Les mosaïques de Monreale

Transcription

Les mosaïques de Monreale
Les mosaïques de Monreale, un programme orchestré par
Guillaume II et les familiares regis (Sicile, fin du XIIe siècle)
Sulamith Brodbeck
La dynastie des Hauteville, qui s'étend de la domination de Roger Ier († 1101) au règne de
Guillaume II († 1189), est ponctuée par de grandes créations artistiques : la Martorana à
Palerme, la Chapelle Palatine dans le palais des Normands, la cathédrale de Cefalù et la
cathédrale de Monreale. Les rois normands choisissent la mosaïque pour décorer l’intérieur de
ces églises et font venir des mosaïstes grecs pour décorer leurs fondations 1 . La mosaïque peut
être considérée comme l’art et la technique privilégié des nouveaux souverains (fig. 1).
Associée à l'emploi de matériaux somptueux, tels le marbre et le porphyre, elle révèle une
riche splendeur, où l'art prend le statut d’instrumentum regni, selon le concept byzantin. Les
rois trouvent dans ce choix de décor un moyen de renforcer leur pouvoir et de rivaliser avec
l'empire byzantin dont la mosaïque est l'art par excellence.
Construite à l'initiative du roi Guillaume II, la cathédrale de Monreale rivalise avec les
créations précédentes tant par les dimensions que par la richesse de son décor 2 . Il ne s'agit
pas d'une simple église, mais d'une cathédrale royale et monastique, vouée à devenir un
mausolée dynastique (fig. 2). En 1183, le pape Lucius III s'étonne lui-même de cette
1
Kitzinger affirme la présence d’ateliers byzantins en 1140 sur les chantiers de la Martorana et de la Chapelle
Palatine, parlant d’« intresec evidence », cf. E. KITZINGER, « Two mosaics Ateliers in Palerme in the 1140's »,
dans X. Barral i Altet (éd.), Artistes, artisans et production artistique au Moyen Âge, colloque international,
université de Haute Bretagne, Rennes, 2-6 mai 1983, Paris, 1983, p. 310. Sous le règne de Guillaume II, Demus
suppose, faute de preuves écrites, qu’une deuxième vague de mosaïstes byzantins arrive à Palerme dans les
années 1185, probablement après la prise de Thessalonique par les Normands, O. DEMUS, The Mosaics of
Norman Sicily, Londres, 1949, rééd. New York, 1988, p. 148. Cette dernière hypothèse peut cependant être
remise en question, car le décor de la cathédrale de Monreale est réalisé pour l’essentiel dans les années 1170, cf.
S. BRODBECK, Les saints de la cathédrale de Monreale. Iconographie, hagiographie et pouvoir royal (Sicile,
fin du XIIe siècle), Collection de l’Ecole française de Rome, 2010 (sous presse).
2
La cathédrale de Monreale a fait l’objet de nombreuses études, pour ne citer que les principaux ouvrages : G. L.
LELLO, Historia della chiesa di Monreale, Rome, 1596, réimpression anastatique à Bologne en 1967 ; M. DEL
GIUDICE, Descrizione del Real Tempio e monasterio di Santa Maria Nuova di Morreale, Palerme, 1702 ; D. B.
GRAVINA, Il Duomo di Monreale, Palerme, 1859-69 ; O. DEMUS, The Mosaics of Norman Sicily… cit. ; E.
KITZINGER, I mosaici di Monreale, Palerme, 1960 ; Id., I mosaici del periodo normanno in Sicilia, fasc. III : Il
Duomo di Monreale – I mosaici dell'abside, della solea e delle cappelle laterali ; fasc. IV : Il Duomo di
Monreale – I mosaici del transetto, Palerme, 1992-1994 ; Id., I mosaici del periodo normanno in Sicilia, fasc. V :
Il Duomo di Monreale – I mosaici delle navate, Palerme, 1996 (Istituto siciliano di studi bizantini e neoellenici.
Monumenti 5) ; E. BORSOOK, Messages in Mosaic : The Royal Programmes of Norman Sicily (1130-1187),
Oxford, 1990, p. 51-79 ; T. DITTELBACH, Rex Imago Christi. Der Dom von Monreale, Bildsprachen und
1
création, déclarant qu'une « telle œuvre n'a pas été réalisée par un roi depuis l'Antiquité et
porte les hommes à l'admiration » 3 . La cathédrale de Monreale est avant tout une commande
royale, elle est donc l’œuvre de Guillaume II. Celui-ci affiche clairement sa position de
promoteur et d'unique commanditaire à travers les deux panneaux votifs, situés
respectivement au-dessus du trône royal et du trône épiscopal 4 . Le premier présente le
couronnement du souverain par le Christ, le deuxième la donation de l’église à la Vierge 5 .
Dans ce dernier, le roi est représenté de trois quarts, il se tourne vers Marie, les genoux
légèrement fléchis et lui tend le modèle de l'église qu'il a construite pour elle (fig. 3). Assis
sur son trône, Guillaume II était situé sous le panneau de couronnement dans lequel la
composante byzantine est de toute évidence essentielle dans les symboles de souveraineté :
le roi, vêtu du loros et du kamelaukion, même s'il ne se donne pas le titre impérial, s'en
donne les attributs (fig. 4). Guillaume II est ici « bénis par le Seigneur », « icône vivante du
Christ » 6 . Tout comme l’empereur byzantin, le roi normand se considère comme participant
à l’omnipotence de Dieu et partage avec lui le gouvernement du monde. Une partie du décor
est à la gloire du souverain, tant dans l’iconographie liée au trône royal que dans les
thématiques de protection et de glorification du souverain dans la chapelle funéraire
dynastique située dans le bras sud du transept, où sont conservés les tombeaux des rois
Guillaume Ier et Guillaume II 7 (fig. 5).
Zeremoniell in Mosaikkunst und Architektur, Wiesbaden, 2003 (Spätantike - frühes Christentum - Byzanz, 12) ;
S. BRODBECK, Les saints de la cathédrale de Monreale… cit.
3
Ut simile opus per aliquem regem factum non fuerit a diebus antiquis et in admirationem homines addicat. La
bulle de Lucius III du 5 février 1183 est retranscrite dans M. DEL GIUDICE, Descrizione del Real Tempio…
cit., p. 40.
4
Gandolfo, Demus et Dittelbach remettent en question la présence d'un trône destiné à l'évêque, puis à
l'archevêque de Monreale dans cet espace, précisant qu'il en existait un dans l'abside principale, cf. F.
GANDOLFO, « Le tombe e gli arredi liturgici medioevali », dans L. Urbani (éd.), La cattedrale di Palermo,
studi per l'ottavo centenario dalla fondazione, Palerme, 1993, p. 231-253, ici p. 238 ; O. DEMUS, The Mosaics
of Norman Sicily… cit., p. 106 ; T. DITTELBACH, Rex Imago Christi… cit., p. 144. Mais le cas de Monreale
est unique, car il s’agit d’une église-cathédrale et d’une église-monastique. Il n'est pas dénué de fondement de
penser que deux sièges étaient consacrés à l'abbé-archevêque afin de répondre à ses deux fonctions : un dans
l'abside principale où il pouvait être entouré des prêtres et un autre dans le chœur, face au trône royal.
5
Tous les auteurs se sont largement attardés sur ces panneaux votifs, voir O. DEMUS, The Mosaics of Norman
Sicily… cit., p. 123-126 ; E. KITZINGER, I mosaici del periodo normanno… cit., fasc. 4 ; E. BORSOOK,
Messages in Mosaic… cit., p. 67-68 ; T. DITTELBACH, Rex Imago Christi… cit., p. 311 et s.
6
A. GRABAR, L'empereur dans l'art byzantin. Recherches sur l'art officiel de l'empire d'Orient, Paris, 1936. Le
panneau du couronnement de Guillaume II s’inspire de celui de la Martorana qui met en scène Roger II couronné
par le Christ, cf. E. KITZINGER, « On the portrait of Roger II in the Martorana in Palermo », dans Proporzioni.
Studi di Storia dell'Arte, 3, 1950, p. 30-35. Voir aussi P. Delogu, Idee sulla regalità : l'eredità normanna, dans
Potere, società e popolo tra età normanna ed età sveva (1189-1210), Atti delle quinte giornate normanno-sveve,
Bari-Conversano, 26-28 ottobre 1981, Bari, 1983 (Centro di studi normanno-svevi. Università degli studi di
Bari. Atti, 5), p. 185-214.
7
Nous n’entrons pas ici dans les détails de ce décor, mais précisons que le choix des saints, les scènes de la vie
publique du Christ ainsi que l’image dominante de Pierre tenant les clefs du royaume des cieux dans la conque
absidale renvoient à une thématique de glorification et de protection du souverain, cf. S. BRODBECK, Les
saints de la cathédrale de Monreale… cit.
2
Toutefois, le souverain ne semble pas être l’unique commanditaire d’un tel décor. Il est peu
probable qu’il ait été seul à orchestrer une création aussi grandiose que démesurée.
Guillaume II a toujours été considéré comme le personnage central et rarement a été abordée
la question des autres commanditaires potentiels du décor. Or le programme hagiographique
nous éclaire sur l’intervention plus que probable de l’entourage du roi : la reine Marguerite
de Navarre, mais aussi certains familiares regis, tels l’archevêque Richard Palmer et l'abbéévêque Thibaud.
La reine Marguerite de Navarre
Dans un premier temps, le décor du bras nord du transept nous révèle l’intervention de la
reine Marguerite de Navarre, mère de Guillaume II. Cet espace a une vocation funéraire, il est
destiné à accueillir la tombe de la reine mère (fig. 6). A l’entrée du transept, sur les piliers
latéraux, sont figurés deux saints dotés de la boîte à onguent et de la spatule, il s’agit des
saints médecins orientaux Panteleimon (fig. 7) et Hermolaos qui, dans un rapport nord-sud,
répondent à Jean et Cyr (fig. 8). Dans la tradition byzantine, les saints médecins ou anargyres
peuvent être choisis pour leur rôle de protecteurs et d'intercesseurs privilégiés, notamment
auprès des défunts. On retrouve par exemple une concentration de saints médecins dans le
narthex de Saint-Luc de Phocide en Grèce, lieu des liturgies funèbres pour les moines 8 . Cette
thématique de protection des défunts semble être renforcée à Monreale à travers le choix des
saintes femmes sur le mur sud de ce même transept (fig. 9). Parmi les six saintes représentées,
trois sont comptées au nombre des anargyres ou guérisseuses dans la tradition byzantine :
Julitte et Cyr, Vénéra ou Parascève, et Catherine. Dans de nombreux décors orientaux les
portraits féminins sont situés dans le narthex, comme en témoignent les églises de SainteSophie de Thessalonique (1028), de Saint-Nicolas et des Saints-Anargyres à Kastoria (vers
1180). Dans cette dernière église, dont le décor est l'initiative de Théodore Lemniotes et de sa
femme, nous retrouvons les saintes Kyriaki, Julitte et Cyr, Marine, Théodora, Euphémie,
Thècle et Anastasie, concentrées sur le mur ouest du narthex 9 . L'emplacement de ces saintes
peut être lié à un contexte funéraire, comme l’attestent certains décors de Cappadoce : la nef
8
Les effigies des saints médecins Côme, Damien, Jean, Cyr, Panteleimon et Tryphon se concentrent dans le
narthex de Saint-Luc de Phocide ou Hosios Loukas, cf. N. CHATZIDAKIS, Hosios Loukas, Athènes, 1996 (en
grec), rééd. en anglais, 1997 (Byzantine Art in Greece).
9
Pour la répartition des saints dans l'église des Saints-Anargyres à Kastoria, se référer à l'axonométrie dans M.
CHATZIDAKIS, S. PELEKANIDES, Kastoria, Athènes, 1985 (Byzantine Art in Greece), p. 24-25.
3
nord de Saint-Jean de Güllü dere ou encore le narthex de Karanlık kilise 10 , où sont
représentées les saintes Barbe, Kyriaki, Marine et Parascève, situées sur la paroi nord, face à
une chambre funéraire qui abrite les tombes des fondateurs 11 . Comme le fait remarquer
Gerstel, l'emplacement des saintes femmes à proximité de la mort suggère que la décoration
monumentale répond au rôle des femmes dans les lamentations et la veille des défunts pour la
vie éternelle 12 .
A Monreale, les saintes femmes semblent être un choix personnel de Marguerite de Navarre
qui a pu orchestrer le décor de cet espace de son vivant, c’est-à-dire avant 1183, date de sa
mort. Disposées sur trois registres, elles sont liées non seulement à la thématique funéraire,
mais encore à la personne même de Marguerite. Tout d’abord, deux saintes sont figurées en
impératrices byzantines : Catherine et Radegonde 13 (fig. 10). Cette dernière n’est mentionnée
dans aucun calendrier liturgique de la Sicile normande ou de l'Italie méridionale des XIe et
XIIe siècles. Elle est donc un emprunt direct à la tradition française 14 . Or il existe une Vita
Radegundis écrite au début du XIIe siècle par Hildebert de Lavardin, évêque du Mans (10961125) puis de Tours (1125-1133) qui s’attarde essentiellement sur la sainteté de Radegonde
dans le mariage et sa vertu sur le trône 15 . L’auteur fait prévaloir sa qualité de reine qui
poursuit son devoir conjugal et son union apparente à un prince terrestre, alors qu’elle
appartient déjà au ciel plutôt qu’à la terre. Il est difficile de savoir dans quelle mesure cette
Vita est connue en Sicile, toutefois l’idéal de sainteté que représente Radegonde a pu toucher
et influencer la personne même de Marguerite de Navarre qui, pendant la minorité de
Guillaume II, assure la régence et s’occupe personnellement des affaires du royaume. Alors
que la tradition iconographique de Radegonde, qui se concentre dans le Poitou, met en valeur
10
Sur le rôle des saintes femmes dans un contexte funéraire, voir la thèse de doctorat de S- J. CHO, Les saintes
femmes dans les églises byzantines de Cappadoce, sous la direction de C. Jolivet-Lévy, Université Paris I
Panthéon-Sorbonne, 2003, p. 301 et s.
11
N. B. TETERIATNIKOV, « Burial Places in Cappadocian Churches », dans Greek Orthodox Theological
Review, 29/2, 1984, p. 141-174.
12
S. E. J. GERSTEL, « Painted Sources for Female Piety in Medieval Byzantium », dans Dumbarton Oaks
Papers, 1998, p. 89-111, ici p. 102-103.
13
Sainte Catherine est souvent représentée en costume impérial dans la tradition byzantine, rappelant son rang
royal en tant que fille de Costus, roi de Cilicie, cf. C. L. Connor, Women of Byzantium, New Haven - Londres,
2004, pl. 14 (Hosios Loukas).
14
Le foyer de son culte est bien entendu Poitiers, mais elle est également particulièrement vénérée dans toute
l'Aquitaine et en Normandie, cf. V. LEROQUAIS, Les Bréviaires manuscrits des Bibliothèques publiques de
France, Paris 1934, vol. II, p. 44, 61. Hors de la France, son culte se diffuse essentiellement outre Manche
pendant le règne des Plantagenêt. Cf. S. BRODBECK, « Les relations artistiques entre la Sicile et les territoires
Plantagenêt à la fin du XIIe siècle », dans Puer Apuliae. Mélanges offerts à Jean-Marie Martin, E. Cuozzo, V.
Déroche, A. Peters-Custot et V. Prigent éd., Paris, 2008 (Centre de recherche d’histoire et civilisation de
Byzance, Monographies 30), p. 89-103.
4
l’abbesse, vêtue de l’habit monastique 16 , dans les images siciliennes, c'est l’origine royale de
la sainte qui est privilégiée. Son habit impérial rappelle alors, d’après la Vita, qu'elle fut en
tant que reine particulièrement aimée par ses sujets et que, même retirée du monde, elle
gardait une grande autorité dans le royaume. Marguerite de Navarre pouvait aspirer à cet idéal
de sainteté qu’incarne cette reine renonçant à son statut pour porter l’habit monastique, tout en
maintenant une influence auprès des grands de la cour.
Sur le registre le plus bas, donc le plus visible, sont représentés sainte Julitte et son fils Cyr,
seul enfant du programme hagiographique (fig. 11). Cette image est particulièrement
évocatrice de la fonction funéraire de cette partie de l’édifice qui abrite non seulement le
tombeau de Marguerite, mais encore les dépouilles des deux frères de Guillaume II, Roger et
Henri, morts respectivement en 1161 et 1172 17 . À cet emplacement, Julitte et Cyr sont
invoqués comme les protecteurs favoris de la reine mère et de ses fils, jouant le rôle
d'intercesseurs pour le salut des défunts. Comment ne pas voir ici un choix personnel de
Marguerite de Navarre ? En outre, sainte Marguerite elle-même prend place sur le registre
supérieur (fig. 9). Elle domine l’espace tout en étant physiquement proche des scènes de la
Passion figurées sur le mur ouest du transept. Elle semble en quelque sorte assister, tout
comme Marie Madeleine, à la mort et à la résurrection du Christ. Dans l’ensemble du
programme hagiographique, on assiste à une concentration de saintes qui ont une légende
commune : sainte Marguerite, sainte Marine et sainte Reine, ces deux dernières étant
représentées en médaillons dans la nef latérale nord. Or, les Acta de Marguerite reprennent la
Vita de sainte Marine d’Antioche et le récit de sainte Reine est un adaptation bourguignonne
de la Vie de sainte Marguerite ou Marine. De toutes ces saintes, seule Marguerite est
représentée en pied. Un hommage à la reine semble être rendu à travers cette sainte et sans
doute a-t-on multiplié les « doublets » en sa faveur, car aussi bien Marine que Reine sont
nouvelles dans le programme et ne trouve aucun antécédent dans les décors siculo-normands
précédents.
15
M. NATALI, « Santa Radegonda di Poitiers nelle Vitae di Ildeberto di Lavardin e di Henry Bradshaw », dans
Studi e materiali di storia delle religioni, 59, 1993, n.s. XVII, 1, p. 247-264.
16
Y. LABANDE-MAILFERT, Poitou roman, Saint-Léger-Vauban, 1962 (Zodiaque. La Nuit des temps, 5) ; R.
FAVREAU éd., La Vie de Sainte Radegonde par Fortunat. Poitiers, Bibliothèque Municipale, manuscrit 250
(136), Paris 1995.
17
Se référer à la généalogie des Hauteville dans H. TAKAYAMA, The Administration of the Norman Kingdom
of Sicily, Leiden-New York-Cologne, 1993 (The Medieval Mediterranean, peoples, economies and cultures, 4001453, 3), appendix V.
5
Si le décor de la chapelle funéraire dynastique au sud est à la gloire du souverain, le choix des
saints dans le bras du transept nord semble être destiné directement à Marguerite de Navarre
et ses fils. Etant donné son rôle actif à la cour et dans l’entourage du roi, on peut émettre
l’hypothèse que la reine mère est vraisemblablement la commanditaire directe de cette
chapelle et de son décor. Dans ces espaces funéraires, les saints anargyres empruntés à la
tradition byzantine sont choisis comme protecteurs privilégiés de la personne même du roi et
de sa famille, qui s'attachent à la valeur protectrice et prophylactique des saints médecins et
assimilés.
L’archevêque Richard Palmer
Dès Roger II, le roi de Sicile s’entoure de conseillers et s’appuie sur un organe consultatif afin
de gérer les affaires du royaume. Ces familiares regis ou « familiers » de la cour nous sont
connus par Hugues Falcand dans son récit La Historia o Liber de Regno Siciliae 18 . Guillaume
II s’entoure des familiares suivant : Matthieu d’Ajello, fonctionnaire salernitain de la
chancellerie 19 ; Gautier, archevêque de Palerme 20 ; Richard Palmer, anglais d’origine, évêque
de Syracuse puis archevêque de Messine 21 ; Romuald de Salerne, chroniqueur du royaume ;
Barthélemy, évêque d’Agrigente. Demus et Kitzinger ont avancé l’intervention probable de
Matthieu d’Ajello, vice-chancellier du roi, dans le décor de Monreale 22 . Il est indéniable qu'il
joue un rôle primordial dans la politique du royaume. Cependant sa participation au décor est
18
Hugues Falcand, La Historia o Liber de Regno Siciliae e la Epistola ad Petrum panormitane ecclesie
thesaurarium, éd. G. B. Siragusa, Rome, 1897 (Fonti per la Storia d'Italia, XXII). Cf. H. TAKAYAMA,
« Familiares regis and the Royal Inner Council in Twelfth-Century Sicily », dans The English Historical
Review, 104, 1989, p. 357-372 ; Id., The Administration of the Norman Kingdom… cit.
19
Matthieu d’Ajello est né à Salerne ; très jeune il entre à la cour. Il occupe la charge de notaire de la
chancellerie royale de 1156 à 1162. En mars 1163, il est élevé au rang de regius magister notariorum et
familiaris ; de décembre 1169 à octobre 1189 il est vicecancellarius, puis garde cette charge sous Tancrède à
partir de 1190. Il meurt en 1193. Cf. Romuald de Salerne, Romualdi Salernitani Chronicon [A.m. 130-A.C.
1178], éd. G. A. Garufi, Città di Castello, 1914 (Rerum Italicarum Scriptores, 7/1), p. 253, n. 2 ; K. A. KEHR,
Die Urkunden der normannische-sizilischen Könige, eine diplomatische Untersuchung, Innsbruck, 1902, rééd.
1962, p. 54.
20
Son origine anglaise est remise en question par L. J. A. LOEWENTHAL, « For the Biography of Walter
Ophamil, archbishop of Palermo (1169-1190) », dans The English Historical Review, 87, 1972, p. 75-82. Le nom
« Ophamil » ou « of the Mill » serait une déformation de la version grecque du titre de Gautier, « Ho
protofamiliaros », cf. N. KAMP, Kirche und Monarchie im staufischen Königreich Sizilien I. Prosopographische
Grundlegung : Bistümer und Bischöfe des Königreichs 1194-1266, 4 vol., Munich, 1973-1982 (Müntersche
Mittelalter-Schriften, Band 10/I, 3), III, p. 1013-1018.
21
Anglais d’origine, Richard Palmer aurait étudié en France, cf. I. LA LUMIA, Storia della Sicilia sotto
Guglielmo il Buono, Palerme, 1867, rééd. 2000, p. 53. Il est élu évêque de Syracuse en 1157. En 1161, il est
nommé parmi les familiares. Cf. Romuald de Salerne, Chronicon… cit., p. 390 ; voir aussi N. Kamp, Kirche und
Monarchie… cit.
22
O. DEMUS, The Mosaics of Norman Sicily… cit., p. 131 et 452 ; E. KITZINGER, I mosaici del periodo
normanno… cit.
6
loin d'être assurée. Il nous semble en effet peu probable qu'il se soit soucié de la formulation
visuelle d'un thème théologique ou hagiographique dont les subtilités intéressaient avant tout
un prélat. Il paraît donc plus vraisemblable de penser à la participation d'un haut dignitaire
ecclésiastique que d'un fonctionnaire de la cour. Ainsi peut-on avancer le rôle du prélat
anglais Richard Palmer. Elu évêque de Syracuse de 1157 à 1182 avant d’occuper la charge
d’archevêque à Messine de 1182 à 1195, il est nommé parmi les familiares en 1161 et dirige
la chancellerie avec Matthieu d'Ajello.
Le programme hagiographique de Monreale met en scène un certain nombre de saints anglonormands entièrement nouveaux dans le programme et qui semblent refléter la nouvelle
alliance dynastique entre la cour de Sicile et celle d’Angleterre. C’est en effet en 1177 qu’a
lieu le mariage royal entre Jeanne d’Angleterre, dernière fille d’Henri II Plantagenêt, et
Guillaume II, roi de Sicile. Le lien à la dynastie Plantagenêt est particulièrement visible à
travers le choix des saints situés dans l’axe du trône royal, dont notamment la fameuse effigie
de Thomas Becket (fig. 12) et celle de saint Hilaire de Poitiers (fig. 13), souvent passée sous
silence. Les renvois dans le programme hagiographique aux Etats Plantagenêt, nous
interrogent sur le degré de fascination qu'a pu exercer Henri II sur son beau-fils Guillaume II
et ses conséquences possibles : être sous la protection du même saint Thomas Becket,
développer une cour exceptionnelle, comme le sont aussi bien celle de Winchester que celle
de Palerme, multiplier les alliances, qui pour Henri II se concrétisent par des mariages 23 et
pour Guillaume II sont, au début de son règne, essentiellement diplomatiques (Paix de
Venise) pour aboutir en 1184 à l'alliance avec l'empire germanique à travers le mariage de
Constance de Hauteville et d’Henri VI, fils de Frédéric Barberousse 24 .
L'entourage du roi a de toute évidence un rôle majeur dans l'orientation d'une telle politique
qui se reflète dans les mosaïques de la cathédrale royale. Le ou les concepteurs du programme
hagiographique devait être particulièrement bien au courant de ce qui se traitait à la cour
d'Angleterre, et plus particulièrement Richard Palmer. Anglais d'origine, ami de Thomas
Becket, il est en contact permanent avec la cour d'Henri II, notamment à travers les lettres de
Pierre de Blois. L'une d'entre elles est un véritable panégyrique du souverain anglais. Pierre de
23
Henri II marie ses filles afin d'assurer des liens dynastiques avec la Castille, la Saxe, la Bavière et la Sicile,
voir E.-R. LABANDE, « Les filles d'Aliénor d'Aquitaine : une étude comparative », dans Cahiers de Civilisation
Médiévale, 29, 1986, p. 101-112.
24
H. WOLTER, « Die Verlobung Heinrichs VI. mit Konstanze von Sizilien im Jahre 1184 », dans Historisches
Jahrbuch, 105, 1985, p. 30-51.
7
Blois va même jusqu'à comparer le niveau intellectuel des deux rois vantant l'instruction
littéraire d'Henri II, ses conversations d'érudit et son art de la dialectique. Il rappelle le rôle
que lui-même a joué à la cour de Palerme en tant que tuteur du jeune Guillaume II à peine
formé aux rudiments de la poésie et de la littérature, insistant alors sur l'enseignement complet
qu'il a pu lui prodiguer 25 . Il fait une apologie du souverain anglais, qui sans doute suscite
l'admiration de ses compatriotes expatriés en Sicile. Richard Palmer est l'un d'entre eux et son
rôle dans les affaires de la couronne sicilienne n'est pas des moindres. Il est en effet chargé
par Guillaume II d'aller chercher la jeune Jeanne d’Angleterre en France et de l'escorter de
Saint-Gilles du Gard à Palerme 26 . Jeanne fait une entrée triomphale le 2 février 1177,
suscitant la curiosité de tous et est accueillie dans le faste de la capitale sicilienne entièrement
illuminée pour l'occasion. La cérémonie de mariage royale se déroule sous les mosaïques de
la Chapelle Palatine le 13 février, après quoi Guillaume II et Jeanne sont solennellement
couronnés, en présence de l’évêque d’Evreux, d'invités anglais, de dignitaires ecclésiastiques
et de la plus éminente noblesse du royaume 27 . Ce serait Richard Palmer lui-même qui aurait
déposé la couronne sur la tête de la nouvelle reine de Sicile 28 . C'est d'ailleurs à partir de cette
date que l'évêque de Syracuse est en troisième position parmi les familiares regis, prenant la
place de Barthélemy d'Agrigente 29 . Richard Palmer est donc non seulement un des
personnages les plus en vue de la cour, mais doit certainement être une personne de référence
pour la jeune reine, Jeanne, en tant que représentant du lien existant entre les deux puissances,
entre pays d'origine, l’Angleterre, et pays d'adoption, la Sicile.
Le rôle plus que probable de Richard Palmer dans l’orientation du programme hagiographique
semble être également attesté à travers la présence d’un saint en particulier, nouveau dans le
décor et situé à l’entrée du chœur sur un large panneau : Marcien de Syracuse (fig. 14).
L’unique mention de saint Marcien, dans les manuscrits liturgiques de la Sicile du XIIe siècle,
25
Pierre de Blois, Epistola LXVI, dans Patrologie Latine, 207, p. 195-210, ici p. 198-199.
Romuald de Salerne, Chronicon… cit., p. 268.
27
L’acte de mariage est édité dans R. PIRRI, Sicilia sacra disquisitionibus et notitis illustrata…, Palerme, 1733,
réimpr. anast., Palerme, 1987, p. 110 et dans The Annals of Roger de Hoveden, 2 vol., éd. H. T. Riley, Londres,
1853, p. 551-52.
28
Cette hypothèse reste à prouver, nous n'avons pu avoir accès à la source. Cf. G. B. PARKS, The English
Traveller to Italy, Rome, 1954, p. 144 et E.-R. LABANDE, « Les filles d'Aliénor d'Aquitaine »… cit., n. 83.
29
H. TAKAYAMA, The Administration of the Norman… cit., 1993, p. 120-12 : un tableau récapitule les
signatures des familiares dans les diplômes de 1169 à 1188. Dans le diplôme du roi de 1182, voici les noms des
conseillers qui apparaissent en première signature : per manus Gualterii vener. Panorm. Archiepiscopi, et
Matthei Regii Cancellarii, et Richardi Venerabilis Messanensis Archiepiscopi Domini Regis familiarium, cf. R.
PIRRI, Sicilia sacra… cit., p. 461. Richard Palmer n’apparaît pas dans le diplôme du 15 août 1176, cependant la
date correspond à son expédition en France pour escorter Jeanne d’Angleterre.
26
8
se trouve dans le sacramentaire de Messine 30 . Dans ce manuscrit, Marcien, premier évêque de
Syracuse, est commémoré dans les invocations des saints confesseurs, en quatrième position
après les papes Sylvestre, Léon et Grégoire. Cette situation inhabituelle indique qu’il est
spécialement invoqué dans l’église pour laquelle est réalisé le sacramentaire. Cette mention
éloquente, ainsi que le nombre non négligeable de saints d’origine nordique, s’accorderaient
bien avec une commande de l’Anglais Richard Palmer qui fut évêque de Syracuse avant
d’occuper la charge d’archevêque à Messine. Lors du changement de diocèse, il emporte avec
lui le bras-reliquaire de saint Marcien qu’il a fait réaliser lors de son séjour à Syracuse (fig.
15). Aujourd’hui conservé dans le trésor de la cathédrale de Messine, cet objet est très bien
défini par l’inscription qui l’accompagne :
RICARDVS
SIRACVSANVS
EPISCOPVS
FECIT
HOC
VASCVLVM
IN
HONOREM BEATI MARCIANI SIRACVSANI PRAESVLIS. IN VASCVLO
31
CONTINETVR BRACHIVM SANCTI MARCIANI SIRACVSIS PRAESVLIS .
Richard Palmer serait donc un commanditaire tout désigné du codex qui était probablement
destiné à la cathédrale de Messine, gardienne de la nouvelle relique 32 . Il n'a jamais été
considéré comme un concepteur potentiel du décor de Monreale, or il a un goût prononcé
pour l'art, en tant que commanditaire officiel de plusieurs œuvres. D’après les sources, il
serait également à l’origine d’un premier décor dans la cathédrale de Syracuse 33 . C'est
d’ailleurs sous son épiscopat qu'un important scriptorium voit le jour à Messine, à partir de
1182 34 . Ce centre fait preuve d’une activité intellectuelle et artistique comparable aux ateliers
de Palerme sous Roger II. Dans ce cadre, Richard Palmer peut être considéré comme un grand
promoteur de la culture et de l’art sicilien en cette fin du XIIe siècle. Son intervention dans
30
Le sacramentaire de Messine, conservé aujourd’hui à la bibliothèque nationale de Madrid sous la cote Ms. 52,
a été édité et étudié par H. BUCHTHAL, « A school of Miniature Painting in Norman Sicily », dans K.
WEITZMANN (éd.), Late classical and medieval studies in honor of Albert Mathias Friend, Jr, Princeton, 1955,
p. 312-339, rééd. dans Art of the Mediterranean World AD 100 to 1400, Washington, 1983, p. 59-88,
retranscription du calendrier en appendice 1, p. 73-82 ; A. DANEU LATTANZI, Lineamenti di storia della
miniatura in Sicilia, Florence, 1966 (Storia della miniatura. Studi e documenti, 2), p. 27-28 ; V. Pace édite le
calendrier, le sanctoral et les litanies dans Id., « Untersuchung zur sizilianischen Buchmalerei », dans R.
HAUSSHERR (éd.), Die Zeit der Staufer : Geschichte - Kunst - Kultur, catalogue d’exposition, Stuttgart, 1977,
p. 431-476, ici p. 472-476.
31
M. D’ONOFRIO, I Normanni, popolo d’Europa, 1030-1200, catalogue d’exposition, Venise, 1994, trad. fr.
Les Normands, peuple d'Europe, 1030-1200, Paris, 1994, notice 332.
32
D’après Buchthal, le sacramentaire a été composé pour l’église qui conservait le bras-reliquaire, soit la
cathédrale de Syracuse avant 1182, soit la cathédrale de Messine lors du changement de siège de Richard
Palmer. Cependant, le style des enluminures, qui est très proche d’autres manuscrits du scriptorium messinois,
laisse penser que ce sacramentaire était destiné à la cathédrale de Messine à l’arrivée du nouvel archevêque,
c’est-à-dire en 1182, H. Buchthal, A School of Miniature Painting… cit., p. 62.
33
O. DEMUS, The Mosaics of Norman Sicily… cit., p. 192, n. 34.
34
M. C. DI NATALE, I codici latini. L'arcivescovo Riccardo Palmer e la miniatura a Messina nella tarda età
normanna, dans M. ANDALORO (éd.), Federico e la Sicilia dalla terra alla corona. II. Arti figurative e arti
suntuarie, catalogue d'exposition, Palerme, 1995, rééd. Syracuse, 2000, p. 357-358.
9
l’orientation du décor de Monreale prend ici toute sa justification, notamment dans les
composantes anglaise et locale du programme.
L’abbé-évêque de Monreale
Parmi les familiares regis, une autre personnalité, très peu évoquée dans les études consacrées
à la cathédrale, a certainement joué un rôle non négligeable dans l’agencement du programme
en mosaïque : l’abbé-évêque Thibaud. L’église de Monreale est non seulement une cathédrale
royale, un mausolée dynastique, mais encore une église monastique. Guillaume II fait venir en
1176 des moines bénédictins de l’abbaye de la Sainte-Trinité de Cava dei Tirreni, près de
Salerne, pour peupler son nouveau monastère 35 . Ainsi, si le côté nord de la cathédrale
communique avec le palais royal, le côté sud donne accès au cloître et aux bâtiments
conventuels (fig. 2). Là encore, le programme hagiographique nous aide à mieux comprendre
la destination des espaces internes et notamment le cheminement des moines du cloître au
chœur (fig. 8). Dans les intrados des arcs menant des transepts au carré central, sont
regroupées des effigies monastiques, moines et fondateurs de grandes abbayes : saint Gilles
(fig. 16), saint Romain de Condat, saint Philibert de Jumièges et Colomban de Luxeuil 36 .
Dans les petits arcs qui mènent au carré central, se concentrent les effigies des Pères et
ermites du désert, issus de canons byzantins. Ils se font écho en diagonal dans un rapport
nord-sud : Paphnuce répond à Onuphre (fig. 17) dont il est le compagnon et le biographe ;
Hilarion à Macaire, en tant qu’initiateurs de la vie monastique, l’un en Palestine, l’autre dans
le désert de Scété. Les moines, venant du cloître, entraient dans l’église par la porte située à
l’extrémité ouest du transept sud, passaient alors sous ces arcs pour pénétrer dans le chœur et
se retrouvaient physiquement proches des effigies de moines latins et ermites du désert qui
cohabitent et se font écho dans un même espace (fig. 18).
Qui est à l’origine du choix et de l’emplacement de ces images ? Quel rôle ont pu jouer les
moines ? Que le programme ait été projeté pour eux et en fonction de leur circulation dans
l'église, ceci est incontestable dans une église à vocation monastique. Cependant, évaluer
l’intervention réelle des moines dans le choix même des saints et l'organisation du décor
35
Dans un diplôme royal d’août 1176, Guillaume II déclare avoir fondé Monreale ad ordinem Cavensis
monasterii et beati Benedicti regulam informandum et place la Sainte-Trinité de Cava sous sa protection royale,
cf. M. DEL GIUDICE, Descrizione del Real Tempio… cit., p. 2.
10
demeure délicat et parler ainsi des « moines » au sens large, sans distinction, porte à
confusion. Tous les moines ne sont pas lettrés et érudits et on ne peut parler ainsi de la
participation active au programme hagiographique d'un groupe disparate. En revanche, l'abbéévêque Thibaud, originaire de Cava dei Tirreni, détient une place privilégiée auprès du roi.
Réclamé par le souverain en personne pour diriger un monastère et un nouvel évêché, il est,
de par le nombre de possessions et privilèges que lui octroie le roi, à la tête d'un des plus
riches évêchés de l'île. Il est qualifié de Episcopus et Abbas dans deux chartes et il utilisera ce
même titre pour signer l’acte de mariage de Guillaume II et Jeanne d’Angleterre 37 . A
Monreale, sa double fonction est attestée par le mobilier liturgique : il peut occuper le siège
abbatial dans l’abside central ou le siège épiscopal en face du trône royal 38 . En 1184, suite à
l’élévation de Monreale au rang d’archevêché, l’abbé-archevêque Guillaume apparaît dans les
diplômes du roi, en deuxième position parmi les familiares regis 39 . Il est alors très
certainement un interlocuteur privilégié de Guillaume II.
L'abbé Marin, élu à la tête de l’abbaye Cava dei Tirreni en 1146 et mort en 1170, redécore
l'abbaye salernitaine. L'église de la Sainte-Trinité est alors ornée de marbres précieux, les
voûtes sont décorées de fresques, le pavement est recouvert de mosaïques polychromes 40 . Il
est donc envisageable de penser que Thibaud, nommé à la tête du nouveau monastère de
Monreale, se positionne lui aussi en commanditaire. Il ne reste malheureusement rien du
décor de l'abbaye salernitaine, cependant la mention dans le calendrier de Cava dei Tirreni de
certains saints moines et ermites du désert que l'on ne retrouve pas dans les calendriers
siciliens viendrait témoigner du rôle de l'abbé Thibaud 41 . La composante ascétique renverrait
36
Les effigies des saints Colomban et Philibert ont fait l’objet de restaurations au XIXe siècle, suite à un
incendie dans les bras du transept, toutefois l’iconographie est restée fidèle aux canons d’origine, cf. G. L.
LELLO, Historia della chiesa di Monreale… cit. ; M. DEL GIUDICE, Descrizione del Real Tempio… cit.
37
Les chartes de mars et avril 1177 ont été éditées respectivement par R. Pirri, Sicilia sacra… cit., p. 456-457,
on peut y lire la signature Theobaldus indignus Abbas et Episcopus regalis Monasterii S. Mariae Novae. Pour
l’acte de mariage, Ibid., p. 110.
38
Cf. supra n. 4.
39
H. TAKAYAMA, « Familiares regis and the Royal Inner Council in Twelfth-Century Sicily »… cit., ici p.
366.
40
Sur l'abbé Marin de Cava, cf. Bibliotheca Sanctorum VIII, col. 1174-1175 ; P. GUILLAUME, Essai historique
sur l'abbaye de Cava d'après des documents inédits, Cava dei Tirreni, 1877, p. 116-124 ; L. MATTEI
CERASOLI, « La Badia della SS. Trinità di Cava », dans P. LUGANO (éd.), L'Italia Benedettina, Rome, 1929,
p. 181-182.
41
Il s’agit du Ms. 19 conservé à Cava dei Tirreni, le calendrier occupe les f. 2v-8r. Pour la description du
manuscrit, voir M. ROTILI, La miniatura nella Badia di Cava, Naples, 1976, vol. 1, p. 110. Le calendrier est
édité en appendice de l’article de G. VITOLO, « Cava e Cluny », dans S. LEONE et G. VITOLO (éd.), Minima
cavensia Minima cavensia. Studi in margine al IX volume del Codex Diplomaticus Cavensis, Salerne, 1983 (Iter
Campanum, 1), p. 35-44.
11
alors au souvenir de son abbaye d'origine, marquée par les expériences érémitiques 42 : trois
abbés successifs de Cava se retirent en effet pour vivre quelque temps en ermites, rappelant
que les Vitae des Pères du désert sont un point de référence pour les moines bénédictins et que
l'anachorétisme demeure l'idéal de sainteté souhaité du cénobitisme.
En conclusion, Guillaume II demeure le personnage central de cette fondation. Il se situe dans
la lignée de son grand-père Roger II qui parlait couramment le latin, le grec et l’arabe. C’est
sur ces trois composantes qu’il fonde son propre processus d’unification, cherchant à travers
sa fondation à rivaliser non seulement avec le basileus, mais encore avec les grands
monarques occidentaux. Il est toutefois difficile de penser à une personne unique ayant pu
orchestrer un tel décor, tant les significations latentes, les intentions politiques et religieuses,
ainsi que la fonction même des images sont consciemment ordonnés. Le programme
hagiographique nous a permis de révéler quelques personnalités de l’entourage du roi : la
reine Marguerite de Navarre, le haut dignitaire ecclésiastique Richard Palmer et l’abbéarchevêque de Monreale. Guillaume II est particulièrement entouré par cet organe consultatif
à forte influence que sont les familiares regis. Il est conseillé et orienté dans sa politique mais
aussi très certainement dans la projection, la planification ainsi que l'organisation générale et
détaillée de sa nouvelle fondation. Nous avons émis l’hypothèse d’interventions ponctuelles,
notamment dans le programme hagiographique, mais ces personnes sont très certainement
intervenues plus largement, comme en témoigne par exemple la scène des Pèlerins d’Emmaüs
dans le bras nord du transept qui se déploie sur trois panneaux et renvoie, d’un point de vue
iconographique, à des modèles issus de manuscrits enluminés anglais 43 . Dans quelle mesure,
là encore, Richard Palmer, que Romuald de Salerne qualifie de « lettré et éloquent »44 , n’a t-il
pas influencé un tel choix ?
42
J.-M. SANSTERRE, « Figures abbatiales et distribution des rôles dans les Vitae quatuor priorum abbatum
Cavensium (milieu du XIIe siècle) », dans Mélanges de l’Ecole française de Rome. Moyen Age, 111, 1999, p. 61104.
43
Kitzinger affirme que cette iconographie ne trouve pas d'antécédents à Byzance et la rapproche d'une
enluminure du Psautier de Saint-Alban, réalisée dans la première moitié du XIIe siècle, cf C. DODWELL, O.
PÄCHT, F. WORMALD, The Saint Albans Psalter, Londres, 1960 (Studies of the Warburg Institute, 25), pl. 3940.
44
Romuald de Salerne, Chronicon… cit., p. 390.
12
Légendes des photos
Fig. 1 Vue intérieure de la cathédrale de Monreale
Fig. 2 Plan du monastère de Monreale d’après Del Giudice
Fig. 3 Trône épiscopal et panneau votif de Guillaume II offrant le modèle de l’église à la
Vierge
Fig. 4 Trône royal et panneau votif de Guillaume II couronné par le Christ
Fig. 5 Transept sud ou chapelle funéraire dynastique de Guillaume Ier et Guillaume II
Fig. 6 Transept nord ou chapelle funéraire de Marguerite de Navarre et de ses fils, Roger et
Henri
Fig. 7 Saint Panteleimon, pilier nord-est du transept nord
Fig. 8 Répartition des saints suivant leur statut dans l’Eglise
Fig. 9 Saintes femmes, mur sud du transept nord
Fig. 10 Sainte Radegonde, mur sud du transept nord, registre médian
Fig. 11 Saints Julitte et Cyr, mur sud du transept nord, registre inférieur
Fig. 12 Saint Thomas Becket, abside centrale
Fig. 13 Saint Hilaire, mur latéral sud de l’abside centrale
Fig. 14 Saint Marcien, pilier nord-ouest du carré central à l’entrée du chœur
Fig. 15 Bras reliquaire de saint Marcien, trésor de la cathédrale de Messine, vers 1182
Fig. 16 Saint Gilles, intrados de l’arc ouest du transept sud
Fig. 17 Saint Onuphre, intrados du petit arc menant du transept sud au chœur
Fig. 18 Petit arc qui servait de passage aux moines venant du cloître pour atteindre le chœur
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