont les mêmes
alliés : Joseph Reinach852 qui en 1904 démissionne du Comité
central de la Ligue des Droits de l'Homme afin de protester
contre "la délation systématique organisée par la FrancMaçonnerie" 853, et Darlu854, qui préside en 1904 la conférence
de Péguy sur "le communisme anarchiste" dont Bernard Lazare
avait été le principal interprète. Il fait l'éloge de
Renouvier855 , qui venait de dire en mourant que la démocratie
est menacée par "la guerre menée contre le sentiment
religieux", et il s'élève856 à la Société Française de
Philosophie contre Lanson, ce professeur de littérature qui
souhaite que "Dieu, l'âme et la métaphysique soient
supprimés des programmes de philosophie."
En 1907 Proust avait répondu à D. Halévy qu'il avait en
commun avec Péguy "un certain sentiment de la géométrie des
terres, des villages […] Sur les noms j'ai écrit également
des choses presque pareilles857". A ce moment-là, il se
sentait plus proche de Péguy que d'Halévy. Mais en 1912 il
dira qu'en 1907 D.Halévy lui avait demandé de lire un
"cahier" de Péguy et de s'abonner, "J'ai lu, j'ai répondu :
je trouve ton ami sans talent pour telle et telle raison,
mais puisqu'il est malheureux, je souscris quand même."
Entre temps, R. Rolland avait fait croire que pour " dire
la vérité à la France" il n'y avait que Jean-Christophe,
"ou ce fou de Péguy".
Malheureusement, Proust ignore l'irritation de Péguy
contre Romain Rolland, qui se croyait un peu le maître des
"cahiers", parce qu'il y était l'auteur le plus rentable,
851Proust
craint que "l'antimilitarisme de la plupart de [s]es amis
socialistes" ait pour résultat "de rendre possible l'agression sans
raison de l' Allemagne".
852Proust écrit alors à Mme Strauss (née Halévy) : "Il est toujours
dans la raison, dans la noblesse, dans la justice".
853 Ces paroles sont de Gabriel Monod, dont notre jeunesse fera
l'éloge.
854 Professeur de philosophie à Condorcet et premier maître de Proust,
Darlu reprochait au marxisme, en 1895, d'oublier un principe : la
liberté. Je renvoie à mon rapport Union dreyfusarde et divisions des
dreyfusards, dans les Actes du colloque L'esprit républicain (1972).
855 Ancien collaborateur de Leroux.
856Soutenu par Léon Brunschvicg, ami de Proust, et par Félix Pécaut,
ami de Péguy.
857Correspondance
avec D. Halévy
citée par Tadié, en 1996, p. 601.
Confirmation inattendue de l'hypothèse que je faisais en 1972 à la
première page de Proust et Péguy : c'est à Proust que Péguy faisait
une allusion (voilée), l'été 1907, en terminant la première Situation,
de manière énigmatique : "Croyez, mon cher Halévy, qu'il fait comme
nous, le fleuve, il en entend parler". Derrière ce non-dit se cache un
vaste secret. Ni Péguy ni Proust ne nomment Pierre Leroux, qu'ils
connaissent vraisemblablement autant qu'Halévy, qui le nomme comme
faisait aussi Bernard Lazare.
317
et aussi contre ceux qui sont dupes du double langage de
Jaurès. Ces anciens camarades de Condorcet que Proust
considère comme des "littérateurs sans talent et pleins de
bonne volonté", Péguy les appelle "les innocents, ou les
hommes de bonne volonté". Cela, l'été 1905, dans une longue
méditation inédite sur le Journal de Michelet, sur le
génie, qui est un hôte mystérieux, et donc sur ce que "nos
embarrassés théologiens" appellent "le problème des deux
natures de Jésus-Christ." En arrêt lui aussi devant le
mystère du génie, Proust exècre R.Rolland, qui croit
expliquer le génie de Jean-Christophe en disant : "Tous les
contraires se fondent en l'éternelle Force". "JeanChristophe embrasse tous les contraires à la fois". Pour
être "stimulée", sa "grande âme" a besoin d'"un débordement
de passions". Méprisant "le rêve grossier du bonheur",
"vomissant le socialisme bourgeois des parlementaires
sociaux-démocrates", admirant "l'élite qui guidait au
combat les Syndicats ouvriers", il s'enflamme pour "le
mysticisme guerrier des chefs qui appliquent à l'action
violente Kant et Nietzsche à la fois". Et Rolland nomme
"idéalisme" ce mélange d'Apollon et de Dionysos, de Sorel
(Les réflexions sur la violence), de Hegel (la rationalité
du réel), d'A. Comte (la science supplantant la théologie
et la métaphysique), de Taine (l'oeuvre d'art mourant avec
la société où vécut son auteur), de Proudhon et de Marx.
C'est tout cela que Proust condamne, en relevant plume en
main
les
expressions
grossières858,
superficielles,
insincères : "A chaque page R. Rolland flétrit l'art
immoral, l'art matérialiste", alors qu'"il est, lui, bien
plus matérialiste".
Monsieur Vinteuil sera en tout le contraire de JeanChristophe.
Professeur à la Sorbonne, jugé par Proust "inférieur à
tous les écrivains d'aujourd'hui", R. Rolland demeura
fidèle à ce qu'il appelait tantôt "mysticisme guerrier" et
tantôt "la raison". C'est à lui que l'Académie Française,
en votant contre Péguy, attribua en 1911 son Grand Prix de
Littérature. "Ne faisant pas de différence entre les
nations" européennes, il fut salué comme "conscience de
l'Europe" par Stefan Zweig dès 1914. Ayant vécu durant la
guerre "au dessous de la mêlée", selon Proust, l'auteur
d'Au dessus de la Mêlée reçut ensuite le Prix Nobel. Manès
Sperber a fort justement attiré l'attention sur le mot
avant en écrivant que "dès 1929, avant toute menace nazie",
R. Rolland fut "l'un des initiateurs de la conspiration du
silence" en s'opposant à la publication de Vers l'autre
858
Proust recopie en particulier cette phrase de R. Rolland : "Ces
femmes-là mériteraient d'être fessées".
318
nue859 .
flamme, la Russie
Trosky le regardait comme le
prototype de "l'intelligentsia occidentale tombée à genoux
devant la bureaucratie soviétique". Dans l'URSS de 1936, il
admirait "l'apparition tumultueuse, élémentaire, de toute
une
intelligentsia
prolétarienne,
qui
manifeste
une
vitalité
et
un
enthousiasme
extraordinaire".
Alors,
embrassé par Staline et proclamé par lui "le plus grand
écrivain du monde entier", il fut pressé d'intervenir,
comme
Gide,
pour
la
défense
des
"libres
esprits
persécutés". Il prit contre eux la défense de Staline,
refusa de l'importuner et répondit : "C'est la loi de la
vie. Elle est sereine. Les vieilles générations ont
toujours tort". C'est déjà ce qu'il avait écrit en 1903,
dans le "cahier" intitulé Le théâtre du peuple : "Les
oeuvres
passent
comme
l'homme.
Pourquoi
Dante
et
Shakespeare échapperaient-ils à la loi commune ? Et vive la
mort si elle est nécessaire à fonder la vie nouvelle. Loin
de la retarder, hâtons la plutôt. Puisse l'art populaire
s'élever sur les ruines du passé !" Deux ans après ce
Théâtre du peuple, les "cahiers" publiaient le Beethoven
par lequel Romain Rolland inaugurait sa série des Vies des
Hommes illustres.
La Recherche, c'est la revanche de l'art littéraire860.
Le narrateur avait failli renoncer. Il s'était senti "fort
troublé [par] les théories" qui imposent à l'écrivain "des
sujets non frivoles ni sentimentaux, mais peignant de
grands mouvements ouvriers", ou tout au moins "de nobles
intellectuels,
ou
des
héros".
Voilà
le
"réalisme
socialiste", voilà un des enjeux de la querelle qui en 1910
a presque entraîné un duel entre Péguy et D. Halévy. Dans
l'Apologie pour notre passé, D. Halévy présentait les
excuses de ceux des dreyfusards qui avaient tardé à se
séparer de Jaurès. Il ne nommait pas Bernard Lazare.
Riposte de Péguy dans notre jeunesse : "Je suis le seul à
parler de Bernard Lazare".
Chacun des deux champions va avoir son second. Ecrivant
à Péguy, Bergson admire "votre cahier sur la mystique et la
politique […] Vous n'avez rien écrit de meilleur, ni de
plus émouvant". Et il fait
aussitôt les démarches
nécessaires à la survie des "cahiers"861. Ecrivant à D.
Halévy, R. Rolland lui confie que pour sa part, durant
l'Affaire, il était resté au-dessus de la mêlée: "Je me
trouvais au milieu de braves gens qui déraisonnaient à qui
mieux mieux. Quand le feu prend à la maison, chacun se
sauve avec l'objet le plus précieux : pour les uns, c'était
859
Troisième tome, préparé par Boris Souvarine, des ouvrages de Panaït
Istrati sur l'URSS, cf. Michel Heller, B. Souvarine et la Russie, "Les
Cahiers d'Histoire sociale", été 1996, p. 17.
860Je renvoie à mon article Proust et Péguy ou "la foi dans les
lettres", "La nouvelle Revue française", avril 1973
861
Et en janvier 1939, "dans les ténèbres où nous avançons à tâtons",
il annonçait qu'un jour on verrait "resplendir de nouveau la lumière
que "la France reçut mission d'apporter au monde". Demandant : "Qui
donc ranimera la flamme ?" il répondait : "Péguy !".
319
la justice ; pour les autres, la tradition et la patrie ;
pour moi, ce fut la raison". Proust prendra le même parti
que Bergson. Certes, en 1910, il n'écrivit ni à D. Halévy
ni à Péguy862. Il était probablement trop absorbé par la
Recherche pour lire attentivement, en avril, l'Apologie
d'Halévy, et en juillet l'apologie pour l'"inspirateur
secret des cahiers" qui en 1903 "était mort avant d'être
mort"863. Proust se souvient
peut-être
de ces mots en
écrivant la note capitalissime sur Swann "mort avant " et
sur Bergotte "cette partie de [moi] même qui [m]'était la
plus chère". Pas en 1910, mais "un peu plus tard", comme le
dit la même note. Pas en 1913, puisqu'il dira qu'en 1913 il
n'avait pas encore lu "les meilleurs oeuvres de Péguy".
Péguy meurt en 14. Un peu plus tard, regrettant de s'être
montré "un peu injuste envers le pauvre Péguy", et "ayant
loyalement suivi les efforts" du "mouvement" sorti de
l'authentique Affaire Dreyfus, Proust sait qu'une poésie
sincère, "sans littérature", y a trouvé sa source. La mort
de Bergotte n'avait donc pas marqué la fin de l'art où "les
souvenirs
de
l'antiquité
et
des
chefs
d'oeuvre
de
l'architecture chrétienne et les textes sacrés mêlent leur
substance".
En
parlant
d'une
"admirable
école
néocatholique" qui avait pour inspirateur un
prophète juif,
Proust ne dérivait évidemment pas vers un conformisme
intégriste864. Il voulait "détruire l'esprit de parti"865,
comme Bergson, qui faisait confiance à Péguy "pour refouler
à la fois les antisémites et les fanatiques"866, ce dernier
mot visant ce que Bernard Lazare appelait "théophobie". En
décembre 14, Bergson et Proust ont-ils pu ignorer qu'on
lisait le nom de Charles Péguy dans une liste d'israélites
morts pour la France ?
Comparons "l'appel mystérieux" qu'entend le narrateur
à ce qu'Antonio Gramsci et Bergson ont qualifié de mystique
en lisant notre jeunesse. Dans ce "cahier", en 1917,
l'élève et l'ami de Gaetano Salvemini retrouvait le "senso
mistico religioso del socialismo"867: Bernard Lazare et Péguy
lui apparaissaient moins (si on peut ici distinguer) comme
les prophètes d'une religion rénovée que comme les
862
Entre Proust et Péguy, aucune trace de relations.
Comme Leroux, rentrant d'exil, et disant à Paris :"Tout le monde me
croit mort".
864 L'extrême politesse d'une lettre adressée par Proust à Francis
Jammes, et l'habitude ecclésiasique d'associer Péguy et Claudel ont pu
faire croire que Proust, en parlant de cette "école", rapprochait ces
trois écrivains. C'est ce que faisait en 1913 tel journal catholique,
qu'une judicieuse amie de Péguy lui envoyait en annotant : "Quelle
salade !"
865 Comme Halévy disant de Péguy (après mûre réflexion) :"J'aime son
combat, dur au Falloux comme au Durkheim" . Je renvoie au mémoire de
Mme Christine Taillé
866 Ces mots sont extraits d'une lettre adressée par Péguy à Bergson.
867C'est en 1977, au colloque Péguy vivant
(Actes, 1978, pp.697 sq)
que cela a été expliqué par Vito Carofiglio.
863
320
militants de la République Universelle Démocratique et
Sociale. Bergson pensait certainement à l'éclat nouveau de
la lumière qui avait "rénové les idées morales à la fin du
XVIIIe siècle" et continué à luire durant le Second Empire
grâce à "l'élite de la France"868 . Mais il pensait aussi au
"point d'origine dans l'histoire des religions" qu'avait
été, selon Péguy, la culmination dreyfusiste des mystiques
juives, chrétiennes et françaises. Péguy espérait que le
rejeton dreyfusard du "vieux parti républicain", greffé sur
le vieux tronc de l'Eglise, porterait fruit, et que "notre
renaissance" viendrait de ce "petit bourgeon" atypique. En
appelant "néo-catholique" cette renaissance, Proust a
deviné au moins une part du
secret, que Péguy confiait à
un de ses quatrains869 :
Tu portes un secret
Plus grand que toi
868
Bergson écrit cela dans son Discours de réception à l'Académie,
qui, sans la guerre, aurait paru aux "cahiers", — où Bernard Lazare
aurait de même voulu publier Le fumier de Job.
869 Je renvoie à La Ballade du coeur (1973),où Julie Sabiani a présenté
les quatrains encore inédits à cette date, et à la Postface, qui est
de moi.
321
CHAPITRE
XV
Les
cahiers
incognito
et
leur
influence,
ou
Leroux
Une présence anonyme -- Résonnances bergsoniennes ? -- 1905.
La grande lueur à l'Est --1905. "Pierre Leroux, ingénieux et
fécond" -- 1906. Eugène Fournière et l'affaire Leroux -Naphta870, ou Sorel contre Leroux et Bernard Lazare -- Les
naturalistes philosophes -- "le mouvement dont [Péguy est]
le chef" -- Clio égarée
Comme Antoine Adam, Guillemin
avait audacieusement
pris parti pour
Rousseau contre les "ardents défenseurs
d'athéisme". Connu comme ami de Péguy, on croyait qu'il
allait le défendre contre le Parti intellectuel. Au
contraire, en se déclarant "disciple marxiste de Lucien
Herr", il a paraphrasé jusqu'à la chûte du Mur de Berlin le
verdict prononcé en 1920 par l'éminence grise de la SFIO :
"Péguy était un
méchant fou".
Emule de Sainte-Beuve,
Guillemin
s'intéressait aux anecdotes et aux ragots plus
qu'aux idées. Comme Sartre et Bernard-Henry Lévy, ses
disciples, il a été
en plusieurs pays le favori des
médias. A son avis, Bernard Lazare est "un individu
suspect". Agent du syndicat juif selon les antidreyfusards
de droite, et laquais de Rothschild selon les guesdistes,
antidreyfusards de gauche, il a été
transformé par Péguy
en
"prophète". Cela, afin d'éliminer Jaurès,
le héros du
dreyfusisme, dont Péguy était jaloux. Guillemin ne tenait
aucun compte des mille pages inédites de Péguy qu'on avait
publiées durant les années cinquante
en même temps que
Jean Santeuil. Or Proust et Jean Santeuil admiraient le
jeune
militant
socialiste
qui
animait
la
campagne
dreyfusarde et ils ne pouvaient plus admirer
l'éloquent
porte-parole du "Parti pauvre appelé socialiste". Personne
Dans La Montagne magique, Thomas Mann représente par ce pers
870
l'auteur mi révolutionnaire mi réactionnaire des Réflexions s
violence. Dans Doktor Faustus, il condamnera cet auteur qui a
l'avait séduit
322
Guillemin871.
n'
osait contredire
Je pris contre lui
la
défense de Proust et de Péguy, et
ma diatribe Du côté de
chez Sartre, Péguy aux outrages872, avant d'être appréciée, à
Londres en 1972873 874, aux "Etudes" en février 1972875 , à la
nrf en
1973 et à la société des Amis de Marcel Proust et
de Combray (n° 23, 1973),
avait été remarquée par un
agnostique qui n'était pas bachelier,
Roger Secrétain,
Maire d'Orléans876.
Madame Charles Péguy m'avait remercié.
Quand elle mourut en 1965, Roger Secrétain
souhaita que
cette ville acquière les archives des "cahiers" et il m'en
confia l'inventaire. Je croyais trouver souvent mention de
Leroux, et j'ai été déçu.
Péguy avait eu beaucoup de correspondants 877.
siècle après l'ensevelissement décidé par Herr,
Un demiil était
Et donc mettre en cause Lucien Herr. Ce que j'ai fait dans
871
Anarchiste !
publié
dans "Esprit" à l'automne 1964 au momen
l'inauguration du Centre Péguy par A. Peyrefitte, qui relisai
article en 1998
97èmes Feuillets de l'Amitié Charles Péguy,
872
où les Athlone-Press publièrent
873
ma conférence Péguy et Pro
affinités méconnues par les critiques
Proust, Péguy et le mystère de Pâques
874
Péguy et Proust ou la foi dans les lettres
875
876
En août 1972, au moment de rééditer "le message de refu
réconfort" qu'était son Péguy de 1941, il m'écrivait : "J'ai
plume en main, votre si riche, si dense et si éclairant
principale, et la thèse complémentaire qui justifie la créa
notre
Centre
[…]
Vos
rapprochements
Péguy-Proust
en
ou
passionnent et je suis revenu, là-dessus comme sur d'autres
sur mes hâtives considérations d'antan".
Replacées dans leurs enveloppes après lecture, les lettres
877
adressées à Péguy étaient encore un demi-siècle après sa mort
rangées par ordre chronologique dans des boîtes de cigare. Te
telle d'entre elles avait été lue ou même reproduite par un m
323
trop tard pour retrouver des survivants. Les
deux guerres
avaient entraîné beaucoup de morts précoces, détruit
beaucoup de documents,
et laissé le champ libre à des
témoins
mal
informés,
peu
perspicaces,
proudhoniens,
maurrassiens ou catholiques, dupes souvent de Georges Sorel,
le faux ami.
Pour retrouver les ayant-droits, accéder à
diverses archives familiales, publier ces correspondances,
et
entreprendre
dans
ce
passé
aboli
les
fouilles
nécessaires, il aurait fallu une équipe de recherches.
N'étant pas professeur d'histoire, l'éventuelle prolongation
de mes recherches dépendait au CNRS de "littéraires" pour
lesquels Péguy était avant tout un poète. Ils ont été
étonnés de voir que parmi ses lecteurs Gide et Claudel
m'importaient moins que Fournière. Les professionnels de
l’histoire ne s'intéressaient pas à cet autodidacte, ni
au
fil peu visible qui
relie
nombre de
"cahiers", en
évoquant
Evariste Galois, Hégésippe Moreau, Michelet,
Quinet, Proudhon, Renan, Louis Blanc, Hugo, Alexandre Weill,
Louis Ménard,
“une famille fouriériste”, le Rhin allemand
(1840),
Juin 48, la Commune. Sans nommer Leroux, mais en
attirant l'attention sur
"ceux qui sont tus, ignorés,
passés sous silence" . Afin de soumettre l'Internationale à
l'influence
franco-russe, Herr
aurait voulu
être
secondé par Péguy. Il croyait que le régime tsariste était
le pire de tous les régimes possibles en Russie. Péguy
pensait autrement.
En 1899 il s'est senti "un peu exclu"
quand Herr lui a dit :"Vous êtes un anarchiste".
Face à L.
Herr et au Grand Orient, les "cahiers" étaient encouragés
par deux maîtres qui tous deux étudiaient De l'Humanité,
Gabriel Monod878 pour expliquer
Michelet, et
Bernard
ou un ami de la famille, mais elles n'avaient jamais fait l'o
d'une étude d'ensemble. Elles étaient pour la plupart inconnu
voici trente ans, quand j'ai le premier exploré cette Atlanti
engloutie. Les copies des lettres expédiées par les "cahiers"
trouvaient aussi dans ces archives, en de volumineux registre
j'ai découvert le nom de Proust parmi les noms des abonnés, e
constance des relations familières entre Péguy et l'élite
dreyfusarde.
878
Dès la fondation des "cahiers", Monod approuve le combat d
contre
l'unitarisme
qui
croit
conciliables
le
socialisme
guesdoblanquisme, et il écrit à Péguy le 4 mars 1900 : "Je vo
douleur le Parti socialiste déserter en France les principes
324
Lazare pour
continuer contre Renan le combat mené par
l’auteur de Job sur la primordiale question du prophétisme.
En 1896
Bernard Lazare
avait été
exclu de
l’Internationale
comme "anarchiste".
Gravement malade,
il ne pouvait pas terminer Le Fumier de Job, qu'il vulait
éditer aux "cahiers". Par testament, il a confié la mise
au net de ses notes manuscrites
aux deux savants qu'il
estimait le plus, Lucien Herr, dont il espérait, je suppose,
atténuer la "théophobie", et Meyerson, qu'il savait en
parfaite communion d'idées avec lui comme avec Péguy. La
collaboration qu'il souhaitait n'eut pas lieu, et après sa
mort le premier des dreyfusards
fut bien vite “accablé
d'ombre et de silence". Andler l'admirait beaucoup. Lui
aussi, il aurait voulu
réconcilier Herr avec Péguy.
Herr lui
a répondu
:" N'essaie pas. Jamais !". Après la
guerre, après la mort de Her, on a publié une très faible
partie du Fumier de Job. Mme Elizabeth Bernard Lazare
conservait une grande quantité de notes manuscrites dont une
partie a disparu à cause des menaces de la Gestapo. Ce qui
subsiste est pratiquement inconnu. Herr a fait disparaître
ses papiers. Mais son "influence énorme et occulte" n'a été
contestée qu'en 1991, par le Congrès de Strasbourg. Les
sites archéologiques, quand ils sont mis à jour, risquent
fort d'être à nouveau ensevelis sous la pression d'intérêts
conservateurs.
En
avril 1968 un
colloque
sur le vocabulaire
politique me donna l'occasion de
présenter à un auditoire
d'historiens un
rapport sur les archives des “cahiers”.
Je
rappelais qu'en décembre 1901, dans
le "cahier" qui
commence par "Mon cher Péguy", Jaurès
avait très fermement
critiqué Marx et Engels, et je demandais : “lequel des deux
est le plus vivant, le "socialisme scientifique moderne ,
c’est à dire allemand" que soutenait Engels, ou celui que
Pierre Leroux dans L’Humanité, et à sa suite George Sand
dans La comtesse de Rudolstadt et Michelet dans Le Banquet
faisaient venir de Jean Huss ?” 879 .
C'était le moment du
Printemps de Prague. Mais
le Comité d'historiens présidé
par Guillemin pensait à autre chose, et Robert Ricatte,
Professeur à la Sorbonne,
m’écrivit
dès le lendemain :
“Viard, qu’avez-vous fait ? Un exposé manichéen tendant à
prouver qu’ il y avait un bon et un mauvais socialisme (dont
sur lesquels il avait réuni un si grand nombre de personn
1904 il approuvera Péguy ex imo corde, du fond du coeur,
prendra position contre la politique de la Franc-Maçonnerie.
Socialisme
879
de
volonté
et
socialisme
involontaire
Formation et aspects du vocabulaire politique françaçs,
lexicologie” n°15, Didier-Larousse, 1969,II
en
18
“Cah
325
on pouvait sans extrapoler tirer la conclusion que
l’alliance
Fédération
de
la
Gauche
socialiste-Parti
communiste était aujourd’hui contre nature.)” Il ajoutait
: “je suis incapable de dire si je suis marxiste ou pas ;
en tout cas je ne suis pas communiste". Il était catholique,
il avait affirmé dans
ses rapports au CNRS
le
caractère “indispensable”
de mes travaux au Centre Péguy,
il
me rappelait cela en 1971 et à nouveau en 1978, mais
critiquer Marx et Jaurès lui semblait proprement sacrilège.
Les
recherches
historiques
paraissaient
périmées.
En
priorité, il fallait
remplacer le pouvoir personnel par
l'Union de la Gauche.
Une présence anonyme
En 1894, Leroux n'était pas nommé dans le
Programme de
la naissante
"Revue de Métaphysique et de
Morale"880. C’est en se référant "aux livres puissants d'un
Fourier, d'un Lamennais, d'un Proudhon, d'un Michelet",
qu'ils se proposaient
de “continuer l'oeuvre immense du
XIXème siècle : émancipation de la conscience, naissance à
la vie civile des protestants et des juifs (jusqu'au fond
de
la
Hongrie),
émancipation
politique
des
pauvres,
émancipation civile de la femme, reconnaissance du droit des
nationalités,
revendication
de
la
justice
pour
les
travailleurs.” Et l’année suivante, prié de “faire parler la
philosophie
sur les aspirations confuses de l'esprit
public",
voici
ce
qu'écrit
Darlu
:
"Les
écrivains
socialistes de ce siècle, de Saint-Simon à Karl Marx, ont
rendu à l' humanité le grand service d'entretenir la pensée
de l'idéal de justice. Et pourtant il y a dans le socialisme
de l'heure présente, le marxisme, trop d'erreurs, et une
erreur radicale dans la négation matérielle du principe
spirituel de l'homme, la liberté. Le but n'est pas dans une
révolution, qui ne serait qu'un coup de désespoir, mais dans
des réformes, et non pas seulement dans des réformes
politiques, dans des réformes sociales, unune réforme
morale. On ne va sûrement au but de la justice que par des
moyens justes ; pour fonder la cité de justice, il faut,
comme l'a enseigné Platon, des âmes justes".
Cette
omission universitaire 881 a
été remarquée à
la "Revue socialiste", dont les rédacteurs,
Eugène
fondée
880
par
trois
futurs
Xavier Léon et Elie Halévy,
881
De même, en
lecteurs de Péguy, Léon Bruns
anciens élèves de Darlu
1991, au Bureau national du PS,
"l' avant-pro
résolution
où le nom de Leroux apparut pour la première fois
soutenu par
M. Michel Rocard et par les membres non universi
326
Fournière, Léon Valras et
le docteur Pioger ne sont pas
professeurs,
Georges Renard étant professeur, mais en
Suisse. Péguy commence son "enseignement supérieur extérieur
à la Sorbonne" en faisant entrer à la rue d'Ulm cette Revue
où
Pioger écrit
: "Si à présent nous avons de la peine
à suivre Leroux dans ses dissertations religieuses, c'est
faute de nous élever à la hauteur de son esprit. Il pensait
pour tout le genre humain, et cela explique le caractère
religieux qu'on a parfois reproché à sa doctrine." En
ajoutant : “Le soin et l'acharnement qu'on a mis à faire
disparaître ses oeuvres
témoigne de la crainte qu'il
inspira à ses ennemis les rétrogrades et les réactionnaires
de toutes les écoles et de tous les partis”, Pioger faisait
écho au Discours que Nadaud avait prononcé en 1877 et que
les amis de Leroux reproduisaient en cette même année 1896 :
“Savamment réfutés par un ouvrier sorti de son atelier, les
normaliens et professeurs des hautes études avaient fait
le silence autour de ses
oeuvres [...] et
répété qu’il
n’était qu’un esprit nuageux et chimérique. Ses manuscrits
étant refusés par les éditeurs,
la misère harcelait sa
famille”.
La bourgeoisie bien pensante avait trouvé non pas un
allié mais une arme. Tout en disant en 1899 :
"Un
catholique ne peut pas souscrire pour le buste de Leroux",
car il a "refusé de se soumettre à la seule Eglise qui tient
de Dieu la révélation", "préconisé l'alliance des Français
et des Germains" et "soutenu, sophisme pur, que la société a
le droit de modifier la propriété", elle ajoutait
:
"Leroux permet de combattre les socialistes, qui menacent
l'Eglise et la propriété privée"882 . Mieux encore, les
catholiques sociaux allaient utiliser Leroux pour opposer
Jaurès à
ses collègues universitaires.
d'une part aux
guesdo-blanquistes et aussi aux guesdo-blanquistes
qui
le rangeaient parmi "les malonistes
malhonnêtes". A la
"Revue socialiste", il était soutenu par les amis de Malon,
qui jadis avait appelé Leroux “l’orgiaque spiritualiste”.
Cela n'était pas oublié par les amis de
Marc Sangnier. Ne
confondons pas les “cahiers de la quinzaine” où Jaurès
critique Marx le
16 décembre 1901, et
“La Quinzaine”,
qui le même jour disait que
“toutes les brochures du
docteur Pioger, tous les articles de la “Revue socialiste”
n’enlèvent rien au jugement brutal de
Benoit Malon sur
“l’orgiaque
spiritualiste”,
et
cette
revue
catholique de gauche ironisait sur “le zèle d’apôtre de
Pierre Leroux, le premier des socialistes en date et en
de son
cabinet
", Jean-Paul Huchon, Jours tranquilles à Ma
Grasset 1992 pp 187-191
882
Pierre
Leroux
et
ses
socialiste, Châteauroux, 1899.
oeuvres,
l'homme,
le
philos
327
valeur”, sur son “esprit confus et inculte”, sur ses rêves,
partagés avec George Sand, “d’égalité absolue et d’universel
bonheur”. Quant aux
catholiques conservateurs, proches
de
Brunetière ou de Maurras, c'est surtout contre Bergson,
le Juif Bergson,
qu'ils utilisèrent Leroux. FidaoJustiniani allait écrire :
"Leroux annonce et fait mieux
qu'annoncer Bergson, cet Alexandrin qui fait fortune par=mi
nous."
Pierre-Félix Thomas avait été membre du Comité pour le
monument de Leroux,
avec Jaurès et Gabriel Séailles, qui
étaient professeurs d'Université. Lui,
comme Darlu, il
n'est
qu'un professeur de Lycée. En 1904 il publie Pierre
Leroux, sa vie, son oeuvre sa doctrine. Contribution à
l'histoire des idées au XIXème siècle, et il ébranle le mur
du silence en disant
que "l'influence de Leroux est
partout et son nom nulle part. Combien, qui ne s’en sont
pas vantés, qui ont su
utiliser les fragments de son
Dictionnaire !”. La "Revue socialiste" approuve fortement :
"Leroux est le plus désintéressé des penseurs
et le plus
méconnu, car nos contemporains qui ont lu son oeuvre et lui
doivent le plus semblent s'être donné le mot pour n'en
parler jamais". Plus réticente, la "Revue de métaphysique et
de Morale" emprunte au livre de Thomas
la note prise par
Taine sur Leroux :"Assez d'imagination et d'esprit, mais de
seconde qualité", et proteste : “Jugement
injuste, car si
le mot génie a un sens, Leroux avait un peu de génie."
Certes, le 21 juin 1903 l'éloge de Pierre Leroux avait
été
prononcé
par Camille Pelletan, ministre de la
Marine, et ce jour-là "le Journal"
avait publié un
article sur "l'un des chefs du mouvement dirigé contre la
monarchie de Juillet"883.
Mais
ce genre de commémoration
ne suffit pas à Thomas : professeur de philosophie, il n'a
trouvé l'écho de Pierre Leroux que chez
Jaurès, dont il a
lu "le célèbre discours du 21 novembre 1893" dans le recueil
publié par Péguy en 1899 sous le titre de l'Action
socialiste. En 1902,1903 et 1904, en Sorbonne et
aux
"cahiers",
ce sont
"Quinet,Républicain exemplaire",
"George Sand et Michelet", qui sont loués par Henry Michel
et Gabriel Monod. En 1903,
Leroux n'est pas nommé par
Bergson dans
l'Introduction à la métaphysique qui
paraît
dans la "Revue de Métaphysique et de Morale" puis dans le
"cahier IV,12", ni par Darlu, qui célèbre
à l’ Ecole des
Hautes Etudes Sociales
“Renouvier
Quinet, Michelet,
Proudhon,
penseurs
républicains
rigoureusement
individualistes”. En 1904,
Darlu publie cette conférence,
et sous sa présidence, dans cette même école, Péguy lui
Intitulé "Le Monument de Pierre Leroux à Boussac",
883
Lucien Descaves,
décou
donné par lui à Boris Souvarine, qui m'en
cadaeau. Je l'ai reproduit en 1993 dans notre Bulletin n° 10
328
acratiste"884
répond
en opposant le "communisme
aux deux
variétés de dogmatisme (guesdiste et jaurésien). Là non plus
le nom de Leroux n'apparaît pas,
ni dans la Préface que
Bergson donne à l'édition du
Testament philosophique de
Félix
Ravaisson, ni dans le "cahier" qui rend compte du
Congrès de la Fédération des Universités Populaires.
Or
cette Fédération était présidée par Gabriel Séailles, qui
avait donné son nom au Comité d'Honneur pour le Monument de
Pierre Leroux à Boussac. Et
si on suivait en Sorbonne les
leçons de
Gabriel Monod
sur le Journal de Michelet, on
pouvait estimer que Michelet dans Le Peuple et
Ravaisson
dans ce Testament ne parlaient pas assez de l'influence de
Leroux.
Jaurès et Bergson
se donnaient-ils le mot pour ne
parler jamais de Leroux ? Les lecteurs de la "Revue
socialiste" pouvaient fort bien se poser cette question.
Elle pouvait embarrasser Jaurès. Engels et ses affidés
s'étaient moqués
de ce "normalien disciple de Malon".
Il cherchait à s'unifier avec eux. Il cachait donc "[s]on
arrière-pensée" et ne laissait pas trop voir qu'il était
"frère de George Sand"885. Bergson lui aussi
était
embarrassé. Il n’a peut-être écrit le nom de Leroux qu’une
fois, en
1915, en laissant à Durkheim, admirateur de
Comte, le soin de parler de "Saint-Simon, Fourier, Leroux
et Proudhon, parmi ceux que Comte aurait dû regarder comme
ses prédécesseurs886. Les "cahiers" sont au centre du débat,
Péguy étant en relations suivies
avec Clemenceau, Georges
Renard, Gaston Rouanet, Léon Walras, Georges Weill, Gabriel
Monod, Bernard Lazare, Eugène Fournière, Lucien Decaves, qui
sont favorables à Leroux, et aussi
avec Georges Sorel et
Edouard Dolléans, sévères
à l'égard de Leroux. Sans
pouvoir deviner ce qui a été dit de vive voix,
on peut
affirmer la vivacité des controverses, qui allaient être
stimulées par
les passions religieuses et chauvines, et
Jugeant de même que le mot anarchiste était impropre et voul
884
comme Leroux écarter toute parenté vec les systèmes théocrate
démocrates, Bernard Laeare disait aussi "acrate"
Ce que Barrès a fort bien compris
885
Et dans ce même ouvrage sur La philosophie française , Lerou
886
sera mentionné ni par Durkheim, qui traite
de Comte, Saint-
Tarde et Le Play, ni par Charles Gide (abonné comme Bergson a
“cahiers”) qui mentionne seulement
première moitié du XIXème siècle,
Louis Blanc.
quatre “socialistes” pou
Saint-Simon, Fourier, Prou
329
obscurcies par la rareté des documents. En 1896, on avait pu
croire que les oeuvres de Leroux, rééditées, seraient enfin
accessibles, mais on n'en réimprima qu’une seule, Malthus et
les économistes. Sauf un disciple de Brunetière, FidaoJustiniani,
personne
n'avait
entrepris
de
recherche
méthodique. On
ne disposait pas de la documentation
nécessaire. Au mieux, avec
Bergson, chargé à la Sorbonne
du cours d'histoire de la philosopohie,
on savait que
sous le second Empire "l'élite de la France était exilée".
Après la mort de Bernard Lazare (1903) personne peut-être
n'était mieux informé que Péguy. Ses inédits
conduisent à
penser qu'il était seul en mesure d' éclairer cette
fantasmagorie. Je crois qu'il l'aurait fait,
s'il avait
atteint l'âge, fixé d'avance à
cinquante ans, de rédiger
ses Mémoires.
Résonnances bergsoniennes ?
Romain Rolland était en 1944 pacifiste comme en 14. En
écrivant dans son Péguy que "Bergson incarnait des énergies
latentes", il
voulait dire que
Bergson, belliciste,
entraînait Péguy du côté
de Sorel, et en cela il se
trompait, nous le verrons. Mais
il n’inventait pas cette
sorte de halo. De 1900 à 1903 la Fédération des Universités
populaires887 réunissait des congrès dont Péguy publiait les
compte-rendus. En les relisant, il y
remarquait une
"réalité naissante
commune" qui faisait penser à
"une
sorte de
résonnance
bergsonienne”. Enseignant des
disciplines différentes, ces
dreyfusards bénévoles
pratiquaient la pédagogie non scolaire, révolutionnaire que
leur proposait
Emile Duclaux, naturaliste, successeur de
Pasteur à l'Institut Pasteur. Péguy
lui demanda "s'il
connaissait M. Bergson... Il me répondit que jamais il
n'avait été mis directement en relations avec cette
philosophie,
et
pourtant
la
parenté
est
évidemment
indéniable". Bergson et Pasteur étaient extérieurs à la
Sorbonne, et aussi Ostrogorski, sociologue ami de
Bernard
Lazare
et d'
Emile Meyerson. Les "cahiers" rapprochent
Présidée par Gabriel Séailles, dreyfusard, qui signait avec
887
pour le Comité Leroux, et
Métaphysique et de Morale".
avec Ravaisson, dans la "Revue
Séailles condamnait chez Renan "
superstition de la science positive", et "l'éclectisme un peu
superficiel qui lui a fait unir les sciences morales aux scie
naturelles". C’est pour cela que Péguy l’avait d’abord choisi
directeur de la thèse où il faisait l'éloge de "notre maître
Duclaux"
330
l'Introduction à la Métaphysique, où Bergson disait que "le
dogmatisme échoue parce qu'il veut reconstituer le mouvant
avec la fixité des concepts", et
La Démocratie et
l'organisation des partis politiques par Ostrogorski. En se
réjouissant de "l'excellente publicité" faite à ce livre par
Péguy,
Bernard Lazare
et
Meyerson savent leur commun
enracinement dans le prophétisme juif. De même,
Meyerson
"attribuait aux lointains ancêtres polonais que Bergson et
lui croyaient avoir en commun le sentiment d'affinités
intellectuelles communes qui les lia toujours". Péguy
n'étant pas juif,
Meyerson songe
en 1906 à des liens
plus secrets que ceux de l'hérédité. "Il faut,
écrit-il à
Péguy ,
qu'il y ait entre nous "certaines similitudes
profondes de l'être intellectuel, similitudes dont nous ne
nous doutons peut-être pas nous-mêmes"888 . De même, du vivant
de Péguy et de Proust, leurs amis juifs ne comprenaient pas
et ne devinaient même pas leur ressemblance. Après leur
mort, Robert Dreyfus
a découvert
"qu'ils n' étaient pas
étrangers l'un à l'autre comme on le croyait et que, s'ils
s'étaient rencontrés, ils auraient pu "reconnaître entre eux
des affinités imprévues, certains traits de ressemblance
lointaine mais profonde." En 1913 on a dit que les liens de
famille
de
Proust
avec
Bergson
expliquaient
les
réminiscences entraînées par la madeleine. Proust réplique
: "Mon oeuvre est dominée par la distinction entre la
mémoire volontaire et la mémoire involontaire, distinction
qui ne figure pas dans la philosophie de Bergson". De fait,
la mémoire involontaire surabondait dans Jean Santeuil,
où Monsieur Beulier, "l'ami du colonel Picquart",
fait
lire à son élève La Bible de l' Humanité.
On sait que
Monsieur Beulier est imaginé d'après
Darlu, plus âgé que
Proust mais moins que Paul Janet,
auquel Jaurès
avait
dédié sa thèse principale. En 1899, Paul Janet disait dans
la "Revue des deux Mondes": "Pierre Leroux est un philosophe
digne
d'être
rappellé
au
souvenir
des
nouvelles
générations". Et ce vétéran
racontait qu’en 184O
il
"dévor[ait]" De l'Humanité et que son professeur lui lisait
la Réfutation de l'éclectisme". Proudhon avait vanté
"l'antiéclectique, l'antagoniste de nos philosophes demidieux" qui osait
flétrir l'hypocrisie de
Cousin, son
reniement, son amnésie, et sa théorie du Moi, du Moi
conscient, en écrivant : "Il n'est pas en notre pouvoir de
rappeler à notre gré nos souvenirs [...] La mémoire ne nous
appartient pas".
Le temps perdu ne sera retrouvé qu'en 1905 et 1906, et
Leroux fera l'objet d'une polémique. Mais dès 1904, dans la
période "racornie" qu'était le combisme, une
question de
politique internationale et un problème d'Instruction
publique vont opposer Darlu, Proust et Péguy à Jaurès,
888
Mon article Prophètes d' Israël et annonciateur chrétien, R
mars-juillet 1973.
331
Séailles et Lanson.
En 1904, Jaurès jugeait paisibles les
relations internationales et croyait
à une Fédération
européenne, et Darlu le critiquait
en citant Renouvier
:"De telles vues optimistes sont toutes superficielles".
Péguy
savait cela quand il a
critiqué "le dogmatisme"
de Jaurès en présence de Darlu, et je crois qu'en plus
il
connaissait De l'Allemagne889 , où un ami de Leroux, Heine,
confirmait l'autorité de Renouvier. Comme directeur de
avait choisi Séailles, qui
thèse, Péguy
avait témoigné
au Procès Zola pour le colonel Picquart.
Quand Séailles
suivra Jaurès dans la politique pacifiste, Péguy rompra avec
lui. Proust est du même avis que Darlu et Péguy, en janvier
1905, quand il ironise au sujet de Jaurès, "Messie du monde
futur", et en
juin , quand il juge que la politique de
Jaurès
"rend
possible
l'agression
sans
raison
de
890
l'Allemagne" .
Péguy, Proust et Darlu s'accordent aussi
contre la
"théophobie" que critiquaient Heine et Bernard
Lazare, et là encore la résonnance n'est pas seulement
bergsonienne. Proust
regardait Darlu comme "un plus grand
homme que Taine et que Renan" ; en 1904 Péguy critique
vertement Taine et Renan ;
selon Renan, Taine, Stuart Mill
et Spencer891,
Comte était le plus grand philosophe
français depuis Descartes.
Comte et
Renan étaient les
pires
ennemis de Leroux. En 1904, “L'Humanité” de Jaurès
publie "les réflexions d'un professeur de littérature
française" par Gustave Lanson.
Se réclamant d' Auguste
Comte, pour
qui Dieu et l'âme étaient "des mots vides de
sens", Lanson déclare
: “Je trouve de trop dans les
programmes, Dieu, l'âme et la métaphysique". En 1905, la
Société française de philosophie
convie Lanson
à un
débat sur “L'idée religieuse dans l'enseignement” et charge
Darlu de lui répondre. L’école, dit Darlu, doit enseigner
l’histoire, qui
a donné leur sens à ces mots. Darlu est
appuyé par Léon Brunschvicg (ami de Proust) et par un ami de
Péguy,
Pierre-Félix Fécaut, fils de
Félix Pécaut892,
pasteur protestant devenu Inspecteur général, qui dix ans
plus tôt, dans
l'officielle “Revue pédagogique”,
souhaitait
que
"l'idée
de
Dieu,
qui
couronne
l'enseignement de la morale, le pénètre bien plus qu'elle ne
889
Je renvoie à Une alliance contre "le despotisme des intelle
BAL n° 2-3, p. 74
890
A F. Gregh, le 5 juin 1905. Le stalinisme obligera Lukacs
que ces Français-là ressemblaient aux prénazis.
Remarque faite en 1905 par Emile Faguet, professeur lui auss
891
littérature française à la Sorbonne, mais de droite
892
Chargé par Jules Ferry de fonder l'école laïque,
332
le fait encore." Sans demander aux maîtres laïques "une
puissance de conversion qui, dans le clergé aussi, est une
grâce, un don rare", il était sûr que dans nos écoles "des
milliers d'interprètes" seraient prêts à vulgariser un jour
les paroles, venues "de la libre pensée toute seule ou de la
libre pensée associée aux traditions chrétiennes" qui nous
parleraient, "dans notre propre langue séculière, de ce qui
est notre intérêt suprême, de ce qui, en chacun de nous, est
l'essentiel de l'humanité"893. Un demi-siècle plus tôt,
Renouvier avait exprimé
bien plus que sa pensée
personnelle en écrivant
dans la "Revue indépendante"
:
“Nous ne croyons pas qu'une révolution religieuse puisse se
produire au sein
du clergé, soit catholique, soit
protestant. [...] Mais elle se produira, le jour où l'esprit
libre d'un laïque s'inspirera de la vieille lettre et nous
révélera la vie, la pensée.”
Au "lapalicisme", c'est-à-dire à la
franche sincérité
bergsonienne, Péguy oppose en 1905 le double langage de
Jaurès. Jaurès dépendait du citoyen Vaillant, matérialiste
lié à Laura Lafargue et à Karl Kautsky, et aussi des
disciples
d'Auguste
Comte
devenus,
comme
l'écrit
A.
Compagnon,
"par
leur
conversion
au
radicalisme,
ses
compagnons de route"894.
Jaurès allait "courber sa nuque
puissante, disait Trotski, sous le joug de la
discipline
organique" . Jaurès pensait mais n'osait pas dire que Renan
et le positivisme de Comte étaient les ennemis de la
démocratie et du socialisme, lequel aurait dû être "une
révolution religieuse". Idée claire et distincte pour
quiconque pense comme Leroux que "la démocratie est une
religion qui se forme" (1842), et que socialisme veut dire
"démocratie religieuse", "religion sans théocratie". En
1904,
à l’Ecole des Hautes études sociales on n'a pas
oublié que Léon Bourgeois y avait fait des conférences sur
La Solidarité,
avant d’écrire dans ses
Leçons sur la
solidarité (1897) que "la théorie de la solidarité avait été
faite par Leroux dans De l'Humanité". Aux conférences de
cette Ecole comme au "cours Bergson" du Collège de France,
les amis des “cahiers”, des “Pages libres”, du ”Mouvement
socialiste”, de la “Revue socialiste” et de la “Revue des
Métaphysique et de Morale” forment contre Comte et Renan ce
que Péguy appelle une sorte de “Ligue pour la défense de la
qualité”. Dreyfusard, habitué du "cours Bergson" et lecteur
des "cahiers",
l’abbé
Violet
demande
à Péguy, en
décembre 1903, de venir faire une conférence à un groupe
"d' ouvriers socialistes, catholiques et anarchistes", cela
"dans une franche neutralité". Péguy est alors explicitement
Rapport d' Inspection Générale publié en 1894 en
vertu d'une décision exceptionnelle du ministre de
l'Instruction publique dans l’officielle “Revue
pédagogique”.
893
894
La troisième république des Lettres, 1983.
333
"inchrétien". L'abbé ajoute: "Je connais votre esprit et il
est tout à fait celui que j'admire et que je crois utile. Le
fait que nous ne soyons pas d'accord au point de vue
religieux, loin de gêner cette action, pourra lui être d'un
grand secours. Mon admiration pour le mouvement dont vous
êtes le chef."
Comme le mot dreyfusard,
le mot
bergsonien ne définit
ces résonances que par accident. En
disant "Leroux incognito", je songe à l'impatience de Paul
Stapfer895, protestant évangélique et dreyfusard intrépide.
Il aurait voulu qu'on aille explicitement à la source et
qu'on
découvre enfin "Pierre Leroux, inconnu, méconnu,
apôtre du socialisme, penseur et écrivain remarquable,
fondateur
du
christianisme
rationnel"896.
Riposte
discourtoise de Lanson : "M. P. Stapfer est tout simplement
une nature religieuse. Qu'il fasse le saut périlleux897,
qu'il croie et qu'il adore, qu'il aille à l'église
catholique, au temple luthérien, à la chapelle méthodiste".
Simple Doyen d'une Faculté de province, Stapfer n'était rien
à côté de Lanson, professeur à la Sorbonne 898 et critique
littéraire dans le grand journal parisien dirigé par
Jaurès. Contre Sainte-Beuve allait
résulter d'un sursaut
de colère contre un livre de R. Rolland et contre un article
de Lanson.
1905. La grande lueur à l'Est
En 1902
Jaurès a rompu avec les "cahiers". Il
soutient
à
la
Chambre
le
ministère
Combes
qui
899
bouleverse un million et demi d'enfants
en fermant cent
vingt
établissements
congréganistes
et
des
milliers
895
Doyen de la Faculté des Lettres de Bordeaux en 1898 , Stap
avait été
sanctionné pour dreyfusisme par le ministère, et
Faculté protestante
de “sa
896
de Montauban
lui avait adressé le témo
profonde admiration”.
Dernières variations sur mes vieux thèmes., et une fois enc
merci à Jean Deprun.
897
C'est ce que faisait Péguy, non fonctionnaire (comme Pierre
Leroux) et admiré
par Marcel Proust , que ce lansonisme indi
En 1963, je voulais donner Péguy et Leroux comme titre à ma
898
On m'a dit : Prenez plutôt Péguy et Lanson, et réhabilitéz La
le jury vous en saura gré
899
Ainsi que Max Gallo l'a écrit dans Le Grand Jaurès.
334
d'écoles. Les "cahiers" protestent.
Andler se désabonne,
Péguy apprend cela à Bernard Lazare 900 qui lui répond
:
"Il y a des gens pour qui Jaurès n'est plus un homme, mais
un fétiche véritable". E. Reclus écrit alos que "le
socialisme
a cessé d'avoir son caractère généreux, dévoué,
humanitaire, pour se transformer en un parti politique prêt
à s'assoupir dans toutes les intrigues des parlements"901.
Andler écrira : "mon
amitié pour Bernard Lazare, très
intimement lié avec Elisée Reclus902, me rendait la position
des libertaires de cette école anarchiste familière et
sympathique903". Mais en
1903,
Andler
n' a
pas
accompagné
Péguy, Meyerson et Fournière au convoi de
Bernard Lazare. En évoquant "le journaliste du vrai"904, il
Recevant aussi la lettre où Meyerson lui dit que "les social
900
et anarchistes
des cahiers sont les descendants "légitimes"
vieilles barbes de 48, les socialistes officiels n'étant que
batards"
901
"Elisée Reclus était une des plus parfaites boussoles que
libre ait eues", au jugement de Lucien Descaves, ami de Pé
c'est à "des hommes comme Descaves et Bernard Lazare" que Pel
faisait confiance, pour "vaincre l'infamie sociale".
Après ses deux exils, celui de 1851 et celui de 1871, Reclus
902
fondé en 1894 l'Université libre de Bruxelles qui s'assura le
services d'un autre grand savant proscrit qu'admirait Bernard
Lazare, Kropotkine. Exilé, emprisonné plus d'une fois, Kropot
avait connu la Sibérie, la Suisse, la France et la Grande Bre
il admirait des Russes qui avaient eu Biélinski pour ami, com
Tourgueniev et Dostoïevski, et d'autres, comme Lavrov, qui
connaissaient Lucien Herr
Vie de Lucien Herr, 1932
903
C. Andler,
904
C'est ainsi qu'il appellera Bernard Lazare dans
s la Vie de Lucien Herr. Sitôt publiée l'Apologie pour Bernar
Lazare
(12 juillet 1910),il dédicacera à Péguy le texte d'un
sur La civilisation socialiste datée du 3 juin 1910 avec ces
335
rejoindra Péguy, et en se souvenant de 1905 il avouera
:
"J'étais moi-même tout à fait aveugle". Soumis à Herr,
"[s]on ami de quarante ans", il croyait que la victoire de
l'Internationale
entraînerait en Russie l'émancipation
et il prophétisait dans les meetings, avec Jaurès, la grande
lueur à l'Est. Ayant accepté l' unification des socialistes
français, Jaurès
appelle
les exilés russes, polonais,
finlandais, etc. juifs ou non,
à unir leurs différents
partis
dans
l'
Internationale
en
renonçant
au
parlementarisme libéral et à leurs aspirations nationales.
Jaurès ne connaît ni la Russie ni le russe, il n'est que
“l’instrument”905 de Herr, homme de l'ombre dépourvu de
mandat électif. Parmi les émigrés russes qui se pressent
au
premier
rang
des
meetings,
les
marxistes
applaudissent906. D'abord, leur dit Jaurès, il n'y a
pas
risque de guerre, car
"le kaiser ne fera pas la guerre",
parce
qu'elle
entraînerait
contre
lui
la
coalition
paneuropénne de toutes les forces, celles de la révolution
comme celles de la liberté. Ensuite,
la Russie offre à la
révolution sociale une double chance, parce que la
bourgeoisie y est encore plus défaillante qu'ailleurs, et
le prolétariat capable d'aller plus loin que les Français en
1789 :
“éduqué par des propagandistes allant depuis
Bakounine jusqu'au système de Karl Marx, il
est plus
conscient, plus averti de la mission libératrice qu'il doit
accomplir par dessus la tête de la bourgeoisie décadente907.”
Ce
grand mirage s'éteint la même année.
Après
le
Dimanche sanglant
où il avait conduit cinquante mille
ouvriers jusqu'à la place où les Cosaques ouvrirent le feu,
"le prêtre Gapone"
s'était réfugié
chez Herr. Il alla
trouver Lénine, il fut assassiné après avoir
déclaré :
"le peuple russe n'est pas prêt pour l'émancipation
définitive. De la chute du tsar ne résultera pas forcément
pour le peuple la fin de l'esclavage". Citant cette
"A Ch. Péguy. En souvenir de quelques idées communes restées
mêmes, son très dévoué Ch. Andler", Cité par Charles-Pierre P
Soixante-treize dédicaces, Bulletin de l'Amitié Péguy, n° 76,
1996, p. 177.
Péguy imprimera ce mot en 1913
905
Herr n’est pas marxiste, Jaurès non plus. Quand Hugo et
906
faisaient le jeu de Blanqui et de Bakounine,
La Grève de S
leur disait : Voyez vous-mêmes [.etc..]”
907
J'emprunte cette citation à l'excellent témoignage de Tch
Dans le creuset des civilisations, t. IV (1938).
336
déclaration en
décembre 1905 Péguy
constate "une
coïncidence" entre ses réflexions des trois derniers mois et
la vérité reconnue par cet agitateur ( qui était d'ailleurs
manipulé par la police tsariste) . Il ajoute :
Au demeurant, il faut avouer que le cas du prêtre Gapone est
très singulier. Mais qu'est-ce qui n'est pas singulier, pour
nous occidentaux, pour nous Français, dans tout ce qui vient
non seulement du mouvement russe, de ce mouvement russe,
mais généralement de tout le caractère et de toute la vie de
ce peuple ? […] l'erreur la plus grossière, c'est de se
représenter le prêtre Gapone comme un chef, comme un
propagandiste révolutionnaire (il est le rival et au fond
l'ennemi de tous ces révolutionnaires professionnels). Quant
à ces intellectuels révolutionnaires russes, ils vivaient
des rêves. Il y avait un rêve par école. Ceux qui les ont
connus le savent bien908.
Péguy n' était jamais sorti de France, il ne parlait ni
le russe ni l'allemand, à la différence de L. Herr, qui
avait voyagé en Allemagne et en Russie, et qui était alors,
comme
jadis
Bakounine
au
témoignage
d'Engels,
le
révolutionnaire
trilingue.
Péguy
imagine
l'oppression
totalitaire qui accablera
le BoulevardssaintMichelstrasse
909 si la Révolution commence en Russie comme l’espère L.
Herr et se prolonge en Allemagne, comme Lénine le souhaite.
Dans les "nouvelles républiques", qu’il compare aux antiques
"satrapies" du Grand Roi, l'Internationale a instauré un
régime knouto-germanique. A Moscou comme à Rome, le "colosse
908
Je cite ici des pages écrites durant trois mois consé
inédites pour la plupart jusqu'en 1953, inexactement datées
et ensuite éparpillées dans trois volumes différents. Enfin
en 1988 au tome II des Oeuvres en prose fort bien éditées par
Burac à la Pléiade.
909
Staline
vivait
encore
en
1953,
d’anticipation dans L'esprit de système.
quand
on
a
lu
ce
Il aurait dû ré
ceux que Bernard Lazare appelait en 1896 “les braves gens e
dans le culte de Marx”. L’ironie a suffi à Etienne Gils
désamorcer cette bombe : cet éminent philosophe catholiqu
“neutraliste”, comme “le Monde”, et les neutralistes étaient
des progressistes, qui ont dès lors traité
traitait les anticommunistes.
Péguy comme
337
de l'église grecque" (c’est ainsi que le tsar était appelé
par Leroux) et le Souverain Pontife ont été remplacés par
"le magistral et le doctoral Kautsky", Secrétaire général
des Antichristen allemands. Et dans la satrapie de Jaurès
comme dans toutes les autres, "la police, délations et
surveillance, a reçu des agrandissements russes". En
Sorbonne, le tribunal révolutionnaire a tenu de "longues
séances du soir et de la nuit, éclairées à l'électricité".
On a fusillé nombre de platoniciens, de stoïciens, de
kantiens et de bergsoniens lapalicistes. Ensuite, raréfiés,
"les récalcitrants furent livrés à la main des médecins, qui
dans ces nouvelles républiques910 avaient remplacé les
bourreaux".
Péguy
devinait qu'en Russie on ne pourrait
pas durablement enfermer la religion dans les
hôpitaux
psychiatrique et dans les
catacombes. Un jour, à leur
tour, les dictateurs du prolétariat seraient terrorisés,
“lorsque le Dieu qu'ils avaient outragé ressortirait du fond
des solitudes, lorsque leur soudaine et brusque banqueroute
leur apparaîtrait, avec les spectres des jours anciens
venant troubler leur sommeil. [Ensuite], les douloureux
enfantements des libertés les plus indispensables [verraient
peut-être le jour. A quel prix !] Après on ne sait combien
de sanglants et d'atroces avortements, guerres de peuples,
guerres de races, guerres de classes, massacres et
boucheries, incendies et tortures, démagogies sanglantes et
crimes insensés, horreurs inimaginables, massacres des
Polonais, massacres des Russes, massacres des intellectuels,
massacres des paysans, massacres des ouvriers, massacres des
bourgeois, massacres de tout ordre et de toute barbarie”.
1905. "Pierre Leroux, ingénieux et fécond"
Si dramatique que soit l'année
1905, elle est aussi
pour Péguy ce que 1843 avait été pour Michelet. Cet été-là,
Péguy lit Jules Michelet, études sur sa vie et son oeuvre
où G. Monod, "le plus vieux maître vivant de nos historiens
modernes, le plus respecté, le plus considéré"911 , publie
910
Et en
1995 on pleurait
encore à
la C.G.T.
"ces "Répu
auxquelles, malgré leurs défauts, nous avions cru."Carnets de
Mairet.
Qui incarnait "l'Anti-France protestante" aux yeux de ce que
911
appelait
"l'Action dite française". Grâce à lui, les élève
rue d'Ulm
faisaient hors de France des
Allemagne le plus souvent, et il
voyages d'études, e
91
avait conseillé à L. Her
ancien élève, d'apprendre le russe et de faire en Russie son
338
aussi
la correspondance de Michelet avec
George Sand.
En 1904 l'essentiel
était passé sous silence
dans le
Testament philosophique
: "enthousiasmé",
Ravaisson
avait
"conçu
l' ascension créatrice", en 1843,
parce
qu'il
découvrait chez Geoffroy Saint-Hilaire que "la
nature tend à se perfectionner" .Inspecteur général de
l'Instruction publique, Ravaisson demeurait soumis à Cousin.
Mais en 1843 il était
le secrétaire de Michelet, qui
prenait cette année-là "[s]on élan
contre le passé"912,
contre Cousin, contre "la méthode qui formule, celle de
Hegel, et contre “le banquet matérialiste” de Feuerbach. Or
Geoffroy Saint-Hilaire n'est qu'un des deux auteurs qui
enthousiasment Michelet.
La "Revue indépendante" lui a
appris en 1842
que l'Encyclopédie nouvelle venait
de
résumer la doctrine de Geoffroy Saint-Hilaire :
"à
l'hypothèse des préexistences il a substitué le principe des
évolutions" et prouvé que "l' organogénie est une anatomie
comparée fugitive, et l'anatomie comparée une organogénie
permanente". Alors, parcourant les différents tomes, se
reportant d’Organogénie
(1842)
à
l'article Egalité
(1839), lisant et relisant De l'Humanité,
Michelet est
"renversé" en
voyant venir à lui “de partout à la fois”
la synthèse des sciences naturelles et de la philosophie de
l' histoire, c’est à dire la doctrine de la perfectibilité.
Et donc, perpétuellement, "au sein de la femme, ce
sanctuaire de la création, le mystère de la fraternité
universelle" se renouvelle
au cours des mois de la
gestation913 ". Catholique, la belle-fille de Geoffroy Saint-
de fin d'études. En 1904 il avait
et approuvé “ex imo corde”
condamné
ce que Péguy
la Franc-Maçonn
écrivait sur Herr
“ceux de Herr”.
912
Même élan pour Marx, la même année,
et pour Renouvier,
George Sand et Michelet discples de Pierre Leroux (RHLF, s
913
1975)Le 21 février 1975, Jean Fabrtre m'écrivait : "Que p
meilleurs et les plus généreux esprits de son temps, Pierre
ait été un maître à penser, un peu en retrait mais agissant
tenais certes pour avéré, mais ce que vous montrez lumineuse
partir de deux cas privilégiés, c'est la manière dont s'est
son influence. Autant que
par la mise en lumière des soli
fondamentales, votre étude se recommande par un
des différences et des nuances".
sens très
339
Hilaire a peur que "la transformation ne soit irréligieuse".
Michelet lui répond : "Dieu est une mère qui a dû allaiter
le monde goutte à goutte"914 .
Quatre ans plus tard, en s'
écriant dans
Le Peuple : " Grâces soient rendues à Dieu
!", il
saluera "Geoffroy Saint-Hilaire, un philosophe
qui eut un coeur d' homme", et "Pierre Leroux, ingénieux et
fécond". Il ose donc tenir la promesse faite à George Sand
de la "suivre de loin", mais c'est dans une toute petite
note qu'il imprime
le nom de Leroux, le
titre
de
l'Encyclopédie nouvelle et celui d'Egalité. Là, Leroux avait
écrit
qu’ “entendre la divinité de Jésus comme une
différence d'essence, une différence générique d'essence,
c'est mettre encore Dieu hors de nous, hors de la vie des
créatures, dans un lieu à part, et Jésus avec lui”. Et dans
Le peuple,
Michelet reproche aux romantiques de retourner
aux idoles et
aux apothéose en regardant le génie comme
"un Dieu, un messie !
Ainsi, l'on met hors de la nature,
hors de l'observation et de la science, celui qui fut la
vraie nature, celui que la science, entre tous, devait
observer ; on exclut de l'humanité celui qui seul était
homme… Cet homme par excellence, une imprudente admiration
le rejette au ciel, l'isole de la terre des vivants, où il
avait sa racine…
[...]Par lui, qui est la voix de ces
muets, les paysans, les femmes, les enfants, et les animaux,
nos humbles compagnons de travail, tous les “petits frères
de l'aîné de Dieu”, se réclameront du Simple, à la porte de
la Cité où ils doivent entrer tôt ou tard”. En 1905,
Péguy
est en train de relire Michelet à travers G. Monod
lorsqu'il
pose
pour la première fois, par écrit,
“le
problème de la divinité du Fils de l’ Homme”
1906.
Eugène Fournière et l'affaire Leroux
En critiquant Lanson, la Société française de
philosophie s'opposait à "l'Humanité" et donc à la SFIO. Et
le sursaut bergsonien avait lieu au moment de
Tanger et de
la Révolution russe. Voilà pourquoi Péguy, Proust et Bergson
ont
été traduits devant des agrégés formant des Comités
d'épuration, sous le marxisme
un Tribunal du Peuple, et
sous le postmarxisme. Condamnéspour prénazisme la première
fois, et la deuxième fois, par Mme
Anne Henry et par
François Furet, pour "germanophobie” et pour "bellicisme" .
Le 1er mai
1906, la grève générale a été une
répétition générale du jour
de la mobilisation générale.
Herr comptait sur Jaurès et Kerenski pour modérer Kautsky
et Lénine au moment du Grand Soir.
Sorel méprisait cette
Internationale
de
Partis
démocratiques,
c’est-à-dire
bourgeois, parce que
“le
socialisme est ailleurs, en
Russie comme partout : dans le syndicalisme", et parce que
914
Balzac, sous la même influence, fait dire à une mère : "D
un grand coeur de mère".
340
les 652 syndicats russes comptaient, selon J. Esersky, 242
272 adhérents. On lit cela, et l’apologie des premiers
soviets du Dnieprostoi, et les Réflexions sur la violence
dans
le “Mouvement socialiste”, revue jusque là soeur des
“cahiers”. En 1908, “vomissant le socialisme bourgeois des
Jean Christophe admire
parlementaires sociaux-démocrates,
"la mystique de l'élite qui guidait au combat les Syndicats
ouvriers”. Sorel place Bergson
aux côtés
de Hegel,
d’Engels et de Nietzsche. Avant
de dire “Proudhon, Marx,
Sorel, les trois grands héraults du socialisme occidental,
et Lénine le Titan", Edouard Berth
écrit : "ce que M.
Bergson appelle l' intuition ou l'expérience intégrale est
anti-intellectualiste par essence. Comme le
marxisme dont
la dialectique
prend les objets dans leur devenir et dans
leur périr, l’intuition
mène le combat contre la
représentation parlementaire. Car
représentation ne peut
être que trahison. La classe ouvrière doit agir directement
en tant que masse autonome sans être représentée". Maurras
va
riposter en
dénonçant dans l'élection de Bergson
à
l'Académie Française "une intrigue juive" et en disant
qu'avec Bergson
la
Kultur
(judéo-germanique) con
tinuait à déranger les cervelles française comme elle avait
commencé à le faire avec Leroux. D'un côté comme de l'autre,
pour abattre Jaurès ou Bergson, on tire contre Leroux. C'est
Fournière, autodidacte, qui a
mis le feu aux poudres, en
1906, en écrivant
: "Nul n'a eu âme plus socialiste que
Pierre Leroux. Quel cerveau fut plus fécond que celui-là ?"
Depuis dix ans, le feu couvait sous la cendre (comme de nos
jours, mais
avec moins de cendre et plus de braise qu'
aujourd'hui). Et dans cette période où "le problème était
France-Allemagne" 915, une nouvelle charge venait d'être
retenue contre Leroux: "A l'instar de Kant, il conçoit la
foi à l'allemande, non à la romaine".
En 1847, le beau langage
opposait les Sabins et
les Romains, et "le Monde catholique" désignait
Leroux
comme
le chef des "sabins". Sous Napoléon III,
la
camarilla catholique exécrait la Prusse de Kant et de
Luther. "Le vieux parti républicain", c'était pour Maurras
antidreyfusard
"la
coterie judéo-protestante". Et les
Juifs alexandrins
"faisaient fortune parmi nous", grâce à
celui
que
Fidao-Justiniani916 louait de façon venimeuse,
Andler dit cela dans la Vie de Lucien Herr
915
916
Disciple de Brunetière, qui venait d'écrire, en abjurant le
positivisme
: "La France, c'est le Catholicisme, et le Catho
c'est la France". Selon lui, le christianisme
l'au-delà, comme Platon, tandis que
pense avant t
le socialisme
n' a
que
341
“un ouvrier, désintéressé au point de vivre dans la misère
et d'y laisser ses enfants, qui valait mieux, moralement,
que les autres républicains et que Heine
signalait à
l'Allemagne comme "un des plus grands philosophes de la
France".
Connu de toute l'Europe, selon L. Blanc, il était
selon Dupont-White "un des écrivains de ce temps,qu'on peut
dévaliser avec le plus de fruit et d'impunité." V. Cousin
s' est plus d'une fois inspiré de ses travaux" ; son
influence
sur
A.
Comte
est
indéniable.
Incohérent,
éloquent, "il est passé à deux pas du génie, il a presque
été un grand esprit". Oui, "il aurait pu parvenir à l'idée
non
d'une
refonte
mais
d'
une
transfiguration
du
christianisme".
Malheureusement
c'est
chez
les
réformateurs qu'il trouve des précurseurs. "A l'instar de
Kant, il conçoit la foi à l'allemande, non à la romaine".
Par
sa "candeur" Leroux brille parmi "les écrivains de
second ou de troisième ordre qui firent le coup de Février
48. Tous ces grands enfants manquaient de ce sens romain
sans lequel on n'est que la moitié d'un homme". Ils
annonçaient "les apothicaires et les Diafoirus de la
démocratie" qui "sous le nom de solidarité enseignent une
morale assez folâtre".
En avril 1904, Péguy écrivait que les cahiers forment
en un sens une revue socialiste", que
“Le Mouvement
socialiste” va y être "mis en subsistance" comme un allié
momentanément affaibli, et que "l'enthousiasme de l'affaire
et les espérances de notre jeunesse" se perpétuent assi à
"Pages libres". Directeur de la
"Revue socialiste",
Fournière
y fait en 1905 l'éloge de "Péguy, socialiste
irrégulier"(c'est à dire non inscrit à la SFIO). Mais la
pomme de discorde apparaît cette année-là : contre "le
socialisme mystique et rêveur de Leroux" et des romans de
George Sand qui sont "aussi loin de nous que l'Astrée”, le
"Mouvement socialiste”
loue à la fois
Renan et les
penseurs plus "âpres", Proudhon et Marx, grâce auxquels le
socialisme est devenu "chose de calcul".
La “Revue
socialiste”, au contraire,
abandonne
"Taine et Renan"
à "la bourgeoisie intellectuelle", en faisant l’éloge de
George Sand, dont D. Halévy, dans
“Pages libres”,
rappelle que l'influence en Europe, et en Russie surtout,
datait de sa "conversion" au socialisme humanitaire de
"Pierre Leroux, l' auteur de De l'Humanité". Fournière est
un ouvrier autodidacte, militant syndicaliste devenu député
et professeur. Il a
mené
la propagande dreyfusarde dans
les groupes socialistes. Il sait qu'il exprime la pensée de
nombreux militants provinciaux en
vulgarisant les idées
de Bernard Lazare et de Péguy dans la "Revue socialiste".
Parlant des "deux courants" qu'on ne peut faire confluer, il
y déplore "la dénationalisation du socialisme français"
"pensées charnelles", comme les Juifs chez Pascal. Ce dilemme
rend pas compte de
Leroux, qui ne sépare pas la terre et le
342
devenu "marxiste et centralisateur" sous l'effet de quatre
causes : d'abord "l'hégémonie allemande", fruit de la
victoire militaire de 1870, ensuite "l'hégémonie parisienne
imposée à la province" et le noyautage blanquiste,
particulièrement dans la Fédération parisienne,
enfin "un
sot
orgueil
livresque",
"une
arrogante
et
fainéante
scolastique", "un dogmatisme créé et entretenu par nos
intellectuels, sauf honorables exceptions"917. En 1906 Jaurès
publie le tome de l'Histoire socialiste où Fournière met
Leroux
hors de pair. Trois Revues répondent aussitôt. Le
15 mai, dans la “Revue des deux Mondes”, Fidao-Justiniani
affirme
que "toute la pensée évangélico-sociale éclose
dans les environs de 1848 s' inspire des travaux de Leroux".
Le même jour, dans la “Revue d'économie politique” ,
Edouard Dolléans
explique Le caractère religieux du
socialisme en termes bergsoniens : “Un mouvement réel, le
mouvement
ouvrier"
est
parasité
par
"une
théorie
stationnaire, le socialisme". Qu' il soit "aimable" avec
Fournière", "renfrogné" avec Guesde, "pompeux" avec Jaurès,
ou "mystique" chez les syndicalistes auxquel M. Sorel prêche
"la religion du prolétariat divinisé", le socialisme est
"toujours" un succédané du "mysticisme humanitaire, de la
conception chrétienne laïcisée par Pierre Le Roux [sic], ce
délicieux innocent comme dit M. Faguet". Aussi bien, qu'
elle soit apportée par le syndicalisme révolutionnaire ou
par le parti socialiste, “l'égalité sociale nuirait à la
productivité matérielle et artistique et aboutirait, par un
mécanisme
impitoyablement
autoritaire,
à
une
société
d'automates".
Naphta918, ou Sorel contre Leroux et Bernard Lazare
Sorel est furieux. Il considère l'article de Dolléans
comme "un manifeste larvé de la Faculté de Droit de Paris"
contre lui-même. Et parce que Fidao-Justiniani avait cité
En
917
1981,
dans
la
socialistes européens,
Préface
j'ai
de
rapproché
Pierre
la
vie
Leroux
de
cet
autodidacte et celle de Boris Souvarine.
Dans La Montagne magique, Thomas Mann représente par ce pers
918
l'auteur mi révolutionnaire mi réactionnaire des Réflexions s
violence. Dans Doktor Faustus, il condamnera cet auteur qui a
l'avait séduit
343
Allemagne919,
l'Aperçu de la situation de la philosophie en
Sorel se
reporte aussitôt à cet
article où Leroux
rendait justice à Kant, Hegel, Schelling et D.-F. Strauss,
et disait : "C'est à la suite de Hegel que l'école saintsimonienne s' est égarée". Sorel retient seulement qu'en
1830 les socialistes français "ont été influencés par des
idées allemandes,
dont
nos
historiens
du
socialisme
s'obstinent à ne pas vouloir tenir compte." Donc "Leroux
présenta sa religion de l'Humanité dix ans après l'arrivée
en France des
idées hégéliennes”920. Sorel
ne veut pas
savoir que
Leroux a
fondé “le Globe” en 1823, ni que
Marx en 1846 accusait les soi-disant socialistes allemands
de piller les Français. D'autre part, Sorel dresse
l'autorité d'
Engels et de Proudhon contre Fournière et
Jaurès auxquels il abandonne Leroux et "sa philosophie du
bafouillage".
Que l'Internationale des Partis socialistes
conserve
"l'héritage
malheureux"
de
ce
socialisme
religieux. Le syndicalisme révolutionnaire, lui, ne monte
pas sur "les balançoires de Leroux".
Dans ses inédits, c'est avec Leroux et Fournière que
Péguy fait retraite. Avec Leroux, sans le nommer, dans la
longue méditation
de 1907 sur le mouvement des
balançoires921. Avec
Fournière,
dans la conclusion
découragée de la deuxième élégie XXX (1908). Il n'y a plus
de dialogue possible entre les "cahiers" et une extrême
gauche proudhono-engelsiste qui n'est que l'envers
le
l'extrême droite. Cela apparaissait très clairement à propos
de deux centenaires.
D'abord, celui de George Sand,
prétexte à ce genre de propos : “Etrange mystère que celui
de la prise de possession d’un esprit par un autre esprit,
... George Sand n’était pas une sotte,... Leroux, quel
chétif personnage, ... ridicule, malpropre, l’amphigouri de
ses harangues inintelligibles, ... socialisme naïf, très
enfantin ou
très féminin. Fièvre de doctrines, un mal
nouveau, le socialisme, l’Etat patron, l’Etat fournisseur,
l’Etat nourrisseur. C’était le résultat d’infiltrations
919
Publié en 1842 dans la “Revue indépendante” et réédité
dans
Pierre Leroux, Schelling, présenté chez Vrin par Jean-F
Courtine.
Herr
920
écrivait en 1890, en nommant d’abord
Jean-Jac
Saint-Simon, que "l'honneur de Marx fut de répondre à l'ap
vint de France". A la demande de Jaurès, Raoul Labry a mon
cela était vrai aussi pour Herzen, "le Père de l'Intelli
russe", et que le panfeuerbachisme était une mystification
Un poète l’a dit (1907, édité en 1953)
921
344
l’étranger.922”
venues de
Ensuite, le centenaire de Renan,
que Péguy oppose aux "grands solitaires", suspects de
marcher contre les superstitions modernes et punis par un
"silence hermétiquement
et savamment organisé"923. Depuis
1904 Péguy préparait un "portrait" de celui qui était du
jour au lendemain "devenu un paria", qui était "mort avant
d'être mort". Et en 1910 notre jeunesse fait apparaître le
désaccord fondamental. A la première lecture, Sorel juge que
ce "cahier"
"rend Bernard Lazare méconnaissable" : en
effet, à la différence de Darmesteter, "homme d'une grande
envergure scientifique, B.L. ne pouvait mener à bonne fin
aucun travail : "il avait l'imagination très peu active, il
n'a excellé que dans des analyses brèves comme sont les
portraits qu'il publia dans le Figaro924". Bergson, au
contraire, parle de notre jeunesse,
"votre cahier sur la
mystique et la politique" quand il écrit à Péguy
: "vous
n'avez rien écrit de meilleur que ce “cahier”, ni de plus
émouvant". Comme en 1898, "l'Affaire fut le discriminant".
Sorel n'avait
deviné ni la portée de l'ouvrage que Bernard
Lazare appelait "ma chair et mon sang" , ni l'envergure du
dreyfusisme compris par Péguy non seulement comme un "exact,
parfait,
réel
internationalisme",
mais
aussi
comme
"commencement,
origine
de
religion".
La
Doctrine
de
l'Humanité avait franchi les barrières religieuses aussi
bien que les frontières : les Russes Tchekhov et Lavrov, le
Hongrois Endre Ady et les Frères Moraves apportaient aux
dreyfusards le soutien des adeptes que cette Doctrine avait
faits depuis soixante ans dans toute l'Europe, et
les
membres du Comité catholique pour la Défense du Droit
avaient écrit au Nonce qu'ils refusaient d'embrasser contre
Dreyfus
"la
cause
du
mensonge".
Herr,
préalablement
catholique, n'a pas
compris cette régénération du
catholicisme
qui faisait dire à
Andler, d'origine
protestante : "Il faudra toujours être reconnaissant à ces
catholiques courageux dont la conscience ne s'inclinait
René Doumic,
922
Académicien réputé,
dans
la "Revue hebdomad
en 1909
Situation (1907) dont Marc Bloch a rappelé à Lucien Fe
923
passage sur “la gloire temporelle” (Philippe Burin, La F
l’heure allemande, 1995)
924
Et encore "tout le monde estime que ce livre constitue
Péguy une lourde charge dans sa carrière […] trop préoc
glorifier Lazare, il sacrifie la réalité", A Daniel Halévy, c
Michel Prat, in "Mil neuf cent", n° 12, p. 184-5.
345
pas"925 .
Comme le père de Charles de Gaulle, comme le jeune
Charles de Gaulle, le colonel Picquart était l'un de ces
catholiques admirés par Albert Wilhelm, de Cologne, qui lui
écrivait le 3 novembre 1898 : "Que le bon Dieu vous
bénisse".
Les mots "prophète d'Israël" ne sont pas une invention
de Péguy, ni même de
Meyerson,
savant célèbre pour ses
travaux sur la philosophie scientifique, qui
écrit
à
Péguy en 1906 :" Bernard Lazare était "un vrai voyant, un
nabi […] le petit-fils légitime d'Isaïe". Avant Meyerson,
Bernard Lazare avait employé ce mot, en écrivant à sa femme
: "Tu as fait s'insurger en moi le vieux sang des
prophètes"926. "Fière d'appartenir au peuple le plus abominé,
le plus décrié, et même le plus misérablement asimilé",
Elischeha
cite cette lettre qu'elle veut montrer à Péguy,
"à vous seul, Monsieur, je ferai cette joie". Après la
guerre, après la mort de Herr et la publication du Fumier de
Job,
elle
conservait
une
grande
quantité
de
notes
manuscrites dont une partie a disparu à cause des menaces de
la Gestapo. Ce qui subsiste est pratiquement inconnu, et
difficilement intelligible si on ignore ce que Leroux et
James Darmesteter ont dit contre Renan à propos des
prophètes d'Israël. Darmesteter était mort, mais Gabriel
Monod avait été son ami. Quatre ans après la lettre de
Meyerson à Péguy, l'éloge de "Monsieur Gabriel Monod, notre
vieux maître" fait suite dans notre jeunesse à l'apologie
où Bernard Lazare est appelé "après Darmesteter l'un des
plus grands parmi les prophètes d'Israël".
Après la mort
(1903) de Bernard Lazare,
Péguy savait comme lui qu'"un
seul peut avoir, contre tous, raison".
A partir de 1905,
Bernard Lazare et Michelet sont réunis dans les réflexions
de Péguy. Partant de l'individu “élu pour porter en soi un
génie”, et du génie, “voix d'un immense peuple silencieux”,
il pense à ce qu'il nomme “le génie prophétique”, et à Jésus
comme à la voix de l'immense Humanité toute entière. Ses
recherches sur l'histoire religieuse, sur le
prophétisme
considéré comme un fait permanent et présent, sur la
solidarité entre les générations et sur l'identité de
l'Humanité prolongent celles que le premier des dreyfusards
avaient commencées en lisant De l'Humanité. Pour Guillemin
Bernard Lazare est "un individu suspect". Son nom n'apparaît
pas dans Le passé d'une illusion, où F. Furet s'interroge en
vain sur "le mystère du succès idéologique initial du
925
Proust
cherchaient
parle
d'une
sincèrement,
"école
sans
néo-catholique"
littérature,
où
leur
des
pensée
po
l
profonde, la réalité quelle (sic) doit être."
926
J'ai publié ces correspondances en 1973 dans la RHLF, n°
mars-juin.
346
bolchévisme en Europe",
"le mystère" des complexes
rapports entre le communisme et le fascisme,
le mystère"
des ressemblances dans le mal entre "ces deux sociétés
totalitaires dont chacune est historiquement unique" 927.
Quand il note que "Mussolini brandissait l'héritage de
Mazzini,
l'héritage
le
plus
révolutionnaire
du
Risorgimento", F. Furet928 oublie que Sorel lui aussi
appâtait les patriotes en
invoquant Proudhon, en plus de
Marx929 , et que Lénine disait de même en 1909 que "Herzen
le premier a brandi le drapeau de la Révolution", tout en
de “béate rêverie”, comme
traitant
le socialisme de 48
Mazzini et Sorel. Avant de renier la doctrine de Leroux,
l'Esule et l'Exilé russe n° 1 s'en étaient
"imprégnés930
comme une éponge".
Or c'est elle
qui donnait à ces
chauvinismes, à ces "Troisimes Romes", une apparence
internationaliste.
Couverts de peaux de brebis, les loups
ravisseurs font illusion. Une seule et même
captation
d'héritage. A Florence comme à Moscou,
en 1917, on a cru
à la confluence
des deux "courants" que distinguait
Fournière. Relisant notre jeunesse avec enthousiasme,
Gramsci
y reconnaissait "lo senso mistico religioso del
socialismo"
qu'il
admirait
d'autre
part
dans
la
"révolution religieuse" dont Mazzini parlait en 1832, et le
24 novembre,
il a
cru que ce "socialismo" renaissait
chez ceux qu'il appelait les "bolchévistes non marxistes".
De même, en 1918, quand on a
publié les Souvenirs de
Saveliev, les lecteurs russes ont cru
qu'ils revivaient
réellement "la véritable religion" que M. Tol enseignait en
1842 à
Dostoïevski et à ses camarades. En dissimulant la
"Revue encylopédique" et
l'Encyclopédie nouvelle que
Mazzini et Herzen lisaient avec "enthousiasme", l'Eglise931
Furet, Le passé d'un illusion, pp 43, 202, 502
927
Qui ne parle ni de Leroux, ni d'Engels ni de Herr
928
Péguy dès 1900 : “Proudhon et Marx, nos bons maîtres. Q
929
morts”.
930
Je mets au pluriel ce que Gaetano Salvemini a dit de Mazzin
En publiant Le drame de l'humanisme athée, le P. de Lubac ne
931
connaissait pas Leroux. En février 1983, en lui adressant Pie
Leroux et les socialistes européens, je lui ai écrit
:
“no
pays est responsable de la duperie qui, mondialement, fait qu
confond socialisme et marxisme ;
la Compagnie de Jésus
de
prendre l' initiative de demander un procès de révision, car
347
et l'Université françaises avaient condamné des milliers de
militants à
confondre avec le "Kommunismus Atheismus"
d'Engels
le socialisme qu'Andler appelait "la plus grande
espérance dont ait vécu le monde".
Les naturalistes philosophes
Pour
expliquer l'idée de solidarité, Péguy
écrit
dans un des premiers "cahiers", en 1900: "Nous nous sommes
évadés de la mécanique et de la mathématique universelle
surtout par l' institution et par le progrès des sciences
naturelles indépendantes" (indépendantes particulièrement
des interprétations littérales du Livre de la Genèse). La
municipalité de Boussac venait d' adopter la formule "Père
de la doctrine de la Solidarité humaine et du Socialisme" .
Clemenceau, médecin, venait de dire : "Leroux
avait
déterminé le sens précis du mot socialisme, par l’exposé du
principe de solidarité qui apparaît aujourd’hui comme le moi
supérieur, et de l’homme et du monde. L’ordre de justice
attendu
doit
dériver
désormais
du
fait
fondamental,
scientifiquement constaté, de l’interdépendance de tous les
hommes composant l’organisme social. Cette vérité si simple,
que la reculée de l’histoire fait clairement apparaître
comme le couronnement de la solidarité organique des êtres,
Pierre Leroux eut la gloire de la mettre en lumière avant
que les travaux des grands biologistes ne l’eussent mise
hors de conteste." Il faut, dans le delta du socialisme,
distinguer 932 deux bras, comme Jean Fabre faisait en 1963.
Eminent spécialiste de Diderot,
c'est lui qu'il regardait
comme la source principale de deux immenses courants, "le
romantisme de l'intelligence"
transmis
par
Maine de
Biran,
Saint-Simon et
Leroux,
jusqu'à Bergson et à
Teilhard de Chardin,
"le romantisme de la présence au
monde et de l'action"
transmis par Mickiewicz, Quinet et
Michelet jusqu'à Péguy.
C'est en France et avant le
romantisme allemand qu'ont été écrits Le rêve de d'Alembert,
le Neveu de Rameau et aussi l'Encyclopédie qui a servi de
modèle à l'Encyclopédie nouvelle. Comme Michel Chrestien en
1839, Michelet recevait en même temps,
en 1842, les leçons
début de ce siècle encore le clergé français prenait plaisir
"les chanoines polémistes" qui avaient contribué à exclure
L
et ceux qui avec lui "luttaient contre le matérialisme et
l'athéisme". Le Cardinal de Lubac m’a répondu le 11 mars : [.
Leroux
mérite d'être mieux connu et par là même d'être en qu
sorte réhabilité."
932
Lumières et romantisme
348
de deux penseurs.
Jean Fabre a été ignominieusement
maltraité, en 1968, à
la Sorbonne. Rien d'étonnant : il
admirait Péguy et Leroux, contre lesquels le Comité présidé
par Guillemin s'acharnait avec un
succès que
deux
exemples vont démontrer, la lecture de Leroux par Gusdorf
et la
lecture de Teilhard par Jean Lacouture.
En 1959, quand elle a
"remplacé Marx", la SocialDémocratie allemande
n'a
pas mis à sa place
un autre
intellectuel. En France, lorsque Marx a fait naufrage,
les
doctes ont renfloué “le grand bateau de la philosophie
allemande”933 en donnant à Schelling le rang accordé naguère
à Hegel. De toute façon, sur la foi de ses maîtres à
penser934,
l’Intelligentsia parisienne croyait à l'origine
allemande de "la pensée romantique, pensée végétative, [qui]
opère avec des images organicistes, surtout botaniques, et
oppose la croissance naturelle (natürlich gewachsen) à la
fabrication artificielle (künstlich gemacht)". C'est donc,
selon Gusdorf935,
dans
les séminaires d'Iéna et de
Tübingen, où Novalis et F. Schlegel
rêvaient en 1797
d'être "un nouveau Christ" et d'"écrire un nouvel Evangile"
que sont nées
les idées diffusées par
Schelling puis
acclimatées chez nous par "Pierre Leroux et les idéologues
français qui lui étaient plus ou moins liés : Quinet,
Michelet, Jean Reynaud, George Sand". Ensuite936, “Bergson a
élaboré ces idées romantiques sans trop se rendre compte
lui-même de leur origine allemande. Bergson avait intérêt à
laisser croire qu'il avait agi seul. A cause de son
antigermanisme, toute une influence allemande diffuse a été
escamotée.” En conséquence, "le XXème siècle est prisonnier
d'une erreur d'optique savamment préparée." Mme A. Henry,
qui dit cela, est antimarxiste, mais
jaurésienne937 comme
938
le
marxiste Guillemin . L'une et l'autre, après avoir
L’expression est de
933
Péguy
934
Souvent russes ou allemands,
expulsés par Staline ou Hitle
935
Les fondements du savoir romantique, 1982, pp 162, 395, 435
468
936
Anne Henry, Théories pour une esthétique, 1981, pp.79 et
Proust romancier,1983, passim
937Nous avons remarqué que Bénichou, lui aussi,
était antimarxiste et jaurésien . Dans Le temps
des prophètes, Péguy n'était pas nommé
938
Qui détestait
effet
celle
Leroux, George Sand et
(monographique,
Péguy. Sa méthode é
biographique,
psychologique)
349
diffamé Bergson,
Léon Brunschvicg, Proust et
Péguy, ils
ont obtenu
le Grand Prix de la Critique de l'Académie
française.
En 1978, on n'avait pas encore réédité le volume
d'Oeuvres publié par Leroux en 1851. A
la Bibliothèque
nationale "L'Espérance" de Jersey ne subsistait qu’ en un
seul exemplaire. C'est là que Leroux avait écrit en 1858939
: "Dans la croissance de l'Humanité (ce

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