UTILISER LES TRAVAUX DE DONALD SCHÖN POUR ÉTUDIER
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Utiliser les travaux de Donald Schön pour étudier les jeux vidéo : exemple de la définition du casual game UTILISER LES TRAVAUX DE DONALD SCHÖN POUR ÉTUDIER LES JEUX VIDÉO : EXEMPLE DE LA DÉFINITION DU CASUAL GAME CHIAPELLO Laureline Université de Montréal Montréal [email protected] Résumé : Lors de notre étude sur le design des jeux vidéo casual, nous avons pu constater que les définitions du terme jeu game sont discordantes. Dans notre volonté de préciser et d’éclaircir ces définitions, nous avons été confronté aux limites des modèles en design de jeux. Le manque de prise en compte du contexte de l’expérience de jeu rend en effet les modèles traditionnels inadéquates pour l’étude de phénomènes nouveaux, tel que le casual game. Nous nous sommes alors tourné vers un modèle plus holistique du design, celui du praticien réflexif de Donald Schön. Le but de cet article est de montrer en quoi une recherche menée avec un cadre théorique rattaché aux sciences de la conception peut permettre l’étude du design de jeux vidéo. Mots clés : Design de jeux vidéo, casual game, science de la conception, designer de jeux. 1 Utiliser les travaux de Donald Schön pour étudier les jeux vidéo : exemple de la définition du casual game UTILISER LES TRAVAUX DE DONALD SCHÖN POUR ETUDIER LES JEUX VIDÉO : EXEMPLE DE LA DEFINITION DU CASUAL GAME 1 INTRODUCTION Il n’est plus nécessaire de présenter en détail l’importance des jeux vidéo, car comme le dit Katie Collins en introduction de son livre sur le son dans les oeuvres vidéoludiques, la place qu’ils occupent dans nos vie est aujourd’hui si grande qu’une avalanche de statistiques devient superflue. Étant donné le nombre de jeux produits, des classifications, des courants et des styles apparaissent au sein du paysage vidéoludique. Le casual game fait ainsi partie des phénomènes majeurs recensés dans l’industrie actuelle. Casual game est l’une de ces expressions qui semblent intraduisibles : « désinvolte », « familier », ou « négligent » sont autant de synonymes français du terme casual qui semblent peu adaptés à décrire la nature d’un jeu vidéo. En l’occurrence, cette impossibilité à restituer l’expression est probablement liée au flou artistique qui entoure cette notion, et ce, même en anglais (Kuittinen, Kultima, Niemel, & Paavilainen, 2007). Le but de notre recherche de maîtrise est de mieux définir ce style de jeux en nous intéressant à leur design. Ce questionnement nous est apparu lors de notre expérience de designer de jeu casual dans une compagnie française. Chaque individu de l’entreprise avait une vision différente du jeu casual, mais aucunes d’elles ne semblaient concorder. Dans ce contexte, il était difficile d’exercer notre rôle de conceptrice et quasiment impossible d’analyser les raisons de succès ou d’échec des jeux produits par l’entreprise. Cette tentative de définition nous a amené à analyser le design des jeux casual. Que font les designers de jeux ? Qu’est-ce qu’un jeu bien conçu ? Nous avons pu constater que les modèles traditionnels du design de jeu étaient peu adapté à l’étude du jeu casual (Kultima & Stenros, 2010), et l’un des objectif de notre recherche est ainsi devenu la quête d’un modèle permettant de collecter des informations nouvelles et pertinentes sur le design des jeux casual. Dans cet article, nous souhaitons montrer la convergence qu’il peut exister entre les travaux de Donald Schön(Schön, 1983) - qui font partie des plus reconnus quant à l’étude de l’acte de design (Cross, 2011) - et le design de jeux vidéo. Nous prendrons appuie sur le cas que nous avons étudié, le jeu casual, afin de montrer la pertinence d’une recherche en design pour mieux comprendre et définir un phénomène du jeu vidéo. 2 L’ETUDE DU CASUAL GAME COMME RÉVÉLATEUR DES LACUNES DES MODÈLES THÉORIQUES EN DESIGN DE JEU Le casual game est un phénomène au sein du monde du jeu vidéo qui réussit le tour de force de s’adresser à des joueurs de tous âges et de tous genres, reléguant le cliché du joueur adolescent à un lointain souvenir (Juul, 2009). L’expression en elle-même est utilisée couramment dans l’industrie. Jesper Juul en attribue d’ailleurs son origine à un designer de jeux, Scott Kim, lors de la Game Developper Conference de 1998 (Juul, 2009, p. 25). Ce n’est cependant que quelques années plus tard que le terme semble prendre toute son ampleur. On assiste en 2005 à la création de la Casual Game Association, un regroupement de professionnels ayant pour but le support de la création de jeux casual ainsi que la diffusion du savoir dans ce domaine. Depuis, il est question des jeux casual aussi bien dans les rapports de l’Entertainment Software Association (Entertainment Software Association, 2011) que dans ceux de l’Indépendant Game Developer Association (IGDA, 2009). Il faut dire que le marché économique rattaché au jeu casual est énorme(Kuittinen et al., 2007). Dès lors, l’enjeu pour les entreprises est de créer des jeux les plus attractifs possible, afin de 2 Utiliser les travaux de Donald Schön pour étudier les jeux vidéo : exemple de la définition du casual game se tailler la part du lion dans ce marché en pleine expansion. Pourtant, la nature des jeux casual est toujours mal définie (Kuittinen et al., 2007). Les chercheurs se sont emparés du problème et ont proposé quelques définitions. Deux études majeures ont été menées, la première par Jesper Juul (Juul, 2009), et la seconde par un groupe de l’Université de Tampere (Sotamaa & Karppi, 2010), qui s’est penché sur le sujet de 2006 à 2010. Ces recherches ont permis de mieux comprendre le phénomène casual, mais il reste difficile d’étiqueter sans équivoque un jeu comme étant casual. Les auteurs euxmêmes montrent que leurs modèles nous informent sur les aspects casual d’un jeu, mais ne permettent pas réellement une classification aisée(Juul, 2009; Kultima, 2009). Au-delà de ce problème de classification, aucune définition n’a su s’imposer dans l’industrie et la question de la nature des jeux casual demeure ouverte. Les professionnels restent sur le constat qu’il n’y a pas de définition unique : « What is a casual game? There is no single answer to this.» (IGDA, 2006-2012). Le dernier article en date proposé par les universitaires finlandais Annakaisa Kutima et Jakko Stenros (Kultima & Stenros, 2010) fournit une explication aux difficultés rencontrées par les chercheurs : les modèles traditionnel utilisés pour analyser le design des jeux vidéo ne sont plus adéquats pour les nouveaux style de jeux, dont les jeux casual. En effet il s’est produit deux grands changements dans la culture vidéoludique. D’une part, les cycles de développement des jeux sont de plus en plus longs. Avec la distribution numérique, le processus de design n’est jamais véritablement terminé : les développeurs peuvent corriger des erreurs ou ajouter du contenu au jeu après sa sortie officielle. D’autre part, l’attitude des joueurs a elle aussi changé : on peut désormais commencer une partie et l’arrêter de façon rapide et inopinée. Avec l’expansion d’internet, le jeu vidéo est devenu une activité numérique parmi d’autres. Or, d’après Kultima et Stenros, les modèles théoriques en design de jeux (Ermi & Mäyrä, 2005; Fernandez, 2008; Lemay, 2007; Perron, 2006) n’ont pas évolué. Ils restent centrés sur le gameplay (le système de jeu, ses règles ,…) et ne tiennent pas compte du contexte d’usage, en particulier des connections entre le jeu et d’autres activité. Ils ne montrent pas une connaissance suffisante des nouveaux processus de design : « the models used to map the design process lag behind. It is time to look at games as experiences that have expanded beyond these models.”(Kultima & Stenros, 2010, p. 66) . Par exemple le modèle de Katie Salen et Eric Zimmerman, proposé dans leur ouvrage Rules of Play (2003), tient compte du contexte culturel, mais il ne relie pas l’expérience de jeu avec l’expérience complète de l’usager ( achat du jeu, installation, etc). De plus, les outils permettant de comprendre le succès ou l’échec des œuvres vidéoludiques restent rares. Kultima et Stenros proposent un premier modèle d’une vision plus holistique du cycle d’usage d’un jeu vidéo, vision qu’ils estiment plus adaptée à l’étude des jeux sociaux, des jeux pour mobiles et des jeux casual. On apprend ainsi que le design de jeu ne doit pas se limiter à la conception du système de jeu : l’avant-jeu, l’entrée dans le jeu et l’après-jeu doivent être pris en compte par les designers. Mais le processus de design reste peu détaillé, et le rôle du designer de jeu peu expliqué. Dans ces conditions, comment étudier le design des jeux casual ? 3 LE CHOIX DU MODÈLE DE PRATICIEN REFLEXIF DE DONALD SCHÖN Puisque les cadres théoriques en design de jeux ne sont plus adaptés à l’étude de phénomènes récents tel que le jeu casual, il était nécessaire de trouver un autre modèle. Dans un premier temps nous nous sommes penchée sur les recherches en design d’interactions visant à améliorer la pratique. Cependant, d’après Erik Stolterman (2008), ces recherches présentent un problème majeur : malgré les efforts des chercheurs, les résultats ne remontent que rarement aux praticiens. Or, le but de notre étude était avant tout de trouver un modèle permettant de construire une définition qui soit acceptable par les designers de jeux, au contraire des définitions actuelles qui n’ont pas été adoptées par le monde professionnel. D’après Stolterman, la principale raison de ce fossé entre recherche et 3 Utiliser les travaux de Donald Schön pour étudier les jeux vidéo : exemple de la définition du casual game pratique est le manque de compréhension de l’acte de design. On retrouve ici le problème pointé du doigt par Kultima et Stenros. Cependant, Stolterman conclut que le problème n’est pas insoluble : il existe déjà un corpus de théories du design qui peut informer la recherche en design d’interactions: « a number of excellent design theory and design philosophy works produced by contemporary design thinkers” (Stolterman, 2008, p. 63). C’est en nous appuyant sur ce corpus que nous avons poursuivi notre recherche. 3.1 Le choix d’une posture épistémologique Il existe un ensemble de théories permettant de comprendre l’acte de design : mais laquelle choisir pour étudier la conception de jeu vidéo ? En 1981, Nigel Cross recense déjà trois générations de théories en design (Cross, 1981), et de nouvelles propositions continuent à affluer (Galle, 2011). Notre choix s’est fait en rapport avec la posture épistémologique adoptée par les différents auteurs. En effet, chaque modèle de l’acte de design possède un modèle sous-jacent de construction de la connaissance (Love, 2002). L’épistémologie de la pratique, qui sous-tend les travaux de Donald Schön (1983), nous a semblé particulièrement pertinente pour l’étude du design de jeux vidéo. L’épistémologie de la pratique de Schön est une réponse à l’épistémologie dominante jusque dans les années quatre-vingt : celle des positivistes. Schön décrit ainsi le modèle de la Rationalité Technique, modèle issu de cette épistémologie qui domine alors la recherche : Schön, 1983, p. 31). Dans ce modèle, une profession se définit par sa capacité à résoudre des problèmes en s’appuyant sur des théories scientifiques. Cette vision entraîne une relation hiérarchisée entre chercheurs et praticiens. Les praticiens, lorsqu’ils rencontrent un obstacle, se doivent de confier aux chercheurs le soin d’y trouver une solution. Cette hiérarchisation ne peut fonctionner que si les professions sont solidement ancrées sur une base de connaissances scientifiques. Ainsi, des professions tels que l’urbanisme ou le travail social ne peuvent pas être intégrées à ce modèle, ni confier leurs problèmes à la recherche, et sont considérées par certains auteurs comme des professions « mineures ». Donald Schön propose de remettre en cause cette vision. Il affirme que les praticiens possèdent un savoir qui leur est propre, et qui n’est pas issu des connaissances scientifiques apportées par les universitaires. Il s’agit d’une nouvelle épistémologie de la pratique, car le praticien devient un chercheur. Et ce chercheur n’est pas dépendant des principes qui pouvaient être limitatifs dans le modèle de la Rationalité Technique, telle que la séparation entre la fin et les moyens ou entre l’action et la pensée. Si l’on se replace dans le modèle de la Rationalité Technique, la profession de designer de jeux (casual ou non) pose un problème puisqu’elle ne prend pas racine sur des théories scientifiques. Au contraire, cette profession a émergé progressivement au cours des années quatre-vingt. Les jeux vidéo étaient en premier lieu conçus par des ingénieurs (Kent, 2001), qui jouaient par là même le rôle de designer. La profession d’ingénieur s’adapte particulièrement bien au modèle de la rationalité technique et l’aspect relié au design n’était pas pris en commpte, il restait implicite. Peu à peu, l’industrie vidéoludique s’est mise en place et programmeurs et designers sont devenus deux professions bien différentes. Et force est de constater que le design de jeux vidéo, tout comme l’urbanisme ou le design au sens large, n’est pas une science appliquée. Si l’on se place dans le modèle de Schön, le design de jeux vidéo peut être abordé tout autrement. Les designers de jeux possèdent un savoir et il est possible de construire des connaissances en le recueillant. 3.2 Le modèle du praticien réflexif Le modèle qui découle de cette nouvelle épistémologie est celui du praticien réflexif. 4 Utiliser les travaux de Donald Schön pour étudier les jeux vidéo : exemple de la définition du casual game Le praticien est un chercheur, et il est appelé à mener une réflexion en cours d’action. Cette réflexion a été décomposée par Schön en quatre étapes. Tout d’abord, le praticien est face à une situation incertaine et ambiguë, et il est incapable de résoudre les problèmes tels qu’ils sont présentés dans cette situation. Il doit alors recadrer le problème, choisir un angle d’attaque, délimiter son champ d’action, en résumé : donner un sens à la situation afin de pouvoir la modifier. Ensuite, le praticien va essayer de modifier la situation tel qu’il l’a recadrée, en posant des actions : il mène des expériences. Cet ensemble d’actions va entraîner différentes conséquences, que le praticien va devoir évaluer. C’est à ce moment-là qu’entre en jeu le concept de réflexion : le praticien va être attentif aux signes que lui renvoie la situation et il devra adapter la suite de ses actes en conséquence. Il procède ainsi par boucles, essayant de recadrer et de modifier la situation selon ce que celle-ci lui renvoie. Au premier abord, il semblerait que le seul moyen de mener des recherches dans ce modèle soit d’être un praticien. Mais ce n’est pas le cas. Schön affirme qu’il existe des recherches à mener en dehors de la pratique, et ces recherches portent plus spécifiquement sur les constantes propres à chaque profession (Schön, 1983, p. 309). D’après Schön la réflexion en action ne peut se dérouler que si les praticiens possèdent un socle de références, qui se compose de six éléments présentés dans le tableau 1 ci-après Tableau 1 : Les constantes du modèle du praticien réflexif de Schön. Constantes Médias (ou d’expérimentation) moyens Langage Description L’ensemble des outils à la disposition du praticien qui lui permettent d’articuler sa pensée dans son monde virtuel : par exemple, les plans et les maquettes pour l’architecte. Le langage est propre à une discipline, à un milieu. Il s’agit de tous les éléments permettant de communiquer (et non uniquement du langage verbal). Les éléments du langage jouent différents rôles, et maîtriser le langage d’une profession implique d’en comprendre les significations implicites. Répertoire L’ensemble des solutions à la disposition d’un praticien : solutions préexistantes qu’il a rencontrées, ou solutions qu’il a lui-même mises en oeuvre. Il s’en sert comme référence pour analyser les situations, les voir comme des variantes les unes des autres. Système d’appréciation Chaque praticien possède un système qui lui permet d’évaluer les solutions qu’il propose. Ce système doit être solide sans quoi il est impossible de mener une conversation réflexive. Différents praticiens au sein d’une même profession peuvent avoir des systèmes divergents, ce qui est source de problèmes. Théorie globale Théorie qui fournit des outils pour interpréter les faits rencontrés par le praticien et qui le guide dans sa réflexion. Schön donne l’exemple de la théorie psychanalytique. Rôle Chaque professionnel défini son rôle (par exemple par rapport au contexte institutionnel) et cette définition de son rôle se répercute dans les choix qu’il réalise et les actions qu’il mène. Source : Chiapello, 2012, d’après Schön, D. (1983). The Reflective Practitioner : How Professionals Think in Action. New York: Basic Books. A la lumière de ce modèle nous avons choisi de reformuler notre question de recherche : comment le modèle du savoir professionnel de Schön peut-il nous éclairer sur la nature du design des jeux casual ? 5 Utiliser les travaux de Donald Schön pour étudier les jeux vidéo : exemple de la définition du casual game 4 MÉTHODE DE COLLECTE DU SAVOIR PROFESSIONNEL Comme nous l’avons signalé, le modèle de Schön implique que les chercheurs sont les praticiens. Cependant, la recherche sur les constantes du modèle nous a semblé pertinente pour comprendre le jeu casual : découvrir les systèmes d’appréciation des designers, leurs solutions de design, ou la définition qu’ils ont de leur rôle représente déjà un pas en avant considérable dans la recherche en design de jeu vidéo. Nous avons donc choisi cette forme de recherche externe à l’action. D’autres études ont été menées sur le savoir tacite par des chercheurs n’étant pas eux-mêmes dans le rôle du praticien. La chercheuse Nicola Wood a privilégié l’observation (Wood, 2007). Une autre étude montre que les entrevues peuvent aussi donner de bons résultats pour accéder au savoir tacite(Singh & Hu, 2008). La recherche en design d’interaction suggère également que des entrevues proches du récit de pratique permettent de collecter des éléments pertinents sur l’acte de design(Goodman, Stolterman, & Wakkary, 2011). Nous avons adopté cette approche fondée sur les entrevues, car elle nous semblait plus aisée à mettre en place. D’une façon plus générale, notre étude a été de type qualitatif, avec une approche phénoménologique interprétative (Creswell, 2007) : nous avons cherché à recueillir l’expérience des designers de jeu puis à l’interpréter dans le but d’en extraire des éléments pertinents pour l’établissement d’une définition. Nous avons ainsi mené huit entrevues semi-dirigées avec des designers ayant tous conçu au minimum un jeu classé casual. Nos questions avaient pour but d’amener les participants à grandement détailler la conception d’un de leur jeu. Les anecdotes et les mises en situation (le participant expose une situation en décrivant exhaustivement le contexte) étaient encouragées. Des questions spécifiques portaient sur les constantes du modèle de Schön (par exemple sur les moyens d’expérimentation utilisés, ou les théories globales). Ces entrevues ont été intégralement retranscrites, et analysées de façon dialogique avec le modèle du praticien réflexif de Schön. Le modèle de Schön a été présenté de façon didactique dans la section précédente, mais il faut comprendre qu’il s’agit en réalité d’un système : l’étape de recadrage de la situation ne peut se faire que si le praticien possède un système d’appréciation solide, poser une action demande de posséder un répertoire de solutions de design, ainsi qu’une maîtrise du média, du langage, etc. Tout est lié. Nous avons mené une analyse des différentes constantes du modèle, mais nous avons surtout analysé leurs relations, afin de comprendre l’acte de design de façon globale. De plus, Donald Schön conseille de revoir les liens entre chercheurs et praticiens (Schön, 1983). Nous avons donc mis deux stratégies en place pour valoriser le savoir professionnel des designers. Premièrement, nous leur avons envoyé un livret de sensibilisation avant les entretiens. Le concept de sensibilisation ou « sensitization » en anglais (Visser, Stappers P.J., Van der Lugta R. , & Sanders E., 2005) permet de pousser les participants à se souvenir de leurs expériences passées et à amorcer une réflexion. Les auteurs parlent d’un moyen d’encourager la pratique réflexive (« make them ‘reflective practitioners’ »). Les livrets ne sont pas voués à devenir des données à analyser, ils sont des tremplins pour amorcer les entrevues. Ainsi, nous avons présenté aux participants des fragments de théorie sur le jeu casual sur lesquels ils pouvaient donner leur avis. Ils devaient aussi tenter de classer des jeux selon leur nature, casual ou non. Enfin, ils étaient invités à effectuer un remue-méninge sur leurs propres expériences. L’un des buts de ce livret était de leur faire prendre conscience de l’existence et de la richesse de leur savoir professionnel. Deuxièmement, nous avons effectué un contrôle par les membres (Maxwell, 2000) pour 6 Utiliser les travaux de Donald Schön pour étudier les jeux vidéo : exemple de la définition du casual game augmenter la validité de notre étude et pour renforcer la relation entre praticien et chercheurs : les participants ont donné leur avis sur les résultats. Grâce à ces deux outils, nous avons essayé d’instaurer une relation de confiance et d’échange avec nos participants, afin que notre recherche soit en phase avec la réalité et puisse être profitable au milieu professionnel. 5 RÉSULTATS Le but de cet article n’est pas de présenter notre définition du jeu casual, mais de montrer en quoi l’utilisation du modèle de Schön a permis de dégager des éléments pertinents sur le design de jeux vidéo. Tout d'abord, il est à noter que même si les questions posées lors des l’entrevues étaient fondées sur le modèle de Schön qui ne présente que peu de liens avec le jeu vidéo, les réponses de nos participants ont été très spécifiques, et des thèmes primordiaux pour le design de jeux ont constitué le cœur de leur discours. Notre définition du jeu casual s’appuie ainsi sur les notions de challenge et de progression qui sont des thèmes récurrents dans la recherche vidéoludique. Cela montre aussi que même si certains auteurs affirment que les modèles en design de jeux ne sont plus à jour (Kultima, 2009; Kultima & Stenros, 2010), les rejeter en bloc serait une erreur : un travail d’adaptation serait plus opportun. Cette approche globale nous a aussi permis de constater que certains critères utilisés pour caractériser les jeux casual sont peut-être mal choisis. Ainsi, les études évoquent souvent l’importance du thème du jeu. Ce dernier devrait être gai, positif et non-violent. Au contraire, nos participants ont estimé que le thème est un mauvais discriminant, et un jeu casual peut aborder de nombreux sujets. Nous avons réussi à collecter de nombreuses solutions de design, constituant ainsi un répertoire, que nous avons ensuite mis en relation avec le système d’appréciation des designers. Nous avons pu dégager de nouvelles informations sur des éléments déjà étudiés telle que la longueur des sessions de jeu. Dans les jeux vidéo, il est possible d’identifier des boucles de jeu, qui ont été défini par nos participants comme étant le trio « objectif, challenge, récompense ». Dans le cas du jeu casual ces boucles sont souvent très courtes, de l’ordre de quelques minutes voire de quelques secondes. La principale justification donnée par les études est le faible temps passé par les joueurs devant le jeu. Mais nos participants ont montré qu’il ne s’agissait pas uniquement de cela. En effet, il est rare que les joueurs ne restent que le temps d’une seule boucle. Le but est plutôt de bien contrôler le niveau de challenge du jeu, pour qu’à tout moment le jeu propose un challenge correspondant aux compétences du joueur. Des boucles de jeu courtes et modulaires permettent ainsi un meilleur contrôle de l’expérience que des boucles longues où le risque de perdre le joueur est plus grand. D’après Kultima et Stenros (2010), les modèles en design de jeu vidéo ne prennent pas suffisamment en compte le contexte et sont centrés sur la phase de jeu : nos résultats sont au contraire riches en détail sur l’expérience de jeu au complet. Nos participants ont montré qu’ils se préoccupaient grandement des systèmes de règles et des challenges, mais ils les mettent en relation avec leur vision du joueur. Ils construisent des expériences plus que des systèmes. Ainsi, un participant nous a indiqué qu’il prenait en compte de nombreux éléments de l’avant-jeu, telles que la façon dont le joueur se procure la console et le jeu, ainsi que les étapes nécessaires avant de jouer. Un autre participant a exprimé sa volonté de fournir des services au joueur, par exemple des explications complémentaires accessibles sur internet. D’autre part, le modèle de Schön nous a permis d’en apprendre beaucoup sur le contexte de design, qui est souvent ignoré par les autres études. Nous avons ainsi pu 7 Utiliser les travaux de Donald Schön pour étudier les jeux vidéo : exemple de la définition du casual game documenter les enjeux rattachés à la profession. Le designer de jeu casual est amené, de plus en plus fréquemment, à jouer un rôle de mandataire. Sa compagnie lui demande de créer un jeu pour un public qu’il connaît mal ou peu, et le designer doit réussir à faire le lien entre ce public et une expérience de jeu intéressante. Ce rôle est différent de celui d’un designer de jeu plus hardcore, où le designer et le public cible se superposent : le designer créer un jeu pour lui-même, en fonction de ses goûts, car ils sont les même que ceux du public. Dans un jeu casual cette superposition n’existe plus. Dès lors, la confiance entre le mandant (le commanditaire du jeu) et le mandataire (le designer) peut être rapidement perdue. Notre étude montre que pour éviter des tensions sur les projets casual, il serait intéressant de revoir les moyens d’expérimentation utilisés par le designer, et de modifier les processus de travail. Par exemple nous pouvons conseiller au designer de faire davantage circuler l’information, et d’éviter de s’enfermer dans des positions défensives. Pour cela il ne devrait pas réaliser le document de game design de façon isolé pendant plusieurs semaines, mais devrait au contraire essayer de dialoguer fréquemment avec d’autres membres du projet afin de construire une vision commune forte. Concernant certains éléments comme le langage des designers de jeu et les moyens d’expérimentation utilisés, nos résultats sont plus mitigés. Nous avons constaté que si les concepts en design de jeux ne sont pas parfaitement déterminés, il existe cependant un langage commun aux designers : ainsi, un joueur « rentre dans le jeu » ce qui suppose à la fois que le joueur commence une partie et qu’il s’immerge dans le monde du jeu. Beaucoup d’anglicismes sont utilisés, tel que le terme upgrades (pour désigner un système d’améliorations des compétences de l’avatar) ou le mot tips (pour les astuces qui peuvent s’afficher à l’écran). Cependant, ce langage doit être encore plus riche et plus technique en situation de création. De plus, du fait de l’utilisation des entrevues comme moyen de collecte, notre étude s’est limitée au langage oral, mais l’on peut penser qu’en pratique d’autres composantes viennent s’ajouter, tel que des schémas. De même, l’utilisation des moyens d’expérimentation n’a pas été grandement développée, même si nous avons pu constater qu’une réflexion sur ce sujet pourrait améliorer la communication entre le designer et ses collègues. Par exemple, un prototype devrait être présenté dans un contexte clairement déterminé, avec un but précis, afin d’éviter des confusions ou des malentendus. Nous avons eu du mal à trouver des théories globales en design qui guideraient les designers tout au long de la conception du jeu. Cependant, un élément revient chez tous les participants : il s’agit de la dimension économique. Dans les entreprises, le jeu casual est avant tout un produit et les lois du marché viennent ainsi supplanter toute autre considération, au détriment de la qualité des jeux. 6 CONCLUSION Notre étude du jeu casual nous a mené à nous intéresser à des enjeux plus vastes que la simple définition de ce type de jeux. Nous avons ainsi pu prendre conscience des difficultés à comprendre ce qu’est le design d’un jeu et ce que l’étude du design peut comporter comme embûches. Notre volonté d’apporter des résultats utiles pour les praticiens a été à la fois un défi supplémentaire et un guide pour trouver notre cadre théorique. L’utilisation du modèle de Schön nous a permis de mieux définir le jeu casual en amenant une vision holistique et pourtant précise. Certaines constantes du modèle sont bien présentes chez les designers de jeux, par exemple le répertoire, qui semble riche et qu’il serait intéressant d’étudier plus en profondeur. D’autres constantes manquent encore de maturité, et la communauté scientifique pourrait s’atteler à proposer des outils pour permettre aux praticiens de prendre conscience de l’importance de ces constantes et ainsi les développer. Le design de jeu vidéo est une discipline jeune, qui vient s’ajouter aux champs des sciences de la conception et accroît ainsi sa diversité. Cependant, notre cheminement nous 8 Utiliser les travaux de Donald Schön pour étudier les jeux vidéo : exemple de la définition du casual game a conduit à ne pas nous limiter aux théories du design de jeux et à nous intéresser aux travaux de Schön. Ces derniers sont utilisés en design, en aménagement et en architecture et de ce fait constituent un point de convergence entre toutes ces disciplines. 7 BIBLIOGRAPHIE Creswell, J. W. (2007). Five qualitative approches to inquiry. Dans J. W. Creswell (dir.), Qualitative Inquiry and Research Design: Choosing among Five Traditions. (p. 5384). Londres: Sage Publication. Cross, N. (1981). The coming of post-industrial design. Design Studies, 2(1), 37.doi:10.1016/0142-694x(81)90023-5 Cross, N. (2011). Design Thinking. Oxford, UK: Berg. Entertainment Software Association. (2011). Essential Facts About The Computer and Video Game Industry. Repéré le 29 janvier 2012 à http://www.theesa.com/facts/pdfs/ESA_EF_2011.pdf Ermi, L., & Mäyrä, F. (2005). 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