Yann Moulier Boutang Dans la crise désormais - UTC

Transcription

Yann Moulier Boutang Dans la crise désormais - UTC
Yann Moulier Boutang
est professeur de sciences économiques à l'Université de Technologie de Compiègne
Dans la crise désormais globale, quel New Deal pour l'Europe ?
Nouvelle donne pour la finance mondiale
Nous ne sommes plus dans une simple crise de liquidité. Les banques centrales du
monde entier ont injecté désormais plus de monnaie que tout ce qui avait été fait dans les
années 1930 et nul attachement maladif à ce résidu bourbonien qu'est l'or n'empêche la
monnaie de réserve internationale (le dollar) de fluctuer ni les taux d'intérêt de baisser ou de
monter pour réaliser des objectifs de plein emploi.
Ainsi, l'ampleur des nationalisations avec ou sans indemnisations, effectuées de part et
d'autre de l'Atlantique, l'engagement des Etats souverains, (les Etats-Unis avec le plan
Paulson, le Royaume-Uni, l'Irlande pour deux fois la valeur annuelle de son PIB, le Bénélux,
la France, l'Italie, l'Allemagne) de soutenir leurs banques, leurs caisses d'épargne et leurs
assurances entraînées dans le gouffre de la crise des créances toxiques, bref toutes ces
mesures qui s'enchaînent de plus en plus rapidement ont-elles évité la crise systémique de la
finance qui innerve désormais l'économie monde dans son ensemble. Séparer la finance du
système productif serait une naïveté dangereuse.
Une crise de confiance globale
Pourtant, la crise continue et se transforme en une forte récession (qui n'est
« technique » que dans la langue de bois du Ministre du Budget français) : les marchés ont
accueilli avec réserve l'adoption difficile du plan Paulson par le Congrès américain. C'est sans
doute que les opérateurs en bourse ont parfaitement conscience que le système financier
restera longtemps sur le bord du précipice. Les rodomontades de Waren Buffet qui fait ses
emplettes, au cours le plus bas, dans des entreprises de l'énergie, de la construction électrique
ne peuvent compenser le poids des fonds souverains chinois, indien et des Emirats qui ont
menacé le Trésor Américain de bouder ses bons s'il ne garantissait pas les 3800 milliards
d'euros de crédits émis par Fannie Mae et Freddie Mac. Une formidable crise de confiance
globale produit déjà ses effets dépressifs, notamment un étranglement brutal du crédit pour
tous les agents économiques. Les entreprises, les ménages mais aussi les collectivités locales
beaucoup plus endettées que ces dernières. C'est l'acte III de la crise qui va s'ouvrir.
Schwartzenegger, le gouverneur de Californie vient d'envoyer la note de son déficit
budgétaire au Congrès en demandant la garantie de l'Etat fédéral puisqu'aucune banque ne lui
fait plus crédit pour le financer. Autant de plus pour l'addition finale de la crise. Il n'est pas
exact de dire que les 700 milliards du plan Paulson ne représentent qu'un cadeau aux
banquiers. Derrière il y a les retraites ainsi que les revenus de plus de 50 % des ménages. Et,
cerise sur le gâteau de cette cure nouvelle de socialisme étatique, existe un autre risque
systémique à traitrer, celui d'une faillite en chaîne des collectivités locales. La situation est
donc toujours très sérieuse et risque de tempérer rapidement l'optimisme de la Chancelière
Merckel. Après l'IKB, la Sachsen LB, (banque publique de l'État de Saxe) et l'Hypo Real
Estate ont été entraînées dans le maelström des créances douteuses. Pour la seconde,
l'opération de sauvetage, un crédit cadre d'un montant de 17,3 milliards d'euros représente
plus que le budget annuel de la Saxe. Pour la troisième le plan de sauvetage de 38 milliards
d'euros monté par d'autres banques vient d'échouer car le montant réel des pertes représente
presque le double de ce chiffre déjà faramineux.
Cela écrit, un diagnostic complet sur la crise financière actuelle peut-il se contenter de
charger la barque de la finance et surtout celle des banquiers et autres traders qui coule toute
seule ? Si ce que les banquiers et les financiers ont prélevé au passage (stocks options, délits
d'initiés, parachute dorés, salaires qui sont une offense à la dignité humaine quand 2 milliards
d'hommes vivent avec moins de revenus que les vaches européennes ou américaines) ne
représente qu'une très petite partie (certes confortable à leur échelle) des liquidités
engendrées, ce qu'ils peuvent payer aujourd'hui est dérisoire à l'échelle générale. Croit-on
sérieusement que l'étatisation des créances toxiques d'un côté et la re-capitalisation des
banques avec quelques règles de transparence résoudra le problème de la confiance ? C'est le
pari d'autruche fait par les gouvernements européens qui sont très en retard sur la conscience
de la crise à laquelle le tandem Paulson/Bernanke est arrivé. Ils ne veulent pas d'un fonds de
garantie européen de 15 milliards pour soulager les PME de l'asphyxie. Ils pourraient bien
être contraints demain, en catastrophe, d'engager les finances publiques dans un plan de
soutien de plusieurs centaines de milliards de d'euros sans les avantages d'une coordination
préventive.
Pourquoi ce service minimum européen risque-t-il de les condamner à s'avancer à reculons
vers des solutions cent fois plus radicales ?
La faillite du pacte social du néolibéralisme
En fait, derrière la crise financière et la nouvelle donne qui est mise en oeuvre, la crise
des subprimes manifeste une crise structurelle profonde du pacte social qui avait été à la
racine du modèle du néolibéralisme de ces trente dernières années. Les classes moyennes et
les moins favorisés n'avaient accepté une compression de la part des salaires dans le revenu
national, une inégalité croissante aux deux extrémités (le décile des plus riches et celui des
plus pauvres) que parce que l'inflation avait été jugulée, les taux d'intérêt maintenu à un faible
niveau et un accès à la propriété facilité par les crédits privés là où à la différence de la
France, il n'existait pas de logement social directement géré par l'Etat. 1 C'est cet engagement
politique, clé du succès de la domination idéologique de l'individualisme néolibéral, couplé au
développement vertigineux chinois qui a dopé la finance l'incitant à engendrer des liquidités
gigantesque dont se repaissent les fonds de pensions, les fonds d'investissement et les salles
de ventes des banques d'affaires. C'est cette règle d'or qui a permis à la contre-révolution
contre Keynes de triompher dans les universités, dans les colonnes des journaux, dans les
urnes.
La chute brutale de ce rêve de la propriété pour presque tous va renvoyer l'idéologie
du néolibéralisme à la poubelle2. L'incertitude des équilibres politiques et la fin de la
domination de la droite depuis la chute du Mur de Berlin vient s'ajouter à l'incertitude
financière. Le balancier repart désormais en direction inverse. Mais, pas pour un retour au
bercail du socialisme des années 1980.
La crise écologique du développement
Il faut en effet ajouter une troisième crise, plus radicale encore, qui devra être tranchée
pour que l'instabilité financière se calme durablement. C'est la crise écologique. La finance de
marché et la monnaie sont liées directement à l'appréciation du futur. Il faut les conditions
d'un accord des agents économiques sur les prix futurs et sur le prix du futur tout court. Quel
1Nous renvoyons ici à notre analyse de la crise des subprimes et de littérature parue sur le sujet en France, in
Revue Internationale des Livres et des Idées, Paris, Editions Amsterdam, n°7, sept.-oct.
2C'est le constat que dresse, comme nous, Frédéric Lordon dans le Monde Diplomatique de novembre 2008
sera le prix de l'industrie automobile, cette future sidérurgie de l'an 2020 ? Quel sera le prix de
l'énergie ? des ressources qui devront relayer les énergies fossiles ? Quel sera le prix des
matières premières quand on sait qu'il faudrait les ressources naturelles de cinq terres pour
nourrir un développement chinois sur le patron d'une croissance que nous n'avons pas
modifiée substantiellement ni suffisamment depuis les accords de Kyoto. Au moment où une
croissance de 1% semble une hypothèse optimiste, que faire de la conclusion accablante du
rapport Stern qui chiffre à 1% le montant à prélever chaque année sur la croissance dans
chaque pays pour éviter les conséquences humaines catastrophiques d'une montée des océans
? Que fait-on du chiffrage de l'AIE de 42 000 milliards à investir pour passer aux énergies
renouvelables ? Là aussi une nouvelle donne radicale doit être mise en route à côté de quoi le
Grenelle de l'environnement n'est qu'un tout petit hors d'oeuvre.
Le saut dans la société et l'économie de la connaissance : capitalisme cognitif ou
sursaut du capitalisme militaro-pétrolier ?
Ces trois crises viennent sertir un dernier diamant d'incertitude: le capitalisme est à la
croisée des chemins. Tiendra-t-il compte de la puissance de la société de la connaissance
outillée des technologies du numérique qui changent complètement la donne de la valeur
économique ? Acceptera-il les compromis politiques et sociaux qui radicaliseront la
démocratie pour résoudre le défi d'une société vivable socialement (c'est-à-dire soulagée de la
pression anxiogène permanente du marché) et écologiquement soutenable? Ou bien inclinerat-il encore davantage vers le complexe militaro pétrolier couplé au capitalisme autoritaire,
avec pour seul horizon la guerre de tous contre tous, pour les ressources alimentaires,
énergétiques. Multipliera-t-il les clôtures répressives limitant l'accès du Sud aux brevets,
pour construire les nouveaux monopoles des connaissances et de prédation de la vie au nom
des marques, des droits d'auteurs ?
Il y a dans la mue du capitalisme en cours qui débouche sur une troisième capitalisme
historique, ce que j'appelle le capitalisme cognitif 3une possibilité de s'engager résolument
dans la première perspective.
Quel est le lien entre cette nouvelle donne productive et les deux précédentes, la
nouvelle donne écologique, (le Green Deal) et le nouveau New Deal social qui manque (plus
de justice sociale et d'égalité que réclament les expulsés des subprimes, les sans domicile, les
sans accès aux centres villes dans les métropoles tentaculaires où vont vivre 75 % de la
population mondiale, les sans revenus, les nouveaux working poors) ? Le lien d'une cohérence
de programme et d'un espoir rationnel dans un futur. Un futur pour les générations futures.
Bref d'une véritable mobilisation politique. Une capacité d'agir et de modifier et défendre la
société de la barbarie. Pendant que la nouvelle donne financière qui se met en place montre
que la liquidité et le crédit n'ont pas de limites techniques quand ils sont garantis par la
puissance publique. Une réflexion souvent entendue ces jours-ci en France n'est-elle pas : « le
financement pour 1,6 milliards du RSA semblait impossible, une semaine plus tard l'Etat sort
de son chapeau 21 milliards de plan de soutien de l'activité économique ?
La conclusion qui nous intéresse ici est la suivante . Sans ce triple New Deal à chaud
(social, écologique et cognitif), le New Deal technique financier, ce New Deal à froid, auquel
nous sommes en train d'assister ira de replâtrage en replâtrage. Il en rétablira pas la confiance.
Le contenu du triple New Deal à chaud
Où voulons nous en venir ? A ceci :
3Voir notre ouvrage Le capitalisme cognitif, la nouvelle grande transformation, Paris, Editions Amsterdam, 2°
édition , 2008.
- un New Deal social veut dire un moratoire des dettes des millions de ménages déjà pauvres
ou en passe de le devenir, une garantie de revenu détachée d'une insertion productive de plus
en plus précaire ou discontinue. Relancer l'activité des PME ou des industries sans ces
mesures relèvera de la cautère sur une jambe de bois. Les politiques libérales dites de l'offre
ou formellement keynésiennes de la demande industrielle sont également borgnes.
–
un Eco-Deal veut dire que les déficits budgétaires dores et déjà engagés doivent être liés à
de grands investissements publics et privés dans les énergies renouvelables dans la lutte
contre le réchauffement climatique, dans les transports les moins polluants, dans les
cultures et dans l'alimentation qui n'empoisonnent pas les sols, les organismes vivants.
Entre 5 et 10 % du PIB doit aller à cet effort. On ne fait pas de déficit pour du déficit,
mais pour réorienter radicalement la croissance et en transformer radicalement le contenu
au nom du principe de précaution.
–
Un Nouveau Deal cognitif pour la société de la connaissance suppose que les
engagements de Lisbonne soient respectés et pas traités comme un aimable principe qu'on
peut violer allègrement en investisssant dans les bâtiments et les machines et pas dans les
emplois. Au lieu du critère formaliste de Maastricht de 3 % de déficit à ne pas dépasser,
on ferait mieux d'instaurer une amende alimentant le budget actuellement misérable de
l'Union Européenne pour tous les pays membres de l'Union qui n'atteignent pas 3 %
d'investissement du PIB dans la recherche et l'enseignement supérieur (donc tous sauf la
Suède, le Danemark et le Finlande). A terme il faudrait arriver à un investissement dans
l'économie de la connaissance de 10 % du PIB et pour cela sortir ces investissements
comme ceux de l'Eco Deal du déficit.
Pour la veille Europe qui a tant de mal à se débarrasser de son seul résidu bourbonien
l'occasion historique de parler enfin de l'Europe fédérale est arrivée. Par l'expression
« résidu bourbonien » dans cette crise globale, nous visons le confédéralisme d'un
conglomérat d'Etats-Nation impuissant de peser vraiment sur le cours du monde, de plus
en plus euro-sceptique et guetté par le populisme, le néonationalisme. Pour financer ce
gigantesque plan dans la configuration politique actuelle, on peut commencer par recourir
à la banque européenne d'investissement en multipliant par 20 sa dotation et recourir à la
garantie de la BCE.
A situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle d'expérimentation : au lieu de demander
une suspension temporaire des critères de Maastricht au fur et à mesure que les Etats sont
touchés les uns après les autres par la dépression, du Parlement Européen devrait venir la
proposition d'ajouter aux compétences de la BCE la capacité d'emprunter sur le marché
international et d'émettre des bons du trésor. Commencer donc par définir la fonction pour
arriver à la mue de l'organe. Les réticences souvent viscérales à l'égard d'un pas
supplémentaire dans l'intégration seraient ainsi plus facilement vaincues.
Quant aux pays qui ne sont pas appuyés sur une monnaie internationale de réserve actuelle
( le dollar) ou future (l'euro,le yen), en particulier ceux du Sud, c'est au FMI que devrait
revenir la création du crédit leur permettant ces investissements. On ne saurait vouloir à la
fois que la Chine, la Russie, l'Indonésie, l'Inde, le Brésil s'engagent dans une croissance
soutenable du point de vue écologique en les obligeant à la financer par les surplus
commerciaux des produits les plus polluants, les plus énergivores. On reviendrait alors à
l'idée de Keynes à Bretton Woods substituant à l'or et à une monnaie de réserve nationale
dominante, des droits de tirages spéciaux arrêtés collectivement. Le FMI mérite mieux
que d'être transformé en agence de notation publique et en simple gendarme du capital
financier.
–
–
–
–
–
–
–
–
Voilà de quel vin nouveau, il faudra remplir le vieux tonneau d'une politique keynésienne.
Et ce vin nouveau, ne pourra se faire qu'à Bruxelles. Si on lit bien, au reste, le langage
sibyllin de Jean-Claude Trichet dans sa dernière conférence de presse, on verra que la
BCE renvoie désormais la balle dans le camp de l'organisation politique de l'Union
Européenne. Il ne faut pas compter sur la Banque centrale européenne pour franchir le
Rubicon. Ben Bernanke, l'épée dans les reins, a su transformer l'hyperlibéral Hank
Paulson en maître acteur du changement des Etats-Unis en plus grande économie mixte de
l'histoire. Jean-Claude Trichet n'a pas besoin de transformer l'Europe dans ce qu'elle est
déjà malgré ses privatisations. En revanche, il aura à faire avaler au Conseil Européen son
chapeau confédéraliste en même temps qu'il aura avalé lui-même, sous la pression de la
crise, son chapeau monétariste.