PEICLE MARION Année 2011 BEAUTĒ ET FINITUDE: Sur la
Transcription
PEICLE MARION Année 2011 BEAUTĒ ET FINITUDE: Sur la
PEICLE MARION Année 2011 BEAUTĒ ET FINITUDE: Sur la possibilité d'une restauration de l'Unité dans l'Hypérion de Hölderlin. Mémoire de master 1 réalisé sous la direction de Mr. Bernard Mabille, Professeur de philosophie à l'Université de Poitiers. 1 Je remercie Mr. Mabille pour sa sollicitude et ses conseils tout au long de l'année, qui, s'ils m'ont donné des pistes afin d'approcher la pensée de Hölderlin, ne m'ont pas mise devant un itinéraire tracé d'avance, me laissant ainsi la liberté d'essayer de me frayer moi-même ce chemin. Je salue également Mme Roux pour ses cours d'allemand philosophique, qui m'ont rendu moins ardue la lecture de Hyperion dans sa langue originale. Pour finir, je remercie mes parents, Maël Bernard, ainsi que Romain Bonneau, pour son soutien constant, et ses précieux conseils. 2 Sommaire. Introduction générale. (p.1) Première partie. (p.5) I/ L'unité perdue et ses conséquences (p.5) a/ L'unité grecque (p.6) b/L'unité enfantine avec le monde (p.8) C/ La rupture, de laquelle naît un désir qui constitue l'aspiration cardinale de l'existence d'Hypérion: ne faire qu'un avec toutes choses, afin de sortir de l'espace de la différence pure. (p.9) d/ La source du désir. (p.15) e/ Le statut de l'absolu, et ce qu'il en découle quant à l'effort vers la réalisation de l'excellence de l'être humain. (p.21) Conclusion de la première partie.(p.29) Deuxième partie. (p.30) II/ Les voies du retour. (p.31) a/L'éveil spirituel et la nostalgie stérile auprès d'Adamas. (p.31) b/ L'action rêvée, l'exaltation illimitée, le sentiment de l'absolue liberté auprès d'Alabanda. (p.34) c/La voie de l'action effective (p.41) 3 d/L'échec de l'action, qui, loin de restaurer une unité, consacre l'impossibilité de nourrir l'espoir d'une nouvelle communauté humaine.(p.46) Conclusion de la deuxième partie. (p.49) Troisième partie.(p.50) III/ La voie de l'amour et de la ferveur (p.51) a/ Diotima,l'incarnation de cette unité avec toutes choses vivantes. (p.51) b/Une rencontre à la mesure du désir divin d'Hypérion, qui trace une voie pour la restauration de l'unité: l'amour. (p.54) c/ L'ouverture à l'amour du Tout (p.57) d/Habiter le présent pour lui-même. (p.59) e/La mort de Diotima: est-ce le signe que Hypérion aboutit à une aporie? (p.63) f/ Le souvenir, la poésie, qui constitue la manière la plus juste de se rapporter à l'être qui existe comme Beauté.(p.65) g/L'amour de la nature, qui n'exclut pas l'endurance toujours renouvelée de la souffrance. (p.69) Conclusion de la troisième partie. (p.72) Conclusion générale (p.74) 4 « Redonnez-leur ce qui n'est plus présent en eux, Ils reverront le grain de la moisson s'enfermer dans l'épi et s'agiter sur l'herbe. Apprenez-leur, de la chute à l'essor, les douze mois de leur visage, Ils chériront le vide de leur cœur jusqu'au désir suivant; Car rien ne fait naufrage ou ne se plaît aux cendres; Et qui sait voir la terre aboutir à des fruits, Point ne l'émeut l'échec quoiqu'il ait tout perdu. » René Char, Fureur et mystère, Les Loyaux Adversaires. 5 Introduction générale. Il est délicat d'entreprendre un commentaire du roman de Hölderlin, Hypérion ou l'Ermite de Grèce, du point de vue de la philosophie. Hölderlin lui-même, dans son Avant-propos, procède à certaines mises en garde quant à la réception de son livre, ou du moins fait part au lecteur de ses craintes: il craint deux attitudes extrêmes, qui desservent et se méprennent toutes deux sur le sens de son propos, ne permettant pas de prendre la mesure de ce qui s'y joue, et donc, de l'apprécier pour ce qu'il est véritablement. Ces attitudes consistent, pour l'une, à n'y voir qu'un traité de philosophie, et donc d'y « chercher la leçon1 », et pour l'autre, de le « prendre trop à la légère2 », comme les fantaisies d'une âme exaltée, sans mesurer ce vers quoi cette exaltation fait signe. Hölderlin les résume ainsi: « Qui se contente de respirer cette fleur ne peut prétendre la connaître; pas plus que celui qui la cueille pour étendre seulement son savoir 3 ». Rendre justice à ce roman, c'est donc tenter de se tenir sur la ligne de crête qui sépare ces deux attitudes, flotter de l'une à l'autre sans jamais s'y tenir unilatéralement, en tentant de s'établir en un juste milieu. (In goldener Mitte4) L'interprétation elle-même du roman semble donc devoir être à l'image de ce qui s'y joue: une tentative pour trouver la juste mesure, pour concilier ce qui semble s'opposer dans une harmonie qui naît de « l'exaltante alliance des contraires5 ». Pas d'exclusion donc d'une attitude au profit de l'autre, mais bien plutôt conciliation des deux qui s'enrichissent mutuellement l'une au contact de l'autre en faisant concourir l'entendement et le sens esthétique6. Respirer le parfum de la fleur, en extraire le suc sans la cueillir ni accélérer sa flétrissure, voilà la tâche. En effet, s'il n'est pas purement et simplement un « traité de philosophie7 » duquel il faudrait uniquement chercher à tirer la leçon, Hypérion s'inscrit tout de même dans le paysage philosophique de son époque, marquée notamment par le kantisme, avec lequel ses contemporains sont clairement en débat soit pour achever son entreprise, soit pour prendre un autre chemin en ayant montré les apories auquel cela conduisait. Ecrire et penser à cette époque, c'est donc se mouvoir dans ce paysage laissé par Kant. Notre propos, qui va être centré sur la question de savoir dans quelle mesure il est possible pour un être fini de se rapporter à l'absolu – qu'il nous faudra définir dans l'acception particulière qu'il prend chez Hölderlin – va consister à envisager la réponse apportée par Hölderlin à cette question centrale pour tous les penseurs qui succèdent à Kant, ce dernier ayant jeté un interdit catégorique sur une possible connaissance par l'homme de l'Absolu. Le processus de la 1Hölderlin, Œuvres, Paris, Gallimard, 1967, Trad. Philippe Jaccottet p.135. Ibid.p.135;VA.p.17 3 Ibid.p.135; VA.p.17 4 L'expression et l'attitude à laquelle elle invite est chère à Hölderlin, d'autant plus qu'elle constitue pour lui une aspiration qu'il peine à réaliser, comme en témoigne tout le roman, qui est un parcours d'un extrême à l'autre. 5 René Char, Oeuvres Complètes, Fureur et mystère, Partage formel, XVII, p.159: “Héraclite met l'accent sur l'exaltante alliance des contraires. Il voit en premier lieu en eux la condition parfaite et le moteur indispensable à produire l'harmonie.” 6Hölderlin, Œuvre, op.cit. p.404: Hölderlin exprime dans cette lettre à Ebel que dans le Chaos qui règne à son époque, il n'est pas rare que la sensibilité soit dépourvu d'esprit et l'esprit dépourvu de sensibilité, ce qui leur fait perdre à chacun leur sens véritable. 7 Ibid.p.135; VA.p.17 2 6 connaissance tel qu'il le détermine impliquant nécessairement le concours de la sensibilité – réceptive– et de l'entendement –spontané– ne peut donc s'appliquer qu'aux phénomènes (Erscheinungen) qui seuls se donnent dans une intuition (qui constitue la matière de la connaissance) que l'entendement peut alors subsumer sous des concepts ( qui constituent la forme de la connaissance, et sont donnés entièrement a priori8). L'expérience possible est ainsi le crible auquel doit pouvoir passer ce qui prétend à l'établissement d'une connaissance. Or, cela est clair chez Kant, il ne saurait y avoir d'expérience de l'Absolu, car il ne peut se saisir dans une intuition, ce qui rend sa connaissance impossible. S'il convient de préciser cela ici, c'est afin de mesurer la portée du geste accompli par Hölderlin quand il écrit Hypérion, en ayant toutefois à l'esprit qu'il ne s'agit pas pour lui d'établir une nouvelle théorie de la connaissance, mais de penser, de donner à voir, et d'exprimer l'itinéraire d'un homme de l'enfance jusqu'à l'accomplissement, en tentant d'y déceler ce que cela dit de la manière dont l'homme peut mener son séjour dans le monde. On pourrait alors se demander quel lien il peut y avoir entre l'itinéraire particulier d'un homme, et l'éminente question de la connaissance de l'Absolu. C'est là toute la singularité de Hypérion, qui, tout en se présentant comme la restitution par lettres de l'itinéraire d'une vie – ce qu'il est d'ailleurs effectivement – n'en offre pas moins une matière pour des réflexions aussi éminentes que celle-ci, tout simplement parce que le protagoniste – Hypérion – est lui-même agité et puissamment animé par la quête de l'Absolu, ce qui le conduit à s'interroger sur la manière la plus juste pour espérer parvenir à l'approcher, si toutefois une approche en est possible. C'est donc en nous offrant une présentation non systématique de la manière dont l'Absolu se manifeste à l'homme que Hölderlin répond à cette question centrale, en établissant du même coup ce qui constitue pour lui l'Absolu. Le ton et le vocabulaire employé – les occurrences purement spéculatives sont rares – sont toujours là pour nous rappeler que nous sommes en présence du travail d'un poète, qui par sa prose donne à sentir autant qu'à penser. A travers cette recherche, c'est celle de la réalisation de l'excellence de l'être humain que Hypérion, et Hölderlin à travers lui, vise. Cette réalisation doit prendre la forme de l'accomplissement de ses possibilités les plus éminentes et les plus essentielles: en ce sens, Hypérion, s'il est loin d'être un traité d'éthique, en dit long sur la manière dont nous pouvons conduire notre séjour dans le monde. Cela passe par la recherche de la juste voie pour restaurer une unité, entre les hommes et le monde, et entre les hommes. Les deux questions, celle qui concerne l'approche de l'absolu, et celle qui consiste à se demander comment accomplir pleinement l'humanité en nous, sont entièrement liées et les réponses qui peuvent y être apportées s'éclairent mutuellement, dans la mesure où l'accomplissement est pensé 8E.Kant, Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale, Théorie transcendantale des éléments, §1, trad. A.Delamarre et F.Marty à partir de la traduction de J.Barni, 1980, Gallimard, p.88: “Ce qui dans le phénomène, correspond à la sensation, je l'appelle la matière; mais ce qui fait que le divers du phénomène peut être ordonné suivant certains rapports, je le nomme la forme du phénomène.” 7 par Hölderlin, comme passant nécessairement par la reconnaissance de ce qu'il y a de plus haut et l'effort pour s'y ouvrir et l'approcher. C'est le sens de la question suivante, à l'aune de laquelle nous pouvons lire le roman: « Puis-je le posséder (hab' ich's denn?) ce centre, le connaître (kenn' ich es denn? »?9 D'où l'émergence d'une question plus générale –concernant à la fois la nature même de l'Absolu, et la manière dont l'homme qui tend vers l'accomplissement doit s'y prendre pour s'y rendre disponible – qui sera au cœur de notre propos, et qui nous conduira à chercher à savoir si le rapport à l'Absolu a lieu dans une pure immanence, ou bien si l'expérience d'Hypérion fait signe vers une transcendance, avec laquelle il entrerait en contact lors de brefs éclairs, et qu'il faudrait tâcher de rejoindre en se libérant du joug de finitude et de notre attachement à la vie terrestre. Cette interrogation est soulevée par le caractère ambigu de la présentation telle qu'elle se fait jour dans Hypérion, qui tantôt semble vraiment aller dans le sens d'une pure immanence, et qui, à d'autres moments, insiste sur l'idée d'une élévation au-delà des choses mortelles, d'une libération, consécutives à une chute et à une captivité. Pour cela, nous n'adopterons pas une démarche qui épouse exactement le déploiement chronologique du récit tel que Hypérion le retranscrit à Bellarmin, car des éléments dont la signification est cardinale pour notre propos méritent d'être pris à part et soulignés. Nous nous concentrerons d'abord sur la perte de l'unité et ses conséquences ainsi que sur la manière dont est présenté et défini l'Absolu, ce qui nous conduira à élucider les différentes voies prises par Hypérion pour tenter de restaurer l'Unité perdue, et face aux échecs successifs, nous nous demanderons si Hypérion est face à une impossibilité radicale de restaurer une unité, et, le cas échéant, ce qui continue de faire sens malgré tout. 9Ibid.p.140;VA.p.17 8 Partie 1. 9 I/ L'unité perdue et ses conséquences C'est d'une profonde déchirure que part Hölderlin quand il écrit Hypérion. D'emblée, le sol n'est pas ferme, uniforme, il est travaillé par une faille qui menace de le rendre inhabitable. Il faut pourtant bâtir sur ce sol, car le monde dans lequel nous nous trouvons, nous avons à l'habiter en hommes. Cette faille, cette déchirure, quelle est-elle? Il s'agit de la rupture de l'unité qui laisse place au règne des dissonances, et ce sur plusieurs plans et à des échelles différentes. Tout d'abord, comme le montre la préface de l'Avant-dernière version d'Hypérion, cette rupture est celle de l'homme avec la Nature, arrachant ce dernier au « paisible Hen kai Pan du monde. 10» L'homme, arraché à l'Un-Tout, n'existe donc plus comme étant une partie de ce grand Tout qu'est la Nature, en harmonie avec ce qui l'entoure, mais se retrouve isolé, coupé de ce à quoi il appartenait essentiellement. Ce dont il était une partie lui apparaît à présent comme étant autre, voire même étranger et hostile – au sens où cela vient faire obstacle à l'accomplissement de sa liberté – et donc devant être maîtrisé, ce sentiment n'étant que la conséquence de la perte du sentiment de sa filiation avec la Nature. L'idéal à partir duquel il peut faire le constat d'une telle perte est celui de la Grèce Antique telle qu'il se la représente. Le sentiment de la perte est à ce point marqué, qu'il fait dire à Diotima, la bien-aimée d'Hypérion: “Là pourtant, dans les décombres de la sainte Athènes (im Schutt des heiteren Athen), il ne me fut que trop sensible que la page avait été tournée, que c'était les morts qui marchaient maintenant sur la terre( daß jetz die Todten oben über der Erde gehn) et les vivants, les hommes divins, qui étaient dessous ( und die Lebendigen, die Göttermenschen drunten sind), là je vis ces destinées écrites par trop clairement sur ton visage (nun sah' ichs auch zu wörtlich und zu wirklich dir aufs Angesicht geschrieben), là je te donnai éternellement raison. (nun gab ich dir auf ewig Recht.)11” Ce constat sévère est capital pour comprendre le regard désespéré porté par Hypérion sur son époque. En effet, les hommes de leur temps vivent d'une vie, qui, au regard des exigences partagées par Hypérion et Diotima, est moins vivante que celle des anciens Grecs, dont l'image continue de briller et de faire éminemment sens, même s'ils ne vivent plus au sens biologique. L'objet de tous leurs espoirs, va être d'insuffler une vie authentique à ces hommes – et à la communauté qu'ils forment – qui ont perdu le sens de ce qui leur est pourtant essentiel, et que nous allons déterminer tout au long de ce travail. Mais avant de considérer cette rupture en tant que telle, tâchons de déterminer un peu plus précisément en quoi consistait cette unité qui a été perdue. a/ L'unité grecque Nous savons quelle place tenait la Grèce Antique dans les méditations de l'époque de 10 Hölderlin, Œuvres, Paris, Gallimard, 1967, p.1150: « Nous nous arrachons au paisible hen kai pan du monde pour le rétablir par nous-mêmes. Nous avons rompu avec la Nature, et ce qui était naguère, à ce que l'on peut croire, un, maintenant s'est fait contradiction. » 11 Ibid.p.245, Trad.Philippe Jaccottet ; Hölderlin, Hyperion, DTV Deutschen Taschenbuch Verlag, München, 1997, p.174 ( Dorénavant cette version sera signalée ainsi : VA) 10 Hölderlin, et dans son existence même 12, qui pour une bonne part à été consacrée à penser avec tout le sérieux requis en quoi ce qui avait pu s'y jouer pouvait être décisif pour qui s'attache à essayer de considérer la modernité, et dans son cas, le sens que pouvait avoir la germanité. L'unité perdue chantée dans Hypérion est donc celle du peuple grec tel que Hölderlin se le représente et l'exprime à travers maints poèmes, comme par exemple dans la quatrième strophe de Brot und Wein: “Seeliges Griechenland! du Haus der Himmlischen alle, Also ist wahr, was einst wir in der Jugend gehört? Festlicher Saal! der Boden ist Meer! und Tische die Berge, Wahrlich zu einzigem Brauche vor Alters gebaut! Aber die Thronen, wo? die Tempel, und wo die Gefäße, Wo mit Nectar gefüllt, Göttern zu Lust der Gesang? Wo, wo leuchten sie denn, die fernhintreffenden Sprüche? Delphi schlummert und wo tönet das große Geschik? Wo ist das schnelle? wo brichts, allgegenwärtigen Glüks voll Donnernd aus heiterer Luft über die Augen herein? Vater Aether! so riefs und flog von Zunge zu Zunge Tausendfach, es ertrug keiner das Leben allein; Ausgetheilet erfreut solch Gut und getauschet, mit Fremden, Wirds ein Jubel, es wächst schlafend des Wortes Gewalt Vater! heiter! und hallt, so weit es gehet, das uralt Zeichen, von Eltern geerbt, treffend und schaffend hinab. Denn so kehren die Himmlischen ein, tiefschütternd gelangt so Aus den Schatten herab unter die Menschen ihr Tag.13” La Grèce était le lieu de l'harmonie entre l'agir humain, l'habitation humaine, et la Nature (der Boden ist Meer! Und Tische die Berge), entre les hommes et les dieux, les regards étant tous tournés avec la même ferveur vers le divin, (Vater Aether! so riefs und flog von Zunge zu Zunge/ Tausendfach, es ertrug keiner das Leben allein;)qui réjouissait par son omniprésence, et offrait une assise pour le déploiement d'une existence humaine ayant le sens de la joie, de l'allégresse (Jubel), et du partage authentique. D'emblée ensembles, les hommes ne souffraient pas de l'isolement, et la vie, s'accomplissant dans le partage, n'était pas un poids à soutenir seul. L'être-ensemble y était donc pure joie, car fondé sur le partage et sur la reconnaissance du divin, qui, partout présent, irradiait d'une bienheureuse lumière chaque sphère de l'existence humaine, avec son lot de joie et de souffrances. La solitude qui naît du repli sur soi faute d'un visage et d'un regard en lesquels converger, le sentiment de se voir jeter dans un monde étranger et hostile, n'étaient pas le lot de l'homme grec. Cette unité des Grecs était celle de l'homme avec une nature vivante animée par des dieux, source de toute vie. Pour un Grec, en effet, le simple fait que le monde soit constitue le témoignage de la présence du divin, en est la suprême manifestation, sans qu'il y ait pour autant derrière cette idée celle d'une 12 Ibid.p.1149: “Très jeune déjà, j'ai vécu plus volontiers que nulle part ailleurs sur les rives de l'Ionie et de l'Attique et dans les Belles îles de l'Archipel, et ce fut un de mes rêves favoris de m'y rendre réellement un jour, vers ce saint tombeau de la jeune humanité. La Grèce a été mon premier amour, et je ne sais si je dois dire qu'elle sera aussi mon dernier.” 13Ibid.p.810 pour la traduction française. 11 création du monde ex nihilo par un Créateur Tout-Puissant, qui façonne le monde à son image, cela étant absolument étranger au monde grec, dans lequel un tel passage du non-être absolu à l'être est inconcevable. Ainsi, comme en témoignent l'Iliade et l'Odyssée, pas un événement humain d'importance n'a lieu sans que cela soit pensé et chanté sous le signe d'une intervention divine. Le divin et l'humain s'entrelacent perpétuellement, ce qui conduit même dans certaines situations, à élever l'acte humain à ce qu'il y a de plus haut, un dieu ayant agi à travers lui, le dépouillant de son identité propre que pour l'élever à une dimension supérieure, celle du héros14. L'expérience grecque du divin, qui, comme nous venons de le dire, est celle d'une omniprésence des dieux au sein même du monde, a une conséquence importante: loin de conduire à un repli sur soi, à une expérience spirituelle qui a lieu par un recueillement dans l'intériorité, qui permet de se tourner, par un mouvement ascendant de l'âme, vers le Dieu, l'expérience des Grecs est celle d'une radicale ouverture au monde. L'ouverture à la dimension du divin est synonyme d'ouverture au monde tel qu'il apparaît15. Être au monde signifie donc pour un Grec être d'emblée ouvert à la dimension du divin, de la vérité, et du chant, qui est justement la célébration et l'accomplissement de ce monde habité par les dieux. Cette idée selon laquelle le chant constitue l'accomplissement de l'être du monde est présente dans l'Hymne à Zeus de Pindare16, où les dieux, interrogés par Zeus après avoir été mis en face de la splendeur du monde, en viennent à lui proposer, afin de parvenir au parachèvement de ce dernier, de créer les Muses, pour témoigner de cette merveille qu'est le monde et pour la célébrer dignement. Le chant, qui au fond n'est autre qu'une voix divine à travers laquelle s'exprime la splendeur du monde, est pour les Grecs cela-même qui leur donne l'occasion d'éprouver dans toute sa profondeur l'esprit divin qui anime le monde. Cette omniprésence des dieux ne va pas sans leur paisible retrait, leur “bienheureux éloignement”, qui les préserve des maux de la terre, les faisant jouir d'une félicité éternelle, avec pour unique horizon “l'éternelle clarté”. De cette vision du retrait divin, le chant appris d'Adamas dont Hypérion se souvient en une heure douloureuse de sa vie témoigne: “Schiksaallos, wie der schlafende Säugling, athmen die Himmlischen; Keusch bewahrt In bescheidener Knospe, 14 Homère, Iliade, Actes Sud, trad.F.Mugler, Chant V, v.1à4 et 89-90, 1999: “Lors Pallas Athéna prêta sa fougue et son ardeur Au tydéide Diomède, afin qu'il s'illustrât Entre tous les Argiens et conquît une noble gloire.” (…) “Rien ne saurait le retenir, ni les digues compactes Ni les clôtures protégeant les vergers florissant.” 15W.F.Otto, Les dieux de la Grèce, Paris, Payot, 1981, p.201: “ Ce n'est pas à partir d'un au-delà que la divinité œuvre dans le for intérieur de l'homme, ou dans son âme, mystérieusement unie à elle. Elle ne fait qu'un avec le monde. Elle vient audevant de l'homme à partir des choses du monde, quand il est en chemin et prend part au branle vivant du monde. Il fait l'expérience de la divinité, non par un repli sur soi, mais par un mouvement vers l'extérieur.” Nous nous sommes également inspiré de son ouvrage intitulé “Theophania. Der Geist der altgriechischen Religion”, dans lequel il fait effort pour “rendre plus compréhensible la figure du divin telle qu'elle s'est manifestée aux Grecs”, ne manquant pas à cette occasion de rendre hommage à Hölderlin pour son endurante méditation sur l'esprit grec. 16Cette hymne ne nous est pas parvenue, mais nous en connaissons le contenu grâce à Aristide. 12 Blühet ewig Ihnen der Geist, Und die seeligen Augen Bliken in stiller Ewiger Klarheit17” C'est ainsi le repos, la félicité, le calme, et la clarté, qui caractérisent les dieux grecs, et, ce contrairement aux hommes, qui ne connaissent pas ce divin repos, mais sont toujours aux prises avec leur Destin, pour qui tout peut à chaque instant se retourner en son contraire. La rupture qui a été consommée à l'échelle de l'humanité occidentale, qui n'est pas due à autre chose qu'à la fuite, au retrait des dieux, qui se sont détournés des hommes, et qui nous rend mystérieux et inaccessible le rapport grec au monde, chacun a à l'endurer à l'échelle de sa propre existence, car durant les heures sacrées de l'enfance, il est donné de jouir de cette unité immédiate avec le monde. Mais il nous faut à présent caractériser cette unité enfantine avec le monde, qui n'a pas le même contenu que l'unité grecque, et qui contrairement à cette dernière, doit être dépassée, même si c'est au prix du “céleste calme” qu'elle dispense. b/L'unité de l'enfant avec le monde. L’itinéraire d’Hypérion nous montre en quoi le rapport au monde se métamorphose lorsque la période de l’enfance s’achève : l’enfant jouit de cette entente infinie avec toutes choses, il n’est en conflit ni avec lui-même, ni avec le monde, car il n’a pas encore conscience qu’il y a quelque chose hors de lui. Le monde extérieur ne lui apparaît pas comme étranger, il ne se tient pas en face, contre (gegen), mais auprès (bei) de chaque chose. Mais cet état d’harmonie parfaite avec le monde, ce « céleste calme de l’enfance »18 nous ne pouvons pas véritablement le concevoir, il « échappe à nos prises »19, car son essence est d’être absolument pur, et non pas de se définir par rapport au mal, ou par rapport à autre chose que lui-même. Or, ce bien absolument pur ne saurait être l’objet de notre conceptualisation, car nous ne saurions faire autrement qu’en le comprenant comme du « mal transformé », le bien ne nous apparaissant véritablement comme tel qu’en comparaison avec le mal. Il semble difficile en effet de concevoir le bien sans avoir présente à l’esprit la possibilité du mal, car comme l'explique Hypérion, l'expérience nous enseigne qu'il n'est rien d'excellent dont on ne puisse imaginer l'informe antithèse 20. De plus, s'il échappe à l'emprise du concept, c'est que ce céleste calme est justement tel parce que cette dimension lui est radicalement étrangère, et que la plénitude de son sens se perd dès que l'on tente de la saisir par des moyens qui lui sont étrangers et s'avèrent incapables d'en restituer l'essentiel: il se vit, là seulement, il est porté à sa plénitude. Se mettre à penser, c'est déjà l'avoir perdu, sans possibilité de retour. 17 Op.cit.p.258 ; VA.p.192 Trad.Philippe Jaccottet 19 Ibid.p.139; VA.p.15 20Ibid.p.14 ; VA.p.18: le passage en question est cité dans notre seconde partie, p.37 18Ibid.p.139, 13 C’est cette pureté, ce calme et cette innocence absolue qui font de l’enfant une « créature divine »21 (« ein göttlich Wesen »), le mot pureté étant entendu au sens où l’enfant est pleinement ce qu’il est, et entièrement en paix, avec lui-même, et avec le monde, qui ne lui apparaît pas véritablement comme tel, mais au sein duquel il se sent comme un élément, y habitant ainsi en toute quiétude et en toute immédiateté, n’ayant véritablement conscience ni de lui-même ni de ce qui l'entoure. D'après ce que nous venons de dire des dieux grecs et de leur bienheureux repos, nous comprenons pourquoi l'enfant peut être qualifié de créature divine, au regard de la tranquille félicité que lui confèrent son innocence et son ignorance de ce qu'il peut y avoir de profondément douloureux dans l'existence: l'abîme de la séparation est inconnu à cette divine créature qui jouit d'une entente parfaite avec le monde. C'est ce qui conduit Hypérion à se demander s'il n'était pas, en un sens plus éminent, lorsqu'il n'était encore qu'un enfant silencieux, qui n'avait aucune connaissance des tourments, des bassesses, et du désespoir qui accablent l'homme22: il participait à l’ample mélodie du monde, sans jamais faire retour sur lui-même, ni sur sa place au sein du monde, absolument étranger donc à toutes les oppositions qui le constituent. L’unité était pour lui parfaite, avec lui-même et avec le monde. Son être au monde s'accomplissait selon la plus entière immédiateté. c/ La rupture, de laquelle naît un désir qui constitue l'aspiration cardinale de l'existence d'Hypérion: ne faire qu'un avec toutes choses, afin de sortir de l'espace de la différence pure. Mais ce « céleste calme »23 doit cesser, l’accord avec le monde doit être rompu, et si cela nourrit les plaintes d’Hypérion, il ne faut pas y voir une nostalgie stérile de cet âge d’or que constitue l’enfance : si nous sommes arrachés à cette harmonie enfantine, cela ne nous condamne pas à rester enclos en nous-mêmes, « dépérissant au soleil de midi (vertrokne an der Mittagssonne)24 » comme nous pourrions le croire à la lecture des premières pages d'Hypérion. Néanmoins, s’il ne s’en tient pas là, le désespoir par lequel il passe est nécessaire dans le cheminement, car il fait prendre pleine mesure de la rupture et de ses conséquences, tout en contenant en lui-même la nécessité de se dépasser, et donc de trouver une voie propice à la restauration d'une unité : l’espace ouvert par la scission d’avec l’unité originelle est en effet proprement inhabitable. Le désir de parvenir à transformer ce nouvel espace en une place habitable, naît du sentiment de cette indigence et de cet enfermement sur soi qui ponctuent le rapport au 21 Ibid.p.139; VA.p.15 Ibid.p.139; VA.p.15 : “Da ich noch ein stilles Kind war und von dem allem, was uns umgiebt, nichts wusste, war ich da nicht mehr, als jezt, nach all den Mühen des Herzens und all dem Sinnen und Ringen?” 23 Ibid.p.139: « Céleste calme de l'enfance! (Ruhe der Kindheit! Himmlische Ruhe!) Que de fois je t'ai contemplé, sans mot dire, amoureusement, cherchant à te saisir par la pensée!( Wie oft steh' ich stille vor in liebender Betrachtung, und möchte dich denken!) Mais nous ne pouvons concevoir que le bien qui est du mal transformé (Aber wir heben ja nur Begriffe von dem, was einmal schlecht gewesen und wieder gut gemacht ist) ; l'enfance et l'innocence échappent à nos prises. » (von Kindheit, Unschuld haben wir keine Begriffe); VA.p.15 24 Ibid.p.138 ; VA.p.14 22 14 monde, dont témoignent les premières lettres à Bellarmin où il exprime l’état d’esprit qui est le sien après toutes les épreuves endurées, étranger au monde qu’il s’est vu opposer, séparé de ce dernier par une frontière qu’il pense en de tels moments difficilement franchissable 25. C’est de là que naît le désir de « ne faire qu’un avec toutes choses26 » « Eines zu seyn mit Allem ») exprimé dans la deuxième lettre à Bellarmin, qui devient alors l’aspiration suprême, directrice de toute l’existence d'Hypérion27. C’est là en effet, à ses yeux, « la vie divine »28. (« das ist Leben der Gottheit ») Ne faire qu’un avec toute chose, ne revient pas exactement à retourner à l’état de l’enfant, car à cette nouvelle harmonie, plus riche que la simple harmonie (« bloße Harmonie ») de l’enfance, ont été intégrées la scission et la disjonction dont il a fallu faire la douloureuse épreuve, mais nous y reviendrons. Cela revient à parvenir à s’établir par-delà l’opposition d’apparence irréconciliable entre le sujet et l’objet, le Moi et ce qui n'est pas lui, dans un espace où la scission originaire de l'Être pourrait être ramenée à une Unité29 C’est là le cœur brûlant et le sens de la démarche qu’adopte Hölderlin en écrivant Hypérion. Si, comme nous l’avons dit, Hypérion ne doit pas être simplement appréhendé comme un traité de philosophie, il est absolument nécessaire d’avoir cet horizon en vue pour l’aborder : le point de départ, ce qui donne le ton, c’est tout de même ce paysage de questionnements proprement philosophiques qui consiste à se demander dans quelle mesure la possibilité d’une réconciliation du sujet et de l’objet est envisageable30, et, surtout, par quel moyen y parvenir. Il nous faut maintenant préciser ce qui est à l’origine de cette rupture décisive de l'Unité immédiate avec le monde, indépendamment du fait inévitable qui consiste à s'acheminer vers l'âge adulte : la deuxième lettre d'Hypérion à Bellarmin est très éclairante sur ce point. Hypérion y déplore l’effet 25Ibid.p.137: « Je médite (ich denke nach), et je me retrouve seul comme avant, au milieu des tourments de la condition mortelle (mit allen Schmerzen der Sterblichkeit); l'asile de mon cœur (meines Herzens Asyl), le monde éternellement un (die ewigeinige Welt), se dérobe (ist hin); la Nature me refuse ses bras (verschliesst die Arme) et je suis en face d'elle comme un étranger, incapable de la comprendre.”(und ich stehe, wie ein Fremdling, vor ihr, und verstehe sie nicht) VA.p.14 26Ibid.p137; VA.p.13 27Ce désir de fusionner avec toutes choses, à la source d'une harmonie avec le monde, est déjà présente chez Heinse, dans son Ardinghello und die gluckseligen Inseln, comme en témoigne cette formule, que nous tirons du livre de JeanLouis Vieillard Baron Hegel et l'idéalisme allemand (p.156) n'ayant pas pu nous procurer le livre de Heinse: “Harmonie mit der Weltall ist das höchste Gut.” 28Ibid.p.137: « Mais qu'est-ce-que la vie divine, le ciel de l'homme (der Himmel des Menschen), sinon de ne faire qu'un avec toutes choses? Ne faire qu'un avec toutes choses vivantes, retourner, par un radieux oubli de soi, dans le Tout de la Nature, (in seeliger Selbstvergessenheit wiederzukehren in's All der Natur) tel est le plus haut degré de la pensée et de la joie, la cime sacrée, le lieu du calme éternel où midi perd sa touffeur, le tonnerre sa voix, où le bouillonnement de la mer se confond avec la houle des blés. Ne faire qu'un avec toutes choses vivantes! A ces mots, la vertu rejette sa sévère armure, l'esprit de l'homme son sceptre; toutes pensées fondent devant l'image du monde éternellement un comme les règles de l'artiste acharné devant son Uranie; la dure Fatalité abdique, la mort quitte le cercle des créatures, et le monde, guéri de la séparation et du vieillissement, rayonne d'une beauté accrue.»; VA.p.13 29Ibid.p.282, Être et jugement: Hölderlin réfléchit dans ce texte à la manière dont il est possible d'envisager le rapport sujet-objet, en partant de la question de l'être, qui permette cependant de penser le mouvement par lequel il en vient à se différencier. En posant l'Urtheilung à l'origine (comme l'indique le Ur-) que Hölderlin entend comme partage originaire (Ur-Theilung ) de l'être lui-même qui se scinde, il rend possible l'ouverture de l'espace pour la distinction sujet/objet. Le problème est qu'en partant de la différence pure, la réconciliation s'avère difficile. 30Cet enjeu, qui est celui de la réconciliation du sujet et de l'objet anime les penseurs arrivant après Kant, qui a laissé derrière lui une scission nette entre le sujet et l'objet, ainsi que la radicale impossibilité de connaître l'absolu, qui chez lui est la chose en soi. D'elle on ne connaît que ce qui se donne comme phénomène, donc ce qui apparaît dans l'espace et le temps, pouvant être saisi par une intuition et subsumé sous un concept. 15 qu’a eu la plongée dans les labyrinthes du savoir sur son rapport au monde. Loin de corroborer et de préserver dans leur pureté ses joies les plus profondes, de le maintenir sur ce qu’il nomme la « cime sacrée », la connaissance l’en précipite violemment sans lui offrir une autre place où habiter en paix, en introduisant une scission là où l'Unité avec soi et le monde était parfaite et pure de dissonances31. La connaissance, la science, présupposent en effet une capacité à se dissocier de l’objet étudié, à établir une frontière entre soi et ce qui n’est pas soi, car il est nécessaire, pour faire entrer quoique ce soit dans la détermination, de le délimiter, pour en faire un objet de pensée, et de se poser soi-même comme sujet qui le pense. 32 La scission opérée dans le processus de connaissance est double : le sujet, pour avoir conscience de lui-même et se poser comme sujet, doit se scinder en un moi-sujet et en un moi-objet dans lequel il se reconnaît comme le même 33 ce passage par la conscience de soi est nécessaire, au sens où il faut bien que le « Je » qui s'engage dans le processus de connaissance se soit lui-même posé (la position impliquant nécessairement la scission, si l'on veut pouvoir se reconnaître dans cela même que l'on pose), s'il veut ensuite pouvoir considérer l'objet comme se tenant en face de lui; et entre le moi qui s’est posé comme tel et ce qui n’est pas lui . Ainsi, nous voyons que Hölderlin envisage la question de la connaissance selon une ontologie représentative (en allemand Vorstellung: ce qui se tient devant) qui lui semble indépassable: le présupposé duquel il part ferme d'emblée la voie pour une possible réconciliation du sujet et de l'objet dans la sphère de la connaissance: il part d'une opposition radicale, et n'envisage la connaissance que sous le signe de cette opposition, son impuissance à la surmonter est donc posée dès le départ. Le geste ici est donc radicalement différent de celui qui est le sien quand il envisage des questions existentielles, où il nous semble qu'il quitte la dimension représentative, pour tenter de s'établir dans une dimension plus originaire, qui est celle de l'Être compris comme Beauté, auquel il est absolument impossible de se rapporter comme à un objet. Cette exigence nécessairement commandée par la science est donc aux antipodes du désir qui anime Hypérion, et c’est pour cette raison qu’il ne peut demeurer sur cette voie. N’allons cependant pas trop loin en concluant à un mépris hölderlinien de la philosophie ou de la connaissance prise plus largement : cela serait, il nous semble, un contre-sens radical. N’oublions pas en effet qu’encore une fois, la manière dont cela est présenté au début d'Hypérion n’a rien d’unilatéral : si les dommages provoqués par la connaissance sont présentés avec une grande lucidité et une pointe d’amertume, la grandeur propre qu’il est donné à l’âme de faire l’expérience quand elle s’aventure 31Ibid.p.138: « Que n'ai-je pu éviter le seuil de vos écoles! La science que j'ai suivi au fond de ses labyrinthes, ( die Wissenschaft, der ich in den Schacht hinunter folgte) dont j'attendais, dans l'aveuglement de la jeunesse (jugendlich thöricht), la confirmation de mes plus pures joies, (die Bestätigung meiner reinen Freude erwartete) la science m'a tout corrompu.(die hat mir alles verdorben) » ; VA.p.14 32Ibid.p.138: « Oui, je suis devenu bien raisonnable (so recht vernünftig) auprès de vous; j'ai parfaitement appris à me distinguer (unterscheiden) de ce qui m'entoure: et me voilà isolé dans la beauté du monde, exilé du jardin où je fleurissais, dépérissant au soleil de midi. » ; VA.p.14 33Ibid.p.282-283: « Comment pourrais-je dire: Moi! Sans conscience du moi? Mais comment la conscience de soi estelle possible? Elle l'est quand je m'oppose à moi-même, quand je me sépare de moi-même, mais que malgré cette séparation je me reconnais dans l'opposition comme le même. » 16 en novice dans le monde qui lui apparaît enfin comme tel, et dans le labyrinthe de la connaissance, n’est pas pour autant occultée34. De plus, Hypérion, à sa manière, possède une forte dimension philosophique, qui, même si elle prend des accents poétiques , ne doit pas pour autant être négligée. Simplement, dans la perspective qui est celle d'Hypérion, elle ne peut pas être la réponse satisfaisante, ou du moins la réponse définitive. Ce n’est pas par la pensée philosophante que peut avoir lieu le contact avec l’Absolu : donc, pas de grande entreprise spéculative à travers laquelle il se manifeste, et qui serait en mesure de penser sa manifestation même. Hölderlin ne conçoit pas en effet un moyen de dépasser par la pensée, donc sur le plan purement théorique, l’opposition sujetobjet autrement que par une approximation infinie : l’union du sujet et de l’objet dans un Moi absolu réalisée dans un système exigerait l’immortalité de l’âme35. Or, l’union à l’Absolu, la restauration de l'unité, supposent un dépassement de ces catégories, car il ne saurait être pris pour objet, tout simplement parce qu'il ne se donne pas comme un objet, ce n'est donc pas en partant d'un sujet36 que l'on peut en envisager une saisie. Ce n’est donc pas sur ce plan qu’il va chercher à rendre cette union effective, ayant pris la mesure de son impossibilité dans cette sphère. Nous voyons donc qu’il s’agit là bien moins d’un rejet de la philosophie en tant que tel, que d’une intense recherche de la voie juste pour parvenir à surmonter l’opposition en question, en trouvant le geste adéquat. Néanmoins, il ne nie pas qu’il s’agisse d'un passage nécessaire au sens où l'expérience de séparation que donne à vivre la connaissance révèle à l'homme quelque chose qui lui est essentiel, et au sens aussi où cela ne peut absolument pas être évité, ni contourné, au risque de perdre ce qui fait la teneur du rapport au monde, et qui est marqué par la tension toujours vive entre l'unité et la différence, la séparation et la réconciliation, qui s'entremêlent perpétuellement : si l’harmonie de l'enfant avec le monde n’était pas violemment rompue, la possibilité de parvenir à une harmonie plus riche ne s’offrirait pas à Hypérion. Ainsi est-il bon de « sentir ce qui est en nous se fortifier au contact de l’objet, s’en distinguer pour mieux s’y lier ensuite»37. Cette formule pourrait passer inaperçue, mais en fait, elle dit, en des termes moins lyriques, cette aspiration à ne faire qu’un avec toutes choses, et donc, en se liant à l’objet, à le supprimer en tant qu’objet, pour faire advenir un 34op.cit..p.139 : « Toutefois, à condition qu'il ne soit point prématuré, le temps de l'éveil a sa beauté aussi ( schön ist auch die Zeit des Erwachens). Oui, ces jours sont sacrés(es sind heilige Tage), où notre cœur pour la première fois essaie ses ailes, où nous nous dressons dans la splendeur du monde avec ce feu prompt de la croissance en nous, comme la jeune plante quand elle s'ouvre au soleil du matin et s'éploie vers le ciel infini!(dem unendlichen Himmel entgegenstrekt.) »; VA.p.15 35Hölderlin, Œuvres, Lettre 104 à Schiller du 4 septembre 1795, Paris, Gallimard, 1967: « J'essaie de développer à mon usage l'idée d'un progrès infini de la philosophie, j'essaie de prouver que ce que l'on doit incessamment exiger de tout système, l'union du sujet et de l'objet en un Moi absolu (ou quel que soit le nom qu'on lui donne, est sans doute possible sur le plan esthétique, dans l'intuition intellectuelle, mais ne l'est sur le plan théorique, que par voie d'approximation infinie, comme celle du carré au cercle, et que pour réaliser un système de pensée, l'immortalité est tout aussi nécessaire que pour réaliser un système d'action. » 36S'exprime ici le refus de Hölderlin d'une métaphysique subjective, qui poserait l'égoïté absolue pour fondement. 37Ibid.p.143; VA.p.20 : “Es ist ein köstlich Wolhgefühl in uns, wenn so das Innere an seinem Stoffe sich stärkt, sich unterscheidet und getreuer anknüpft und unser Geist allmählig waffenfähig wird.” Nous soulignons, mettant ainsi en évidence la nécessité d'un passage par la différenciation qui doit conduire à une harmonie plus riche que l'harmonie indivise dont jouit l'enfant avec le monde. 17 nouveau rapport à l’extériorité, qui ne sera plus fondé sur l’op-position, sur un face-à-face entre le sujet et l’objet, car ce qui est recherché, c'est de ne plus aborder le monde en se posant comme un sujet souverain qui lui donne sens, mais de se laisser envelopper par le Tout, afin d'en sentir la vie infinie. Mais elle dit aussi, et nous devons pas l'oublier, le passage par le moment de la différenciation d’avec l’objet, qui est celui dont tout homme fait l'expérience dès lors qu'il cesse d'être un enfant, et qu'exacerbe la connaissance. Il semble donc, que quand il envisage la connaissance, et plus particulièrement la pensée philosophique, il n'y voit que ce qui, pour Hegel, constitue le travail de l'entendement et qui n'est chez lui qu'un moment, tel qu'il le détermine dans le paragraphe 32 de la Préface à la Phénoménologie de l'Esprit: la séparation des termes par abstraction, le fait de les fixer, de les figer en les maintenant extérieurs les uns aux autres, en faisant comme si ils existaient effectivement séparément alors qu'ils appartiennent à un tout. Ainsi peut-on lire: « L'activité de la scission est la force et le travail de l'entendement 38 » (« Die Tätigkeit des Scheidens ist die Kraft und Arbeit des Verstandes »). Hölderlin est cependant assez bref au sujet de ce qui peut se jouer dans la sphère théorique dans Hypérion, s’attardant davantage sur la voie constituée par l’action, l’insuffisance de la voie purement théorique étant posée dès les premières pages du roman. Ce qu’elle nous dit du rapport au monde doit être intégré et traversé, l’économie ne peut être faite de la dissociation d’avec l’extériorité, cela est absolument clair, en revanche, Hölderlin n’y voit pas la possibilité, pour un être fini, d’y trouver de quoi la surmonter parfaitement, en mettant fin aux divisions que nous venons d’énoncer, sources d'une déchirure qui doit être surmontée pour parvenir à mener une existence proprement humaine. Ce passage de l'innocence divine de l'enfant, de « l'homme qui songe39 » à l'homme qui pense, est pour Hölderlin le passage de l'harmonie divine à la mendicité. L'homme qui pense, est, nous dit-il, un mendiant. Ce renversement de la plénitude au dénuement, s'il est douloureux, doit-être fait, afin d'échapper à une inertie de laquelle rien ne peut naître que le vide qui la constitue. N'étant pas des dieux, nous avons à endurer le minuit du chagrin, à opérer ce passage du rêve à la pensée, ne serait-ce que pour que le rêve prenne une consistance, et ne demeure 38G.W.F Hegel, Introduction et préface à la Phénoménologie de l’esprit,pp.91-94, trad.B.Bourgeois, Paris, Vrin, 1997. Dans ce fameux paragraphe 32, Hegel se livre en effet à un éloge de la pensée d'entendement, en mettant en évidence la force (Kraft) qu'elle nécessite et manifeste. Le propre de cette pensée est d'abstraire d'un tout des éléments et de les fixer, de les immobiliser, de les ramener à soi en brisant le cercle auxquel ils appartiennent, les maintenant ainsi dans l'extériorité les uns par rapport aux autres, ce qui les rend inneffectifs, inertes. Ce que fait l'entendement avec les concepts reviendrait à prendre un être vivant, à lui retirer différents organes pour les analyser séparément, pour euxmêmes, indépendamment du Tout organique dont ils procèdent: c'est pourquoi dans ce passage Hegel écrit que l'entendement fait face à la mort, manifestant la puissance inouïe du négatif. La pensée d'entendement a la capacité, en effet, de nier, ce qui, absolument, est, à savoir le Tout, et de faire être, ce qui, hors du Tout, n'est pas. C'est le sens de la formule suivante : “La force magique qui transforme le négatif en être (die Zauberkraft die es in das Sein umkehrt)”. Cette scission, opérée par l'entendement, Hölderlin n'envisage pas qu'elle puisse être suivie d'une réunification orchestrée par la pensée seule. En revanche, chez Hegel, il s'agit d'un moment nécessaire du Vrai, la raison synthétisant ce que l'entendement a fixé en sa séparation. 39Ibid.p.138: “L'homme qui songe est un dieu, celui qui pense, un mendiant.”; VA.p.14: “O ein Gott ist der Mensch wenn er träumt, ein Bettler, wenn er nachdenkt” 18 pas une insaisissable vapeur. Il ne faut donc pas lire dans Hypérion une pure et simple nostalgie de l'harmonie perdue, qui ne conduirait qu'à un désir de la restaurer telle qu'elle était. Comme nous l'avons dit, un tel désir l'effleure, mais bien des passages d'Hypérion marquent la vive lucidité de Hölderlin quant à la nécessité du passage par la négativité pour l'advenue d'une harmonie qui ne soit pas synonyme de sommeil, mais de joie véritable, qui jaillit depuis l'abîme de la souffrance, et a conscience de sa précarité. Cependant, s'il y a à endurer la négativité qui travaille toute existence, l'espace ainsi ouvert par la pensée d'une pure différence40 est proprement inhabitable, et à la limite de l'impensable, surtout lorsque l'horizon ultime est cette unité, cette entente infinie entre toutes choses. Ainsi apparaît le caractère presque tragique de la situation dans laquelle se trouve projeté Hölderlin par ses propres méditations, dont la résolution engage la possibilité même de l'existence. Mais tâchons toutefois de ne pas procéder à des séparations trop hermétiques entre les sphères dont il a été question jusque là, car toutes regardent dans la même direction, tendent vers la même chose, qui d'ailleurs n'est pas à proprement parler une chose. La pensée, l'action, sont effectivement autant de manières de se rapporter à la Beauté. En effet, l’horizon de la philosophie, qui ne mérite un tel nom qu’ayant pris en vue ce qui constitue son commencement et sa fin, à savoir l’idée de la Beauté41, est bien l’idéal que cette dernière constitue pour le cœur et l’Esprit. C'est bien à ce commencement et à cette fin de toutes choses que s'attache particulièrement Hölderlin dans Hypérion, ayant le souci de la source à laquelle toute vie s'abreuve. C'est pourquoi il ne peut s'établir dans l'espace de la pensée, qui n'est pas le moyen le plus adéquat pour approcher cette source, pour épouser le mouvement par lequel elle s'écoule, puisque la pensée, si elle a son origine et sa fin dans cette source, demeure le travail de dissociation qui s'accomplit une fois que la Beauté a été prise en vue. Nous commençons donc à entrevoir que la Beauté n’est pas le fait du seul domaine de l’esthétique, mais qu’elle est le centre à partir duquel tout se déploie, et vers lequel tout tend. Prendre la mesure de ce qui se dit dans le mot Beauté, n'est donc pas l'affaire de quelques esthètes, car cela revient à penser le fondement essentiel de toute habitation authentiquement 40 C'est en effet ce qu'exprime de manière extrêmement spéculative le court texte rédigé à la même époque que Hypérion intitulé plus tard Seyn, Urteil qui est le témoin d'un véritable intérêt de Hölderlin pour les questions qui agitaient les esprits de son époque, nourris par la pensée de Kant, et tentant, soit de l'accomplir, soit de la dépasser: le constat auquel il aboutit dans ce texte, est vraiment insatisfaisant puisqu'il pose une différence originaire, qu'il semble difficile de conduire à une unité. 41Ibid.p.203: « l'homme, repris-je, qui n'a pas senti en soi, une fois au moins dans sa vie, la plénitude la pure beauté – quand les énergies de son être se mariaient comme les couleurs de l'arc d'Iris –, qui n'a jamais éprouvé que seules les heures d'enthousiasme révèlent le profond concert de toutes choses crées ( wie nur in Stunden der Begeisterung alles innigst übereinstimmt), cet homme ne donnera même pas un douteur (ein philosophischer Zweifler); (…) Car croyezmoi, le douteur ne déteste les défauts et les contradictions de chaque pensée que dans la mesure où il connaît l'harmonie sans défaut – qui ne peut être pensée. Et s'il méprise le pain sec que lui offre la raison humaine, c'est qu'il festoie secrètement à la table des dieux. (…) La beauté était advenue parmi les hommes, elle se manifestait dans la vie comme dans l'esprit, elle était l'entente infinie. On pouvait la décomposer, la dissocier en esprit, recomposer en pensée l'objet de cette dissociation; ainsi allait-on acquérir une connaissance de plus en plus précise de l'essence du Plus Haut et du Meilleur, et l'ériger ensuite en loi dans les multiples domaines de l'esprit. »; VA.p.109 19 humaine du monde42. c/ La source du désir Ce désir de ne faire qu'un avec toutes choses vivantes, qui a retenu notre attention, ne naît donc pas de rien, et ne tend pas non plus vers un horizon complètement indéterminé. Loin d'être l'activité d'un Moi qui tendrait vers l'autonomie absolue, ce désir témoigne justement de la dépendance du Moi à l'égard d'une dimension qui le dépasse et rend son existence et celle du monde possibles, dont il ne s'agit pas de chercher à s'affranchir. Il a sa source et sa fin hors de lui, fin vers laquelle il tend toujours, ainsi que l'exprime clairement la préface à l'Avant-dernière version d'Hypérion, dans cet Être, qui existe comme Beauté: « Nous n'aurions aucune idée de cette paix infinie, de cet Être au seul sens du mot, nous n'aspirerions nullement à nous unir avec la Nature, nous ne penserions ni n'agirions, il n'y aurait absolument rien (pour nous), nous ne serions rien (pour nous), si cette union infinie, si cet Être au seul sens du mot n'existait pas. Il existe – comme Beauté; » L’exigence suprême étant cette unité avec toutes choses vivantes, et cette unité ne pouvant être obtenue que dans la dimension de l’Être, qui est Beauté 43 nous comprenons alors comment Hölderlin introduit l’idée de l’absolu comme Beauté, accomplissant un geste dont nous devons tenter de bien prendre la mesure. Cela ne vient pas au hasard et n’est pas posé arbitrairement, mais provient d’une nécessité inhérente au cheminement retracé dans Hypérion, et à ce qu'il s'agit pour Hölderlin de tenter d'édifier. Ce qu’entend Hölderlin par Beauté, il convient de le préciser ici. Pour cela, il ne faut pas négliger l’influence perceptible dans Hypérion qu’ont pu avoir les textes de Platon dont il était un grand lecteur, et qu'il n'hésite pas à invoquer, ainsi qu'en témoigne la fin de la Préface à l'avant-dernière version: “Pour parler avec Hypérion, un nouveau royaume nous attend, où la Beauté sera reine. Je crois qu'à la fin nous nous écrirons tous: saint Platon, pardonne-nous! Nous avons gravement pêché contre toi44.” Il y a donc, dans notre manière de nous rapporter à la Beauté, une profonde infidélité à ce qu'ont pu être les enseignements de Platon, dans Le Banquet et dans le Phèdre notamment. Ces 42Cette suprématie de la Beauté, qui réunit toutes les idées , est l'un des points centraux du Plus Ancien programme systématique de l'idéalisme allemand. Il y est en effet écrit que “l'acte suprême de la raison est celui qui, englobant toutes les idées, est un acte esthétique, et que la Vérité et la Bonté ne s'allient que dans Beauté.” La nécessité pour tout penseur digne de ce nom de posséder un sens et une force esthétique aussi développé que le poète y est proclamée clairement. Cela, il nous semble, est une autre manière de dire ce que dit Hölderlin dans le passage cité ci-dessus. 43Ibid.p. 1149, trad légèrement modifiée par J.F Courtine: « Nous n'aurions aucune idée de cette paix infinie, de cet Être au seul sens du mot, nous n'aspirerions nullement à nous unir avec la Nature, nous ne penserions ni n'agirions, il n'y aurait absolument rien (pour nous) nous ne serions rien nous-mêmes (pour nous), si cette union infinie, si cet Être au seul sens du mot, n'était pas présent. Il est présent – comme Beauté. Pour parler avec Hypérion, un royaume nous attend, où la Beauté sera reine. » Dans ce projet de préface à l'avant-dernière version d'Hypérion, rédigée entre août et décembre 1795, offre un condensé de ce qui fera le cœur du roman: l'écartèlement entre les extrêmes, la rupture de l'Unité qu'il nous faut tâcher de reconquérir, etc... 44Ibid.p.1150 20 enseignements, quels sont-ils? Penchons-nous d'abord sur le Banquet. Il y est question d'une dialectique érotique ascendante45, qui conduirait des choses belles, notamment des beaux corps, à la Beauté en elle-même, c'est-à-dire à la Forme de la Beauté, immuable, qui est véritablement, n'étant en proie à aucune sorte d'altération, car à l'abri du devenir, selon la distinction introduite par Platon dans le Timée46 entre ce qui devient toujours et n'est jamais – les choses sensibles – et ce qui est toujours et ne devient jamais – les Formes intelligibles. Le chemin à parcourir vers la Beauté en soi est le suivant: de la recherche et de l'amour d'un beau corps et de l'enfantement de beaux discours, celui qui s'initie doit comprendre que la beauté habite aussi d'autres corps, et donc rechercher les beaux corps en général, et non plus un seul et unique beau corps, afin de se préparer à concevoir que la beauté qui irradie de ces corps est une seule et même beauté, qui n'est donc pas le propre d'un corps sensible particulier. Une fois cela intériorisé, il doit comprendre que la beauté de l'âme est plus précieuse et digne d'amour et de soins que la simple beauté du corps, et donc ne pas dédaigner un être à l'apparence ingrate si son âme, elle, est belle. De là, lui apparaîtra la beauté enclose dans les actions humaines, dans les lois, qui le conduira nécessairement à ne faire que peu de cas de la beauté corporelle, et à s'élever plus encore, vers la beauté des sciences, élévation qui le libèrera de l'étroite particularité de tout amour qui ne se focalise que sur un bel individu ou une belle action, et le conduira jusqu'à la science du Beau. Alors, il se tiendra devant la raison d'être de cette ascension, la Beauté éternelle (incréée, impérissable absolue, non sensible, ne résidant en aucun autre être qu'en elle-même, existant absolument en et par soi. Ainsi, l'éclat de la beauté dans le sensible, s'il est digne d'être aimé et désiré, c'est parce qu'il conduit à la saisie de la pure Forme de la Beauté. Dans le Phèdre47 la beauté est qualifiée de to ekphanestaton kai erasmiôtaton, to phanerôtaton, c'est-à-dire ce qui apparaît, se manifeste avec le plus d'éclat, et qui plus est, le suprêmement aimable, et cela, par rapport aux autres Formes, telles que la justice ou la sagesse qui lorsqu'elles sont perçues à travers ce qui se trouve en être l'image sensible, perdent l'éclat qu'elles pouvaient avoir lorsque l'âme de l'initié, non encore incarnée dans un corps, les contemplait dans une vision bienheureuse et divine. La beauté était celle qui déjà, « resplendissait au milieu de ces apparitions », et « c'est elle encore que, après être revenus ici-bas, nous saisissons avec celui de nos sens[la vue] qui fournit les représentations les plus claires, brillant elle-même de la plus intense clarté. » Si les choses sensibles qui participent de la Forme de la Beauté sont celles qui se présentent à notre regard avec le plus d'éclat, et vers lesquelles nous tendons avec un désir plus spontané, la nécessité d'un passage vers le supra-sensible pour apprécier la beauté en elle-même ne s'avère pas moins nécessaire. Cet éloge de l'éclat que conserve la beauté pour nos yeux de mortels ayant à vivre dans un corps ne doit pas nous faire oublier cela, en nous portant à croire qu'il faudrait aimer ce 45Platon, Banquet, 210a-212a Timée, 27d-28 a 47Platon, Phèdre, 250a-252c, tr. L. Brisson, GF, 1995, p. 123-127. 46Platon, 21 resplendissement de la Beauté dans le sensible pour lui-même, aussi « heureuse » que soit l'imitation :il y aurait en effet un profond fourvoiement à n'aimer que l'imitation sensible, et à se porter vers les choses belles en finissant par perdre le sens de ce qu'il y a de divin en elle, en s'abandonnant au plaisir bestial, qui, loin d'honorer la Beauté, ne sait plus vraiment la voir, et ne comprend plus la provenance divine du désir qui pourtant y conduit. Est-ce de cette beauté-là, qui repose dans sa pureté, mais dont toute chose belle du monde participe, qu'il est question dans Hypérion? La lecture du Plus Ancien programme de l'idéalisme allemand, dont Hölderlin a fortement influencé l'écriture, nous permet de savoir que la beauté dont il est question, qui unifie toutes les autres idées, est prise en un sens platonicien 48. Cela ne semblerait donc pas absurde du tout qu'il en aille de même dans Hypérion. Certaines formules présentes dans le roman, pourraient nous conduire à dire que c'est effectivement le cas. Mais justement, s'arrêter à de simples formules, qui traduisent plus une imprégnation de Hölderlin par les textes platoniciens, qu'un véritable effort pour mettre au jour quel sens prend la Beauté pour lui, peut s'avérer un peu insuffisant. Ses invocations à la « Beauté éternelle » (ewige Schönheit), par leur séduisante grandeur et leur lyrisme, comportent le danger, pour le lecteur, de s'arrêter à la surface du texte et à son immédiate beauté, et ainsi d'en occulter le sens, qui, pour être perçu, nécessite de poursuivre le chemin, en allant par-delà le sentiment premier, si pur et précieux soit-il. Ce qui rend difficile une telle interprétation, qui irait dans le sens d'une entière fidélité à la pensée de Platon telle que nous venons de la présenter, c'est qu'à son influence quelque peu implicite dans la Version définitive d'Hypérion, vient s'ajouter, de manière on ne peut plus explicite – puisqu'il le cite en déclarant que se trouve ainsi exprimée l'essence de la beauté – celle d'Héraclite. S'il convient de préciser cela ici, c'est parce que cela semble décisif pour comprendre ce que lui, Hölderlin, entend et exprime à travers le mot “beauté”. Or, la conciliation de ces deux penseurs ne va pas de soi, elle est même à la source d'une tension décisive quant à la signification même du texte de Hölderlin. Il semble qu'il faille lire dans ce « platonisme », plus qu'une reprise de la lettre de sa pensée, une manière d'inviter à ne pas demeurer à la dimension purement et simplement sensible de la beauté, mais à voir en elle le rayonnement d'une présence. Hölderlin, en effet, reprend, pour dire l'essence de la Beauté, la parole d'Héraclite 49 qu'il modifie légèrement afin de faire ressortir l'idée d'un mouvement immanent à l'Un, qui de lui-même, en luimême, et par lui-même, accomplit ce mouvement de différenciation d'avec soi, exprimé par 48Op.cit.p.1157: “L'idée qui les résume toutes, celle de beauté, prise en son platonicien le plus haut” de cette Unité se différenciant d'elle-même lui vient d'Héraclite, qu'il loue pour une telle parole, que « seul un grec pouvait prononcer » qui dit si bien l'essence de la Beauté. Il a eu connaissance du fragment où cette idée est développée (dont il ne cite qu'une partie dans Hypérion) grâce au Banquet de Platon. Des études montrent cependant qu'il était probable qu'il ait eu entre les mains un livre rassemblant les fragments d'Héraclite, qui se trouvait à la bibliothèque du Stift de Tübingen. Nous citons dans cette édition : Héraclite, Fragments [Citations et témoignages],p.269 trad.J.F.Pradeau, GF, Paris, 2004. Il s'agit du fragment 51, selon la numérotation Diels : “L'un coïncide en différant lui-même de lui-même ( To hen diapheromenon auto autô) comme c'est le cas pour l'harmonie de l'arc et celle de la lyre” 49L'idée 22 l'allemand das Eine in sich selbst unterschiedne. Cela nous permet d'emblée de ne pas aller dans la direction qui consisterait à penser la Beauté comme l'Unité absolue, éternellement identique à soi, indivise, figée, travaillée par aucune tension. Il y a bien un mouvement immanent à cette unité, qui lui permet d'intégrer la différence. Mais en quoi cela nous permet-il se penser la Beauté? Déjà, nous pouvons remarquer que cela déplace le champs de réflexion qui s'ouvre habituellement quand il est question de la beauté, en nous invitant à ne pas envisager la question d'un point de vue purement et simplement esthétique, mais en étant attentif à la dimension ontologique que cela ouvre et implique. Lorsqu'il est question de la Beauté, ce n’est pas en effet la joliesse d’un élément de la nature ou d’un autre qui est célébrée, mais bien plutôt leur ajointement au sein d’une totalité qui en elle-même se différencie, faisant naître une harmonie qui n’exclut rien, et porte en elle une tension permanente, ressort même de l'harmonie en question, qui est donc loin d'être une harmonie indivise. Encore une fois, cette manière de déterminer l'harmonie provient de Héraclite, dont les fragments 8 et 51 vont clairement dans le sens de la nécessité d'une tension qui ne s'annule pas pour qu'il puisse y avoir une harmonie50. C’est justement grâce à cette harmonie que les choses peuvent apparaître avec tout leur éclat, dans un surcroît de présence, et donc, participer au rayonnement de la Beauté. Mais dire qu’une chose est présente, est-ce se borner à exprimer qu’elle est là, posée, dans la neutralité de son « être-là » ? L’entendre ainsi est possible, mais c’est là le sens le plus faible, qui, au fond ne fait rien d’autre que signaler un état de fait, un pur donné empirique. Il existe cependant deux autres sens, qui incluent celui que nous venons de déterminer : c’est suivant le premier d'entre eux que nous disons d’une personne qu’elle « a de la présence ». Cette présence-là découle non seulement du fait qu’une personne soit et soit là, mais bien davantage du fait qu’elle soit pleinement ce qu’elle est, qu'elle déploie pleinement son être. Nous retrouvons ici l’entente grecque du mot Beauté. En effet, la beauté, au sens grec, a à voir avec la plénitude d’être de chaque chose, chacune s’enrichissant de son contact avec chaque autre élément du Tout, et a donc une dimension ontologique, comme le souligne Etienne Gilson dans Peinture et réalité51. Être beau, c’est être, et être, c’est être beau, comme il l'écrit. La présence d’une chose a donc pour corrélat sa plénitude d’être. Or, la plénitude d’être, il nous semble, va de pair avec cette « paix de toute paix », ellemême signe du dépassement de la dualité conflictuelle qui régit le rapport au monde. Cette présence, même pensée ainsi, comme plénitude d'être, nous ne la comprenons pas véritablement, si nous en oublions une dimension fondamentale : celle de la venue en présence, de l’éclosion, de la croissance contenue dans le mot physis, ce qui nous conduit vers le troisième sens possible à faire 50Op.cit,p227. Dans sa numérotation à lui, il s'agit des fragments 36 et 79-2, dans celle de Diels des fragments 8 et 51 : « La contrariété est avantageuse » ; « La plus belle harmonie naît des différences » ; « Toutes choses naissent de la discorde. » ; « Ils ne comprennent pas comment ce qui est différent de soi-même s'accorde avec soi-même; il y a une harmonie dans les deux directions, comme dans l'arc et dans la lyre » 51 Etienne Gilson, Peinture et réalité, Vrin, 1972, p. 226. 23 ressortir du mot présence: s'il y a présence, c'est que quelque chose se donne comme présent, qu'il y a donc une donation, à la source de tout donné empirique. Cette idée de donation, nous allons l'explorer plus avant à la fin de cette partie, quand nous nous concentrerons sur le statut de l'Absolu. Le désir d'Hypérion, tous les élans de son âme, qui se concrétisent de multiples manières, tendent donc vers cet Absolu constitué par la Beauté, qui est ce qu'il y a de meilleur et de plus haut. Finalement, ce avec quoi les Grecs étaient d'emblée en rapport, il nous faut, puisque la rupture a été consommée, tâcher de le restaurer par nous-mêmes: ce qu'il faut restaurer donc, c'est l'unité entre les hommes et ce dont toute chose tire son être, la divine Beauté, qui, “chassée de la vie”, s'est “réfugiée dans les hauteurs de l'esprit52”. La source n'est pas tarie ni le feu éteint, simplement, l'histoire a fait que nous nous sommes rendus incapables de nous ouvrir à cette dimension, qui pourtant est fondamentale, au sens littéral du terme, c'est-à-dire qu'elle constitue le fondement (Grund) de toute habitation humaine. Cela éclaire de soi-même le sens que peut avoir la “paix infinie” dont il est question: elle découle du rapport avec la beauté, qui n'est pas celui d'un sujet avec un objet qui vient s'op-poser à lui frontalement, car bien au contraire, s'ouvrir à la dimension de la Beauté, c'est s'ouvrir au divin qui est en nous: il n'y a donc pas de conflit, car je me reconnais dans ce qui pourtant n'est pas moi. Et c'est bien cela qui est recherché, le plus grand déchirement étant de n'avoir plus aucun sens de ce qui est beau et sacré, à la manière du peuple allemand tel que le décrit sombrement Hölderlin dans les dernières lettres d'Hypérion53. Avant de nous concentrer sur les attitudes concrètes adoptés par Hypérion face à cette exigence de restauration de l'unité, il nous faut éclaircir le statut de cet absolu constitué par la Beauté, et questionner la nature du lien que nous pouvons espérer entretenir avec lui. La question qui se pose alors, est de savoir si l'union à cet Absolu est possible, s'il est donné à l'homme de le connaître, sans qu'il perde sa dimension d'Absolu, et sans que l'homme ne s'y dissolve entièrement lui-même. d/Le statut de l'absolu, et ce qu'il en découle quant à l'effort vers la réalisation de l'excellence de l'être humain. Tout d'abord, arrêtons-nous sur les termes qui désignent cet Absolu, le terme “absolu” en tant que tel n'étant, dans Hypérion, jamais employé. L'absolu est nommé de différentes manières au 52Op.cit.p.187; VA.p.86 : “aber die Schönheit, flüchtet aus dem Leben der Menschen sich herauf in der Geist. ” VA.p.204-209: “Une fois que l'homme a subi pareil dressage( wo einmal ein menschlich Wesen abgerichtet ist) , il ne voit plus que son objectif (Zwek), son profit (Nuzen), il cesse de s'exalter (es schwärmt nicht mehr), Dieu l'en garde, il est trop pondéré! Et quand il chôme, quand il aime, quand il prie, même quand la fête gracieuse du printemps, quand l'heure de la réconciliation du monde chasse tous les soucis, quand l'innocence impose au coeur coupable sa magie, quand, enivré par les rayons du soleil, l'esclave oublie joyeusement ses chaînes(...)quand la chenille même s'aile et que l'abeille s'enivre, l'Allemand reste rivé à sa tâche, fort peu soucieux du temps qu'il fait...” C'est cette vie-là, qui a perdu toute dimension céleste, qui s'est noyée dans ce qu'il y avait de moins noble dans le terrestre, qu'il s'agit de dépasser, de transfigurer, afin d'être fidèle à la Nature. 53Ibid.p.268-270; 24 fil du roman: die Vollendung, das Höchste, das Beste, das Göttliche, mais aussi Die Selige Natur, Die Schönheit. Comment comprendre la multiplicité de ces termes, qui tous sont employés indifféremment? Font-ils signe vers une même réalité, ou doit-on introduire des distinctions? Il ne nous semble pas nécessaire d'établir des distinctions, le texte ne semble pas y appeler. La diversité du vocabulaire est plutôt en accord avec la difficulté de désigner par la parole cet Un, qui, selon Diotima dans La jeunesse d'Hypérion54, nous « ne nommons » ni « n'exprimons », mais que nous pouvons seulement « fêter », par la croissance et l'harmonie de nos esprits. Comme elle le rappelle également, et cela n'est pas sans importance, il n'est pas une entité en l'honneur de laquelle nous pouvons ériger des temples. Ce que désigne cette multiplicité de termes, il nous faut maintenant l'éclaircir. Le statut de cet Absolu posé par Hölderlin peut en effet faire problème, au sens où traditionnellement, l'idée d'Absolu fait signe vers une séparation d'avec tout ce qui n'est pas lui, or, nous l'avons vu, la beauté est comprise chez lui comme l'ajointement harmonieux qui rend présente chaque chose du monde, la Nature étant cet ajointement et cette présence même. Faut-il donc nous en tenir là, à cette radicale immanence, induite par l'idée même de beauté telle qu'elle transparaît dans le roman, ou bien faut-il questionner le texte plus avant, en s'arrêtant sur les tensions qui l'animent? Il nous semble plus fécond d'opter pour la seconde solution, la première occultant bien trop d'aspects importants du texte, qui rendent le statut de l'Absolu tel que le pense Hölderlin, ou du moins la manière dont nous pouvons nous tourner vers lui, bien plus problématique et ambigu que le simple constat d'une immanence pure. Cette tension entre l'immanence et la transcendance est en effet présente à travers tout le roman, il nous faut donc tâcher de comprendre ce qu'elle exprime et dit du rapport au monde tel qu'il est présenté. L’ambiguïté qui est celle de la manière dont l’Absolu est présenté découle de la profonde ambivalence du rapport qu’entretient Hypérion à la finitude, sur lequel nous nous attarderons dans la partie suivante, et dont les nuances correspondent aux rencontres qui lui sont données de faire, chaque personnage faisant signe vers une manière d’habiter le monde, car c'est toujours de cela dont il est question derrière les multiples élans d'Hypérion. Que penser en effet d’une telle parole : « Disparais, disparais, vie mortelle, pauvre commerce où l’esprit solitaire compte et recompte l’argent amassé, nous sommes tous appelés à la joie divine ! 55» Cette joie divine, exige-t-elle de s’abolir dans le tout, de s’unir à l’Absolu en outrepassant les limites imposées par la finitude, c'est-à-dire en les supprimant ? Cela reviendrait à dire que l’Absolu ne se manifeste pas de manière immanente au monde, mais qu’il faut faire effort pour entrer dans la 54Ibid.p.1149 ; L'idée qu'il y a à fêter la vie du monde et la Beauté est également présente P.228 de la version française et 148 de la version allemande: “ Nous avons encore tenu à fêter ta fête, vie de beauté, (wir haben noch zu gutem Ende dein Fest gefeiert, schönes Leben!) avant que le branle-bas commence” 55Ibid.p.194; VA.p.97: “Schwinde, schwinde, sterbliches Leben, dürftig Geschäft, wo der einsame Geist die Pfennige, die er gesammelt, hin und her betrachtet und zählt! wir sind zur Freude des Gotteheit alle berufen!” 25 dimension qui est la sienne, et qui ne souffre pas la limitation qu’impose la finitude humaine. Pour être pleinement, selon une entière fidélité à ce que nous sommes essentiellement, à ce que nous sommes en propre, il faudrait alors s’affranchir de ce qui fait obstacle à l’union accomplie à ce qu’il y a de plus haut, se délester du poids de nos activités mondaines, de ce « pauvre commerce », impuissant à conjurer la solitude mortelle dont il est à l'origine, et qui voile notre véritable destination. Si une telle exclamation peut effectivement conduire à de telles conclusions, ce n’est pas le cas de bien d’autres, qui font signe vers une tout autre lecture du rapport à l’absolu et de la manière dont il se manifeste, exprimant une toute autre vision de la manière dont l'existence terrestre peut être conduite. C’est bien pour cette raison qu’il y a difficulté : le texte lui-même se meut dans cette ambivalence. Mais n’y a-t-il pas, malgré cette ambiguïté, une orientation qui l’emporte ? Est-il possible, à la lecture d'Hypérion, de trancher cette ambiguïté? C’est ce que nous allons essayer de déterminer ici. Examinons d'abord la première hypothèse, selon laquelle l'expérience qui donne accès à ce qui constitue le cœur brûlant de l'existence, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus haut et de meilleur, fait signe vers une transcendance, qu'il nous faudrait tenter de rejoindre, en se délestant de ce qui dans notre existence terrestre y fait obstacle. Ainsi lit-on : “Il est vrai, la vie est pauvre, solitaire.(Freilich ist das Leben arm und einsam) Nous vivons ici comme le diamant dans la mine. (Wir wohnen hier unten, wie der Diamant im Schacht) Pour retrouver le chemin des hauteurs, nous demandons en vain par où nous sommes tombés (Wir fragen umsonst, wie wir herabgekommen, um wieder den Weg hinauf zu finden). Nous sommes pareils au feu qui dort dans la branche sèche ou le caillou. (Wir sind, wie Feuer, das im dürren Aste oder im Kiesel schläft) ; nous ne cessons de lutter pour trouver la fin de notre étroite captivité. (und ringen und suchen in jedem Moment das Ende der engen Gefangenschaft.) Mais ils viennent, ils compensent des éons de luttes, les moments de libération où le divin brise les barreaux de sa cage, où il nous semble, enfin, que l'esprit délivré, oublieux des douleurs, de l'esclavage, revient en triomphe dans les galeries du soleil! (Wo uns ist, als kehrte der entfesselte Geist, vergessen der Leiden, der Knechtsgestalt, im Triumphe zurük in die Hallen der Sinne.)56” Comment comprendre cette chute et cette captivité, autrement que conduisant inéluctablement à une exigence de libération, qui, ici, signifie l'abolition ou le dépassement de l'existence terrestre pour pénétrer enfin dans une dimension plus originaire, où notre être véritable peut enfin s'exprimer et se déployer sans entraves? « La joie divine », à laquelle nous sommes tous appelés, ne serait donc pas d'ici? Dans ce cas il faut s'interroger sur ce qu'il nous faut mettre en œuvre pour espérer l'atteindre, ainsi que sur ce avec quoi elle nous met en contact. Ce que redoute Hypérion semble être l'étroite particularité de toute vie humaine, guidée pour sa plus grande partie par des inclinations serviles n'ayant en vue rien que des buts sans noblesse, par des soucis qui font perdre de vue ce qu'il y a de plus haut: cela est parfaitement cohérent avec son désir d'unité avec le tout, avec l'ample mélodie de la Nature. Cette étroitesse de vue imposée par la vie dans ce qu'elle a de plus quotidien et de matériel, où chacun demeure rivé à sa tâche, aveuglé par 56Ibid.p.176;VA.p.72 26 cette dernière, si elle est redoutable, c'est bien parce qu'elle oublie sa source et ce qui devrait-être son horizon, sous le joug de l'affairement et de la dispersion qui sont les pires barrages au recueillement en soi afin de s'ouvrir à la vie du Tout, au divin qui est pourtant toujours déjà en tous et en chacun57. En oubliant son origine et son horizon, elle perd tout son sens, afflige par sa pauvreté, par la solitude de tous ces êtres devenus des atomes, sourds au vaste concert de la Nature58, auquel ils appartiennent pourtant. C'est bien de cela dont il s'agit quand il est question de captivité: enclos en nous-mêmes, étrangers au monde, n'ayant pour seule compagne que la pauvreté de notre existence particulière, nous ne pouvons que faire l'expérience d'un aveuglement, d'un manque et d'un inaccomplissement, ce qui fait dire à Diotima dans les dernières lettres qu'elle adresse à Hypérion qu'il existe de nombreuses personnes ici-bas dont « le joug est devenu le monde59 ». Ces dernières paroles de Diotima, dernière trace laissée avant sa mort, sont riches d'enseignements quant à ce qui nous préoccupe. Il y est clairement question d'une élévation, d'un dépassement du caractère fragmentaire de toute œuvre humaine, si bien que la mort n'est plus source de crainte, mais bien plutôt ce qui apporte la « liberté divine ». Si cette élévation a pu avoir lieu, c'est qu'elle a su se rendre disponible pour sentir « la vie de la Nature qui passe toute pensée », qui rassemble en son sein une communauté plus vivante et plus authentiquement une que la communauté temporelle, dont les liens sont « lâches », et qui ne met pas à l'abri de la dispersion, bien au contraire. Car ce qui unit cette communauté spirituelle, nous pouvons l'appeler ainsi, c'est la joie de se fondre dans le divin, de s'oublier en lui, pour advenir à une vie plus vivante. Doit-on en conclure qu'il nous faut renoncer à la vie sur Terre, qui ne saurait être le lieu du déploiement de notre être véritable? Toutes ses paroles semblent conduire à une telle conclusion. L'idée d'une élévation revient en effet à plusieurs reprises, comme s'il fallait, pour recevoir ce qui se donne dans les instants de l'amour, quitter la dimension particulière et terrestre qui est la nôtre, pour une dimension où l'âme peut s'éployer pleinement, sans avoir à composer avec le poids du corps: « Dann sucht‘ ich die höchsten Berge mich auf und ihre Lüfte, und wie ein Adler, dem der blutende Fittig geheilt ist, regte mein Geist sich im Freien, und dehnt', als wäre sie sein, über die sichtbare Welt sich aus; 60» Mais cette élévation, à laquelle tout cela appelle clairement, est-elle nécessairement synonyme d'abandon de la vie terrestre, pour rejoindre une dimension plus haute et plus digne, plus fidèle à notre être véritable? La libération a-t-elle pour conséquence ultime le triomphe du céleste sur le terrestre? Le fait que, comme nous allons le montrer dans le dernier moment de notre propos, l'Absolu soit 57Ibid.p.262;VA.p.197 58Ibid.p.262 ; VA.p.197 : “Ramenez les exilés dans la famille des dieux (Götterfamilie), dans la Nature, la Patrie (Heimath) qu'ils ont fuie! » 59Ibid.p.262 ; VA.p.197: “Ihr Joch ihre Welt geworden.” 60Ibid.p.188 ; VA.p.87: “Je recherchais alors les cimes les plus hautes, leur air plus pur, et comme un aigle dont a guéri le plumage ensanglanté, mon esprit se mouvait dans la liberté de l'étendue.” 27 présenté de manière privilégiée à travers Diotima, pourrait nous conduire à trancher, en nuançant les conclusions auxquelles pourraient sembler devoir conduire tout ce que nous venons de commenter, car elle constitue pour Hypérion une révélation ici-bas. Ce qu'il nous faut savoir, c'est si cette révélation, qui a lieu ici-bas, enjoint de quitter cette dimension, ou si elle est une invitation à y être fidèle en intégrant la dimension terrestre. En effet, la figure de Diotima semble pouvoir nous orienter vers l'immanence radicale de l'Absolu, qui se manifeste au sein même du monde et des choses humaines, et qui consiste, nous pourrons même peut-être aller jusque-là, en leur présence elle-même, qui ne renverrait alors à rien d'autre qu'à cette présence. C'est clairement ce vers quoi fait signe la lettre fondamentale, qui retrace la fulgurance avec laquelle Diotima est apparue à Hypérion: « Je l'aurai vue une fois (Ich hab'es Einmal gesehen), l'unique chose que cherchait mon âme(das Einzige, das meine Seele suchte), et la perfection que nous situons au-delà des astres, (und die Vollendung, die wir über die Sterne hinauf entfernen) que nous repoussons à la fin du temps,(die wir hinausschieben bis an's Ende der Zeit) je l'ai sentie présente (hab ich gegenwärtig gefühlt). Le bien suprême était là, (Es war da, das Höchste) dans le cercle des choses et de la nature humaine (in diesem Kreise der Menschennatur und der Dinge war es da!). Je ne demande plus où il est, il fut dans le monde (es war in der Welt), il peut y revenir (es kann wiederkehren in ihr), il n'y est maintenant qu'un peu plus caché (es ist jezt nur verbogner in ihr). Je ne demande plus ce qu'il est (Ich frage nich mehr, was es sey): je l'ai vu et je l'ai connu.(ich hab'es gesehen, ich hab'es kennen gelernt) »61 L'Absolu s'incarne ici dans un visage, incarnation qui ne lui fait souffrir absolument aucune dégradation, puisqu'il peut être entièrement vu et connu grâce à elle. En effet, non seulement l'absolu est vu et senti, c'est-à-dire offert à une intuition, mais il est connu à travers elle. L'intuition, ici, n'est pas un en-deçà de la pensée, ou un de ses moments, elle n'offre pas une vue partielle de ce qu'elle appréhende, mais elle embrasse entièrement ce qui se donne et en offre une connaissance fidèle. L'expérience décrite ici est celle d'une fulgurance, d'une apparition fugitive dans le monde qui révèle la nature profonde du « Bien suprême » d'un seul mouvement. C'est en effet bien le verbe erscheinen qui est employé pour qualifier la manière dont se donne l'absolu: “ Je ne puis parler d'elle (Ich kann nicht sprechen von ihr),mais il y a des heures, ( aber es giebt ja Stunden), où la perfection du Bien et du Beau apparaît comme entre des nuages ( wo das Beste und Schönste, wie in Wolken, erscheint),où le ciel de la perfection s'ouvre devant l'intuition de l'amour ( und der Himmel der Vollendung vor der ahnenden Liebe sich öffnet) (…) Mais n'oublie pas que ce que tu devines je l'avais, que ce qui t'apparaît voilé, je le voyais de mes yeux.“ (dass ich hatte, was Du ahnest, dass ich mit diesen Augen sah, was nur, wie in Wolken, Dir erscheint) „ Cet emploi du verbe erscheinen doit être souligné, dans la mesure où il rompt avec la pensée de Kant, constituant ainsi une affirmation de la singularité de la pensée de Hölderlin. L'usage de ce verbe est en effet radicalement différent de celui qu'en fait Kant et de la signification que cela prend 61Ibid.p.177; VA.p.72. Nous soulignons, afin de mettre en évidence les termes qui font clairement signe vers la présence de ce qu'il y a de plus haut dans le monde, offrant ainsi la possibilité de le connaître de manière fidèle grâce à son apparition qui lève le voile sur le mystère de son être. 28 dans l'ensemble de sa pensée: chez lui, ce qui apparaît, ce sont les phénomènes (Erscheinungen), donations de la chose en soi (Ding an sich) qui est pour nous absolument inconnaissable. Or, ici, il s'agit bien d'une véritable rupture, car le verbe erscheinen est employé pour parler directement de l’Absolu, ou littéralement, du bien suprême ( das Höchste und Schönste), qui par sa manifestation se donne entièrement à connaître. Dans les deux cas ce qui apparaît entre en présence par un mouvement de donation, mais là où la différence éclate, c'est que dans un cas, l'apparition n'offre qu'une connaissance partielle de ce qui se donne, alors que dans l'autre, elle en offre un dévoilement total. Le voile d'opacité jeté sur ce qu'il y a de plus haut, est fugitivement soulevé. Ce caractère fugitif mérite d'être souligné, car il exprime bien le jeu perpétuel de manifestation et de retrait qui régit le monde: ce qui se manifeste ainsi avec fulgurance n'est jamais donné pour de bon, offrant ainsi une sécurité et un espace où habiter en paix de manière pérenne. La plupart du temps, cela demeure caché, désiré, cherché, ainsi qu'en témoigne ces paroles d'Hypérion lorsqu'il retrace la révélation que fut la rencontre avec Diotima: « Je ne demande plus où il est, il fut dans le monde (es war in der Welt), il peut y revenir (es kann wiederkehren in ihr), il n'y est maintenant qu'un peu plus caché (es ist jezt nur verbogner in ihr). Je ne demande plus ce qu'il est (Ich frage nich mehr, was es sey): je l'ai vu et je l'ai connu.(ich hab'es gesehen, ich hab'es kennen gelernt) »62 Ainsi est-il possible d'embrasser Le Plus Haut dans son absolue perfection, et cela, en vertu de sa venue en présence. C'est en effet sous le signe de la présence qu'il est appréhendé ici. La pleine mesure doit en être prise: l'Absolu se rend présent, en vertu d'un mouvement qui lui est propre, impossible pour le sujet de maîtriser de quelque manière que ce soit, il s'offre à l'intuition esthétique, dans un mouvement de donation, qui n'est absolument pas produit par un sujet, mais qu'en revanche il nous est possible d'accueillir63. Mais cette présence n'est pas une présence persistante, elle est une présence qui toujours se dérobe, qui ne comble ni ne masque illusoirement la faille qui habite chaque chose, rendant toute présence vacillante et menacée par le Rien. Même la plénitude la plus parfaite ne reste pas étrangère à ce vacillement: cela est capital, car cela exprime la compénétration de la joie la plus pure et du désespoir. Cette alternance, il n'est pas dans le pouvoir de l'homme de la maîtriser, il n'est pas souverain, mais tributaire d'une présence qui se donne et se retire sans qu'il n'y puisse rien changer64. Ainsi, comme nous venons de l'esquisser en nous appuyant sur les paroles d'Hypérion, tout est pris dans un perpétuel jeu de manifestation et de 62Ibid.p.177; VA.p.72. Nous soulignons. exigence d'ouverture afin d'accueillir ce qui se donne est magnifiquement exprimée par Rainer Maria Rilke dans un des Sonnets à Orphée: R.M.Rilke, Les Elégies de Duino et Les Sonnets à Orphée, II,V, 1943, Aubier Montaigne, Trad. J.F Angelloz: “Wir, Gewaltsamen, wir währen langen (Nous, les violents, nous durons plus longtemps, ) Aber w a n n in welchem aller Leben, (Mais quand, dans laquelle de toutes les vies,) sind wir endlich offen und Empfänger? (sommes-nous enfin des êtres qui s'ouvrent pour accueillir?) 63Cette 64Op.cit.p.267; VA.p.204: “car l'homme est sans pouvoir ( denn es kann der Mensch nichts ändern), et la lumière de la vie vient et s'éloigne à son gré”( und das Licht des Lebens kommt und scheidet, wie es will) 29 retrait, qui est la condition même de l'apparaître 65, et qui échappe aux prises de l'homme, qui est dans l'incapacité d'avoir un empire sur cet apparaître. Nous pouvons noter qu'il n'y a pas ici l'idée selon laquelle nous serions en mesure, par un intense effort, de nous rendre présent à l'Absolu, en sortant de nous-même par un mouvement d'extase. Ou du moins, cela n'est pas entièrement suffisant, dans la mesure où le mouvement de donation échappe à nos prises, même s'il faut tout de même s'y rendre disponible. Nous l'avons souligné, et cela n'est pas sans importance, l'intuition à laquelle il s'offre en donne une connaissance fidèle, qui se suffit à elle-même: du voir au connaître, la conséquence est bonne. Ce passage du voir au connaître n'a en effet rien d'évident, et il induit nécessairement une conception bien particulière de l'Absolu. Notons tout de même que le voir en question ne s'arrête pas à la surface, il est pénétration au plus intime de la chose vue, au sens où l'apparence qu'elle offre fait signe vers un non-montré, à une harmonie invisible telle que nous pouvons la penser en nous tournant encore une fois-ci vers Héraclite, qui dans le fragment 54, parle de « L'harmonie inapparente (aphanès), [qui] l'emporte sur celle qui est apparente (phanérès).66 » La Beauté est justement le rayonnement de cette harmonie invisible pour les yeux, qui est cet ajointement entre les contraires. Si le rapport à ce qu'il y a de meilleur et de plus haut est bien pris dans ce jeu de manifestation et de retrait, de présence et d'absence, le divin est pourtant toujours déjà en tout et en chacun, immanent à chaque être, source d'un émerveillement toujours renouvelé: « Ô frère de l'esprit dont le feu puissant règne en nous, air sacré! (O schwester des Geistes, der feurigmächtig in uns waltet und lebt, heilige Luft!) Comme il est beau d'être escorté par toi où que j'aille, (Wie shön's ist, das du, wohin ich wandre, mich geleitest) ô immortel, omniprésent!67“ (Allgegenwärtige, Unsterbliche) S'il est difficile de parler de transcendance, c'est qu'il apparaît clairement, à travers certaines formules qui ne souffrent pas d'équivoque, que le divin est immanent à chaque être du monde: “Il y a un dieu en nous, ajouta-t-il plus calmement, (Es ist ein Gott in uns, setzt' erruhiger hinzu) qui guide comme des cours d'eau le Destin, (der lenkt, wie Wasser bäche, das Schiksal) et dont toutes choses au monde sont l'élément) und alle Dinge sind sein Element68“ Chaque élément du monde a cela de commun, d'être habité par le divin: il ne demeure donc pas enclos en sa pureté, mais participe au cours du monde, se donne et accompagne la vie terrestre, comme un souffle qui traverse chaque étant du monde. Le monde lui-même, comme totalité harmonieuse, voilà ce vers quoi doit se porter notre attention si l'on veut s'élever à ce qu'il y a de plus haut. La belle nature ne fait pas signe vers autre chose que 65Ainsi, nous pouvons lire le passage où il est question des rideaux aux fenêtres de Diotima en ayant cela à l'esprit: Ibid.p.193;VA.p.95: “Un vide muet régnait aussi autour de la maison de Diotima; des rideaux jaloux (die neidishen Vorhänge) à toutes les fenêtres m'arrêtaient” 66Op.cit.p.219. Dans la numérotation de J.F Pradeau, il s'agit du numéro 28. 67Ibid.p.174;VA.p.69. Nous soulignons. 68Ibid.p.145;VA.p.24 30 vers elle-même: elle n'est pas un instrument de révélation parmi d'autres d'un Absolu qui la contiendrait mais qu'elle serait en mesure de nous évoquer. L'absolu n'est donc pas autre chose que la Nature qui s'auto-révèle comme Beauté. L'élévation spirituelle procède donc d'une modification du regard porté sur ce qui est et se manifeste avec tout l'éclat de la présence. C'est ce qui fait dire à Diotima, dans son adieu à Hypérion : « Le monde en sa beauté est mon Olympe69 ». Nous n'en sommes donc pas coupés, séparés de ce qu'il y a de plus haut, mais nous avons en revanche à œuvrer pour sentir cette présence et lui être fidèles, d'autant plus que, nous l'avons dit, elle est prise dans un jeu de voilement et de manifestation. Donc si nous pouvons encore parler d'Absolu, c'est au sens où c'est ce qu'il y a de plus éminent, non au sens ou cela est séparé du monde. Non seulement, à travers toutes ces formules, il semble clair que le monde en sa beauté est cela même vers quoi l'âme en quête d'Absolu doit se tourner, mais bien plus, les expériences humaines, qui sont celles des mortels, ne sont pas à rejeter, malgré la sévérité de certaines paroles de Hypérion et de Diotima quant à leur étroite particularité. En effet, nous l'avons dit, l'étroitesse des préoccupations quotidiennes, closes sur elles-mêmes, est un véritable obstacle pour sentir la vie du Tout. Mais c'est à condition de considérer ces dernières comme nécessairement closes sur ellesmêmes, sans en envisager une possible transfiguration, que nous pouvons procéder à leur condamnation sans appel. Or, la conversion70 qu'il s'agit d'opérer est justement ce qui rend possible une telle transfiguration de ce qui pouvait paraître indigne, sans l'être essentiellement: transfigurée de l'intérieur, la vie mortelle devient le lieu même de la manifestation du Plus Haut et du Meilleur, bien loin donc d'être méprisable en soi. C'est en ayant à l'esprit la possibilité d'une telle métamorphose du sens même de la vie terrestre que prend tout son sens une telle formule, qui, autrement, pourrait sembler irrémédiablement contradictoire avec celles que nous avions citées plus haut: « Notre âme (Unsre Seele), quand elle dépouille les expériences mortelles (wenn sie die sterblichen Erfahrungen ablegt), et vit seule dans un calme sacrée (und allein nur lebt in heiliger Ruhe), n'est-elle pas comme un arbre sans feuilles (ist sie nicht, wie ein unbelaubter Baum?), comme une tête sans boucle?(wie ein Haupt ohne Loken?)71 » La plus haute destination de l'homme ne semble donc pas être de s'affranchir de sa vie mortelle, pour accéder à une autre dimension qui lui serait plus essentielle, quoique celle-ci soit souvent comparée à un esclavage, dont il faudrait parvenir à se déprendre. La fin de l'esclavage n'est en effet pas la fin de la vie mortelle, mais une toute autre manière de la mener et de l'envisager, qui lui rende 69Ibid.p.261; VA.p.197: “Tu devrais succomber (untergehn), désespérer (verzweifeln), mais l'esprit te sauvera (doch wird der Geist dich retten). Nul laurier, nulle couronne de myrte ne te consolera; mais l'Olympe, l'Olympe vivant (lebendige), présent (gegenwärtige), dont l'éternelle jeunesse fleurit autour de toi( (der ewig jugendlich um alle Sinne dir blüht). Le monde en sa beauté (die schöne Welt) est mon Olympe; c'est en lui que tu vivras, c'est avec les créatures sacrées (den heiligen Wesen) de ce monde, avec les dieux de la Nature que tu trouveras la joie.” 70L'idée qu'il s'agit d'une conversion est présente en ces termes: Ibid.p.166; VA.p.54: “J'étais converti (bekehrt), je ne voulais plus convertir (bekehren) personne.” Le verbe bekehren ayant aussi en allemand une signification religieuse. 71Ibid.p.221; VA.p.137 31 sa dimension sacrée. L'absorption et la dissolution de soi dans une Unité Absolue ne semble donc pas être à la mesure de notre destination, qui doit au contraire prendre sur elle d'endurer la différence et les dissonances propres à l'existence humaine, qui s'enracinent ontologiquement dans la Beauté, qui est cette Unité qui se différencie en elle-même et par elle-même. 32 Conclusion de la première partie. Ce qui semblait donc en tension dans la présentation, n'est finalement pas irréconciliable: ce qui est souligné dans les passages qui font signe vers une transcendance, ou du moins vers la nécessité d'un dépassement de la finitude, c'est la redoutable difficulté qu'il y a à se rendre présent à cette présence en nous et au monde du divin, à cause de l'aveuglement dont l'existence dans sa matérialité est à l'origine. Mais pour autant que l'on y soit attentif, alors nous sommes en mesure d'être frappés par cette manifestation. Ce que soulignent et chantent ces passages, c'est cette aspiration, ce désir de l'infini qui habite les mortels, mais qui ne peut être tel qu'en vertu de la mortalité, sans laquelle il perd sa raison d'être. L'essence même de la Beauté, qui est cette Unité qui se différencie en elle-même, nous permet de ne pas lire Hypérion comme tendant vers le retour de l'homme dans le sein de la Nature, qui serait synonyme d'une pure indifférenciation, et se montrerait infidèle à cela-même qu'il s'agit d'approcher et de fêter. Il n'y a donc pas pour nous à fuir vers un ailleurs, ou à espérer le salut dans un au-delà du monde, mais à devenir attentif à ce que nous sommes profondément, afin de mesurer la consonance de notre intériorité avec la vie du Tout: c'est à une transfiguration de l'intérieur, de cette vie-ci dans ce monde, que nous devons procéder, si nous voulons mener à l'accomplissement les possibles que l'humanité recèle. Il n'y a donc dépassement du fini que dans la mesure où l'homme s'élève à cette dimension originaire, reconnaissant par là qu'il n'est pas à la source de Tout. 33 Partie 2. 34 “Trouverai-je la voie menant au but Que mon regard se consume à viser?” Le Laurier72 II/ Les voies du retour. Comme nous l'avons montré, l'exigence qui anime l'existence entière d'Hypérion est la restauration d'une unité, entre soi et le monde, soi et les autres hommes, et entre les autres hommes entre eux, afin d'habiter un monde humain, qui ne soit pas complètement aveugle et sourd à ce qu'il y a de plus haut, et qui constitue l'origine et la fin de toutes choses, donnant un sens à l'existence. Ce dont il s'agit donc dans tous les cas, c'est d'unir le divin qui est en lui, auquel il a su se rendre présent, à ce qui est hors de lui. Selon les rencontres qu'il fait et retrace dans sa correspondance avec Bellarmin, plusieurs voies, accompagnées de leurs obstacles, s'ouvrent à lui pour tendre vers l'accomplissement. Il nous faut donc tâcher de voir ce qui se joue lors de chaque rencontre, s'attachant ainsi à la singularité de chacune d'entre elles dans l'itinéraire spirituel d'Hypérion. Nous avons pu remarquer qu'à chaque fois, une manière d'envisager la finitude et les limites qu'elle implique apparaît. Nous allons procéder chronologiquement, en suivant donc le fil des rencontres retracé par Hypérion dans ses lettres, sans cependant nous concentrer sur la rencontre avec Diotima, qui fera l'objet d'un moment entier de notre propos, en vertu de la place toute particulière qu'elle occupe dans cet itinéraire. C'est ainsi que notre attention sera tout d'abord retenue par les heures passées auprès d'Adamas, le maître spirituel, qui éveille Hypérion à la vie du coeur et de l'esprit; pour ensuite voir ce qui se joue lors des deux rencontres successives avec Alabanda, qui ouvre à Hypérion une voie qui permet à Hölderlin de se positionner par rapport à la pensée de son temps, notamment celle de Fichte, en s'en inspirant sans manquer d'effectuer un geste qui lui est propre, le poussant ainsi à se distancier du « Titan » et de « l'âme de Iéna ». a/L'éveil spirituel et la nostalgie stérile auprès d'Adamas. La rencontre avec Adamas constitue l'éveil spirituel d'Hypérion, en le mettant en présence de la grandeur véritable, qui se manifeste en Adamas lui-même, tout comme à travers les récits avec lesquels il nourrit Hypérion. Leur amitié est de celles qui unissent un maître de sagesse à son disciple, d'où la comparaison avec Platon73. Dès sa première jeunesse, il a donc la chance de rencontrer une âme noble qui oriente son regard, lui apprend à voir, à entendre et écouter 72Ibid.p.6 73Ibid.p.140; VA.p.17: « Weist du, wie Plato und seine [sein] Stella sich liebten? So liebt' ich, so ar ich geliebt. (…) Es ist erfreulich, wenn gleiches sich zu gleichem gesellt, aber es ist göttlich, wenn ein grosser Mensch die Kleineren zu sich aufzieht » A la différence de l'amitié qu'il entretiendra avec Alabanda, il n'y a pas ici une parfaite réciprocité entre lui et Adamas, le rapport est de ceux qui existaient en Grèce Antique, entre maître et disciple. 35 patiemment la mélodie du monde74. De plus, la compagnie d’Adamas, son maître, qui lui dispense généreusement sa sagesse, met Hypérion en contact avec le lumineux passé de la Grèce, du moins autant que « le poids de la malédiction qui nous accable 75» le lui permet : c’est avec un doux rêve que les heures passées avec Adamas le bercent, le rêve de ce que furent les anciens Grecs, leurs dieux, leurs héros : « Adamas m’introduisait tantôt parmi les héros de Plutarque, tantôt dans le monde magique des dieux grecs.76 » L'exaltation et la joie sont bien loin d'être absentes de ces « jours d'or77 », mais ici, avec Adamas, la finitude demeure un obstacle, qui rend impossible la conception de ce que fut véritablement le monde grec, autrement que par un rêve évanescent, qui réjouit et laisse deviner la plus haute excellence, certes, mais dont on peut soupçonner le caractère illusoire : « Mais que parlé-je de tout cela ? Comme si nous pouvions nous former une idée de ces jours ! Hélas ! Sous le poids de la malédiction qui nous accable (unter dem Fluche, der über uns lastet), même la beauté d’un rêve ne peut s’épanouir. Pareil au vent hurlant du nord, le présent (die Gegenwart) dévaste les jardins de notre esprit et flétrit ses fleurs, à peine écloses. 78 » Les limites que pose notre être-temporel lui apparaissent ici avec acuité, et leur éventuel dépassement n’est pas envisagé. De plus, comme en témoigne la lettre qui suit le départ d’Adamas, l’admiration et la ferveur nourries pour les anciens grecs n’ouvrent pas sur la liberté, et c’est là qu’elles trouvent leur limite : à ce stade, Hypérion l’appréhende comme un joug, qui corrompt à la racine la possibilité de créer quoi que ce soit. Ainsi lit-on : « Qui peut supporter cela ? (Wer hält das aus) Quel est celui que la splendeur terrible (die schrökkende Herrlichkeit) de l’Antiquité ne renverse point, comme l’ouragan la forêt, si elle le saisit comme moi , si, comme à moi lui manque l’élément où puiser l’assurance ? La grandeur des Anciens me courbait la nuque ainsi qu’une tempête, ternissait les couleurs de mon visage 79». Proprement fasciné par la grandeur passée, celle-ci le paralyse bien plus qu’elle ne lui ouvre une voie nouvelle et praticable. Dans Hypérion se trouvent déjà en germe les réflexions plus tardives de Hölderlin sur la manière dont il est possible aux modernes de construire un rapport juste avec la Grèce Antique, qui échappe à cette fascination paralysante, et qui leur permette de trouver un 74Ibid.p.142: « d'autres fois, il calmait, en leur apprenant nombre et mesure, mes élans impatients (das jugenliche Treiben); ou encore il m'accompagnait dans les montagnes: le jour, pour observer les fleurs de la garrigue et des forêts, les mousses sauvauges des rochers, la nuit, pour contempler (zu schauen) les astres sacrés, cherchant à les comprendre dans la mesure de notre intelligence.(und nach menschlicher Weise zu verstehen)»; VA.p.20 75Ibid.p.144; VA.p.22 Cette malédiction, nous pouvons la lire de deux manières: il est question en effet, « de la beauté d'un rêve » que nous ne sommes même pas en mesure de laisser s'épanouir. Il est possible de lire cela selon le rapport au temps, difficile à construire, comme nous le faisons. Mais il est également possible de lire ces lignes en ayant à l'esprit ce dont nous avons parlé dans le moment précédent, à savoir du contraignant passage du rêve à la pensée, qui nous oblige à perdre la radieuse innocence qu'octroie le rêve, pour rentrer dans la sphère de la réflexion, du retour sur soi, de l'objectivation, qui implique la séparation: le rêveur ne fait qu'un avec son rêve, il se laisse entièrement absorber par lui, devient le contenu de son rêve et s'éploie avec lui, là où le penseur est obligé de passer par l'objectivation, qui est séparation. 76Ibid.P.142; VA.p.20 77Ibid.p.142; VA.p.20 78Ibid.p.144; VA.p.22 79Ibid.p.146; VA.p.25-26 36 chemin qui leur est propre.80 Ce qu’il y a de plus haut lui reste donc en quelque sorte étranger, bien qu’il le pressente, il bute sur l’impossibilité de s’y unir de manière effective. Son désir est bien réel (Real), ce qu’il devine de l’Absolu lui permet d’entrevoir les joies promises par une telle union, mais il est dans l’incapacité de faire passer ce désir de la simple réalité à l’effectivité, c’est-à-dire à un véritable déploiement, qui prend sur lui d’affronter pour les intérioriser et en faire jaillir quelque chose de plus riche les difficultés imposées par la finitude. Donc, si auprès d’Adamas il connaît les douces joies de l’amour et de la ferveur, ce n’est pas tout à fait sur le même plan qu'auprès de Diotima, comme nous le verrons. Les limites sur lesquelles il bute encore expliquent peut-être que sa véritable naissance n’ait pas lieu auprès de lui, même si cette rencontre l’y prépare, en déposant dans son âme les germes de ce qui fleurira plus tard en un idéal d'habitation de ce monde. Le sentiment de cette limitation le conduit à se réfugier dans la sphère de l'idéal, qui lui offre la lumineuse présence des anciens héros de la Grèce, à la gloire hypnotisante. Le seul désir alors, est de les rejoindre au Royaume des ombres, qu'Hypérion qualifie de « plus libre (freiere)81. » Dans ces moments-là, le partage semble strict entre la sphère du réel et de l'idéal, et c'est là pour Hypérion une grande souffrance : ce sont des fantômes82 qui nourrissent sa ferveur et son amour, fantômes qu'il ne lui est donné de « rencontrer » et d'aimer que lorsqu'il se réfugie dans de douloureuses rêveries, qui lui font mesurer l'écart avec la pauvreté de ce que lui offre sa propre existence et le monde dans lequel il se trouve projeté. D'où, une dépréciation de la réalité historique de son temps telle qu'elle se donne à lui, et un refus de s'y mêler véritablement, tant cela lui paraît loin de son idéal, qui lui semble être la seule manière dont des hommes peuvent exister. La posture qu'il adopte ici n'est pas sans rappeler celle de la belle âme hégélienne, qui, « pour préserver la pureté de son cœur, fuit le contact de l’effectivité et persiste dans l’impuissance entêtée, impuissance à renoncer à son Soi affiné jusqu’au suprême degré d’abstraction, à se donner la substantialité, à transformer sa pensée en être et à se confier à la différence absolue. 83 » Cela caractérise bien l'attitude d'Hypérion à ce moment-là, qui invalide a priori la possibilité de confronter ses désirs à l'extériorité, en se persuadant de l'échec auquel cela aboutirait nécessairement, et en se réfugiant dans des rêveries qui n'engagent rien ni personne, le préservant à 80Ibid.p. 1003, Lettre à Bölhendorf du 4 décembre 1801: « (…) Voilà pourquoi il est si dangereux de déduire nos lois esthétiques de la seule et unique perfection grecque. J'ai longuement réfléchi à cette question, et je sais maintenant qu'en dehors de ce qui, pour les Grecs comme pour nous doit être le plus haut, c'est-à-dire la relation vivante et le destin vivant, nous ne pouvons probablement rien avoir de commun avec eux. » Voir aussi la note 25, à propos de la réflexion engagée par Hölderlin sur le juste rapport à ce qui nous est propre, qui implique d'avoir construit un rapport plus juste que la fascination qui pousse à ne désirer qu'imiter les anciens Grecs. 81Ibid.p.147: « Je voudrais vous [splendides morts( herrlichen Todten)] suivre, dépouiller les dons de mon siècle (ich möchte von mir schütteln, was mein Jahrhundert mir gab), partir pour le monde plus libre des ombres (und aufbrechen in's freiere Schattenreich). »; VA.p.26-27 82Ibid.p.145 : « quels tendres jeux jouaient avec mon coeur les fantômes de son amour! » ;VA.p.26: « wie freundlich spielten da mit meinem Herzen all' die grossen Phantome seiner Liebe! » 83Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, (BB), VI C c, trad. Jean Hyppolite, Aubier, T.II, p.186-189 37 l'abri de tout risque, de toute négativité, le condamnant à la vacuité. b/ L'action rêvée, l'exaltation illimitée, le sentiment de l'absolue liberté auprès d'Alabanda. En va-t-il de même avec Alabanda, qu’Hypérion rencontre après avoir été douloureusement contraint de se séparer d’Adamas ? Après l’obscurité et la pauvreté des jours qui suivent la séparation84, Hypérion, pourtant lassé « de chercher des raisons au désert et des fleurs sur les glaciers85 », se trouve en proie au désir de faire la connaissance du lumineux Alabanda, « pareil à un jeune Titan 86», qu’il croise tous les jours à la porte de Smyrne. Avec lui, un nouvel espoir naît, l’inconséquence de l’existence prend fin87. D’emblée, le repli sur soi fait place à la reconnaissance de soi dans l’autre homme, à une profonde entente, source de paix 88, au sens où le conflit avec l'altérité qui apparaît au Soi comme étrangère prend fin pour laisser place à cette reconnaissance qui apaise et libère, car elle permet le plein déploiement de soi, l'autre n'étant plus un obstacle, une résistance, mais une passerelle vers l'accomplissement. Sans un regard dans lequel converger, les meilleurs forces de notre être ne parviennent pas à mûrir librement. Nous voyons avec quelle richesse est pensé le lien amical ici 89 : les deux amis ne sont pas unis par un lien qui les maintiendrait extérieurs l’un à l’autre, mais au contraire, ils se fondent en une unité qui donne lieu à quelque chose d’entièrement neuf, selon une véritable transfiguration, chacun s’étant délesté des éléments inertes en lui qui empêchent la vie de fleurir en jouissant de toutes ses ressources, d’un sol et d’un ciel favorable. En ce sens, le lien amical, et plus tard le lien amoureux, prédisposent fondamentalement à un lien renouvelé avec le monde, sur ce modèle-là : l’entrelacement du soi et de l’autre au sein d’une Unité qui, sans abolir les différences les fait coexister, transfigurant ainsi chaque élément du Tout. L’accès à ce qu’il y a de plus haut n’a donc pas lieu grâce à une solitude qui permettrait la concentration de toutes nos meilleures forces, mais dans l’espace de la relation, qui est le plus propice au recueillement du meilleur en chacun, qui 84 Ibid.p.151 et 154. : VA.p.32-33 ; VA.p.31: « Ich war es endlich müde, mich wegzuwerfen, Trauben zu suchen in der Wüste und Blumen über dem Eisfeld. » 86 Ibid.p.152; VA.p.33 87 Ibid.p. 152: « L'insignifiance de ma vie avait pris fin » ; VA.p.34: « O nun war mein unbedeutend Leben am Ende. » 88 Ibid.p.153: « Une haute paix envahit notre esprit »: VA.p.35: « Hohe geistige Stille umfieng uns. » 89Ibid.p153:« Nos âmes devaient s’attirer d’autant plus fortement (Unsre Seelen mussten um so stärker sich nähern) qu’elles avaient été contraintes à se fermer (sie wider Willen waren verschlossen gewesen). Nous confluâmes comme deux torrents de montagne qui rejettent loin d’eux leur faît de terre, de pierres, de bois pourri, tout cet inerte chaos qui les freine (das si aufhält), pour mieux se frayer une voie (Weg) l’un vers l’autre, puis avancer jusqu’au lieu où, dans un saisissement égal, unis en un majestueux fleuve (vereint in Einem majestätischen Strom), ils commencent leur course vers la mer (die Wanderung in's weite Meer beginnen)». Cet élan du fleuve vers la mer peut être lu comme l'élan de l'individu vers le Tout auquel il aspire à retourner, l'image du fleuve et ce vers quoi il fait signe étant cher à Hölderlin, comme en témoignent ses nombreux poèmes fluviaux Pour s'unir au Tout, nous le voyons, il est nécessaire de se délester de tout ce qui fait obstacle à cette union (das ganze träge Chaos, das si aufhält). Cet inerte chaos, c'est ce que nous avons décrit dans le premier moment de notre propos, à savoir les attractions et préoccupations serviles, qui attachent bassement à la Terre – nous rendant semblables à la volaille qui reste dans sa basse-cour parce que c'est là qu'elle y trouve sa pâtée – en nous détournant illusoirement de l'élément céleste avec lequel elle correspond pourtant, cette correspondance entre le céleste et le terrestre étant à la source de le constitution d'un monde humain. 85Ibid.p.150 38 s’enrichit et peut véritablement éclore au contact de l’autre. Cela traverse tout le roman : c’est toujours dans l’espace d’une relation, ou du souvenir recueilli des tendres heures de l’amour ou de l’amitié, que l’absolu dans sa vérité se manifeste à Hypérion. Ainsi ces manières d'être ensemble sont-elles envisagées comme véritablement essentielles et porteuses d'un savoir qu'elles seules sont en mesure d'accompagner jusqu'à son plein déploiement. L'autre homme, l'ami surtout, loin d'être un obstacle et de former une résistance à ma liberté, m'accompagne dans sa réalisation, est la médiation grâce à laquelle je suis en mesure de sortir de moi-même pour m'unir à ce qui me dépasse mais que je porte en moi. Nous pouvons remarquer la consonance en allemand – très parlante pour nous ici, même si évidemment elle n'a pas de valeur scientifique – entre les mots Freund, Frei, et Freud et Friede. L'espace de l'amitié, est à la fois un espace de liberté, mais plus encore, il est source de paix et de joie. En ces quelques mots, se voit condensé dans toute sa force le sens de la relation amicale à l'autre homme, cardinale dans la pensée de Hölderlin telle qu'elle se fait jour dans Hypérion. Nous pouvons donc imaginer avec quelle « tempête de joie »90 une telle rencontre a lieu : deux âmes qui en cherchent désespérément une autre à laquelle correspondre, à laquelle s’unir pour former l’unité dont nous venons de parler, ne peuvent se trouver sans une profonde joie. C’est de cette joie et de cette exaltation dont témoignent les souvenirs de cette époque retracés par Hypérion. Ce qui s’ouvre alors à lui est radicalement différent de ce qui avait pu se faire jour avec Adamas : nous remarquions en effet qu’avec ce dernier c’était vers un passé révolu, bien que encore rayonnant, que les regards et la ferveur d'Hypérion se dirigeaient. Cette admiration, nous l’avons dit, trouvait ses limites dans son être temporel, incapable qu’il était de ressaisir autrement que par une approximation évanescente ce que furent ces temps anciens, vers lesquels allaient pourtant toute sa ferveur et son désir : le présent apparaissait comme un obstacle, et l’avenir se voyait compromis par le sentiment d’écrasement naissant de la prise en vue de cette grandeur jugée inaccessible, et au regard de laquelle toute entreprise humaine semblait frappée d’inanité. Non seulement la grandeur passée semblait inaccessible à sa pensée, mais plus encore, la possibilité même de l'établissement de nouvelles bases pour vivre avec les hommes de son temps, se voyait corrompue à la racine, par la dépréciation a priori du Destin de son époque. Avec Alabanda, symbole de « la liberté sans frein qui se détruit elle-même91 », tout autre est la voie ouverte : avec lui, Hypérion se tourne avec une explosion d’enthousiasme vers l’avenir, bien décidé à lui faire prendre le visage qu’il désire, à se faire créateur d’un monde nouveau: « Nos pensées parcouraient la terre, pareilles aux émissaires de Némésis, pour la nettoyer des dernières traces de sa malédiction. Le passé même était cité devant notre tribunal. La splendeur de Rome ne nous effrayait point, pas plus que ne pouvait nous attendrir l’éblouissante jeunesse d’Athènes. (…) Nos âmes s’exaltaient en d’énormes desseins92 ». 90Ibid.p.154 ; VA.p.36 : « Mussten so in Freudig stürmischer Eile nicht die beiden Jünglinge sich umfassen? » Vieillard-Baron, Hegel et l'Idéalisme Allemand, Paris, Vrin,1999, p.159. 92Ibid.p.154; VA.p.37 91Jean-Louis 39 Le ton surprend par l'énergie révolutionnaire qu'il dégage, la dureté et l'intransigeance qu'il trahit. Le saut de l'extrême impuissance à la souveraine toute-puissance est radical, tout comme la soudaine métamorphose du jeune Hypérion, qui passe de la plainte close sur elle-même à la prise de conscience de sa puissance en tant qu'être doué de volonté, en mesure de résister et de supprimer la résistance imposée par l'extériorité. C'est pourquoi, dans cette nouvelle perspective, la médiocrité du présent et la grandeur du passé cessent d’être des entraves, laissant place à un véritable élan vers l’avenir et les possibles qu’il recèle, la paralysie laissant place à une espérance illimitée: « L’arbre desséché et pourri doit être abattu,(Er darf nicht stehen, wo er steht, der dürre faule Baum) car il dérobe la lumière et l’air à la jeune vie (er stiehlt ja Licht dem jungen Leben) qui mûrit pour un nouveau monde (das für eine neue Welt heranreift»93 « Ô terre, Ô ciel ! ( O Himmel und Erde) m’écriai-je, ceci est joie ! (das ist Freude) D’autres temps (andre Zeiten) commencent, cet accent n’est pas issu de mon siècle puéril (meinem kindlischen Jahrhundert), ce n’est pas le sol où le cœur de l’homme halète sous le fouet de l’oppresseur ( wo das Herz des Menschen unter seines Treibers Peitsche keucht.) Oui ! par ton âme superbe (herrlichen Seele), ami ! tu sauveras avec moi la patrie (das Vaterland). »94 Le ciel et la terre sont réunis sous une même invocation, signe de l'espoir de leur réconciliation prochaine, d'une habitation terrestre qui se soucie de la correspondance avec le céleste, un tel souci étant au centre des exigences d'Hypérion. Ainsi nous voyons combien ces heures sont placées sous le signe de l’espérance : cette exaltation se nourrit d’un élan illimité vers l’action, pour trouver de nouvelles fondations à l’habitation d’un sol commun, la liberté semble ne rencontrer aucune résistance, tous les possibles semblent ouverts, la finitude n'est même plus un obstacle. Toute autre est donc la posture d'Hypérion face au monde: s'il invoque la lumière sacrée95 (O heiliges Licht), qui lui communique son âme, il n'est pas dans une posture d'accueil, mais bien dans une posture qui place son individualité au centre, afin de métamorphoser ce qui se tient devant lui. Hypérion, grâce à son ami Alabanda, prend donc conscience de l'absolue liberté qui est la sienne, qui rend possible un tel enthousiasme révolutionnaire. Les libertés s'unissent, pour atteindre un même but, et rien ne semble pouvoir leur résister. Les cimes sur lesquelles se trouve alors projeté Hypérion sont propices à la manifestation du divin en lui96. Mais lui-même sait combien l’équilibre y est précaire, comme pour toute joie humaine : « Plus on est heureux, plus on risque l’échec (Je glüklicher Du bist, um so weniger kostet es, Dich zu Grunde zu richten). Les radieuses journées que nous vivions Alabanda et moi, étaient comme ces cimes escarpées où il suffit que votre compagnons de route vous effleure pour être précipité pardessus la tranchante arête dans l’abîme obscur (in die dämmernde Tiefe) ». 97 Une telle conscience de la précarité qui frappe tout ce qui est de l'ordre de l'humain est capitale pour 93Ibid.p.155; VA.p.38 94Ibid.p.156;VA.p.40 95Ibid.p.156; VA.p.39 :« Le dieu en nous, à qui l’infini s’offre pour orbite, devrait attendre que le ver lui cède le pas ? Non ! Non ! »; VA.p.39: « Der Gott in uns, dem die Unendlichkeit zur Bahn sich ¨ffnet, soll stehn und harren, bis der Wurm ihm aus dem Wege geht? Nein! Nein! » 97Ibid.p.157; VA.p.41 96Ibid.p.156 40 la compréhension de tout le récit. La joie va de pair avec l’effroi, devant la possibilité toujours vivace de tout perdre, de voir un état, une chose, se retourner en son contraire, subitement : là encore, un tel sentiment nous plonge en monde grec, ces derniers étant familiers de cette précarité proprement humaine dont témoignent les tragédies, où sous nos yeux les héros passent du comble du bonheur au comble du malheur98 A tout moment le sol peut se dérober, et l’abîme béant s’ouvrir. Cela revient ponctuer les lettres d'Hypérion99 La tranquillité n’est pas d’ici : ainsi la paix dont il est question tout le long du roman ne saurait être comprise ainsi. Pour des êtres finis, la tranquillité absolue deviendrait une sorte d’engourdissement, de sommeil, qui n’envisagerait justement pas cette perpétuelle possibilité de retournement, rendant ainsi toute chose illusoirement unilatérale. Si Hypérion la désire parfois, ce n'est que comme un horizon qu'il sait inaccessible, et dont il connaît, au fond, la fadeur. Et en effet, une première rupture a lieu avec Alabanda : l’accord devient impossible, la convergence cesse, les deux torrents ne confluent plus mais prennent des chemins différents, lorsqu’Hypérion rencontre les amis d'Alabanda. « Car nous n’avons besoin ni du cœur, ni de la volonté (Willen) de l’homme100 », déclarent les amis d’Alabanda. « Si personne ne veut demeurer où nous bâtissons (will aber niemand wohnen, wo wir bauten), ce n’est pas notre faute et nous n’en souffrons aucun dommage(unsre Schuld und unser Schaden ist es nicht)101 ». Le mépris, l'indifférence à l'égard des autres hommes avec qui pourtant ce nouvel état du monde du monde devrait être partagé – partage sans lequel il perd tout son sens – le cynisme qui percent à travers ces paroles, vont être décisifs : qu’Alabanda ait de pareils amis montre que les espoirs qu’Hypérion avait nourris à ses côtés étaient illusoires, car ce dernier ne saurait partager le sens profond de son exaltation, qu’il prend pour une fantaisie immature, car aveugle à ce que sont effectivement les hommes, n'étant mue que par un rêve quant à l'humanité : « D’ailleurs que te voulait-il ? Que pouvait-il attendre d’un exalté ? (Was konnt' er suchen bei dir, dem Schwärmer)102 En effet, ce qui meut Hypérion, son idéal, est celui d'une véritable communauté vivante, unie par la ferveur, la joie d'habiter un monde commun, et d'être tous des fils de la Nature. Cette chute soudaine 98Ainsi, Œdipe, comblé, roi de Thèbes et nouvel époux de la reine, pour avoir trouvé la solution de l'énigme du Sphynx, tombe de très haut quand il apprend les crimes qu'il a lui-même commis sans le savoir sur lesquels étaient bâtis son bonheur, et lui qui était le plus heureux et respectable des hommes, devient le plus atroce criminel, voué à errer dans le malheur de sa condition. 99Ibid.p.141: « Tel est le beau profit de l'expérience: que nous ne puissions rien concevoir d'excellent sans envisager son informe antithèse » ; VA.p.18: « Das ist der Gewinn, den uns Erfahrung giebt, dass wir nichts trefliches uns denken, ohne sein ungestaltes Gegentheil. » ; Ibid.p.235: « mais de midi au soir tout peut changer, et qu'est-ce-qui est perdu à la fin? »; VA.p.158: « aber zwischen Mittag und Abend kann es anders werden, und was ist verloren am Ende? » 100Ibid.p.161; VA.p.46 101Ibid.p.161; VA.p.46 102Ibid.p.162; VA.p.47 41 met l'accent sur le fait qu'effectivement, son exaltation le transportait dans des régions depuis lesquelles il ne parvenait pas à envisager le monde, et notamment les hommes, dans leur ambivalence, c'est-à-dire comme recelant le meilleur et le plus haut comme le pire et le plus vil. Eclate ici l'écart, voire même l'abîme, entre le réel et l'idéal, qu'il est difficile de reconnaître sans se perdre en lamentations. Car il constitue bien la source de toutes les souffrances et les désillusions les plus profondes d'Hypérion, et de Hölderlin avec lui. D'où, cet ardent désir d'une réconciliation, qui apaiserait enfin le cœur et l'esprit. Ainsi, à travers cette violente rupture se manifeste à nouveau, cette fois-ci de l’extérieur, la difficulté propre au caractère d'Hypérion d’habiter effectivement le présent : en fuite soit vers un passé révolu dans lequel il se dissout, soit vers un avenir rêvé qui mobilise toute son attention, et dans lequel il se perd tout autant, le présent se voit toujours occulté. Il passe ainsi d’un extrême à l’autre par un saut qui l’empêche de se poser en un centre (on comprend combien l’expression d’ « orbite excentrique » employée dans le Fragment Thalia est pertinente103 ): d’une paralysie provoquée par la prise en vue des limites imposées par la finitude, il passe à une négation radicale de ces dernières, n’ayant en vue que l’avenir florissant que son exaltation lui rend palpable. La chute ne peut qu’être brutale, et riche en désillusions : ce que l’exaltation masquait, c’étaient les dissonances, dont ne manque pourtant pas l’ample mélodie du monde. Ainsi Hypérion se heurte-t-il à l’immense difficulté qu’il y a à confronter son intériorité avec l’extériorité, où la médiocrité et la bassesse ne manquent pas d’œuvrer : il se retrouve mis en face d’un problème existentiel fondamental : comment faire pour rendre effectif ce qui nous est le plus intérieur et intime (innig) sans que ce passage à l’effectivité ne le corrompe au point de l’altérer de manière significative ? Comment rendre sien ce qui est étranger, comment se reconnaître dans ce qui est radicalement autre, afin de ne plus se sentir projeté en un monde au sein duquel l’habitation est rendue impossible par le sentiment aigu d’étrangeté qu’il suscite ? Sans le passage à l’effectivité, qu’est-ce d’autre qu’une rêverie stérile, qui de surcroît conduit bien souvent à un mépris hautain de l’extériorité, bien confortable quand on demeure enclos en soi-même, sans jamais composer avec les aléas propres à la vie sensible, qui exposent au risque de voir le plus pur se corrompre ? Cette question est fondamentale pour comprendre ce qui meut Hypérion, ses joies les plus hautes et les violentes chutes qui malheureusement leur succèdent presque inévitablement. Jusque-là, nous le voyons, l’exaltation d'Hypérion se nourrissait d’une prise en vue partielle et unilatérale de ce qui compose la réalité : enclos dans les limites de la finitude, où illusoirement affranchi d’elles, un certain aveuglement était inévitable, et la juste mesure ne pouvait être trouvée. Mais cela fait partie du cheminement, et plus particulièrement de la période de l’adolescence, difficile transition entre l’enfance et l’âge adulte. Les « erreurs » doivent être menées jusqu’à leur terme, pour s’auto-abolir, et ouvrir d’elles-mêmes sur autre chose, même si cela est synonyme d’une 103Ibid.p.113 42 grande souffrance, et qu’un des plus grands désirs de chaque conscience est de parvenir à s’affranchir du joug de l’erreur : «Ô erreur éternelle ! pensais-je, quand l’homme s’arrachera-t-il à tes chaînes ? »104 Mais, ainsi que nous venons de le dire, la traversée de l’erreur, sans savoir qu’elle en est une, en faisant sien son contenu, en y accordant une entière foi, est nécessaire car sinon, comment reconnaître les erreurs comme telles sans en faire véritablement l’épreuve, sans les mener grâce à la foi que l'on nourrit pour elles, jusqu’à révéler d’elles-mêmes les apories auxquelles elles aboutissent ? Ainsi les débuts de la quête d'Hypérion sont-ils marqués par un fourvoiement quant à la manière dont il est possible de mener une vie en accord avec l'idéal qui l'anime : dans les deux cas, même si les directions visées sont opposées, se manifeste une hostilité envers les limites proprement humaines, signe qu’elles n’ont pas encore été véritablement apprivoisées, qui se traduit soit par un désir de les occulter, soit par le sentiment de l’impuissance radicale de les dépasser ou tout simplement de composer avec elles, de quelque manière que ce soit. Ce rapport encore difficile et immédiat aux limites imposées par la finitude induit un rapport faussé à ce qu'il y a de plus haut : dans un cas, ce qui ressort c’est son inaccessibilité, dans l’autre, ce qui ressort c’est que pour y accéder, l’abolition de ces limites serait souhaitable. Cependant, gardons-nous d’être trop catégorique : en germe déjà une pensée plus complexe et moins unilatérale que cela du rapport à entretenir avec ces limites se fait jour dans ces pages-là d'Hypérion. « Qu’est-ce-que perdre, si l’homme peut se trouver ainsi, à l’intérieur de ses limites propres ?105 » S’esquisse donc à travers ces mots un rapport plus juste avec les limites humaines, à savoir un apprentissage de celles-ci, qui se déploiera pleinement dans la suite du roman, rendu possible par l'amour, qui fait découvrir à Hypérion la convergence de son intériorité avec le divin qui est hors de lui. A l’intensité de ces deux moments fait suite le calme : Hypérion n’est plus « dévoré par sa propre flamme106», et garde les « yeux fixés sur le vide au lieu de les porter vers le passé ou l’avenir.107». Ayant abandonné les perspectives précédentes, la place laissée se retrouve vide : c’est l’occasion pour Hypérion de se recueillir véritablement en lui-même, grâce à cette solitude qui lui permet de se recentrer, car si l’âme, pour s’unir au Tout, doit s’ouvrir en une ek-stase, il faut tout de même, qu’à l’image de la fleur, elle ait un centre à partir duquel s’épanouir. Et ce centre, il est difficile d’en avoir une véritable connaissance, et encore plus de s'y établir, habités que nous sommes par le puissant désir de toujours nous unir à autre chose que nous-mêmes, en une radieuse fusion. L’analyse menée plus tard par Hölderlin à propos de la redoutable difficulté de l’apprentissage de ce qui nous est propre108, peut ici nous permettre, même si nous sommes sur un 104Ibid.p.165; VA.p.52: « O ewiges Irrsal! Dacht' ich bei mir, wann reisst der Mensch aus deinen Ketten sich los? » ; VA.p.22-23: « Was ist Verlust, wann so der Menshc in seiner eignen Welt sich findet? In uns ist alles » 106Ibid.p.168;VA.p.56 107Ibid.p.168;VA.p.56 108Cette réflexion sur le rapport à ce qui nous est propre se trouve dans la fameuse lettre du 4 décembre 1801 à C.Bölhendorff, dans laquelle Hölderlin envisage la question du rapport qu'il serait juste d'entretenir avec la Grèce: « Mais ce qui nous est propre, il faut l'apprendre tout comme ce qui nous est étranger. C'est en cela que les Grecs nous sont indispensables. Pourtant, c'est justement en ce qui nous est essentiel, nationel, que nous n'atteindrons jamais leur 105Ibid.p.144 43 tout autre plan, d’envisager selon à peu près les mêmes termes la complexité à laquelle l’esprit se heurte lorsqu’il tâche de parvenir à une certaine connaissance de lui-même, et position de lui-même. Si cette connaissance semble s’accomplir le plus parfaitement par la médiation avec l’altérité, il paraît pourtant nécessaire, bien que presque impossible, de s’envisager soi-même comme un centre. Le prix en est le sentiment de se trouver devant le monde comme un étranger, enclos en soi-même, devenu sourd et aveugle à la beauté du monde : mais encore une fois, cette épreuve doit être endurée. Voici comment la décrit Hypérion : « Plus jamais je ne disais aux fleurs : « Vous êtes mes sœurs ! » ou aux sources : « Nous sommes de la même race (wir sind Eines Geschlechts) ! » Je donnais à chaque chose son nom, fidèlement (treulich), comme un écho. Ainsi qu’un fleuve aux rives arides où nulle feuille de saule ne se reflète dans l’eau, le monde passait devant moi sans ornements. (lief unverschönert vorüber an mir die Welt) 109» De cette indigence dans le rapport au monde, à ce moment-là gouverné par le retrait, de soi en soimême, et du monde lui-même dont la mélodie se tait, naissent les plus grands doutes, qui culminent dans l’angoisse devant le Rien: « Quand je considère la vie, quelle est l’ultime limite de tout ? Le Rien. Quand je m’élève dans l’esprit, quel est le plus haut degré de tout ? Le Rien.110 » Ce sont ces passages d’Hypérion, entre autres, qui permettent à Jean-Louis Vieillard Baron de parler d'un « principe d'alternance » chez Hölderlin111 : ainsi l’homme se voit-il toujours en proie à une alternance entre la plénitude et l’indigence, entre l’intime et intense sentiment du Tout, et l’effroyable et angoissante prise en vue du Rien. Cette alternance est le signe de la radicale ambivalence du rapport au monde, qui naît de la dualité même de l'être humain, qui possède à la fois tout et rien, qui est à la fois habité par le divin et aux prises avec le Néant. De cette ambivalence naît l'écartèlement entre les extrêmes, la difficulté voire l'impossibilité de s'établir fermement sur un sol stable, de s'aménager une maison d'habitation sur « la plaine de l'expérience112 ». Cela traverse tout le roman, chaque extase, si profonde soit-elle, se voit menacée par l'anéantissement soudain, par le retournement un en violent désespoir. Nous reviendrons dans le troisième moment de notre propos sur cette ambivalence, qui, nous le verrons, peut parvenir à un certain équilibre grâce à l'amour. c/La voie de l'action effective La première rencontre avec Alabanda n'avait fait qu'esquisser une voie pour la restauration niveau, car, répétons-le, le plus difficile, c'est le libre usage de ce qui nous est propre. » Ainsi, paradoxalement, le propre n'est pas donné d'emblée, mais il faut tâcher de se l'approprier en menant jusqu'à son terme l'expérience de ce qui nous est étranger. 109Ibid.p.168;VA.p.57 110Ibid.p.171 « Wenn ich hinsehe in’s Leben, was ist das lezte von allem ? Nichts. Wenn ich aufsteige im Geiste, was ist das Höchste von allem ? Nichts. »; VA.p.61 111J.L. Vieillard Baron, Hegel et l'idéalisme allemand, Paris, 1999, Vrin.p166 112E.Kant, Critique de la raison pure, Théorie transcendantale de la méthode, 1980, Gallimard, p.599 [A707] [B735] 44 de l'unité, une voie idéale, qui n'a été explorée par Hypérion qu'en rêve. Le désir d'agir n'a pas été mené jusqu'à sa réalisation effective, le risque n'a donc pas été pris de confronter l'idéal, porteur de tant de volupté, d'espoir, et d'exaltation, aux obstacles prosaïques mais pourtant incontournables de la vie réelle, en ce qu'elle a de plus matériel. En revanche, il en va tout autrement lors de leurs retrouvailles, qui dans l'ordre de l'existence d'Hypérion, ont lieu après la rencontre fulgurante avec Diotima, sur laquelle nous nous attarderons dans le moment suivant de notre propos. Cela n'est pas sans importance, car c'est Diotima ellemême qui pousse Hypérion sur cette voie, qui semble pouvoir corroborer, et en un sens porter jusqu'à sa plénitude ce qui s'est fait jour par le biais de leur amour: c'est effectivement elle qui lui rappelle la nécessité de ne pas demeurer enclos en sa bienheureuse félicité, mais de tenter de l'établir comme une nouvelle fondation à la communauté humaine à laquelle il appartient. Mais c'est aussi en un autre sens qu'elle est à l'origine de cette impulsion vers l'action: c'est elle qui, comme nous le verrons, lui révèle, par son être-même, ce qu'il y a de plus haut et de meilleur, conduisant ainsi Hypérion et Alabanda à vouloir créer un monde qui soit à son image 113. Ayant vu de ses yeux que la Terre grecque portait encore de telles créatures, lui donne l'élan pour bâtir, pour s'élancer tel un héros vers ce qu'il a toujours désiré, mais à quoi il ne s'était jamais risqué. Cette voie, sur laquelle Hypérion va se lancer avec un enthousiasme débordant114, c'est celle de l'action effective, et non plus rêvée, idéalisée, et donc avortée. Pour cela, il lui faut accepter la séparation d'avec sa bienaimée, avec l'horizon de retrouvailles à la véritable mesure de leur amour et de leur être 115, auxquels il faudrait un sol fécond, un monde dans lequel s'épanouir. Hypérion, donc, s'il se lance dans l'action, c'est en ayant à l'esprit un horizon différent de l'action elle-même, qui n'est autre que l'instauration d'un Etat libre, préalable nécessaire à la réunion d'un peuple au sein d'une « sainte Théocratie du Beau »116, qui passe par la transmission d'un souffle divin au peuple grec117 pour la libération duquel il part en guerre. L'élan proprement divin qui le pousse à agir le conduit même à dévaluer la vie de radieuse contemplation qui a été la sienne jusque là et dont il déplore le caractère radicalement stérile, vain et égoïste118, vie dans laquelle il se complaisait pourtant parfaitement, 113Ibid.p.231; VA.p.152: « Il est le tien aussi, Diotima,(Auch die deine Diotima), puisqu'il est ton reflet. (denn sie ist die Kopie von dir)O toi, dans ta sérénité divine, (O du, mit deiner Elysiumstille) si nous pouvions créer ce que tu es! » (könten wir das schaffen, was du bist) 114Ibid.p.222; VA.p.139 : « Mon âme est avide d'agir et pleine d'amour, Diotima, (Meine Seele ist voll von Thatenlust und voll von Liebe, Diotima) et mon regard embrasse les vallées grecques comme s'il devait y faire se relever par magie les cités divines (und in die griechischen Thäler blikt mein Auge hinaus, als sollt' es magisch gebieten: steigt wieder empor, ihr Staädte der Götter! ) Un dieu doit être en moi, (Ein Gott muß in mir seyn) car je ressens à peine notre séparation. (unsere Trenung) » 115Ibid.p.227; VA.p.145 : « Vibrante jeune fille! (Seelenvolles Mädchen) Toi déjà si belle (Du bist so schön schon izt !) en quelle exquise gloire fleuriras-tu, quand tu auras trouvé ton vrai climat! »(Wie wirst du dann erst, wenn das ächte Klima dich nährt, in entzükender Glorie blühn) 116Ibid.p.215; VA.p.129: « La nouvelle alliance des esprits ne se nouera pas en l'air (Der neue Geisterbund kann in der Luft nicht leben), la sainte théocratie du Beau doit s'établir dans un Etat libre: (die heilige Theokratie des Schönen muß in einem Freistaat wohnen) celui-ci a besoin d'un lieu sur Terre, et ce lieu, nous le lui conquerrons »(und der will Plaz auf Erden haben und diesen Plaz erobern wir gewiß). 117Ibid.p.223; VA.p.140 : « Laisse-moi, Diotima! Leur insuffler le souffle du dieu, (Diotima, laß mich den Othem Gottes unter sir hauchen), leur adresser une parole du cœur. (laß mich ein Wort von Herzen an sie reden, Diotima.) 118Ibid.P.214; VA.p.128: « Ich bin zu müssig geworden, rief ich, zu friedenslustig, zu himmlisch, zu träg! – Alabanda 45 sans pouvoir y demeurer, comme le lui montre Diotima avec douceur et fermeté. Ainsi se refait jour l'idée d'un partage que nous avions évoquée par rapport à la Grèce : comment penser de manière cohérente la restauration d'une unité entre soi et la nature, si cette unité est bâtie sur une rupture irréversible avec les autres hommes qui habitent le même monde et sont tous fils de la même Nature ? Il semble en effet que cette ferveur ne parvienne à plein accomplissement que lorsqu'elle est partagée, lorsqu'elle est cela-même au nom de quoi les hommes se réunissent. La posture qui est celle d'Hypérion à ce moment-là induit un tout autre rapport au monde que la radieuse contemplation, qui, elle, s'accomplit dans l'enveloppement de soi par le Tout, dans un geste de retrait afin de sentir la vie du Tout, de la laisser se déployer d'elle-même sans intervenir, pour s'en laisser imprégner de part en part: l'action, en revanche, suppose l'expression d'une individualité qui s'impose face à l'extériorité, qu'elle entend façonner à sa guise, selon ses exigences propres. D'un côté, une subjectivité qui s'impose et se veut créatrice d'un nouvel espace d'habitation, qu'elle entend modeler selon ses lois; de l'autre, un individu qui fait effort pour se déprendre de sa subjectivité, en se faisant « l'écoutant » du vaste concert de la Nature, afin d'en devenir une note, sans pour autant le modifier violemment dans sa substance même. Cet élan se voit fortifié et encouragé par la profonde amitié qui le lie à Alabanda 119, source de liberté et de plénitude, car fondée sur la reconnaissance de l'essentiel, et sur des exigences communes quant à la manière d'être au monde. Tous deux partagent les mêmes ambitions et les mêmes espoirs quant à cette guerre, à laquelle ils se rendent donc le cœur ardent, bien décidés à être les libérateurs du peuple grec120, et à voir surgir ce Royaume de la Beauté 121, au sein duquel il deviendra enfin possible de mener une existence nouvelle et digne : « Une existence qui soit nôtre,(Ein eignes Leben) enchaînai-je, une existence nouvelle et digne, (ein neu, ein ehrsames Leben). Sommes-nous nés de l'eau croupie comme les feux follets, ou descendons-nous des vainquers de Salamine? (stammen wir von den Siegern bei Salamis ab?)122 » sieht in die Welt, wie ein edler Pilot, Alabanda ist fleissig und sucht in der Wooge nach Beute; und dir schlafen die Hände im Schoos'? Und mit Worten möchtest du ausreichen, und mit Zauberformeln beschwörst du die Welt? Aber deine Worte sind, wie Schneefloken, unnüz, und machen die Luft nur Trüber und deine Zaubersprüche sind für die Frommen, aber die Unglaubligen hören dich nicht. » Nous soulignons. La critique que s'adresse Hypérion à lui-même n'est pas sans posséder des accents fichtéens, qui voyait dans la paresse (Trägheit) – cette force qui travaille le moi et menace de la tirer vers le bas s'il se laisse dominer par elle – un penchant naturel, mais dangereux de l'homme, qui peut avoir pour conséquence de le conduire à faire un mauvais usage de sa liberté, en se refusant à déployer ce qui le constitue comme être rationnel, et à s'enfoncer ainsi dans une routine mécanique d'où la pensée et la réflexion sont absentes. C'est pour cette raison que Fichte y voit une source toujours féconde pour le mal au sein même du moi: Fichte, Le système de l'éthique selon les principes de la doctrine de la sciences, p.190-191 trad.P.Naulin, 1986, PUF: “Nous supposons donc une inertie originaire à l'égard de la réflexion et, par voie de conséquence, à l'égard de l'action qui se règle sur cette réflexion. Ce serait donc là un mal radical, véritable et positif, non quelque chose qui soit simplement négatif, comme il a semblé jusqu'à présent.” Cette force d'inertie est ce qui caractérise l'être, la nature: “ La nature comme telle, comme non-moi et objet en général, n'a que du repos, que de l'être.” Mais s'il emploie le terme “force d'inertie”, c'est pour désigner sa capacité de résister à l'activité qui lui est opposée. 119Ibid.p.225: « Nous nous enflammions mutuellement » ; VA.p. 144 : « Es entzündete einer den andern. » 120Ibid.p.226: « Nous allons dépouiller cette livrée d'esclaves où le Destin avait imprimé ses armes... » VA.p.144 : « Da legen wir die Sclavenkleider ab, worauf das Schiksal uns sein Wappen gedrükt » 121Ibid.p.226: « A ce but, m'écriais-je, où l'on verra poindre le nouvel Etat libre, et surgir du sol grec le panthéon de la Beauté. ; VA.p.144 : « Zum Ziele, rief ich, wo der junge Freistaat dämmert und das Pantheon alles Schönen aus griechischer Erde sich hebt. » 122Ibid.p.225 ; VA.p.143 46 Cette nouvelle existence, qui constitue l'horizon d'Alabanda et d'Hypérion, et la raison d'être de cette guerre contre les Turcs, n'est pas sans ressembler à l'existence qui était celle des anciens Grecs, qui a été érigée en modèle. Elle n'est donc nouvelle que dans la mesure où elle rompt avec l'existence actuelle, qui souffre d'une scission d'avec la « maternelle Beauté », mais si l'on adopte une vue plus large, elle est bien plus une restauration de ce qui a été perdu, qu'une innovation radicale quant à la manière d'être au monde 123. Ainsi, l'unité pour laquelle ils luttent n'est pas l'unité purement extérieure d'un peuple qui n'aurait de commun que le sol et le drapeau, mais une unité bien plus profonde, l'unité des esprits enfin libérés et rajeunis parce qu'habités par les dieux, pour qui la gravité enclose en toute joie devient manifeste, ainsi que la sérénité qui accompagne toute action humaine. Dans les dernières lettres qu'elle adresse à Hypérion, Diotima exprime avec précision ce qu'aurait pu être le monde érigé par Hypérion, n'avait été le cruel échec auquel l'ont condamné ses hommes, et qui marque l'échec de toute action dans l'horizon de l'établissement d'une communauté nouvelle. C'est bien l'attitude des hommes envers le monde, et entre eux, qui eût été transfigurée : « Dès lors, les hommes amis de la compagnie, hésitaient à se séparer; il cessaient de tourbilloner comme des grains de sable dans les tempêtes du monde sauvage. (nun verliessen so leicht sich nicht die geselligen Menschen ; wie der Sand im Sturme der Wildniß irrten sie unterreinander nicht mehr), Jeunes et vieux ne se honnissaient plus; l'étranger ne manquait plus d'hôtes, les enfants d'un même pays ne se divisaient plus, et les amants plus jamais ne se gâtaient leur amour.( noch höhnte sich Jugend und Alter, noch fehlt' ein Gastfreund dem Fremden und die Vaterlandsgenossen sonderten nimmer sich ab und die Liebenden entlaideten alle sich nimmer ); ô Nature! Aux joies sacrées qui sourdent mystérieusement de tes profondeurs et rajeunissent le coeur (an deinen Quellen, Nature, erfrischten sie sich, ach ! An den heiligen Freuden, die geheimnißvoll aus deiner Tiefe quillen und den Geist erneun );. 124» Cette communauté idéale125, grâce à l'amour et au souffle divin qui la traversent et l'animent, serait protégée de l'abîme de la séparation, les hommes ayant enfin pris conscience de leur filiation commune: fils d'une même Nature, qui dispense à qui s'abreuve à ses sources la jeunesse infinie du cœur et de l'esprit, ils ne pourraient manquer de sentir l'étroitesse de leurs liens et d'y être fidèles. Plus de dissonances, mais une entente fraternelle infinie, marquée du sceau de la joie, et du sens de la fête, qu'exprime chaque action humaine, pénétrée du feu de la divinité. La proximité avec la nature ennoblirait chaque occupation, même la plus modeste 126. Cette révolution radicale de la 123Ibid.p.227: « Ne vois-tu point les astres éternels, heureux de ce nouveau voisinage, sourire sur nos villes et nos forêts, la mer antique, à l'aspect de notre peuple flânant sur ses rivages, se rappeler la beauté d'Athènes et nous apporter encore sur ses vagues, comme jadis à ses préférés, le bonheur? » ; VA.p.145 : « O sihest du nicht, wie froh der neuen Nachbarschaft, die ewigen Sterne lächeln über unsern Städten und Hainen, wie das alte Meer, wenn es unser Volk lustwandeldn am Ufer sieht, der Schönen Athener wieder gedenkt und wieder Glük uns bringt, wie damals seinen Lieblingen, auf fröhlicher Wooge ? » 124Ibid.p.246; VA.p.175 125La description de cette communauté rêvée se trouve également dans la Jeunesse d'Hypérion, émanant encore une fois de Diotima : « Je porte en mon âme une image de la sociabilité: grands dieux! Comme elle fait apparaître plus beau d'être ensembles que seuls! Si l'on ne tirait joie, pensé-je souvent, que des choses qui sont chères à tous les cœurs humains, si le Sacré qui est en nous tous se transmettait par la parole, l'image et le chant, si tous les esprits communiaient en une seule vérité, se reconnaissaient en une seule beauté, ah! Si l'on courait ainsi main dans la main à la rencontre de l'infini! » 126La jeunesse d'Hypérion: « nous chantons d'autres chants, nous fêtons de nouvelles fêtes, les fêtes des saints de tous lieux et de tout temps, des héros de l'Occident et de l'Orient; alors chacun de nous en choisit un, le plus proche de son 47 manière d'être au monde ne procèderait pas d'une quelconque violence faite à un peuple pour lui imposer une attitude jugée meilleure, mais plutôt, consisterait à amener les hommes de ce peuple à voir d'eux même ce qu'ils avaient en eux et devant les yeux depuis toujours, mais qui, à force de ne pas être vu ou considéré, sommeillait127. Il s'agit donc en quelque sorte d'une conversion à ce qui leur est le plus intérieur, jusqu'alors négligé et inconnu, et qui, de soi-même, réduirait à néant toute forme de petitesse. Il ne s'agit donc pas de se tourner vers autre chose que ce dont ils portent la possibilité en eux-mêmes, et qui constitue la profondeur et la vérité de leur être. C'est bien pour cela que dans l'esprit d'Hypérion, une telle conversion apporte la liberté: elle permet de se libérer de l'esclavage qu'est devenue la condition humaine quand elle se referme sur elle-même, perdant de vue ce qui lui donne un sens, et confère à chaque action humaine sa dimension d'âme. Ainsi, nous voyons que les plus hautes aspirations d'Hypérion et Diotima concernent bien la vie sur Terre, en laquelle la Beauté peut mûrir et être dignement fêtée, ce qui corrobore l'hypothèse qui est la nôtre exposée dans la fin de la première partie. La plongée dans l'action est pour Hypérion l'occasion de découvrir une nouvelle manière d'être, propice au déploiement de possibilités qu'il recelait mais que la contemplation laissait endormies. La volupté et l'enthousiasme sont non seulement créés par l'investissement de son être tout entier dans une « tâche vivante », bien réelle, mais aussi par le sentiment, véritablement grisant, de marcher vers l'avenir en compagnie de son armée, qui lui semble à ce moment-là être la préfiguration de la communauté rêvée, unie par une aspiration, une ardeur, et une foi commune. Grisé par cette ébauche de révolution, il en vient à se croire en mesure d'être souverain quant à sa destinée, ses nouvelles forces le poussant à se sentir invincible, à nier la puissance du Hasard et du Destin sur son existence et ses projets. Rien ne semble capable d'entraver la réalisation, pour laquelle, pour une fois, il n'œuvre pas seul, mais avec d'autres, de ce projet commun, grâce auquel pourront enfin s'épanouir toutes les potentialités enfouies de l'homme, transfiguré par la découverte de ce qu'il a de divin en lui et hors de lui. Le sentiment d'être enfin actif, s'accompagne du sentiment de la toute-puissance: au regard de son existence précédente, ce qui se fait jour ici semble enfin l'impliquer à part entière, en cessant de ne faire de lui que le récepteur heureux ou malheureux, désespéré ou exalté, des événements qui s'imposent à lui, sans qu'il n'ait aucune prise sur eux. D'où, une impression d'impuissance, qui se traduisait en plaintes closes sur elles-mêmes, et ne pouvaient conduire qu'à la résignation128, et au repli sur soi, dans l'intériorité, afin de ne plus se heurter à la cœur et de sa vie, il le nomme, et le mort admirable apparaît au milieu de nous dans la gloire de ses actes; même celui, occupé à son tranquille foyer, qui a fait sa part avec un sens pur, nous ne l'oublions jamais, et des couronnes fleurissent pour chaque vertu. » 127 Ibid.p.246: « Car tu avais guéri les yeux des Grecs,Hypérion! (Hattest deinen Griechen das Auge geheilt),et ils recommençaient à voir ce qui vit, (daß sie das Lebendige sahn) tu avais rallumé l'enthousiasme qui dormait en eux comme le feu dans le bois, (und die in ihnen, wie Feuer im Holze schlief, die Begeisterung hattest du entzündet) et ils avaient retrouvé la ferveur silencieuse et constante de la Nature et de ses purs enfants. »(daß sie fühlten die stille stete Begeisterung der Natur und ihrer reinen Kinder.); VA.p.176 128Ibid.p.150 : « Je me lassai enfin de chercher des raisins au désert et des fleurs sur les glaciers. » ; VA.p.31 « Il me semblait vraiment, parfois, au milieu de ces gens cultivés, que la nature humaine se fut dissoute dans l'effrayante diversité du règne animal. » ; « Es war mir wirklich hie und da, als hätte sich die Menschennatur in die 48 cruauté du réel, et de se régénérer à la source des souvenirs, et d'un avenir rêvé. Cette posture n'était pas sans anticiper celle de la belle âme décrite par Hegel, comme nous l'avons montré. Nous ne pouvons lire ces paroles sans penser à l'hybris, et à ses conséquences désastreuses, pour un homme grec129. Hypérion, ici, se croit capable, par sa volonté seule, de transfigurer significativement la configuration du monde, se plaçant de lui-même au-dessus des lois du Destin, desquelles il se croit à l'abri, en vertu du sentiment de sa liberté absolue. d/L'échec de l'action, qui, loin de restaurer une unité, consacre l'impossibilité de nourrir l'espoir d'une nouvelle communauté humaine. Et malheureusement, encore une fois, tout s'écroule, tous les espoirs, tous les projets quant à l'être-ensemble. La chute est violente, après ce bref héroïsme qui l'a si ardemment animé: il conduisait le peuple et ses hommes à la liberté, par la restauration d'une possibilité d'exister en accord avec leur être le plus profond, mais eux n'ont pas su se détacher de l'appât du gain, de la bassesse et de la servilité, mettant leur énergie au profit d'un catastrophique pillage et d'un sanglant massacre sans distinction130, qui ont réduit à néant toute l'entreprise d'Hypérion. S'il invoque la sainte Némésis, c'est qu'il a bien conscience de s'être cru, dans son enthousiasme, au-dessus des lois du Destin, à l'abri de tout retournement désastreux, alors même que son entreprise, menée avec d'autres hommes, l'exposait plus que jamais à un semblable coup du sort. De libératrice qu'elle devait être, son armée passe à la pire des conditions, à savoir celle d'un regroupement de barbares, en détruisant et souillant le sol même duquel elle devait faire surgir le « Panthéon de la Beauté ». Après un échec aussi cuisant, qui a mûri au cœur même de l'embryon de la communauté idéale formée par Hypérion que constituait l'armée en laquelle il avait placé une telle foi, il semble difficile de pouvoir à nouveau croire en la réussite et en l'accomplissement d'une action historique menée avec d'autres hommes. Cette désillusion enfante une indicible douleur, due à l'impossibilité de bâtir sur cette Terre, pourtant tellement chérie, et abritant en son sein tellement Mannigfaltigkeiten des Thierreichs aufgelöst, wenn ich umher gieng unter diesen Gebildeten. » Rien dans ce monde ne semble pouvoir être à la mesure de son désir, des ses aspirations quant à l'existence: il se heurte, en essayant de se communiquer, au mépris et aux moqueries, qui trahissent une totale incompréhension de ce qu'il tente de montrer et de faire sentir à ses contemporains: rien entre eux ne fait lien, d'où l'impression d'une « dissolution dans le règne animal ». Encore une fois, cette « bestialité », est due à l'occultation de l'une des deux dimensions qui constituent l'homme, qui fait basculer ces « gens cultivés » dans l'unilatéralité, contre laquelle il s'agit pourtant pour un homme de lutter afin d'épanouir les plus belles forces de son être. 129L'hybris, est en effet, pour la civilisation Grecque, à laquelle est absolument étrangère la notion de pêché, la faute par excellence qu'un humain peut commettre, en outrepassant les limites – qu'il juge trop étroites pour lui – imposées par le Destin, d'où la traduction par le terme « démesure ». La juste mesure, l'acceptation de son lot, de la part que le Destin nous octroie, c'est là ce que tout humain se doit de respecter. Celui que l'hybris emporte, en veut toujours plus que ce qui lui échoie, et commet l'erreur de se croire au-dessus de ce qu'impose le destin, (ou Moïra, qui attribue à chacun son partage, son lot de joies et de souffrances) se pensant en mesure de modifier à sa guise cette attribution, selon ses désirs. 130Ibid.p.234 ; VAp.156: « Es ist aus, Diotima! Unsre Leute haben geplündert, gemordet, ohne Unterschied, auch unsre Brüder sind erschlagen, die Griechen in Misistra, die Unschuldigen, oder irren sir Hüfflos herum und ihre todte Jammermiene ruft Himmel und Erde zur Rache gegen die Barbaren, an deren Spize ich war. » Nous soulignons. Cette succession de termes donne à entendre la désillusion sans appel à laquelle la conduite de ses compagnons pousse Hypérion. 49 de possibles. L'idéal qu'il s'agissait de réaliser ne peut souffrir de compromis, et ne saurait être imposé par la force: il repose sur la considération de ce qu'il y a de meilleur en l'homme, et ne saurait donc s'accommoder de ses impulsions les plus viles, qui, si elles ne se régulent pas d'elles mêmes, sont le signe d'un échec quant à la transmission des valeurs qui doivent structurer la communauté. S'il n'y a pas conversion de l'être tout entier de chaque personne, et profonde intériorisation de l'idéal commun, rien ne peut être établi, car c'est sur la liberté que le Royaume de la Beauté doit être fondé, liberté étant entendu ici, non comme libre-arbitre, mais comme pleine coïncidence avec soi, c'est-à-dire avec le divin en soi. Si chacun ne procède pas à cette intime conversion, la communauté telle que la rêve Hölderlin, et à travers lui Hypérion, s'avère purement et simplement impossible, car cela même vers quoi chaque regard doit se tourner est ce qui fait lien, ce qui donne tout son sens à l'être-ensemble. Si donc les êtres qui doivent former la communauté y sont aveugles, elle perd sa raison d'être. Tout cela n'a rien d'abstrait ou de naïf, mais procède d'une réflexion éminemment sérieuse sur ce qui peut constituer un lien entre les hommes, afin de ne pas vivre dans une société formée d'atomes, dont l'unité, les maintenant dans l'extériorité les uns par rapport aux autres, serait factice et imposée sans avoir un enracinement profond dans l'être du monde et des hommes. La société idéale s'ancre donc dans un fondement qui n'a rien de purement et simplement social, mais qui relève d'une exigence ontologique d'unité. Cet échec, s'il sanctionne l'impossibilité de bâtir avec d'autres hommes une nouvelle communauté éthique – ce qui, au fond, est de l'ordre du constat – marque également pour Hölderlin la nécessité de se distancier d'une pensée qui place la volonté individuelle au sommet, et qui fait de l'action éthique devant conduire à l'autonomie son horizon ultime, cette dernière étant la plus haute destination de l'homme. Distance nécessaire, car en dépit de l'espoir illimité qu'a pu nourrir Hypérion quant à l'action révolutionnaire, cette dernière s'est avérée inapte à approcher adéquatement son idéal, en ne faisant au contraire qu'exacerber ce contre quoi il était parti en lutte, à savoir la violence, les dissonances, la distance entre les hommes. L'action éthique, menée de front par un individu qui exerce sa liberté à l'infini afin d'accéder à l'autonomie, qui consiste à ne pas être déterminé par quoi que ce soit d'extérieur (le monde sensible en particulier) duquel notre volonté et notre intelligence sont absentes, n'est pas une posture satisfaisante quant à l'exigence de Hölderlin. Elle ne peut donc en rien constituer un absolu, comme cela est le cas dans la pensée de Fichte131, pour qui, dès que le Moi cesse d'agir, il retombe dans la 131 Cette voie de l’action correspond à la voie pratique privilégiée par la Wissenschaftlehre de 1794 connue par Hölderlin avant Hegel et Schelling. Pour surmonter l’opposition kantienne du sujet et de l’objet, le moi fini peut emprunter la voie de la connaissance (qui fait de l’objet le produit d’une constitution transcendantale du sujet) mais l’unification n’est jamais totale ; elle culmine avec l’imagination qui n’offre pourtant pas une unité mais un flottement (Schweben) entre sujet et objet. Le moi comme activité ne peut accomplir l’unification que par la voie pratique (qui marque l’effectuation de la liberté dans le monde mais elle reste toujours à reprendre). Il serait intéressant de chercher à comprendre les liens entre la philosophie fichtéenne et la pensée hölderlinienne. Nous pouvons voir dans Hypérion des échos de ce qui constitue la matrice de la WL de 1794 : l’unité sujet-objet serait incarnée par Diotima, la voie de l’action par les guerres libératrices menées avec Alabanda. Mais cette voie ne conduit pas à l’affirmation de la liberté et 50 passivité, cesse de s'auto-créer et de tendre vers la liberté, et donc, d'être un Moi. Il n'y a en effet chez Hölderlin, malgré les échos fichtéens présents dans l'enthousiasme qui porte vers l'action, aucune trace de ce refus catégorique de se laisser déterminer par l'extériorité, au contraire. Il s'agit en effet de se laisser pénétrer par l'afflux de la Beauté, qui n'est produit par aucun homme. Le Moi – s'il convient encore de parler ainsi – tel qu'il se détermine dans Hypérion, se sait tributaire d'une dimension qu'il ne maîtrise pas et dont il n'est pas la source, même s'il a à l'honorer. se renverse plutôt en son contraire. La fin de l’ouvrage ouvre une nouvelle voie plus contemplative, que Hölderlin s'attachera à explorer. C’est la tragédie inachevée Empédocle qui devait effectuer le passage de l’éthique à l’esthétique (en particulier poétique) pour aboutir à une mystique de l’attente du divin. 51 Conclusion de la deuxième partie. L'exigence de fidélité à ce qui se donne comme Beauté, au divin qui est en chaque homme et dont le monde témoigne par sa vie même, perd-elle alors toute sa prétention à l'effectivité, en étant condamnée à ne demeurer qu'une exigence? Nous l'avons dit, il semble difficile d'y répondre seul, en se retirant du monde ambiant, car le sens même de cette exigence est de réunir une communauté, dont l'existence sera vivifiée par cette exigence même, et qui configurera un monde à l'image de cette dernière. Cela semblait en effet être la plus haute manière de se montrer fidèle à la donation de l'Absolu, qui se révèle comme Beauté, ainsi que l'expriment ces paroles de Diotima dans la Jeunesse d'Hypérion: « L'Un que nous adorons, nous ne le nommons point; quoiqu'il soit près de nous autant que nous-mêmes, nous ne l'exprimons point. Nul jour ne le fête, nul temple n'est à sa mesure; l'harmonie de nos esprits et leur croissance infinie le fêtent seuls. » Or, Hypérion est face à l'échec total d'une telle réalisation. Comment alors, fêter cet Un, présent à nous-mêmes et au monde, alors même que la manière la plus juste de s'y livrer est frappée d'impossibilité? 52 Partie 3. 53 « Ja ! Eine Sonne ist der Mensch, allsehen, allverklärend, wenn er liebt, und liebt er nicht, so ist eine dunkle Wohnnung, wo ein rauchend Lämpchen brennt » III/ La voie de l'amour et de la ferveur. Après ce détour, nous sommes plus en mesure de comprendre la particularité de la rencontre avec Diotima, et donc ce que cette dernière incarne et les possibles qu’elle ouvre: nous comprenons pourquoi c'est en elle que l'Absolu s'incarne et apparaît à Hypérion, et donc la nécessité de prêter tout particulièrement attention à ce qu'il est dit d'elle pour saisir l'approche de l'Absolu qui se fait jour dans Hypérion. A l'exaltation quelque peu désordonnée fait place un meilleur équilibre, plus propice à le laisser se manifester.132 Notre présentation ne respecte pas exactement l'ordre chronologique de présentation des événement tels qu'ils surviennent dans l'existence d'Hypérion, nous abordons cette rencontre après les tentatives malheureuses pour établir un état libre sur le sol duquel pourrait surgir le Panthéon de la Beauté. Ce n'est pas arbitrairement que nous avons fait ce choix, mais bien parce que la personne de Diotima est un centre à partir duquel se déploie le reste, et les difficultés qu'elle soulève ici restent entières, même après les essais concrets d'Hypérion pour y remédier. Si donc, selon un ordre purement chronologique, sa rencontre intervient avant ce dont nous venons de parler et le conditionne, le sens de la voie qu'elle ouvre à Hypérion ne s'auto-abolit pas à l'image des tentatives qui nous ont occupées jusque-là. a/ Diotima,l'incarnation de cette unité avec toutes choses vivantes. A travers elle nous voyons que cette unité avec toutes choses ne nie pas chacun des éléments, mais qu’au contraire ils adviennent à eux-mêmes véritablement par cette fusion même, à la manière des notes d’une mélodie. Cette Unité n'est pas une Unité Absolue résorbant et anéantissant tous les éléments qui la composent pour former un Tout où règne l'indifférence. L’image de la mélodie traverse tout le roman133, et cela n’a rien d’anodin : comme nous venons de le remarquer, l’Unité recherchée est celle-là même qui est à l’œuvre dans un morceau de musique : chaque note est différente, proprement elle-même dans toute sa singularité, mais ne prend toute son ampleur qu’associée aux autres. Dans cette association, elle demeure une note singulière et différente des autres, elle n’est donc pas abolie dans cette nouvelle totalité qu’est la mélodie, mais 132op. cit.p.199: « Depuis quelques temps déjà, l'influence de Diotima m'avait donné un meilleur équilibre (Schon lange war unter Diotimas Einfluss mehr Gleichgwicht in meine Seele gekommen); ce jour-là, je le sentis plus pur encore, et mes forces d'ordinaires exaltées, dispersées, convergeaient toutes en le juste milieu. »(und die zerstreuten schwärmenden Kräfte waren all'in Eine golde Mitte versammelt) . VA.p.104 133 Par exemple, Ibid.p.142;VA.p.19, où il est question de « la résonance (der Nachhall) de sa [Adamas] tranquille ferveur », de la « musique de son être » (die Melodien seines Wesens) ; Ibid.p.144; VA.p.22: « leurs âmes (…) s'harmonisaient (tönten), et chacun conservait ensuite en lui-même (...) ces merveilleux accords. (die entzükenden Accorde) 54 en revanche elle est transfigurée, au sens où ce qui s’exprime d’elle au contact des autres fait jaillir de son fond ce qui serait resté inconnu sans cela. Voilà ce qu’incarne Diotima : elle est une note du vaste concert de la Nature, sans pour autant s’y être elle-même abîmée et perdue : l’incarnation vivante et sensible de l’Absolu, en un mot, une promesse de joie infinie. Sa manière d'être au monde témoigne de cette proximité avec toutes choses: elle est celle qui, en étant, simplement, permet à ce qui est d'apparaître avec tout l'éclat de la présence. C'est cela qui suscite la plus grande ferveur d'Hypérion: Diotima n'a pas à parler, car ce qu'il y a de plus précieux en elle irradie quiconque porte son regard sur elle: « Elle semblait toujours dire si peu de choses, et elle en disait tant! » (Sie schien immer so wenig zu sagen, und sagte so viel)134 Le sens ici, émane d'elle, sans qu'elle n'ait d'effort à faire pour essayer de se communiquer. Cette plénitude, elle la tient de sa parfaite innocence, qui chez elle n'est pas synonyme d'inaccomplissement ou de naïveté, mais de simplicité: elle n'est pas confrontée aux affres du douloureux retour sur soi, qui souvent constitue un obstacle éminent pour s'unir au Tout, l'ipséité pouvant parfois se muer en un véritable labyrinthe dont la sortie ne se trouve qu'au prix « d'éons de lutte 135». Elle est le signe vivant qu'il existe un espace de sens qui doit se vivre, auquel la parole ne suffit pas. Il semble effectivement un peu stérile et vain de produire une magnifique théorie sur l'unité avec le monde, et d'en rester là, sans éprouver dans l'existence toute la profondeur spirituelle d'une telle théorie. Chez Diotima, comme l'explique Hypérion, cela est absolument spontané, cette attitude n'a pas été apprise, mais est le fruit de son pur être, une disposition « innée de sa nature » qu'elle ne fait qu'accomplir et déployer, avec une spontanéité sans pareille. D'où la glorification de son innocence, car un tel être, qui se meut dans le Tout de la Nature, ne se prend pas pour objet mais, comme l'enfant, est entièrement ce qu'il est, tout en n'en ayant pas à proprement parler conscience: « Que pèse tout le savoir acquis du monde (künstliche Wissen), que pèse la fière maturité des pensées humaines (die ganze stolze Mündigkeit der menschlichen Gedanken), en face des accords spontanés de cet esprit (die ungesuchten Töne dieses Geistes) qui ne savait ni ce qu'il savait, ni ce qu'il était? (der nicht wusste, war es wusste, was er war)?136 » La vérité que délivre tout l'être de Diotima sans que celle-ci ne cherche à l'imposer violemment comme un dogme, est une vérité quant à l'existence. Et cela se fait sur le mode de la discrète monstration, qui laisse l'autre libre de prendre ou non le même chemin. Diotima n'expose pas une théorie, mais montre, par sa manière même d'être au monde, une possibilité qu'il est loisible à toute personne, en tant qu'il est un être humain, d'explorer et d'approfondir par lui-même. Ce qu'elle est, nous pouvons le comprendre à la lumière d'un poème plus tardif de Hölderlin, Fête de Paix, dans lequel la distinction est opérée entre deux dimensions, celle de la sagesse, du savoir, aussi éminent 134Ibid.p.181; VA.p.78 VA.p.72 136Ibid.p.181; VA.p.78 135Ibid.p.176; 55 et éclairant soit-il, et celle du divin, qui, lorsqu'il se manifeste, fait régner « une tout autre clarté »137. La clarté qui règne en sa présence est celle dispensée par le divin quand il apparaît 138. C'est en ce sens que la comparaison s'établit déjà dans cette formule de Hypérion entre le savoir des sages, si accompli soit-il, et la clarté, qui émane de la spontanéité sans défaut de Diotima, et qui lève le voile sur ce que les sages peinent à découvrir malgré tous leurs efforts. Elle jouit de « l'insouciance du ciel139 », de la plénitude divine, de la bienheureuse simplicité qui n'est pas synonyme de naïveté, mais d'entente infinie avec le Tout: pour elle, il ne saurait y avoir de conflit entre le divin qui est en elle et ce qui est hors d'elle, l'harmonie entre ces deux dimensions étant parfaite. De cette parfaite harmonie découle une sereine confiance en la Nature, qui justement, constitue pour Diotima ce sol, qui lui permet d'habiter le monde en paix, ce qui l'entoure ne venant pas s'opposer à elle de manière frontale, en faisant éclater une différence d'apparence irréconciliable, mais s'harmonisant parfaitement avec son être. L'équilibre qu'il semble si difficile à Hypérion de trouver entre le céleste et le terrestre, se voit, lors de leur rencontre, parfaitement accompli chez Diotima. Elle est la céleste ordonnatrice, qui sanctifie tout par sa seule présence 140, parvenant encore à jouer sur les cordes de la nature141, et à en faire sortir d'harmonieuses mélodies. Du chaos qu'est la Grèce moderne, elle fait surgir la paix divine, ordonnant ce qui semblait irrémédiablement déchiré. D’où le caractère fulgurant de la rencontre, qui ouvre les possibles de manière si inattendue et si radicale pour Hypérion, pour qui, nous l'avons dit, la question directrice est de savoir comment habiter ce monde-ci en étant fidèle à ce qu'il y a de plus haut, c'est-à-dire en ne laissant pas s'exaspérer les différences qui creusent l'écart entre soi et le monde, autrement dit entre la mèreNature et tout ses fils, entre le céleste et le terrestre. Nous comprenons effectivement le rôle qu'elle va jouer dans l'existence d'Hypérion, qui, émerveillé qu'un tel être soit, va ériger cet être même en modèle pour la nouvelle communauté. 137« Ein Weiser magt mir manches erhellen; wo aber Ein Gott erscheint, Das ist doch andere Klarheit » 138 Cela nous permet de mieux comprendre encore le geste de Hölderlin, qui, comme nous l'avons expliqué dans le premier moment de notre propos, en dépit de la dimension proprement philosophique de ses questionnements, et de son attachement pour la pensée, ne saurait demeurer sur cette voie pour mener sa démarche jusqu'à son accomplissement, si toutefois accomplissement il peut y avoir. Sa tâche est en effet d'essayer de chanter cette éclaircie, de comprendre ce qui se joue pour l'homme, et pour le poète, dans cette interaction avec le dieu, tout comme dans la nuit du retrait des dieux. 139Ibid.p188; VA.p.88 : « Das ist ja meine Freude, süsses Leben! dass du in dir den sorgenfreien Himmel trägst. » Nous soulignons. 140 Ibid.p.178: « Tout était embelli, sanctifié par sa présence. Où que je pose les yeux, quoi que je touche, son tapis de pied, son coussin, son guéridon, tout lui était secrètement lié. » VA.p.73: « Ach! es war alles geheiliget, verschönen durch ihre Gegenwart. » 141Ibid.p.211: « Tu demandes où sont les hommes, Nature? Tu pleures comme un instrument dont ne joue plus que le vent, frère du hasard, parce que le musicien qui savait en jouer est mort? », ; VA.p.120: «Du frägst nach Menschen, Natur? Du klagst, wie ein Saitenspieln worauf des Zufalls bruder, der Wind, nur spieltn weil der Künstler, der es ordnete, gestorben ist? » A travers ces paroles s'exprime ce que va être la vocation du poète: en s'ouvrant à la vie du Tout, de la Nature, il va pouvoir à nouveau faire vibrer ses cordes, et en faire émerger une nouvelle harmonie, rendant son concert audible à l'ensemble de la communauté à laquelle il appartient, qu'il a pour tâche d'éduquer, et de rendre sensible à cette éternelle jeunesse de la Nature. 56 b/Une rencontre à la mesure du désir divin d'Hypérion, qui trace une voie pour la restauration de l'unité: l'amour. Nous allons le voir, l'amour est ce grâce à quoi les tensions inhérentes à l'être humain peuvent enfin être tenues ensembles sans que le conflit ne s'exacerbe jusqu'à devenir insoutenable. Il nous faut donc, avant d'envisager une telle possibilité, préciser la nature exacte de conflit, qui résulte, nous allons le montrer, d'une profonde ambivalence de l'homme142, qui explique les brusques revirements, les désillusions, mais aussi les joies les plus pures. Pour ce faire, prêtons attention à ces paroles venant de Diotima, après avoir écouté Hyperion lui faire le récit de son existence jusqu'à leur rencontre: « Comprends-tu maintenant ta misère et ta richesse?(Sihest du nun wie reich, wie arm, Du bist?) Ta fierté et ton abattement? (warum Du so stolz seyn musst und auch so niedergeschlagen?) L'atroce alternance, en toi, de la joie et de la douleur?(warum so schöklich Freude und Laid Dir wechselt?) C'est que tu possèdes à la fois tout et rien. 143» (Darum, weil Du alles hast und nichts.) Cette ambivalence, si elle n'est pas tempérée, si rien ne vient lui permettre de s'équilibrer, est à la source de cette « atroce alternance », qui corrompt à la racine la possibilité de s'établir en un juste milieu, qui est pourtant profondément désirée. De cette richesse, qui est aspiration à l'infini, naît un désir qui se heurte souvent à la pauvreté de ce qu'est en mesure d'offrir la vie terrestre, qui peut difficilement assouvir cette soif d'absolu, et qui explique les chutes brutales consécutives aux élans proprement divins qui font oublier l'attachement à la Terre. Arrêtons-nous un peu sur la détermination de ce désir, qui, nous venons de le voir, grâce à la rencontre avec Diotima se voit alors transcendé par sa réalisation, qui nourrit l'âme au-delà de toute espérance, trouvant enfin en elle une source à laquelle s’abreuver, qui jamais ne se tarit. Ce qu’il a de remarquable, en tant que désir, au regard de ce qui traditionnellement il peut être dit à ce sujet, il nous fait l'éclaircir. En effet, seuls les êtres finis se retrouvent en proie à cette passion que constitue le désir, c’est même là d’ailleurs une des marques les plus profondes de leur finitude, de leur imperfection, qui ne leur permet pas de jouir de l'autosuffisance. Parfois réduit à un appétit impossible à contenter durablement, perpétuellement renvoyé d’un objet à un autre, chacun leur tour supposés avoir été épuisés par l’acte qui les a consommé. De là, la lassitude, l’insatisfaction perpétuelle, la misère de l’homme, comme le souligne par exemple Pascal dans les Pensées144. Dans 142Cette idée se retrouve exprimée plusieurs fois dans Hyperion: Ibid.p.168; VA.p.57: « Rien qui ne puisse grandir, qui ne puisse tomber comme l'homme. Il compare souvent sa douleur (sein Leiden)à la nuit de l'abîme (mit der Nacht des Abgrunds) et son bonheur à l'Ether (und mit dem Aether seine Seligkeit), et c'est encore dire si peu! » ; ou encore, Ibid.170; VA.p.60: l'homme y est qualifié d'un « chaos de fermentation et pourriture », « incapable de maturité », ayant un passé florissant et se plaisant à s'imaginer s'égaler aux astres purs, « dans un autre monde ». 143Ibid.p.190; VA.p.91 144 Pascal, Pensées, frag 136 Lafuma, 139 Brunschvicg : « Le divertissement qu'il [l'homme] regarde comme son plus grand bien est en effet son plus grand mal, parce qu'il l'éloigne plus que toute chose de chercher le remède à ses maux. Et l'un et l'autre est une preuve admirable de la misère, et de la corruption de l'homme, et en même temps de sa grandeur ; puisque l'homme ne s'ennuie de tout, et ne cherche cette multitude d'occupations que parce qu'il a l'idée du 57 une telle perspective c’est en vain que nous cherchons à combler ce vide laissé en nous par l’absence de Dieu, car aucun objet fini ne sera en mesure de le remplir véritablement: seul l’amour de ce qui est « véritablement aimable » et que l’on ne pourra jamais embrasser entièrement, c'est-àdire Dieu, peut nous permettre, non pas de combler ce vide, mais de s’abîmer en cet amour qui humilie la concupiscence et fait naître un désir toujours renouvelé, mais cette fois-ci par l’excès de perfection de ce vers quoi il tend, dont il ne peut donc jamais épuiser toutes les richesses: mais ici c'est d'amour qu'il s'agit et non plus de désir, ou, pour parler comme Pascal, de concupiscence. Plutôt donc que de dire qu’il est toujours insatisfait, il convient mieux ici de dire qu’il est toujours renouvelé, mais qu’il demeure désir, car jamais il ne se transforme en possession d’un objet quelconque, ce qui l’anime n’étant pas un possible objet de possession ou de consommation, ce qui le différencie profondément de l’appétit. Hölderlin fait bien la distinction, à partir de ce qu’il constate des manières d’être de son temps : « Vous nommez votre faim amour, et vos dieux habitent où vous ne voyez plus rien145 ». C'est tout le contraire qui doit advenir à une âme touchée par l'amour, comme nous venons de l'expliquer: loin de l'aveugler, l'amour rend l'amant suprêmement voyant. Ainsi, l’amour, s’il est fils de Poros et Pénia (indigence et plénitude, richesse) comme le montre Platon dans le Banquet146, ne doit pas purement et simplement être un expédient à un désespérant vide intérieur, un prétexte pour se fuir, pour oublier illusoirement la pauvreté de l'existence l'espace de l'instant de sa consommation, et ce, à l'infini, comme cela est le cas pour la faim et la soif, dont la satisfaction est nécessairement éphémère et vouée à un sempiternel recommencement. Il en va tout autrement pour l'amour: marqué du sceau de la divinité, il est ce qui donne l’élan pour s’unir à elle à nouveau, en une union qui ne se pervertit jamais en possession ou en consommation, car ce qu’il y a de plus haut ne saurait être saisi sans être perdu, le mode d'approche n'étant pas celui de la saisie qui capture et s'approprie, mais du désir qui tend toujours vers ce qui est le plus digne d'être désiré. Il fait fond sur la pauvreté, au sens où il ne la nie pas mais compose avec elle, autant qu’avec la plénitude, vers laquelle il tend perpétuellement. L’amour est justement ce qui permet de ne pas laisser s’exaspérer à outrance la tension en nous entre la pauvreté et la plénitude, entre l’aspiration à l’infini et les limites rencontrées nécessairement. Un passage de la version métrique d’Hypérion permet de bien comprendre ce qui se joue dans l’amour : « Nous ne pouvons pas renier la force qui nous pousse à nous libérer, à nous ennoblir, à progresser à l’infini. Ce serait bestial. Mais nous ne pouvons pas non plus nier la force qui nous pousse à accepter une détermination, à recevoir, ce ne serait pas humain. Nous devrions périr dans le conflit de ces pulsions antagonistes. Mais l’amour les réunit. Il tend infiniment vers ce qu’il y a de plus haut et de meilleur, car son père est plénitude, mais il ne renie pas sa mère l’indigence ; il espère, il attend de l’aide. Aimer ainsi est humain.147 » bonheur qu'il a perdu ; lequel ne trouvant pas en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu'il n'est ni dans nous, ni dans les créatures, mais en Dieu seul. » Nous soulignons 145Op.cit.p.171 146Platon, 147 Banquet, 203a-204a Große Stuttgarter Ausgabe ( GstA), III, 194, Traduction de J.F Courtine dans Fragments de poétique, p.25. : “Wir 58 L'amour, comme l'explique Diotime à Socrate dans le Banquet, n'est donc pas, comme beaucoup le pensent, un dieu qui jouit de l'immortalité, de la beauté et de la perfection, bien au contraire 148. Eros n'est donc pas un dieu, mais un daimon149, c'est-à-dire qu'il fait le lien entre les mortels et les dieux. Ici, Hölderlin ne s'exprime pas exactement en ces termes, mais c'est là tout le sens que prend l'amour, qui, parce qu'il assure le lien entre le divin et l'humain, permet à ces deux dimensions de s'épouser harmonieusement. Cela apparaît clairement, l'amour est ce grâce à quoi dans les limites mêmes de notre humanité, s'épousent nos deux tendances fondamentales bien que contraires. S'il tend toujours vers le divin et s'en nourrit nécessairement, cet amour n'en est pas moins un amour humain, étant ce qui peut nous mettre en chemin vers l'accomplissement, dégageant la voie qu'obstruait le conflit trop violent entre ces tendances. Ainsi n'y a-t-il pas à choisir entre un chemin dont l'horizon serait l'infini, et un autre qui n'aurait à nous offrir que la limitation, la détermination, la finitude. Il faut bien insister sur la dimension proprement antagoniste (wiederstreitende) de ces deux pulsions, qui conduisent l'homme dans des directions complètement opposées150: qu'elles puissent être tenues ensembles, cela est loin d'aller de soi. Malgré cette unification, une tension perdure toujours, le conflit n'est pas effacé, il est simplement rendu vivable, au sens où il cesse d'être une impasse et peut être dépassé, même s'il demeure toujours présent. La richesse qu'il recèle quant à ce qu'est l'homme n'est donc pas perdue. Car il s'agit bien d'une richesse, qui est le propre de l'être humain, de tendre à la fois vers le plus haut et vers le purement terrestre, dont la perte n'est absolument pas souhaitable. Ces pulsions antagonistes ne sont donc pas supprimées, mais tenues ensemble, selon une harmonie d'autant plus belle qu'elle provient justement d'une tension entre les éléments qui la composent. Là encore, nous retrouvons l'harmonie héraclitéenne, telle qu'elle est déterminée dans les fragments 8 et 51 151 qui, können den Trieb, uns zu befreien, zu veredlen, fortzuschreiten ins Unendlichen, nicht verläugen. Das wäre tierisch, wir können aber auch den Trieb, bestimmt zu werden, zu empfangen, nicht verläugnen, das wäre nicht menschlich. Wir müßten untergehen im Kampfe dieser wiederstreitenden Triebe, Aber die Liebe vereiniget sie. Sie strebt unendlich nach dem Höchsten und Besten, denn ihr Vater ist der Überfluß, sie verläugnet aber auch ihre Mutter die Düfrtigkeit nicht; sie hoft auf Beistand. So zu lieben ist menschlich. » 148Platon, Banquet 203c-203e Eros, bien loin d'être beau et délicat comme nous pouvons l'imaginer, est toujours pauvre, errant, misérable, tout en recherchant toujours le beau et le bon. 149Platon, Banquet 202d-202e. 150Ibid.p.239: « Sommes-nous donc attachés comme des serfs, (wie leibeigene Knechte),au sol que nous labourons? (an den Boden gefesselt, den wir pflügen?) Ressemblons-nous à ces volailles timides, (wie zahmes Geflügel), qui n'osent quitter la basse-cour , parce que c'est là qu'elles trouvent leur pâtée? (das aus dem Hofe nicht laufen darf, weils da effüttert wird?) Nous sommes pareils aux jeunes aigles, (Wir sind, wie die jungen Adler) que le père chasse de l'aire pour qu'ils montent chercher leur proie dans les hauteurs de l'Ether. » (die der Vater aus dem Neste jagt, daß sie im hohen Aether nach Beute suchen) ; VA.p.162 Ici se trouvent exprimés, d'une autre manière, les deux types d'attraction auxquels l'homme est soumis. Remarquons que celle qui le porte vers le terrestre est synonyme de servilité, de peur de l'inconnu, et donc de sécurité un peu terne; En revanche, ne serait-ce que par l'animal choisi pour la comparaison ( l'aigle) l'attraction vers les hauteurs est synonyme de noblesse, de risque, de légèreté. 151La numérotation que nous indiquons ici est celle de Diels telle que nous en avons pris connaissance grâce à l'ouvrage de J.F Pradeau, Héraclite, Fragments [Citations et témoignages], GF, Paris, 2004. Dans sa numérotation à lui, il s'agit des fragments 36 et 79-2 : « La contrariété est avantageuse » ; « La plus belle harmonie naît des différences » ; « Toutes choses naissent de la discorde. » ; « Ils ne comprennent pas comment ce qui est différent de soi-même s'accorde avec soi-même; il y a une harmonie dans les deux directions, comme dans l'arc et dans la lyre » 59 loin d'exclure et de supprimer les tensions, se nourrit de ses dernières. L'amour est le point en lequel ces deux voies se rejoignent, pour n'en former plus qu'une. Ainsi, il permet à l'homme, de trouver enfin la juste mesure, d'être dans le juste milieu, trouvant ainsi un équilibre salutaire. c/ L'ouverture à l'amour du Tout Grâce à Diotima, lui est révélé ce qu'il avait toujours désiré, lui donnant accès à la dimension proprement divine de l'existence et du monde lui-même, et ce, à l'intérieur même des limites de la finitude. L'amour ouvre la possibilité d'une existence finie qui ne se referme pas sur elle-même, mais qui, ayant accepté la nécessité de cette finitude, ne refuse pas pour autant de s'ouvrir à une dimension qui la dépasse mais ne lui est pas étrangère. Il est ainsi une manière d'apprivoiser la finitude et de l'habiter sans sombrer dans la servitude et l'étroitesse de vue qu'elle suscite tant redoutée par Hypérion. C'est peut-être l'une des manières dont peut résonner à notre oreille la formule qui fait office d 'épigraphe à cette partie de notre travail: l'homme, quand il aime, devient allsehen, allverklärend. C'est sa vue sur le monde dans sa totalité qui est transfigurée, son regard embrasse un horizon bien plus large, mais, loin de perdre en acuité, il n'en est que plus profond et perçant, juste et englobant. L'amour donc, s'il est bien amour d'un autre être humain, dépasse cette dimension étroitement particulière en ouvrant à l'amour du Tout, qui est enfin perçu dans son ampleur par l'être métamorphosé par l'amour. Cette métamorphose opérée par l'amour doit nous permettre d'éviter de se méprendre sur cette place que lui accorde Hölderlin en le réduisant à une dimension purement sentimentale. Il ne faut pas oublier la solidarité de l'amour et de la pensée, telle qu'elle s'exprime dans le poème Socrate et Alcibiade: « Qui a pensé le plus profond aime le plus vivant152». La vie du monde, la pensée qui la sonde et en perçoit les vibrations, l'amour, n'appartiennent pas à des dimensions séparées. La plus profonde pensée ouvre à l'amour de ce qui est, car elle implique le cœur tout autant que l'esprit, comme le rappelle aussi la lettre dite sur les Athéniens153. C'est cette dimension ouverte par l'amour, grâce auquel l'individu devient suprêmement voyant, qui 152Hölderlin, Socrate et Alcibiade in Poèmes, Gedichte, Aubier, 1986, traduction G.Bianquis : « Wer das Tiefste gedacht, liebt das Lebendigste, Hohe Tugend versteht, wer in die Welt geblickt, Und es neigen die Weisen Oft am Ende zu Schönem sich. » 153Ibid.p.204: « Or, l'intellect pur n'a jamais rien produit d'intelligent, ni la raison pure rien de raisonnable ( « Aber aus blosem Verstand ist nie verständiges, aus bloser Vernunft ist nie vernünftiges gekommen »). Sans la beauté de l'esprit, l'intellect est pareil au serf qui taille dans un bois grossier, comme on le lui a prescrit, les pieux d'un enclos et qui les cloue ensemble, pour le jardin de son maître. (…) Sans la beauté de l'esprit et du cœur, la raison est comme un contremaître que le propriétaire de la maison a imposé aux domestiques: il ne sait pas mieux qu'eux ce qui doit résulter de leur interminable travail, et se contente de crier qu'on se dépêche. »; VA.p.111-112 60 permet à Hölderlin de faire dire à Hypérion: « Tout ce que l'homme a fait ou pensé ( die Menschen thethen und dachten) durant des siècles, qu'est-ce à côté d'un instant de l'amour? (gegen Einen Augenblick der Liebe ?)Là est la réussite suprême (Gelungenste), la plus haute beauté de la Nature (Göttlichschönste in der Natur), où tous les degrés de la vie convergent (dahin führen alle Stuffen auf der Schwelle des Lebens.). C'est là notre origine et notre fin ».(Daher kommen wir, dahin gehn wir) Au regard d'un instant de l'amour, c'est-à-dire d'un instant où ce qu'il y a de meilleur en nous se déploie pleinement et converge avec ce qu'il y a de meilleur hors de nous, où l'entente infinie avec toutes choses n'est plus un vain mot ni un concept inerte, la pensée et l'action apparaissent inaccomplies, ou du moins bien plus modestes quant à ce qu'elles peuvent permettre d'atteindre à l'âme qui fait effort vers l'infini. Et cela, Hölderlin lui-même en a fait l'expérience, qu'il retranscrit dans une lettre à son ami Neuffer154. L'entendement et la raison y sont qualifiés de « bien scolaires » par rapport à ce que l'amour dévoile de la Nature. Ainsi l'itinéraire de cette âme qui cherche à accueillir ce qui se donne et se dévoile comme Beauté, ne peut-il être présenté indépendamment de ces considérations sur l'amour et l'amitié, qui, s'ils ne conditionnent pas à proprement parler sa manifestation –qu'elle engage d'elle-même– sont, pour l'être fini, des médiations nécessaires pour s'ouvrir véritablement à cette manifestation. d/Habiter le présent pour lui-même. Reprenons donc la distinction que nous avions faite au sujet du rapport au temps induit par les rencontres successives faite par Hypérion, en ayant maintenant à l'esprit cette entente de l'amour : si la rencontre de Diotima a un caractère à ce point remarquable, il nous semble que cela tient aussi à ce qu’elle rend possible dans cette sphère-là. Auprès d’elle, Hypérion parvient enfin à habiter l’ici et le maintenant, mais pas de manière creuse, c’est-à-dire en occultant le passé et en fermant les yeux sur l’avenir, en vivant « au jour le jour », selon l’expression devenue courante. Non, cette habitation du présent est à entendre en ayant à l’esprit le mot de Nietzsche : « Féconder le passé en enfantant l’avenir, que tel soit pour moi le sens du présent 155 » Diotima porte en elle la promesse d’un avenir lumineux: « Je ne le connais pas encore (Noch weiss ich es nicht), mais je le pressens (doch anh' ich es), le règne de la nouvelle divinité (der neuen Gottheit neues Reich) je cours à lui, entraînant les autres avec moi, comme le fleuve entraîne ses frères à l’Océan156.» 154Op.cit.p.390, Lettre 123 à Neuffer: « Je croyais savoir ce qui est beau et bon, mais depuis que je le vois, tout mon savoir me fait bien rire. Cher ami! Il existe un être au monde auprès de qui mon esprit pourrait s'arrêter et s'arrêtera durant des millénaires sans cesser de voir combien toute notre pensée et notre entendement sont scolaires en regard de la nature. (…) En sa présence il est souvent réellement impossible de penser aux choses mortelles et c'est justement pourquoi on ne peut presque pas parler d'elle. » 155 Friedrich Nietzche, La volonté de Puissance II, P.137, Paris, Gallimard, L'imaginaire, 1995 156 Ibid.p.177; VA.p.72-73 61 Ainsi que la possibilité d’entretenir un véritable rapport à la gloire passée, un rapport créateur, et non mimétique, qui y recueille de quoi habiter plus pleinement l'ici et le maintenant. L’unilatéralité qui caractérisait le rapport au temps d’Hypérion prend fin d’elle-même, se muant en un rapport au temps bien plus complexe et complet, au contact de Diotima. En plus de l’apprentissage de la finitude (qui n’exclut pas une tension vers l’infini, mais qui est bien plus le signe d’une esquisse de réconciliation entre ces deux tendances), Hypérion sort enfin de lui-même au sens où il cesse de ne vivre que sous le signe d’une rêverie vide qui n’est finalement pas autre chose qu'un pur et simple enfermement sur soi, d'autant plus trompeur et stérile qu'il n'est pas conscient de lui-même, n'ouvre sur rien d'autre, et ne fait pas advenir un monde enfin habitable, un espace respirable : « Ô Diotima ! c’est ainsi que je me tenais naguère devant la vague image divine (dämmerden Götterbilde) que s’inventait (sich schuff) mon amour, l’idole de mes rêves solitaires (Dem Idole meiner einsamen Träume) ; je la nourrissais fidèlement (traulich) ; je la faisais vivre de ma vie(mit meinem Leben belebt' ich es), je la restaurais, la réchauffais de mes espoirs (Hoffnungen meinem Herzens), mais elle ne me donnait rien que je ne lui eusse donné d’abord, et quand j’étais appauvri (verarmt), elle me laissait dans ma pauvreté (liess es mich arm) … Maintenant, c’est toi que je serre dans mes bras, c’est la respiration de ton cœur que je sens, ce sont tes yeux que j’ai dans les miens ; la beauté inonde mes sens et j’en soutiens l’afflux (ich halt' es aus), la splendeur (das Herrlichste) est contre moi et je ne chancelle pas(ich bebe nicht mehr)… Vraiment, je ne suis plus celui que j’étais, Diotima ! Je suis devenu l’un de tes pareils ( ich bin Deines geworden), et le divin désormais joue avec le divin, (und Göttliches spielt mit Göttlichem jezt) comme enfants entre eux.157 » Ces lignes, si elles marquent la fin pour Hypérion de l'isolement, de l'enfermement stérile et douloureux dans le rêve, en disent également long sur la manière dont nous devons comprendre ce qui se joue pour l'homme quand la Beauté vient à sa rencontre: nous pourrions croire qu'il s'agit pour lui d'une pure merveille, dont il ne peut que se réjouir. S'il y a bien ravissement, c'est à condition d'entendre l'ambivalence que ce mot recèle, disant à la fois la jouissance et la perte de soi. S'ouvrir pour accueillir la beauté qui se donne est loin de garantir le repos et l'oubli de soi dans une paisible contemplation, si désirable cela puisse-t-il paraître à Hypérion par moments158. Ce qui nous fait dire cela, c'est l'utilisation des verbes aushalten et beben, qui indiquent clairement qu'accueillir l'afflux de la beauté n'a rien de facile et d'anodin, il comporte au contraire une certaine violence: cela demande une tenue, une force159. Ainsi en ce seul visage se voient concentrées toute la beauté du monde, toutes les espérances, ce qu'il y a de plus haut et de plus divin. Il est possible ainsi, de se reconnaître dans l'autre, qui tout en véritablement autre – au sens où l'altérité est bien réelle et non plus idéalisée, rêvée, modelée selon les désirs les plus profonds et donc entièrement produite par le Soi enclos en lui-même – est aussi le même. Grâce à ce visage aimé, une nouvelle naissance est possible, car ce que Hypérion croyait 157Ibid.p.195. Nous soulignons; VA.p.98-99 « Perdu dans le bleu immense, souvent, je lève les yeux vers l'Ether ou je les abaisse sur la mer sacrée, et il me semble qu'un esprit fraternel m'ouvre les bras, que la souffrance de la solitude se dissout dans la vie divine. (als löste der Schmerz der Einsamkeit sich auf in's Leben der Gottheit )» Nous soulignons. ; VA.p.13 159Nous retrouvons cette idée p.187 de la version française et p. 87 de la version allemande: « Plus de joie, un dieu le supporterait, pas moi. » ; « Mehr Freude konnt' ein Gott ertragen, aber ich nicht. » Nous soulignons . 158Ibid.p.137: 62 mort en lui et hors de lui se trouve ici plus vivant et lumineux que jamais, comme si cela avait été sauvegardé en un lieu secret qui ne demandait qu'à être découvert. Ce lieu, c'est l'être même de Diotima, cette source en laquelle l'eau vive et claire de la vie et de la beauté ne s'est pas tarie, mais, en des moments sacrés, cela apparaît avec une clarté sans égal: « Ce que je croyais perdu (was ich verloren wähnte), je l'ai, (hab'ich) ce dont je déplorais la disparition est devant moi (wonach ich schmachtete, als wär' es aus der Welt verschwunden, das ist vor mir.. ) Non! Diotima, la source de la beauté éternelle n'est pas encore tarie. (noch ist die Quelle der ewigen Schönheit nicht versiegt) Je te l'ai dit déjà, je n'ai plus besoin des dieux, ni des hommes. (…) Mais il est encore un lieu (eine Stelle) où le ciel ancien, la terre ancienne me sourient. (wo der alte Himmel und die alte Erde mir lacht.) En toi, j'oublie tous les dieux du ciel et tous les hommes habités du divin. (denn alle Götter des Himmels und alle göttlichen Menschen der Erde vergess' ich in Dir)160» Ultime synthèse de toutes les aspirations d'Hypérion, elle réunit dans son être même tout ce qu'il peut espérer trouver de meilleur chez les hommes et les dieux, lui dispensant ainsi la paix éternelle que la fuite des dieux et l'inconsistance des hommes semblait profondément compromettre. Elle offre donc la possibilité, ici et maintenant, de trouver le « repos des Bienheureux ». Cet amour, grâce auquel la dimension la plus haute de l'existence est atteinte, corrobore donc bien ce que nous avons dit dans le premier moment de notre propos sur l'ambiguïté du statut de l'absolu, qui, s'il se donne dans l'immanence, n'en exige pas moins une élévation, qui si ne se traduit pas par un rejet de la vie terrestre, mais par sa transfiguration. L'amour est ici l'espace de la réconciliation de la terre et du ciel, rendant ainsi possible la coexistence des pulsions antagonistes, qui ont retenues notre attention plus haut. Mais n'allons pas trop vite, cela ne met pas fin à cette dialectique de l'alternance, qui marque tout le roman: cette plénitude et cette joie divine dont il jouit auprès de Diotima, si elle lui accorde en des instants mémorables le « repos des bienheureux » ne met pas fin à certains problèmes redoutables, notamment celui qui consiste à savoir comment se montrer fidèle à ce qui se manifeste à travers elle autrement qu'en se retirant du monde, sur son « île bienheureuse », solution insatisfaisante, car elle laisse de côté tout un pan de l'existence, à savoir l'existence sensible, imparfaite, privées des dieux, parmi d'autres hommes, souvent marquée par les dissonances, auxquelles nous savons combien Hypérion est sensible. Cela, c'est Diotima elle-même qui le rappelle à Hypérion 161: le discours qu'elle profère alors à Hypérion n'est pas sans posséder quelques accents chrétiens (cet arrière-plan, s'il transparaît moins que celui que constitue la Grèce Antique, ne doit pas pour autant être occulté162)Diotima est là pour rappeler à Hypérion que malgré son impression, il est loin d'être au 160Ibid.p.208; VA.p.117 à 211: « Tu dois, comme le rayon de la lumière, comme la pluie régénérante, descendre dans la contrée mortelle(Land der Sterblichkeit), tu dois illuminer (erleuchten) comme Apollon, ébranler et vivifier (erschüttern, beleben) comme Jupiter, sinon tu ne mériteras pas ton ciel. (sonst bist Du deines Himmels nicht werth) » « Diras-tu que tu as honte d'une telle matière( ich schäme mich dieses Stoffs)? Je la crois encore modelable (bildsam). Peux-tu détourner (abwenden) ton cœur de ces nécessiteux (Bedürftigen)? Ils ne sont pas mauvais(schlimm), ils ne t'ont fait aucun mal!(sie haben Dir nichts zu laidegethan) » « Ils ne seront pas plus heureux (glüklicher), mais plus nobles (edler). Non! Ils seront aussi plus heureux! » 162Il transparaît notamment dans ce passage où Diotima fait clairement comprendre à Hypérion qu'il s'agit pour lui d'élever ce qui est bas en l'homme, de se montrer capable d'éprouver un amour qui traverse l'humanité afin de la rendre 161Ibid.p.209 63 but. S'il croit avoir trouvé son salut dans la ferveur et l'amour de la Beauté et du divin qu'il atteint à travers elle, c'est là une illusion, car cela lui fait complètement occulter le rôle qu'il a à jouer auprès des autres hommes et du monde. Ce dont il a l'intuition profonde, il doit œuvrer pour que cela ranime le monde à moitié mort, et donne aux hommes -que Diotima appelle les « nécessiteux » (Bedürftigen)- la possibilité de trouver la paix à leur tour. C'est bien là un devoir qui lui incombe: il ne doit pas laisser l'humain dépérir autour de lui alors qu'il entrevoit la possibilité d'une planche de salut et d'une nouvelle manière d'habiter le monde. Ainsi l'exigence de se faire éducateur du peuple, par amour pour le monde et les hommes, point ici. La tâche, à ce moment-là, n'est plus uniquement de contempler le Plus Haut, de cultiver la ferveur, mais bien d'unir le divin qui est en lui à ce qui est hors de lui. C'est seulement de cette manière que peut s'accomplir une parfaite fidélité à ce qui s'est donné à lui si abondamment et généreusement: en se retranchant hors du monde il occulte la fameuse parole de Térence, qui doit pourtant être prise avec « sérieux et amour 163.», comme l'écrit Hölderlin lui-même à son frère, selon laquelle, étant homme, nous ne pouvons rien considérer de ce qui est humain comme nous étant étranger. Une telle exigence explique rétrospectivement la violente réaction d'Hypérion au cynisme des amis d'Alabanda, qui clamaient n'avoir besoin ni du cœur ni de la volonté de l'homme, alors même que les espoirs d'Hypérion concernaient la réunion des cœurs et des esprits sous une même Beauté. C'est pourquoi l'advenue d'un royaume de la Beauté ne peut se faire sans prendre en vue les autres hommes, sans un amour profond des différents visages de l'humain, si difficile soit-il à rendre effectif. Cela est clair, rien n'échappe au conflit, à la tension entre des aspirations contraires: le désir d'embrasser toute l'humanité d'un amour sans limites guide Hypérion, mais il se heurte à un mépris 164 et à une détresse devant ce que sont effectivement les hommes. La fragilité et la précarité propres à tout équilibre éclatent encore une fois: la paix semblait avoir été trouvée, mais c'était malheureusement au prix d'une négligence non sans importance, à savoir celle du monde extérieur, tel qu'il se déploie à l'époque d'Hypérion, donc dans le temps, dans une histoire. Si à travers Diotima il embrasse toute la race humaine dans une créature, il demeure tout de même dans la sphère de l'idéal, dans les « hauteurs de l'Esprit165 », où se réfugie la Beauté quand elle est « chassée de la vie ». Si Diotima a une telle importance tout le long du récit c'est qu'elle incarne la suprême clairvoyance, dont malheureusement Hypérion, toujours consumé par la flamme de l'enthousiasme, ne peut jamais plus digne, et de mettre ce qu'il a de meilleur en lui à son service : en un mot, de leur montrer le chemin du salut, d'aimer son prochain, sans quoi son égoïsme risque de corrompre son propre salut. 163cf. lettre 172 du 1er janvier 1799 à son frère: « Et d'abord, adoptons, avec tout l'amour et tout le sérieux qui lui reviennent, la grande parole: homo sum, humani nihil a me alienum puto; qu'elle ne nous rende pas trop superficiels, mais vrais envers nous-mêmes, clairvoyants et tolérants envers le monde; mais alors le verbiage à propos d'affectation, d'exagération, d'ambition, de bizarrerie, etc. ne nous empêchera pas de lutter avec acharnement pour tenter en toute rigueur et délicatesse d'apporter toujours plus de libre et profonde cohésion à tout ce qui est humain en nous et en d'autres, que ce soit dans la fiction poétique ou dans le monde réel; » 164Il est question, dans une lettre du désir de ne pas « jeter ses perles à la foule stupide », ce qui justifie qu'elles s'adressent exclusivement à Bellarmin. Ibid;p.192;VA.p.93-94 165 Ibid.p.187; VA.p.86 64 prendre la mesure à temps. Elle a vu en quelques regards s'écrire sur le visage d'Hypérion la grandeur et la gravité de son Destin. Il y a toujours un retard, un décalage qui semblent inévitables, ressort de toute la dimension tragique de l'existence, difficile à conjurer. C'est en effet toujours trop tard qu'il mesure combien ses paroles étaient justes166. e/La mort de Diotima. Comment interpréter la mort de cette prêtresse de la Nature en qui ce qu'il y a de plus haut s'exprimait de la plus belle manière qui soit, qui constituait l'espoir le plus éminent d'une réconciliation de l'homme avec la Nature, de la Terre et du Ciel, du réel et de l'idéal? Nous avons mis en évidence le parfait équilibre, lors de sa rencontre avec Hypérion, entre le Céleste et le Terrestre. Or, cet équilibre ne semble pas perdurer, notamment à cause de leur séparation, nécessaire, mais insurmontable pour elle. L'élément céleste s'est exaspéré en elle au contact d'Hypérion, au point de devenir dominant, et de la consumer de sa violente flamme. L'amour, qui est justement ce qui permet de trouver une mesure entre l'aspiration à l'infini et la détermination, a sur elle un tout autre empire, tant il l'élève, rendant la vie loin d'Hypérion d'une insupportable fadeur. La vie sur Terre devient alors impossible, tant l'aspiration vers la pure élévation est forte. Ce qu'elle écrit à Hypérion dans ses dernières lettres semble valoir aussi pour elle, qui partage sa détresse et son impuissance: la paix, la guérison, ne peuvent plus advenir ici-bas pour l'âme qui a été « toute entière meurtrie167 »(die ganze Seele beleidiget) et qui « a senti la fadeur du Néant »(das fade Nichts gefühlt), car l'ici-bas est synonyme de particularité et d'étroitesse, dans lesquelles il faut prendre garde de ne pas s'enfermer, à cause de leur caractère fragmentaire. D'ailleurs, Diotima a conscience de cette douloureuse perte en elle de l'équilibre entre le céleste et le terrestre: « Dis! Etait-ce la plénitude de mon cœur (meines Herzens Ueppigkeit) qui me brouillait avec la vie mortelle?(sterblichen Leben) Ô Admirable, as-tu fait mon cœur trop fier pour consentir à demeurer plus longtemps sur cet astre médiocre?( ist die Natur in mir durch dich, du Herrlicher! Zu stolz geworden, um sichs länger gefallen zu lassen auf diesem mittelmässigen Sterne)168 » La perte de son amour, est pour elle la perte de l'équilibre qu'il permet de conserver, tel que nous l'avons expliqué. Et cette perte conduit tout droit à la mort, seule issue pour cette âme définitivement brouillée avec la vie mortelle. Cela semble ne faire aucun doute, même dans l'esprit d'Hypérion, qui est bien conscient de ce qui est arrivé à Diotima, comme en témoignent ces quelques mots: “N'es-tu pas montée trop haut pour redescendre au bonheur de la terre? (Bist du denn nicht zu groß geworden, um noch wiederzukehren zu dem Glük der Erde?) La violente flamme spirituelle qui s'est allumée à ta douleur ne consume-t-elle pas la part mortelle? (verzehrt die heftige Geistesflamme, die andeinem 166Ibid.p.215; VA.p.128: Diotima y met en garde Hypérion et Alabanda, qui “courent trop vite aux extrêmes” et leur conseille de songer à la Némésis. 167 Ibid.p.245;VA.p.173 168 Ibid.p.260;VA.p.195 65 Leiden sich entzündete, verzehrt sie nicht alles Sterbliche dir?)169” En l'absence de l'aimé, au contact de qui ce tranquille foyer spirituel qui brûlait en l'âme de Diotima s'est transfiguré en violent feu, plus rien ne vient tempérer ni réguler la violence de cette « flamme spirituelle », qui consume « la part mortelle », et sans cet équilibre, sans une juste mesure, l'un des éléments l'emporte, supprime l'autre, alors que c'est dans leur alliance que se tient la possibilité de l'existence170. C'est peut-être en ayant à l'esprit la mort de Diotima et son origine que nous pouvons comprendre le sens de la formule suivante: « On a peine à croire que l'homme doive craindre la beauté: il en est pourtant ainsi.(Es ist unglaublich das der Mensch sich vor dem Schönsten fürchten soll; aber es ist so). 171 » Cela résonne étrangement dans cette œuvre, qui place la Beauté au fondement de l'être du monde et des hommes. Mais comme nous l'avons dit, l'accueil de la Beauté, exige une force, une tenue, la surabondance de la donation pouvant s'avérer dangereuse, en faisant totalement perdre l'équilibre, et conduire à la mort, par la dépréciation du Terrestre. Doit-on faire de la mort de l'héroïne et bien-aimée d'Hypérion un signe qui devrait nous conduire à invalider notre hypothèse quant à la juste manière de se rapporter à la Beauté – à savoir en intégrant à part entière la dimension humaine et donc finie de notre être – telle qu'elle a émergé à la fin de notre première partie? Peut-être pourrions-nous plutôt lire la mort de Diotima, non comme un échec ou comme la mort de l'idéal de l'union de la Beauté et de la Liberté, mais bien plus comme un événement qui rappelle que cela ne peut avoir lieu qu'au sein même de la finitude, et que l'endurance de la perte et de la souffrance doit être traversée dans le cheminement vers l'accomplissement, non comme un obstacle, mais comme ce à la faveur de quoi la joie peut surgir. L'élévation spirituelle, qui consiste à ne pas renier notre dimension divine, sans le contrepoids du terrestre, perd tout sens, car c'est cette dimension qu'elle doit illuminer: si elle la nie, elle perd son sens ultime, et conduit à la mort, qui est un chemin trop court, qui ne peut être véritablement fidèle à ce vers quoi il est supposé nous reconduire, par le désir qu'il trahit d'occulter la différence, qui est pourtant constitutive de la Beauté, qui n'est pas une Unité paisible et inerte, comme nous l'avons expliqué dans notre première partie. La voie constituée par l'amour, si par bien des aspects elle semble être celle de l'accomplissement, n'en demeure pas moins impossible à suivre entièrement et jusqu'au bout, pour les raisons que nous venons d'indiquer. Mais contrairement aux autres possibilités auxquelles s'essaye Hypérion, l'échec ne frappe pas d'invalidité l'amour en tant que tel, car c'est lui qui se voit devant la nécessité de s'en 169 Ibid.p.249;VA.p.180 Ibid.p.259;VA.p.193: « Une force dans l'esprit (Eine Kraft im Geiste), devant laquelle je pris peur ( vor der ich erschrak) un élan intérieur auprès duquel la vie de la terre pâlissait, s'effaçait (ein innres Leben vor dem das Leben der Erd' erblaßt' und schwand) comme les lampes de la nuit au petit jour.»(wie Nachlampen im Morgenroth) Nous le voyons, la prééminence de cet élan tout spirituel, par sa force dévorante, annule le poids terrestre qui devrait venir le compenser. 171 Ibid.p.192; VA.p.93 170 66 détourner, alors qu'il en goûte les plus grandes joies. L'impératif de partage et d'aide du prochain rappelé expressément par Diotima à Hypérion l'a en effet conduit à anéantir ce qui pourtant aurait pu être l'espace d'une restauration de l'unité perdue, ne serait-ce que sur le plan de l'existence individuelle, à savoir “l'île bienheureuse” née de l'amour. Demeurer auprès de Diotima, avec laquelle l'existence prenait enfin tout son sens, toute sa dimension d'absolu, s'avérait pour Hypérion, à la fois nécessaire et impossible. Mais alors que reste-t-il à cette âme qui a tout perdu en voulant tout gagner? L'existence est-elle encore possible? De cet itinéraire, que retenir? Ce pour quoi Hypérion a lutté toute sa vie, à savoir la restauration d'une unité, qu'en est-il, après tous ces échecs? Ce qu'il nous faut tâcher de déterminer à présent, c'est ce que Hölderlin fait de tout cela, les réponses apportées à la question de savoir comment, malgré tout, être fidèle à notre destination, qui pour lui ne fait aucun doute, en nous demandant s'il y a, oui ou non, une réconciliation finale. Là encore, nous nous heurtons à l'ambivalence du texte, qui, fidèle aux mouvements fluctuants d'une conscience qui fait retour sur elle-même, est en proie à une succession d'états qui ne parlent pas tous du monde de la même voix. Il ne nous faut donc pas tenter de systématiser ce qui, chez Hölderlin ne l'est pas. La seule fin d'Hypérion doit constituer pour nous une exhortation à la modestie dans l'interprétation: « So dacht' ich. Nächstens mehr.172 » Loin donc de nous présenter le fruit d'une pensée pleinement achevée et sûre d'elle-même, qui se clôt par l'émergence d'une solution triomphale, ce récit accepte, à l'image de l'existence même qu'il retrace, de posséder un aspect fragmentaire, incomplet, et de receler des contradictions 173, qui sont celles-là même qui travaillent toute pensée qui se confronte à la vie du cœur et de l'esprit, dans son chemin vers l'accomplissement. C'est ce cheminement lui-même qui nous est présenté, parsemé de joie, de revirements, d'élans opposés, de tentatives ratées: rien donc n'a été artificiellement gommé rendre plus commode une possible interprétation. f/ Le souvenir, la poésie, qui constitue la manière la plus juste de se rapporter à l'être qui existe comme Beauté. Après toutes ces épreuves, qui l'ont dépouillé de tous ceux qui étaient chers à son cœur174, qui ont consacré la difficulté de jouir de l'appartenance à sa patrie 175, dont il chérit pourtant le sol, 172Ibid.p.273; VA.p.213 "On trouvera dans ces lettres beaucoup de choses incompréhensibles, ou à moitié vraies, ou fausses. Les contradictions, les égarements, la force et la faiblesse, la colère et l'amour de cet Hypérion agaceront peut-être. Mais l'agacement est nécessaire." 174Ibid.p.137; VA.p.12:"Je n'ai plus rien que je puisse dire à moi. (wovon ich sagen möchte, es sey mein eigen) Mes bien-aimés sont au loin ou morts (Fern un tod sind mein meine Geliebten) et il n'est pas un souffle qui me parle d'eux. ( und ich vernehme durch keine Stimme von ihnen nichts mehr.) 175Ibid.p.136; VA.p.11: "Heureux celui dont le coeur tire joie et force de la prospérité de sa patrie! (Wohl dem Manne, dem ein blühend Vaterland das Herz erfreut und tärkt!) Pour moi, quand on me parle de la mienne, c'estc omme si l'on m'avait jeté dans un bourbier, refermé sur la tête le couvercle d'un cercueil » (Mir ist, als würd'ich in den Sumpf deworfen, als schlüge man den Sargdekel über mir zu, wenn einer an das meinige mich mahnt) 173Op.cit.p.1150: 67 qu'il nomme dans les premières lignes du roman « der liebe Vaterlandsboden176 », toute autre tentative semble vaine et il ne saurait réunir les forces suffisantes pour s'y livrer corps et âme, comme il a pu le faire son existence durant, sans résultat 177. Ce qui semble demeurer, c'est ce qui s'est dévoilé à lui grâce à Diotima. Ainsi déclare-t-il : « De l'incendie, j'ai pu sauver (gerettet), comme un dieu lare, ton image et son sens céleste.(dein Bild mit seinem Himmelssinne178 » Ce qui continue de faire sens, donc, est ce qui a été sauvegardé, gardé en mémoire, protégé de la déflagration, donc, ce qui a survécu aux épreuves endurées par le cœur et l'esprit. Beaucoup d'espoirs, de rêves, d'illusions, ont péri dans l'incendie, mais le sens céleste de tout l'être de Diotima, son image, sont restés absolument intact, et c'est maintenant à partir de cela qu'il faut se construire une cohérence, une planche de salut, ayant à l'esprit que « le plus beau est aussi le plus sacré179 ». Le vœu qu'il avait formulé180 », de garder vivante en lui cette clarté divine en dépit de tout ce que pouvait lui imposer le Destin, se voit réalisé, par cette survivance en lui du sens céleste émanant de l'image de Diotima, qui n'est rien de moins que le dévoilement de l'absolu, qui s'est révélé comme Beauté, c'est-à-dire comme rayonnement de la présence. C'est là que se fait jour le rôle primordial du souvenir, qui est d'ailleurs à la source de la démarche d'Hypérion, qui consiste à restituer de quoi son itinéraire existentiel a été composé. Cette restitution, qui lui a été demandée par son ami Bellarmin, est pour lui une des seules manières de trouver un refuge, afin d'échapper aux affres de la solitude mortelle dans laquelle il se trouve projeté, qui n'est pas sans posséder son lot d'amers tourments: « Je veux tremper mon âme aux joies du passée jusqu'à ce qu'elle devienne invulnérable. Certes, celles-ci la frappent souvent comme coups d'épée, mais je jouerai avec l'épée jusqu'à ce que je m'y sois habitué, je tiendrai ma main sur le feu jusqu'à ce qu'il me semble de l'eau .181 » Le souvenir ne doit donc pas être compris comme une manière de se réfugier dans la pure et simple nostalgie de ce qui n'est plus, de la joie et de l'amour enfuis. La confrontation immédiate à ce qui a été, aux plus belles heures de l'existence, impossibles à faire renaître n'est pas sans difficultés, par la fascination qu'elles peuvent exercer sur l'âme qui n'a plus rien. Il y a en effet pour Hypérion un péril à se replonger dans les « mortels délices des souvenirs » (dieser tödtenden Wonne meiner Erinnerungen), tant ils font éclater l'indigence de son existence présente. Ils sont pourtant ce qu'il lui reste de plus précieux, constituant la substance de son être. 176VA.p.11; Ibid.p.136 "Mon commerce en ce monde est fini. (Mein Geschäft auf Erden ist aus.) Je me suis mis à l'ouvrage avec zèle, j'ai saigné sur ma tâche, (Ich bin voll Willens an die Arbeit gegangen, habe geblutet darüber) et je n'ai pas enrichi d'un liard l'univers (und die Welt um keinen Pfenning reicher gemacht.) 178Ibid.p250; VA.p.180-181 179Ibid.p.180; VA.p.76-77: « das Schönste ist auch das Heiligste. » 180Ibid.p.175; VA.p.70: “Ich hab’ es heilig bewahrt! Wie ein Palladium, hab’ ich es in mir getragen, das Göttliche, das mir erschien! Und wenn hinfort mich das Schiksaal ergreift und von einem Abgrund in den andern mich wirft, und alle Kräfte ertränkt in mir und alle Gedanken, so soll diess Einzige doch mich selber überleben in mir, und leuchten in mir und herrschen, in exiger, unzerstörbarer Klarheit!” Nous soulignons. 181Ibid.p.192; VA.p.93:« Ich will die Bruts an den Freuden der Vergangenheit versuchen, bis sie, wie Stahl, wird, ich will mich üben an ihnen, bis ich unüberwindlich bin. Ha! Fallen sie doch, wie ein Schwerdtschlag, oft mir au die Seele, aber ich spiele mit dem Schwerdte, bis ich es gewohnt bin, ich halte die Hand in's Feuer bis ich es ertrage, wie Wasser. » 177Ibid.p.12: 68 Ce qui continue de faire sens à travers l'image de Diotima, c'est la donation de l'Absolu « dans le cercle des choses humaines ». Ayant pris la mesure de cette pure donation de l'Absolu lui-même qui se rend manifeste, s'offrant à une intuition esthétique, qui est la seule manière dont nous pouvons l'accueillir véritablement, l'échec de la voie constituée par l'action comme par la pensée ayant été douloureusement constaté, la question qui se pose est celle de savoir comment être fidèle à cette donation même, dont le souvenir demeure éternellement vivant. Nous l'avons dit à plusieurs reprises, la connaissance comme l'action sont inaptes à recueillir cette donation et à proposer une voie digne d'être suivie pour y être entièrement fidèle, et sauvegarder ce qui s'est fait jour à travers cette donation, à savoir que l'absolu est Beauté. Cette fidélité ne saurait en effet trouver de quoi se réaliser pleinement en se manifestant comme une tentative de rendre raison de ce qui s'est donné comme rayonnement de la présence: le geste à accomplir ici ne peut donc pas être celui de la « recherche des premiers principes et des premières causes », qui est le propre de la philosophie première tel qu'Aristote en a donné l'élan. Ce geste doit épouser le mouvement même par lequel la présence advient, sans occulter donc la possibilité du Rien: il doit donner à voir et à sentir cette présence, non en rendre raison, si éminente cette tâche puisse être. Cela est la raison pour laquelle Diotima dit à Hypérion que la nature ne peut se passer des hommes, et de lui surtout182: de lui, c'est-à-dire du poète, à travers lequel elle resplendit, ce dernier s'efforçant de devenir le miroir de sa divine présence, l'ouverture au Tout permise par l'amour parvenant ainsi à accomplissement. Devenir le miroir de la présence, tel est le sens de la démarche poétique qui semble poindre ici. Encore une fois, il nous faut être attentifs aux paroles de Diotima s'adressant à Hypérion: « Trauernder Jüngling! Bald, bald wirst du glüklicher seyn. Dir ist dein Lorbeer nicht gereift und deine Myrthen verblühten, denn Priester sollst du seyn der Göttlichen Natur, und die dichterischen Tage keimen dir schon.183 » Les termes faisant signe vers la voie poétique n'apparaissent pas souvent au cours du récit, (ici, « dichterischen Tage ») mais cela est pourtant bien ce qui semble devoir être retenu. C'est en effet la poésie qui semble être la voie la plus appropriée pour approcher l'absolu. La fidélité à la Divine Nature s'accomplit dans le chant, en devenant son « prêtre », donc, comme nous l'avons déjà dit, en devant « l'écoutant » de son vaste concert. C'est le verbe sollen (« sollst du seyn »), et non mussen qu'emploie ici Diotima: il s'agit donc pour Hypérion d'un véritable impératif moral. Cela nous permet de comprendre le sérieux avec lequel doit être considéré la poésie, qui, loin d'être une vague rêverie qui n'engage rien ni personne, est la seule voie par laquelle la tâche la plus éminente peut être réalisée. Non seulement, la connaissance et l'action ne sont pas en mesure de se rapporter à la Beauté, mais ce vers quoi ces voies tendent – le non-sens et l'injustice – ne constitue pas le plus haut degré de 182Ibid.p.182 ; VA.p.79 VA.p.199 183Ibid.p.263; 69 l'excellence pour l'homme184, or, c'est bien la réalisation de cette excellence par le déploiement du divin en l'homme que recherche Hypérion à travers toutes ses tentatives. Et en cultivant la ferveur, en engageant une posture existentielle qui fait appel à ce qu'il y a de divin en l'homme, tout en l'attachant à la Terre, dont il doit percevoir la correspondance avec le ciel, la voie esthétique semble plus en mesure de travailler à cette tâche. Elle est en effet le garder-en-mémoire fidèle, qui naît de la prise de conscience du caractère fuyant et précaire de toute présence. Il ne s'agit donc pas de figer ce qui est advenu par un mouvement de donation, mais d'exprimer cette advenue elle-même, cette venue en présence, qui, loin d'offrir une sécurité à qui s'ouvre à elle, l'invite à prendre la mesure du caractère vacillant de toutes choses. Or, nous l'avons vu, l'expérience qui donne accès à l'absolu, qui dévoile l'être du monde et des choses est celle d'une pure joie. Mais alors comment restituer cette joie sans la mutiler de ce qui la constitue comme joie? D'où cette exclamation d'Hypérion, qui se rend compte que la parole n'est pas le moyen le plus évident pour y parvenir : “Parler? (Sprechen? ) Ah! je suis bien nouveau dans la joie! Vouloir parler! (O ich bin ein Laie in der Freude, ich will sprechen! ) C'est le silence qui règne sur le pays des Bienheureux, et, au-dessus des étoiles, le coeur oublie à la fois son indigence et son langage (Wohnt doch die Stille im Lande der Seeligen, und über den Sternen vergisst das Herz seine Noth und seine Sprache) 185“” Il se heurte en effet, en écrivant à son ami Bellarmin, à la difficulté de recueillir dans une parole ce qui a été pour lui une expérience fondamentale, qui l'a justement entraîné par-delà le dicible, “festoyer à la table des dieux”. Les instants mémorables de sa vie, sont en effet ceux au cours desquels il s'est vu transporté dans une dimension où il voisinait avec le divin et le plus haut, et qui donc relevaient d'une expérience spirituelle frôlant l'ineffable, mais que le poète doit recueillir en une parole modelée par cette exigence de fidélité à ce qui s'est donné. Ce caractère ineffable de l'expérience ne doit pas être compris comme un simple état de fait, comme une difficulté purement factuelle, dont la résolution estomperait l'existence même: il a un sens profond qu'il nous faut tâcher de mettre en évidence, car se borner à constater la difficulté de restituer fidèlement ce qui s'est donné comme une expérience est insuffisant. Cela doit nous faire considérer, avec tout le sérieux requis, l'existence de cette dimension que le langage est impuissant à restituer fidèlement, qui engage directement une manière d'être au monde. 184Ibid.p.111: "aber sicher zu seyn vor Unsinn und vor Unrecht ist doch nicht die höchste Stuffe mensclicher Vortreflichkeit." 185Ibid.p.175; VA.p.70: les expressions utilisées peuvent nous faire douter de la validité de ce que nous avons posé à la fin de notre première partie, mais nous y voyons plutôt une manière pour Hölderlin d'essayer d'exprimer de manière imagée le transport qui fut celui de Hypérion, face à l'insuffisance du langage. Cela ne remet donc pas en question l'immanence de la manifestation, qui élève l'esprit en le tournant vers ce qu'il y a de plus haut, qui n'existe pas ailleurs que dans le monde lui-même. Cette insuffisance du langage pour exprimer la vie la plus brûlante de l'âme, est également exprimée ainsi: “Le langage est chose superflue. (die Sprache ist ein großer Ueberfluß.) Le meilleur reste toujours pour soi et repose dans sa profondeur comme la perle au fond de la mer.(Das beste bleibt doch immer für sich und ruht in seiner Tiefe, wie die Perle im Grunde des Meer.) Ibid.p.235; VA.p.158 70 En ce sens, la poésie, si elle est l'endurant travail qui justement tente de chanter le Plus Haut, qui est la venue même en présence des choses, ne s'exerce que par une approximation infinie. Sa fidélité à la Beauté est justement dans cette lucidité sur l'extrême difficulté qu'il y a à faire signe vers elle dans une parole: elle se fait le témoin de cette dimension de sens dont il faut avant tout faire l'expérience vivante. En en étant le témoin, elle y invite. « Les mots ici sont vains, (Worte sind hier umsonst) et qui cherche à donner de cette joie un équivalent, c'est qu'il ne l'a pas éprouvée. ( und wer nach einem Gleichniss von ihr fragt, der hat sie nie erfahren) La seule chose qui pût l'exprimer, c'était le chant de Diotima, suspendu dans le juste milieu, entre la profondeur et la hauteur. (Das Einzige, was eine solche Freude auszudrüken vermochte, war Ditoma's Gesang, wenn er, in goldner Mitte, zwischen Höhe und Tiefe schwebte.) 186» Cette joie donc, pour en percevoir la plénitude, il faut en faire l'expérience (erfahrung). g/L'amour de la nature, qui n'exclut pas l'endurance toujours renouvelée de la souffrance. Si ses bien-aimés sont morts ou au loin, cela ne le condamne pas, comme nous pourrions le croire, à s'abîmer dans le désespoir et la plainte, à se perdre dans la nuit de la douleur, car une « chose » demeure, source de joie et de paix éternelle: la Bienheureuse Nature, qui dispense sa clarté, qui réjouit par son seul déploiement. Nous l'avons dit plus haut, l'amour tel que Hypérion en a fait l'heureuse expérience, est un amour qui ouvre à l'amour du Tout, qui persiste et sauve, en permettant d'endurer le plus profond déchirement né de la séparation d'avec l'aimée. Cet amour du Tout, de la Bienheureuse Nature, est en effet ce qui, malgré tous les revirements, les sauts d'un extrême à l'autre, demeure constant, toute l'existence durant. C'est peut-être pour cette raison qu'Hypérion appelle la Nature « der Geliebte vor der Geliebten », « la mieux aimée », traduit Philippe Jaccottet, ou, proposons-nous187, « l'aimée entre toutes les aimées ». La vie du Tout, dans sa magnificence, dans sa paix divine, est éminemment consolatrice, au sens où elle vivifie les sources de notre être, en nous rappelant notre appartenance à cette éternelle vie florissante, qui enivre par sa plénitude, et témoigne de la possibilité de la joie, même du fond de la plus profonde détresse. N'est-ce pas de cela, dont témoignent les ultimes paroles de Hypérion? « Ô âme, âme! Beauté du monde! (O Seele! Seele! Schönheit der Welt!) Toi l'indestructible, la fascinante, l'éternellement jeune: tu es. (Du unzerstörbare! Du entzükende! Mit deiner ewigen Jugend! Du bist;) Qu'estce donc que la mort et tous les mots humains (was ist denn der Tod und alles Wehe der Menschen?) –Que de paroles creuses ont inventées ces originaux! » (Ach, viel der leeren Worte haben die Wunderlichen gemacht.188) C'est pourquoi auprès d'elle un nouveau jour peut éclore dans l'âme d'Hypérion, que l'amour a rendu attentif à l'éternelle jeunesse de la Nature, qui apparaît avec d'autant plus d'éclat après la nuit qu'il a traversée. Il se rend ainsi compte que ce qu'il cherchait, qu'il a passé sa vie à tenter de faire advenir 186Ibid.p.191;VA.p.92 187 D'après une proposition de Bernard Mabille. VA.p.213. Nous soulignons. 188Ibid.p.273; 71 fleurissait en silence sous ses yeux. Ces deux mots « du bist », disent la simplicité de ce vers quoi il nous faut tourner nos regards avides de perfection et de grandeur, à savoir le déploiement de l'être lui-même qui vient en présence. Face à cette sereine présence, toute l'agitation « de cet éternel expérimentateur qu'est l'homme189 » (der alles versuchendes Menschen) semble bien vaine. Ces lignes ont l'air d'être une sorte d'aboutissement final, d'heureuse réconciliation d'Hypérion avec lui-même et avec le Tout de la Nature, d'un final apaisement des dissonances qui ont déchirées toute son existence. Cette paix, apportée par la vie de la Nature, avec laquelle Hypérion s'unit harmonieusement, pourrait être vue comme le signe de l'abolition finale de toute forme de souffrance. Nous pourrions être tentés de croire qu'il faut lire dans cette réconciliation finale d'Hypérion avec la Nature une manière pour Hölderlin d'exprimer un aboutissement pour l'âme qui, ayant traversé le négatif, trouve enfin la sérénité tant recherchée, en retrouvant une unité sereine avec le monde. Il y a bien apaisement, cela est indéniable, mais peut-on parler de réconciliation véritable, qui par-là mettrait fin au cheminement et à la recherche? Cet apaisement, surgit sur fond de renoncement, de tendre lassitude quant à l'agitation humaine, il ne saurait donc constituer un véritable aboutissement, puisque, comme nous l'avons dit dans notre première partie, la fidélité à la beauté ne saurait avoir lieu par un renoncement à la vie mortelle, qui est cela-même qui la fête, la Beauté n'étant l'absolue immuabilité de ce qui repose dans l'indifférence, mais bien le mouvement de l'être qui entre en présence et inclut donc la différence. L'oubli de soi dans la vie du Tout, si l'on peut y percevoir une certaine grandeur d'âme, ne saurait être véritablement fidèle à cette vie même dans laquelle il s'abîme, croyant par-là s'en approcher au plus près. Plutôt que de s'abîmer dans la vie du Tout, il s'agit de se tenir ferme, dans la mesure du possible, afin de rendre justice à cette puissance indomptable 190 que nous abritons toujours, qui est cela-même qui fait lien avec le Tout, et qui, pourvu que nous y prêtions attention, est cela même qui donne à la manière dont nous nous insérons dans le réel sa dimension proprement humaine, c'est-àdire spirituelle et non mécanique. Si l'apaisement est trouvé auprès de la Nature, il ne faut cependant pas oublier le chemin par lequel Hypérion y est parvenu, durant lequel il a connu la nuit de la plus profonde souffrance. Ainsi, malgré toute la paix qui émane de la divine Nature, elle non plus n'est pas exempte de souffrance. Cet apaisement final est donc loin de prendre la forme d'un sommeil bienheureux. «Toutes choses ne doivent-elles pas souffrir (leiden)? Et d'autant plus qu'elles sont plus excellentes? La sainte nature ne souffre-t-elle pas? Ô ma divinité! Que tu puisses souffrir, radieuse comme tu l'es, j'ai mis longtemps à l'admettre. Mais la félicité qui ignore la souffrance est sommeil (Schlaf), et, sans mort, il n'est pas de vie. Devrais-tu ressembler éternellement à un enfant et sommeiller, à l'instar du Néant? N'avoir pas besoin de vaincre, n'être pas soumise à la succession des accomplissements? Oui, la souffrance est digne d'habiter dans le cœur de l'homme et d'être, Ô nature, ta familière. Elle seule conduit d'une volupté à l'autre et 189Ibid.p.272; VA.p.211 190Ibid.p.236;VA.p.159: « doch ist eine Macht in mir, ein Unbezwingliches, das mein Gebein mit süßen Schauern durchdringt, so oft es rege wird in mir. » 72 il n'est pas d'autre compagne (Gefärhrte) qu'elle.191 » Comme nous l'avions dit dans la première partie, il ne s'agit donc pas de s'oublier dans une tranquillité morte, qui nierait la négativité qui travaille l'existence, cela ne saurait être à la mesure de notre destination. 191Ibid.p.264; VA.p.200 73 Conclusion de la troisième partie. Malgré la toute fin du roman, qui se termine sur cet apaisement, cette acceptation progressive par Hypérion de son sort, qui laisse présager des jours sereins auprès de la Nature, nous devons cependant garder à l'esprit la solitude dans laquelle il demeure plongé, qui témoigne de son échec quant au plein accomplissement de son existence et de ses espoirs les plus profonds. Gardons en mémoire les paroles de Diotima, qui avait mesuré – non sans douleur – son caractère inconsolable192. Ce qu'il désirait à travers leur amour, et désire toujours, sans pouvoir y parvenir, c'est la naissance d'un monde nouveau, où le cœur pourrait jouir de ses droits poétiques, et la vie fleurir dignement. La question qui a animée toute son existence, à savoir comment bâtir un monde humain ici-bas, qui corresponde à l'essence intime de l'homme – se trouve finalement sans réponse véritable. Cet être « unique par la richesse de ses espérances 193 », ne peut qu'être meurtri par le Destin de son Temps, comme l'avait prévu Diotima. C'est donc, plus qu'à la fin sereine qui clôt le roman – chantant la réconciliation finale de l'homme et de la Nature en une belle Unité, les dissonances du monde n'étant pas plus irrémédiables que les querelles des amants – à l'aune de la formule suivante qu'il faudrait peut-être lire Hypérion, même si, évidemment, cela est bien moins satisfaisant : « Cher frère! J'invente mille chimères pour me consoler, (ich tröste mein Herz mit allerlei Phantasien) je bois des philtres de sommeil. (ich reiche mir manchen Schlaftrank) Sans doute y aurait-il plus de grandeur à se libérer pour toujours qu'à s'aider de palliatifs (und es wäre wohl grösser, sich zu befreien auf immer, als sich zu behelfen mit Palliativen): mais qui n'agit de même? (aber wem geht's nicht so?) Je m'en contente pourtant. Je m'en contente? (Ich bin doch damit zufrieden. Zufrieden?) Ce serait trop beau. (ach das wäre gut!) Ce serait réussir là où nul dieu ne l'a pu.(da wäre ja geholfen, wo kein Gott nicht helfen kann.)194 » Ainsi, cet itinéraire est marqué par l'impuissance et la lucidité sur cette impuissance, qui marque le renoncement à tout rêve de grandeur. Sans doute ne faut-il pas rechercher la grandeur, mais bien plutôt faire l'épreuve d'une telle lucidité, qui, si elle blesse, semble bien plus à la mesure de l'homme dans son éternelle ambivalence que ne peut l'être la grandeur dès qu'elle cesse de n'être qu'une aspiration et prétend pouvoir passer à l'effectivité, en occultant la faiblesse, la précarité, la fragilité de tout équilibre, de toute présence, de toute existence humaine, qui malgré tout n'exclut pas la joie, mais en est le corolaire. Aussi prenons-nous le parti de ne pas lire dans la réconciliation finale une réconciliation définitive, qui offrirait une réponse à la question de savoir comment habiter ce monde dignement, mais bien plus comme un éclair de présence, qui à l'image de tous ceux qui ont frappés Hypérion durant son existence, connaîtra son déclin, finira par s'éteindre, pour revenir l'irradier quand toute espérance 192Ibid.p.244-245;VA.p.173-174: “elles[les belles joies de notre amour] me faisaient oublier que tu étais, au fond, inconsolable.” 193Ibid.p.245;VA.p.174: « Ein Wesen voll geheimer Gewalt, voll tiefer unentwikelter Bedeutung, ein einzig hoffnungsvoller Jüngling schienst du mir. » 194Ibid.p.184; VA.p.82 74 l'aura quitté. Le mouvement même de la vie semble être celui-ci, à l'image du flux et du reflux de la mer. 75 Conclusion générale. Ainsi, nous voyons que ne retenir d'Hypérion que la nostalgie de la Grèce – qu'il exprime bel et bien – est insuffisant. Au-delà d'une simple nostalgie qui s'accomplit dans la plainte – si belle soit-elle – c'est d'une autre manière que la fidélité à l'esprit grec tel que Hölderlin l'a médité s'exprime. En effet, si l'esprit de la Grèce irradie à ce point d'Hypérion, cela ne tient pas tant à la nostalgie affichée de cet âge d'or pour l'humanité, même si évidemment, cela y contribue. Cela tient en effet davantage à la posture que Hölderlin adopte, et, par-là, invite quiconque le lit à adopter face au réel qui transparaît dans le roman: avec lui nous retrouvons l'étonnement émerveillé qui fut celui des premiers grecs devant l'étant. Et cet étonnement (en grec thaumazein), chez Hölderlin, ne conduit pas à vouloir ensuite, par la pensée, rendre raison de ce qui se tient en face de lui en en trouvant un fondement stable, une cause ultime. C'est le « Il y a » qui obtient toute son attention. Face à cette venue à la présence, à cette donation, la réponse de Hölderlin, n'est pas de chercher à en rendre raison, mais bien plutôt de chercher à en prendre la pleine mesure, et à y être fidèle, autant que le permet la vie terrestre, en un mot, plutôt que de chercher à comprendre pourquoi les choses sont ce qu'elles sont, il s'agit de se rendre disponible pour recueillir le don par lequel elles entrent en présence. L’éclat du monde en sa présence, voilà ce à quoi il s’agit de se rendre disponible, et qu'il s'agit de donner à voir. Mais toute la puissance d'Hypérion tient justement à l'aiguë lucidité dont il témoigne, qui l'empêche de n'être qu'une naïve célébration de la Beauté du monde. Cette célébration, si elle occupe une telle place dans l'existence du poète, c'est qu'à travers elle s'exprime la plus haute destination de l'humanité, puisqu'elle est ce grâce à quoi la fidélité à ce qui se donne comme Beauté, qui est à la source même du monde, peut s'exprimer. Plus haute ici ne signifie pas affranchie de la pauvreté et du Néant, avec lesquels justement il s'agit de composer. Hypérion est donc pour nous l'occasion de déplacer la question du bonheur vers celle du sens de la joie, qui semble bien plus à la mesure de ce qu'est l'homme et de son enracinement dans le monde, marqué par le difficile équilibre et la perpétuelle alternance entre la prise en vue de ce qu'il y a de plus haut et le sentiment de pauvreté et de solitude. Hölderlin ne cherche donc pas à résoudre cette alternance artificiellement, mais bien plutôt à l'habiter, en se rappelant qu'il reste toujours une joie, et qu'une félicité nouvelle est donnée au cœur qui persiste, qui endure le minuit du chagrin (Wenn es aushält und die Mitternacht des Grams durchduldet) 195 ». L'habitation se fait donc sous le signe de cette différence irréductible, qu'il ne s'agit pas de réduire et de surmonter, mais d'endurer. Devant l'impuissance de restaurer durablement une unité qui puisse être ce sous le signe de quoi les hommes bâtissent ensembles, la tâche est de tenter de s'en approcher par la poésie, et de se rendre disponible pour accueillir la « lumière de la vie196 » quand elle se manifeste, la liberté étant cette ouverture et cette endurance dans l'attente, et non l'émancipation par rapport à ce centre d'où tout 195Ibid.271; VA.p.209-210 VA.p.204: 196Ibid.p.267; 76 découle qu'est la beauté comprise comme ajointement harmonieux et présence. C'est en ce sens donc que la Nature ne saurait se passer des hommes, qui par leurs activités, leurs vies, participent à la vie du Tout, étant ainsi des avatars de la pure nature qui font partie de sa beauté: nous n'avons donc pas, comme nous l'avons dit, à nous laisser absorber par la Bienheureuse Nature, mais à mener une vie d'hommes, donc de mortels, avec ses limites propres, qui soit transfigurée par l'écoute de l'incessante vie de la Nature. Ainsi, loin d'anéantir la vie mortelle, il s'agit de lui donner sens, car c'est ici et maintenant que se joue l'existence. C'est donc bien dans une pure immanence qu'advient et que s'entretient le lien avec ce qu'il y a de plus haut, et qui n'est autre que la Beauté comprise comme le rayonnement de l'Être du monde. 77 Bibliographie. Edition allemande de référence de l'œuvre de Hölderlin Sämtliche Werke, Große stuttgarter Ausgabe (édition dite de Stuttgart), Friedrich Beißner et Adolf Beck (éditeurs), Stuttgart, 8 volumes, 1943-1985. Hölderlin, Hyperion, DTV Deutscher Taschenbuch, 1997, 256 p. Traductions en français: Hölderlin, Œuvres, Trad. Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, 1967, 1270 p. Hölderlin, Oeuvre poétique complète, texte établi par Michael Knaupp ; traduit de l'allemand par François Garrigue. - Ed. Bilingue. - Paris, La Différence, 2005, 1007 p. Hölderlin, Douze poèmes (trad.François Fédier), - Ed.bilingue.- Paris, Orphée-La Différence, 1989, 128 p. Hölderlin, Poèmes (trad.G.Bianquis) Paris, Aubier, 1986, 480 p. Hölderlin, Fragments de poétique et autres textes; présentation, traduction et notes, Jean-François Courtine. - Éd. bilingue. - Paris : Imprimerie nationale, 2006, 473 p. Ouvrages classiques. Homère, Iliade, trad. F.Mugler, Actes Sud, 1999, 576 p. Homère, Odyssée, trad.P.Jaccottet, La Découverte, 2004, 434 p. Héraclite, Fragments [Citations et témoignages] (trad.J.F.Pradeau), Paris, GF, 2004, 374 p. Platon, Phèdre (trad.P.Vicaire) - Ed. Bilingue. - Les Belles Lettres, 1998, 239 p. Platon, Phèdre, (trad.L. Brisson), Paris, GF, 1995, 418 p. 78 Platon, Banquet (trad.L.Brisson), Paris, GF, 1999, 261 p. E.Kant, Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, 1980, 1018 p. F.W.Schelling, Premiers écrits (trad.J.F Courtine), Paris, PUF, 1987. 264 p. Friedrich Nietzsche, La volonté de Puissance II, Paris, Gallimard, L'imaginaire, 1995, 398 p. G.W.F. Hegel, Préface Introduction de la Phénoménologie de l’esprit, Texte, traduction et commentaire, précédés de Sens et intention de la Phénoménologie de l’esprit par B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1997, 320 p. Fichte, Le système de l'éthique selon les principes de la doctrine de la sciences, trad.P.Naulin, Paris, PUF, 1986, 381 p. R.M.Rilke, Duineser Elegien. Die Sonette an Orpheus: Les Elégies de Duino. Les Sonnets à Orphée, traduits et préfacés par J.F Angelloz, Paris, Aubier, 1943, 301 p. W.F.Otto, Les dieux de la Grèce (Trad. J.Lauxerois), Paris, Payot, 1981, 333 p. W.F.Otto, L'Esprit de la religion grecque ancienne : Theophania (trad. De Jean Lauxerois et de Claude Roëls), Paris, Berg international, 1995, 123 p. Etudes. Jacques Taminiaux, La Nostalgie de la Grèce à l'aube de l'idéalisme allemand, Kant et les grecs dans l'itinéraire de Schiller, de Hölderlin et de Hegel, Martinus Nihjhoff, La Haye, 1967, 274 p. Beda Allemann, Hölderlin et Heidegger, Paris, PUF, 1959, 190 p. Jacques Rivelaygue, Leçons de métaphysique allemande, T.I, Paris, Grasset, 1990, 474 p. J.L. Vieillard Baron, Hegel et l'idéalisme allemand, Paris, Vrin, 1999, 385 p. J.F Courtine (dir.) Hölderlin, Cahier de l'Herne, L'Herne, 1990, 537 p. 79 J.C Goddard, Assise fondamentale de la Doctrine de la science, 1794, Fichte, Ellipses, 1999, 64 p. 80