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ISBN 978-2-7637-9197-5
Leonard Bernstein aura dirigé dans plusieurs villes d’Amérique,
d’Europe et d’Asie, même à Montréal en 1944 et 1945. Il fut aussi
très présent à la télévision pour animer des programmes musicaux
à caractère pédagogique. Le célèbre compositeur de West Side Story
touchait alors à toutes les sortes de musiques, populaires et savantes,
à toutes les dimensions de la réalité musicale, techniques, esthétiques
ou socioculturelles. On aurait dit un individu protéiforme, à l’image
de Civa, ce dieu hindou aux multiples bras : compositeur, interprète,
chef d’orchestre et pianiste, scénariste, animateur et, pourrait-on dire,
crooner. Par-dessus tout, Leonard Bernstein se distingue, dans son
œuvre télévisuelle, comme un magnifique communicateur, un professeur
qui sait éblouir et enflammer ses étudiants et le grand public. C’est un
bonheur de revisiter, durant sa période américaine (1950 et 1960), les
séries Omnibus, Lincoln Presents ou Young People’s Concerts, sans oublier
sa production européenne (de 1970 à 1990), surtout avec l’Orchestre
philharmonique de Vienne. Chaque fois, j’ai été frappé par l’intensité
et la grande émotion avec laquelle Leonard Bernstein a parlé de la
musique et des professeurs.
À l’aide de documents d’archives et pour souligner le vingtième
anniversaire de sa mort (il est décédé le 14 octobre 1990 à New York),
j’ai voulu rendre hommage au musicien pédagogue et analyser une large
part de ce corpus vidéographique qui est l’un des plus abondants et des
plus fascinants pour qui s’intéresse à la dimension populaire et univer­
selle de la musique.
Réal La Rochelle
Photographie de la couverture :
Leonard Bernstein Smoking
Cigarette in Studio
© Marvin Koner/CORBIS
ca. 1955
Réal La Rochelle
L’Œuvre télévisuelle
Peu de temps avant sa mort, au Pacific Music Festival de Sapporo
( Japon), Leonard Bernstein fait son dernier discours public : « Ma
décision est prise : toute l’énergie et le temps que le Seigneur me donne,
je veux les consacrer à l’éducation. Partager le mieux possible avec
les jeunes – même les très jeunes – tout ce que je peux échanger sur
la musique, l’art, les liens entre l’art et la vie, sur la quête de soi et la
compréhension qu’on peut avoir de soi-même. »
Leonard BERNSTEIN
L’Œuvre
télévisuelle
Leonard
BERNSTEIN
Leonard
Réal La Rochelle
BERNSTEIN
L’Œuvre télévisuelle
Réal La Rochelle
Leonard
BERNSTEIN
L’Œuvre télévisuelle
Du même auteur
« Notes sur le cinéma récréatif et sur son intégration au niveau élémentaire », L’École coopérative, Ministère de l’Éducation du Québec,
septembre 1970.
Le Cinéma et l’enfant, Montréal, Éducation nouvelle, 1972.
Callas. La diva et le vinyle, Montréal et Grenoble, Triptyque/La Vague à
l’âme, 1988.
Médée, c’est Callas, Montréal, La Cinémathèque québécoise, 1988.
Cinéma en rouge et noir, Montréal, Triptyque, 1994.
Callas. L’opéra du disque, Paris, Christian Bourgois, 1997.
Opérascope. Le film-opéra en Amérique, Montréal, Triptyque, 2003.
Denys Arcand. L’ange exterminateur, Montréal, Leméac, 2004.
Denys Arcand. A Life in Film, traduction Alison Strayer, Toronto,
McArthur & Company, 2005.
Les Recettes de la Callas (récit), Montréal, Leméac, 2007.
L’Opéra du samedi. Le Metropolitan à la radio du Québec, Québec, Les
Presses de l’Université Laval, 2008.
Le Patrimoine sonore du Québec. La Phonothèque québécoise, Montréal,
Triptyque, 2009.
Lenny Bernstein au parc La Fontaine (récit), Montréal, Triptyque, 2010.
Coordination d’ouvrages collectifs
« Québec/Canada. L’enseignement du cinéma et de l’audiovisuel. The
Study of Film and Video », Paris, CinémAction, hors série, 1991.
Avec François Jost, « Cinéma et musicalité », Montréal, Cinémas, automne 1992.
Écouter le cinéma, Montréal, Les 400 coups, 2002.
Leonard Bernstein
L’œuvre télévisuelle
Réal La Rochelle
Leonard Bernstein
L’œuvre télévisuelle
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Mise en pages : In Situ inc.
Maquette de couverture : Hélène Saillant
ISBN 978-2-7637-9197-5
PDF : 9782763791982
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2305, rue de l’Université
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Table des matières
Prologue • Les graffitis sonores du Mur de Berlin........................ 1
I • « New York, New York »
1. L’éloge des professeurs................................................... 17
2. Les scènes de la vie de bohème. Le Orson Welles
de la musique
3. Les commencements télévisuels.
Une entrée à reculons.................................................... 53
4. Le direct scénarisé......................................................... 63
5. Faust américain............................................................. 77
6. America......................................................................... 87
II • Musikvereinssaal
7. Le Bernstein des vanités................................................ 109
8. L’aventure autrichienne................................................. 125
9. Deux titans chez Unitel................................................ 135
10. L’Opéra de New York.................................................... 151
Épilogue • L’ange du futur................................................... 161
Notes.................................................................................. 167
Annexe • Texte original de l’interview
avec Robert Saudek – 18 mai 1995............................... 175
Vidéographie....................................................................... 183
Discographie sélective.......................................................... 209
Bibliographie....................................................................... 213
Générique........................................................................... 221
Une passion véritable, dévoilée pour que
tout le monde puisse la voir1.
Leonard Bernstein, 1959
J’aime deux choses, la musique et les gens.
Je ne sais pas ce que j’aime le mieux, mais
je suis musicien parce que j’aime les gens,
j’aime travailler avec eux et jouer pour eux.
Et puis, communiquer avec eux au niveau le
plus profond, le niveau musical2.
Leonard Bernstein, 1990
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération
canadienne des sciences humaines, de concert avec le programme
d’aide à l’édition savante (PAES), dont les fonds proviennent du
Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
Prologue
Les graffitis sonores du Mur de Berlin
L
Je sais quand j’ai bien fait comprendre une
œuvre : c’est quand j’ai le sentiment de la
composer dans sa totalité, sur scène, à l’instant même1.
e jour de Noël, le 25 décembre 1989, un Bernstein
vieilli et malade se promène sur la Pariser Platz, au
bout de l’avenue Unter den Linden, près de la porte de
Brandebourg ouverte trois jours auparavant. Le chef américain est
alors à quelques mois de sa mort. Il va diriger, au Schauspielhaus
de Berlin-Est, la Neuvième symphonie de Beethoven et célébrer de
la sorte la réunification du peuple allemand après la chute du Mur,
ce grand moment de l’histoire de l’Europe. Il s’exécute tant pour
le public de la salle que pour celui qui, à l’extérieur, gonfle la place
du Gendarmenmarkt.
Cette transition entre 1989 et le début de la dernière décennie du millénaire est l’occasion de l’avant-dernier passage de
Leonard Bernstein à la télévision, LB, comme le nomme l’éditeur
Deutsche Grammophon Gesellschaft (DGG). Bernstein boucle
ainsi la boucle électronique qui, depuis trente-cinq ans, a fait de
lui la plus prégnante image audiovisuelle d’un chef et d’un compositeur moderne.
Commencée avec Beethoven, la course frénétique décélère
avec Beethoven, encore. De la Cinquième symphonie, donnée à
CBS le 10 novembre 1954, il passe maintenant à la Neuvième et,
pour la terminer, il change l’Ode à la joie en Ode à la liberté. Il
2
Leonard Bernstein • L’œuvre télévisuelle
manifeste par là qu’il est aussi compositeur, comme il le souligne
dans son texte de l’édition phonographique LB, probablement le
dernier écrit publié par ses soins.
Nous voici dans ce qui fut Berlin-Est, déclare Bernstein d’entrée
de jeu dans sa présentation de la vidéo de cet événement. Quand
on m’a demandé si je voulais diriger la Neuvième de Beethoven
avec des musiciens venus des deux côtés de l’ancien Mur, j’ai tout
de suite sauté sur l’occasion. Nous avons eu les répétitions les
plus exaltantes qui soient et nous avons fraternisé. Me basant sur
d’autres poèmes de Schiller où il parle de liberté, je me suis permis
de changer le mot freude (joie) par celui de freiheit (liberté).
Par rapport à cette modification, le réalisateur de The Berlin
Celebration Concert, Humphrey Burton, commente : « Leonard
Bernstein s’est cru autorisé à la faire à cause de “la puissance de
l’événement”, comme il dit. » Cette fois-ci, l’instant historique a
servi de déclencheur. De ce séjour à Berlin, deux photos peuvent
être retenues comme significatives. Une première montre un LB
souriant qui contribue à démolir le Mur à l’aide d’un pic et d’un
marteau. Une seconde le présente grave, paré des vêtements de la
religion juive, qui fait une prière devant les ruines d’une synagogue de Berlin-Est.
***
En cette fin d’année 1989, cruciale pour la transformation
du monde, le tocsin a commencé à sonner. Le 16 juillet précédent, « Dieu » est décédé. Herbert von Karajan est mort. Philippe
Olivier se souvient du Karajan des derniers jours :
son corps délabré à l’issue d’une après-midi de travail, [...] un
être affaibli, recroquevillé et silencieux dans l’ascenseur le menant
au souterrain où l’attendait son chauffeur. [...] Il mourut quelques mois avant la chute du mur de Berlin et la dislocation de la
République démocratique allemande2.
Le 16 juillet, dans sa maison d’Alif, en Autriche, Karajan
reçoit son ami Norio Ogha. Pendant cette rencontre, il s’affaisse,
victime d’une crise cardiaque. Il vient d’expirer dans les bras du
Prologue • Les graffitis sonores du Mur de Berlin
3
président de la firme Sony. Un an auparavant, on avait fêté en
grandes pompes les quatre-vingts ans du maestro.
Le « chef à vie » de l’Orchestre philharmonique de Berlin n’a
donc pas vu l’écroulement du Mur, le 9 novembre 1989, ni les
rassemblements qui y affluent, scandés par les rythmes pop de Joe
Cocker et de Nina Hagen, l’opéra rock The Wall, le violoncelle de
Rostropovitch et le Beethoven de Bernstein. On n’a pas manqué
de souligner la « cohésion symbolique » entre la chute du Mur et
la mort de Karajan, qui fait « disparaître un poids pesant sur le
monde de la musique », la fin d’un « caractère devenu de plus en
plus paranoïde, déconcertant et aigri ». Ainsi est disparu le « Dieu »
aux « traits grossiers et impérieux », comme le décrit Pascal Mercier
dans L’accordeur de pianos3.
En 1988, Bernstein se voit offrir une célébration pour son 70e
anniversaire. La fête se déroule à Tanglewood, au Massachusetts,
le 25 août. Beverley Sills est maître de cérémonie : Hello, Lenny !
Accompagnée par l’Orchestre symphonique de Boston, une
cohorte de collègues et d’amis défile : Seiji Osawa, Michael Tilson
Thomas, Christa Ludwig, Frederica von Stade, Betty Comden,
Lauren Bacall, les enfants de Bersnstein, Rostropovitch, Yo-Yo
Ma et John Mauceri. Victor Borge fait un sketch satirique imparable sur un chef d’orchestre. Yehudi Menuhin appelle LB « un
volcan créatif ». Plusieurs montages vidéo remémorent la carrière
du maestro. Avant le finale, Osawa remercie « Lenny » d’avoir su
faire grandir le jardin de Tanglewood. Leonard Bernstein en pleurs
monte enfin sur scène, remercie et embrasse les interprètes qui lui
chantent Happy Birthday, Dear Lenny.
Toujours en 1988, Karajan a enregistré les vidéogrammes
d’un dernier concert à Berlin pour la Saint-Sylvestre (New Year’s
Eve Concert) de même que la Symphonie no 8 de Bruckner avec
l’Orchestre philharmonique de Vienne. Ainsi vient de se clore
son testament télévisuel. L’influent magazine Der Spiegel fait alors
paraître un article incendiaire et dévastateur sur « Dieu ». « Karajan
y est présenté comme un vieil homme avide d’argent ayant, pour
cette raison, complètement ruiné sa réputation dans les milieux
intellectuels4. » Peu avant sa mort, il devait encore diriger avec
4
Leonard Bernstein • L’œuvre télévisuelle
peine une Tosca de Puccini au festival de Pâques de Salzbourg et
préparer un Bal masqué de Verdi, qu’il n’eut pas le temps de mener
à terme pour la télévision.
Rien, donc, de plus dissemblable que les figures de ces deux
géants de la musique au XXe siècle, en dépit du fait que leurs destins se croisent dans le Berlin historique, comme ils devaient s’entremêler à la tête de l’Orchestre philharmonique de Vienne avec
des symphonies de Bruckner.
***
Le bicentenaire de la Révolution française, fêté en France
et partout dans le monde en ce mois de juillet 1989, a donc vu
déferler l’esprit de cette révolution sur l’Europe de l’Est. On s’attendait à toutes sortes de parallélismes contemporains avec 1789,
à toutes les commémorations, surtout à Paris, Opéra Goude inclus,
mais pas à cette nouvelle version de la prise de la Bastille. « Le vent
souffle où il veut », aimait répéter le cinéaste Robert Bresson. De la
Pologne à la Hongrie, de la République démocratique allemande
(RDA) à la Tchécoslovaquie, de Budapest à Bucarest, à Tirana.
Le président de la RDA, Eric Honecker, est contraint de démissionner le 18 octobre 1989, peu avant l’effondrement du Mur. Au
moment même où se déroule à Berlin le concert de la liberté, le
25 décembre, les dictateurs roumains Nicolae et Elena Ceaucescu
sont jugés par un tribunal d’exception de l’armée et exécutés à
Targoviste, une base militaire située à 50 kilomètres de Bucarest.
De tous les événements de l’automne 1989, pas un n’est plus spectaculaire, plus culturel, plus opératique que l’effondrement du
Mur de Berlin. Une sorte de clameur planétaire semble reprendre
le mot célèbre de John F. Kennedy : Ich bin ein Berliner !
Quelques jours avant le mythique concert de Berlin, LB dirige à Londres une version concert de son opéra Candide. Le maestro tient d’abord à prendre la parole : « Surprise. Mes chers amis, je
vous entends penser : “Voici le vieux professeur qui va encore nous
donner un cours”. » Durant quatre à cinq minutes, il explique au
public le sens du chef-d’œuvre de Voltaire, ce court roman écrit à
Prologue • Les graffitis sonores du Mur de Berlin
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la suite du désastreux tremblement de terre de Lisbonne, en avril
1755.
Bernstein veut ici parler non seulement comme compositeur, mais aussi comme observateur de la réalité quotidienne. Il
explique en substance que Voltaire, le plus grand représentant du
siècle des Lumières, a intitulé son ouvrage Candide ou l’optimisme.
Il a voulu en faire une satire du système philosophique de Leibnitz,
popularisé par Alexander Pope. Selon ce système, si nous croyons
en un grand créateur de l’univers, ce doit être un bon créateur, que
toute chose qui existe est bonne et juste. Bien sûr, il y a la violence,
la mort, mais l’ensemble est bon. « Ainsi parlait Leibnitz ! » Voltaire
trouvait cette idée absurde, surtout après l’affreux tremblement
de terre de Lisbonne, où toute une population avait été décimée.
Cela l’a conduit à écrire sa satire pour s’opposer à toute autorité
royale, militaire ou mercantile. Contre le pouvoir de l’Église aussi,
qui brûlait les hérétiques pour prévenir les tremblements de terre.
« Durant ma longue préparation pour cette conférence, souligne
LB, j’ai trouvé cette citation : “Voltaire était un éclectique qui avait
fait la synthèse des idées des stoïques, des épicuriens et des sceptiques”... Oh ! Au diable tout ceci, jouons l’ouverture ! »
À la fin du concert, Bernstein reprend la parole : « Puis-je
vous déranger avec un autre mot ? » Il explique alors que tous les
participants ont joué en dépit d’une mauvaise grippe, « la grippe
royale », qu’on a même failli devoir se passer de la merveilleuse
June Anderson. Mais toute l’équipe tenait à ce concert. Le chefcompositeur termine en saluant chaleureusement le public du
Barbican Centre.
L’année suivant le concert de Berlin, en 1990, il reste encore
à LB à diriger, au Grossen Musikvereinssaal de Vienne, entre le
27 février et le 2 mars, la Neuvième symphonie d’Anton Bruckner.
Cette fois, il s’agit de l’avant-dernière prestation télévisuelle du
maestro. Étrangement, la dernière vidéo de Karajan était également consacrée à une symphonie de Bruckner, la Huitième. Les
deux titans bouclent leurs parcours audiovisuels avec la musique
de l’énigmatique compositeur allemand qui, au dire de Mahler,
était « moitié Dieu, moitié dadais5 ! » Dans ces deux vidéos, les
6
Leonard Bernstein • L’œuvre télévisuelle
chefs charismatiques en restent à leurs seules images. Pour Karajan,
c’est dans l’ordre des choses. Mais pour Bernstein, qui ne présente
pas l’œuvre qu’il va diriger, ce n’est pas normal. Sans doute son
mauvais état physique l’empêche-t-il d’enregistrer une leçon sur
Bruckner. De cette façon, les deux icônes paraissent assez similaires. Dans une édition Medici Arts des dernières vidéos de LB, une
des photos du livret semble être celle de Karajan plutôt que celle
de Bernstein ; si c’est le cas, cette erreur involontaire sert à montrer
en quoi la dernière image électronique de LB se rapproche dangereusement de celle de son plus glorieux et coriace rival.
Après coup, Bernstein glisse sur la pente raide de sa maladie et amorce sa descente vers l’agonie. Pourtant, au printemps,
il se trouve à Bayreuth en compagnie de Friedelind Wagner, la
petite-fille du compositeur, qui, avec l’aide de Toscanini, a fui le
Festspielhaus et le camp wagnérien ami des nazis en 1939. Des
photos les montrent dans les jardins de Warnfried et une autre
capte LB jouant des passages de Tristan und Isolde sur le piano de
Wagner6.
Durant l’été, LB est à Sapporo, au Japon, au Pacific Music
Festival, avec en tête de « transplanter les graines de Tanglewood
en sol japonais », soit une école et un festival de musique. Le maestro ne se détache pas non plus de l’idée de travailler avec des jeunes
musiciens. Puis, le 19 août, il dirige un concert à Tanglewood,
« petit village pastoral du Massachusetts », comme le décrit le livret
du disque. Il dit peu après : « J’ai dirigé mon premier concert à
Tanglewood, et puis mon dernier7. » Dans ce qui devait être son
ultime prestation comme chef d’orchestre, le « Grand Old Man of
Music » est au bord de l’extrême fatigue. Dans son costume tout
blanc, LB ne fait plus son ballet sur le podium, ce qu’on a toujours
appelé la « danse de Lenny » ; « l’extroverti orgiaque semble plutôt
prudent, introverti, mesurant chacun de ses gestes avec soin et
gravité8 ». Le deuxième mouvement de la Septième symphonie de
Beethoven est dirigé comme une marche funèbre. On pourrait dire
de lui, comme dans ce portrait de Nietzsche, qu’il fait « un effort
désespéré de concilier Dionysos, dieu exubérant de l’instinct, et le
Crucifié, divinité anéantie dans la personne de l’homme probe qui
n’existe plus que par la mort9 ».
Prologue • Les graffitis sonores du Mur de Berlin
7
Une photo le montre de dos, disparaissant de la scène après
le concert, comme un fantôme. Il quitte Tanglewood, sa jeunesse,
la musique. Dès lors, rentré à New York, il ne sort plus de son
appartement de l’immeuble Dakota, en face de Central Park, dont
il regarde parfois les arbres en pleurant. Peut-être songe-t-il alors
à la composition si déchirante de Charles Ives, Central Park in
the Dark, dans laquelle s’entrechoquent les cordes graves du calme
du parc avec les bands lointains et cuivrés qui pétaradent dans
Manhattan. Quelques jours avant sa mort, le 10 octobre 1990,
un communiqué annonce que LB abandonne ses activités de chef
d’orchestre. Une dépêche de l’Agence France-Presse indique :
Leonard Bernstein ne jouera plus en public. Il souffre de problèmes respiratoires et va maintenant consacrer son énergie professionnelle à la composition, l’écriture et l’enseignement. Dès que
sa santé le permettra, il continuera à travailler à une œuvre de
musique de chambre qui sera jouée au printemps prochain, ainsi
qu’à une comédie musicale. Plusieurs projets éducatifs et musiques
de films, de même que la rédaction de ses mémoires, occuperont
également ses années de retraite10.
Cela sonne comme un avis de décès. Humphrey Burton
raconte que le chef d’orchestre Michael Tilson Thomas est même
venu parler au compositeur d’un projet pour compléter le Requiem
de Mozart, une idée qui paraît à Bernstein assez étonnante dans
les circonstances11.
Le dimanche 14 octobre, son ami le comédien Michael
(Mandy) Wager, qui veille sur lui, accompagne son médecin,
Kevin Cahill, lors d’une injection d’antibiotique. « Alors, le corps
de Bernstein s’est soudainement convulsé. “Qu’est-ce que c’est ?”
a-t-il demandé, incrédule12. » Dernière question. Sans réponse.
Lenny s’affaisse dans leurs bras. Il est 18 h 15.
« Fauché dans sa prime jeunesse », avait-il dit de lui-même en
guise d’éloge funèbre. L’éternel jeune Bernstein venait de s’éteindre, lui qui, toute sa vie durant, n’aura eu de cesse de rester continuellement enfant ou adolescent, même si cet enfant devait être
emprisonné dans un corps d’adulte ou de vieillard ravagé par tous
les excès dionysiaques qu’un seul homme puisse produire.
8
Leonard Bernstein • L’œuvre télévisuelle
***
Quatrième et dernier volet de la suite L’Opéra de New York,
le présent essai est consacré à l’œuvre télévisuelle de Leonard
Bernstein (25 août 1918 – 14 octobre 1990). Il s’agit, pour
l’essentiel, d’examiner et de comprendre comment le travail du
maestro-compositeur, à la télévision, fait naître un véritable opéra
électronique.
Pour situer ce travail dans la sphère lyrique, il suffit de s’inspirer d’un raisonnement concocté par Bernstein lui-même : d’une
part, « quand je dirige, il me semble que je compose l’œuvre » ;
d’autre part, « tout ce que je compose est théâtral, cela fait partie de mon grand projet de participer à l’émergence d’un opéra
profondément américain13 ». Suivant cette logique, pour chacune
de ses performances télévisuelles, Bernstein accouche d’une œuvre
lyrique. Et puis, comme chaque apparition le met au cœur d’un
tel opéra, il fait briller un écran dionysiaque, fait de rutilance et
d’extase, dans lequel son moi se révèle à chaque instant, en toute
plénitude.
L’ensemble de l’œuvre télévisuelle bernsteinienne se compose de centaines de titres, comme en témoigne sa vidéographie qui
se trouve à la fin du présent ouvrage. Je vous propose avant tout de
découvrir les lignes de force de cette aventure sans pareille dans les
médias audiovisuels contemporains, une trajectoire qui, sur près
d’un demi-siècle, a transformé l’industrie du spectacle en œuvre.
Comment alors délimiter le corpus à analyser ? Il est pratiquement
impossible de rendre compte de tous les vidéogrammes où apparaît Bernstein. Certains ne sont plus visibles et n’ont pas fait l’objet
de rééditions à ce jour. Par ailleurs, il existe des variantes dans les
montages de quelques-uns. Lors de leur diffusion à la télévision,
les présentations du maestro sont parfois coupées.
J’ai donc procédé à un échantillonnage des émissions télévisées dans lesquelles Bernstein intervient. Quelques exemples
des séries Omnibus, Lincoln Presents ou, encore, de Young People’s
Concerts durant sa période américaine et puis certaines du temps
Prologue • Les graffitis sonores du Mur de Berlin
9
de sa production européenne, surtout avec l’Orchestre philharmonique de Vienne. Depuis la mort du maestro, quelques documentaires offrent des fragments de matériaux inédits. Enfin, à deux ou
trois reprises, je me sers des descriptions de témoins pour rendre
compte de vidéogrammes jamais diffusés.
Au milieu des années 1980, lors de fréquents séjours à New
York pour mes recherches sur Callas et sur l’industrie du disque au centre Rodgers and Hammerstein Archives of Recorded
Sounds, j’en ai profité pour aller faire une visite au Museum of
Broadcasting, rebaptisé par la suite The Museum of Television
and Radio. ll se nomme maintenant The Paley Center for Media.
C’est à la boutique de ce centre que j’ai découvert des catalogues
d’expositions, par exemple Classical Music Collection de l’organisme (1987), Orson Welles (1988), The Metropolitan Opera : Radio
and Television (1986), The New York Philharmonic. A Radio and
Television Tradition (1992) ainsi qu’une brochure fascinante,
Leonard Bernstein. The Television Work (1985) ; j’y ai constaté, non
sans un étonnement magique, l’ampleur de la vidéographie du
maestro. De plus, The Museum of Broadcasting possède un nombre incroyable de copies vidéo du travail télévisuel de Bernstein, si
bien que je me suis mis en frais d’en examiner un certains nombre
et d’analyser le grandiose et très singulier travail du chef-compositeur. À cinq reprises, jusqu’au début des années 1990, j’ai demandé
au musée des autorisations de chercheur pour y faire de multiples
visionnements.
Le 17 janvier 1993, j’ai eu un entretien sur le sujet avec le
musicologue et critique David Hamilton, après avoir assisté, le 13
du même mois, à une table ronde présentée par le musée et intitulée The New York Philharmonic. A Radio and Television Tradition,
à laquelle participaient l’essayiste Joseph Horowitz, le producteurréalisateur Roger Englander, un proche du travail télévisuel de
Bernstein, ainsi que Schuyler Chapin, son ami et exécuteur testamentaire. J’ai bien tenté, après coup, d’avoir des échanges avec ces
deux derniers, mais ils ont gardé une distance polie. Il en a été de
même avec les responsables de l’héritage Bernstein, qui ont refusé
de collaborer à ma recherche. Le 2 septembre 1994, j’ai reçu une
10
Leonard Bernstein • L’œuvre télévisuelle
lettre de la part du Amberson Group Inc., une des firmes mises sur
pied par Bernstein pour administrer ses biens :
Malheureusement, nous ne pensons pas être en mesure de vous donner l’aide que requiert votre projet. Nous sommes ­actuellement en
train de préparer le transfert des archives de Bernstein à la Library
of Congress et nous n’avons pas l’espace requis pour accueillir des
chercheurs. De plus, les renseignements que nous gardons sur les
émissions télévisuelles de Bernstein nous sont nécessaires pour la
poursuite de nos objectifs commerciaux.
Cette lettre de refus, polie et glacée, révèle deux choses. Que
les ayants droit de Bernstein préparent un legs important de ses
archives à la Bibliothèque du Congrès, ce dont on ne peut que se
réjouir. Du même souffle, les archivistes disent veiller sur leur trésor de Fafner, sur la poule aux œufs d’or de l’héritage bernsteinien :
our business purposes. Il y a, en effet, un nombre incroyable de biens
de Bernstein qui sont monnayables : les partitions de ses œuvres,
ses livres à rééditer, les droits sur ses enregistrements phonographiques et, bien sûr, la commercialisation de ses vidéos. Ce souci de
négoce explique aussi que les archives déposées à la Bibliothèque
du Congrès, par exemple les manuscrits des scénarios des émissions télévisuelles et les correspondances, sont des objets peu ou
pas vendables, sauf dans des encans pour collectionneurs ou aficionados. Les exécuteurs testamentaires auraient pu aller jusque-là,
mais ils ont préféré une sorte d’équilibre entre le patrimonial et le
commercial.
J’avais eu plus de chance, quelques années auparavant, avec
David Hamilton. Il m’avait écrit, le 26 août 1988 : « Bernstein
comme communicateur télévisuel me paraît faisable. » Avec Dorle
Jarmel Soria aussi, à qui j’en avais glissé un mot. Elle s’était montrée enthousiaste et avait même offert de téléphoner à Bernstein,
qu’elle connaissait très bien et dont elle était amie, pour me ménager une rencontre avec lui. Mais la mort devait emporter le maestro le 14 octobre 1990.
Après quelques années de recherche et de dépouillement de
documents, j’en suis arrivé à pouvoir formuler mon sujet. J’ai été
invité à le présenter à un colloque de l’Association des études sur la
radiotélévision canadienne à l’Université Concordia, à Montréal,
Prologue • Les graffitis sonores du Mur de Berlin
11
au printemps de 1994. Le texte de ma communication a paru
l’année suivante dans la revue Fréquence14. Ainsi s’est amorcé mon
long et passionnant périple dans l’œuvre télévisuelle de Leonard
Bernstein.
***
Cet essai a pour but de faire connaître un corpus vidéographique qui apparaît comme l’un des plus abondants et des plus
fascinants du XXe siècle dans le domaine de la popularisation de
la musique.
J’ai choisi de présenter un échantillon important de cette
production télévisuelle unique en son genre, d’abord dans ses réalisations américaines (années 1950 et 1960) et ensuite dans celles
européennes sous l’égide de la firme Unitel (1970 à 1990). Cette
dernière fabriquait aussi les vidéos de Herbert von Karajan, ce qui
permet une analyse comparative des deux titans de la musique.
En outre, l’essai offre une interview exclusive avec Robert Saudek,
le célèbre producteur américain de télévision qui, le premier, a
fait travailler Bernstein et se révèle comme son découvreur en la
matière.
L’examen du corpus met en lumière quelques-uns des traits
forts de Bernstein en ce qui concerne la pratique musicale et sa
diffusion dans le grand public. Le maestro soutient, par exemple,
que toutes les musiques sont issues des musiques populaires, créées
et diffusées par des gens du peuple qui ne sont pas musiciens ;
il est ouvert au syncrétisme culturel, aux différentes musiques et
aux métiers de compositeur et d’interprète ; il a poussé ses pulsions humanistes non seulement en jouant aux quatre coins du
monde, mais aussi en osant conquérir l’Orchestre philharmonique
de Vienne, qualifié par Norman Lebrecht « d’orchestre de nazis » ;
enfin, il s’est largement identifié à Gustav Mahler, en qui il voyait
son double.
Après les années 1970, sa veine éducative s’est quelque peu
sclérosée. Ce phénomène était aussi manifeste dans les domaines
12
Leonard Bernstein • L’œuvre télévisuelle
de la phonographie, du cinéma musical hollywoodien et de la
­diffusion des opéras du Metropolitan à la radio. Il n’empêche que
LB a réussi à maintenir un certain feu dans ses prestations télévisuelles, et ce, pratiquement jusqu’à sa mort en 1990. Vingt ans après
sa disparition, il y a encore une présence bernsteinienne, comme
en témoignent les nombreuses rééditions de ses enregistrements,
mais aussi l’inscription de son icône dans diverses compositions,
ce qui ne fait que prolonger la « POPularisation » de la musique
initiée par ce touche-à-tout génial. J’en veux comme exemple une
des installations du plasticien new-yorkais Christian Marclay, sa
série vidéographique intitulée Body Mix. À trois reprises, cet artiste
utilise des passages d’enregistrements par Bernstein de Beethoven
(des extraits d’ouvertures ou de la Troisième symphonie) ou, encore,
de la Première symphonie de Brahms pour accompagner soit des
jambes de femmes dans un cache mobile, soit d’autres jambes dans
une comédie musicale hollywoodienne, soit une jeune fille en jupe
rouge tachetée de blanc.
La méthodologie utilisée ici est celle de l’analyse filmique.
Elle consiste à examiner les scénarios des émissions de Bernstein,
les conditions de leur production et la description analytique
du produit fini résultant du montage et de la diffusion. Sous cet
angle, l’ouvrage appartient à la sphère du langage audiovisuel et il
s’inscrit comme la partie finale d’une série d’études sur L’Opéra de
New York, qui m’ont fait aborder aux rives de l’opéra au disque, au
cinéma, à la radio et à la télévision.
***
Dans ce qui a été sa dernière leçon télévisuelle, le 26 juin
1990, à Sapporo au Japon, Leonard Bernstein a magnifiquement
résumé sa carrière musicale ainsi que la dynamique qui l’a animée.
Pour l’occasion, il a revêtu un costume blanc, le même qu’il portera quelques semaines plus tard à Tanglewood pour son dernier
concert.
À l’ouverture du Pacific Music Festival, il déclare :
Prologue • Les graffitis sonores du Mur de Berlin
13
Ici, à mon âge très avancé, j’ai encore une fois à faire le choix de
servir la musique de mon mieux, de servir en même temps les gens
grâce à elle. Les derniers jours que le bon Dieu me donne, dois-je
les consacrer à mon premier amour, le piano, et jouer encore toutes les sonates de Beethoven ? Dois-je être le chef qui dirige toutes
les symphonies de Brahms ? Dois-je me consacrer tout entier à la
composition et écrire toutes les sortes de musiques qui me viennent à l’esprit ?
À plus de soixante-dix ans, vous faites face à ces dilemmes. Ma
décision est prise : toute l’énergie et le temps que le Seigneur me
donne, je veux les consacrer à l’éducation. Partager le mieux possible avec les jeunes – même les très jeunes – tout ce que je peux
échanger sur la musique, l’art, les liens entre l’art et la vie, sur la
quête de soi et la compréhension qu’on peut avoir de soi-même.
À quelques mois de sa mort, le musicien Leonard Bernstein
revendiquait son statut de professeur, lequel il tenait en très haute
estime.
I
« New York, New York »
« New York, New York, a helluva town. »
On the Town
1
L’éloge des professeurs
Gaudeamus Igitur
L
Chant estudiantin, qui remonterait au
Moyen Âge, et dont la version latine la plus
connue est attribuée à Chrétien Wilhelm
Kindeleben, en 1781. Chanson bâtie dans
le style de la sarabande, considérée de nos
jours comme L’Internationale des étudiants.
Gaudeamus igitur, Juvenes dum sumus
(« réjouissons-nous tant que nous sommes
jeunes »), clame le premier couplet, alors
que le quatrième chante : Vivat academia,
Vivant professores (« vive l’école, vivent les
professeurs »). Comme beaucoup de chants
populaires, celui-ci, en dépit de ses accents
joyeux, n’en contient pas moins sa note
mélancolique, évoquant la brièveté de la vie
et l’approche rapide de la mort.
’opéra télévisuel de Leonard Bernstein est conduit par un
individu protéiforme, à l’image de Civa, ce dieu hindou
aux multiples bras : compositeur, interprète tant comme
chef d’orchestre que pianiste, scénariste, animateur et, pourrait-on
dire, chanteur de charme. Cette œuvre lyrique est également plurielle, car elle touche toutes les sortes de musiques, populaires et
savantes, toutes les dimensions de la réalité musicale, techniques,
esthétiques et socioculturelles.
18
I • « New York, New York »
Par-dessus tout, LB apparaît, dans son travail à la télévision, comme un magnifique communicateur, un professeur qui sait
éblouir et enflammer ses étudiants. Sans compter que, outre son
enseignement à la masse des téléspectateurs, enfants, adolescents
et adultes, le maestro s’est constamment dépensé à la formation
de jeunes musiciens et d’apprentis chefs d’orchestre, tant aux
États-Unis qu’en Europe et au Japon, par exemple à Tanglewood,
Vienne, New York, Salzau et Sapporo. Norman Lebrecht souligne
que pour Bernstein, travailler avec ces étudiants était « comme une
expérience érotique1 ».
L’une des facettes captivantes du système pédagogique de
Bernstein est qu’il dit apprendre de ceux qu’il guide autant qu’il
leur montre. « Je ne suis pas, par nature, un lecteur de cours magistraux ; quand j’enseigne, je pose beaucoup de questions à mes étudiants et j’aime beaucoup apprendre d’eux2. » Sur cette lancée, il
est intéressant de voir comment le maestro aborde Mozart avec
l’Orchestre philharmonique de Vienne : « c’est votre musique plus
que la mienne, vous avez beaucoup à m’apprendre », explique-t-il
en substance aux musiciens en introduction à la répétition. Il est
ironique de l’entendre dire qu’il n’est pas « conférencier », lui qui,
sa vie durant, n’a cessé de parler, d’expliquer, de faire comprendre,
bref de discourir autant que de faire de la musique. Il a sans doute,
en cela, pense encore Lebrecht, hérité « de la tradition juive de la
parole et du prêche. Il s’est confié le rôle du professeur prosélyte,
figure traditionnelle de la mythologie juive, dans laquelle la parole
non écrite de Dieu passe de bouche à oreille grâce à de vénérables
sages3. »
***
Je suis frappé par l’intensité et la grande émotion avec laquelle Bernstein a parlé des professeurs. C’était lors de la diffusion, le
29 novembre 1963, de la saison des New York Philharmonic Young
People’s Concerts, une émission intitulée A Tribute to Teachers. LB a
publié le scénario de cette émission dans son livre Findings, mais la
diffusion commerciale de cette série ne comprend pas cet ­épisode.
L’éloge des professeurs
19
Il faut le regretter, car c’est une clé de l’œuvre télévisuelle du maestro. Comme mon métier principal est celui de professeur, je suis
très attaché à cet aspect de l’œuvre de Bernstein qui me paraît
essentiel.
Bernstein s’y révèle ce qu’il est sans doute avant tout : un
intellectuel structuré, doté d’une capacité d’expression qui en fait
un authentique écrivain, produisant, outre ses scénarios télévisuels,
tant des articles que des essais et des thèses, des sonnets et des poèmes, des dialogues dramatiques, des notes pour les livrets de ses
disques ou des allocutions, des lettres, et cætera. De la sorte, on
peut comprendre que toute sa carrière musicale est surdéterminée
par le fait qu’il est fondamentalement un penseur dont les publications ont ponctué, à diverses étapes de sa vie, les ruminations
et les cheminements : The Joy of Music (1959) ; The Infinite Variety
of Music (1962) ; Young People’s Concerts (1962), livre (accompagné de disques) dédié à ses enfants, « mes chers jeunes gens Jamie,
Alexander, Nina » ; The Unanswered Question (1976) et Findings
(1982).
Durant son émission A Tribute to Teachers, Bernstein rend
hommage aux professeurs qui l’ont formé : Serge Koussevitzky,
Randall Thompson, David Prall, Edward Burlingame Hill,
Heinrich Gebhard, Isabella Vengerova, Richard Stoehr, Susan
Williams, Philip Marson, Helen Coates, Renée Longy, Tillman
Merritt, Walter Piston et, le dernier mais non le moindre, Fritz
Reiner. Ailleurs, il souligne tout ce qu’il doit au chef Dimitri
Mitropoulos. Sans le dire explicitement, il trace dans son hommage vidéographique le portrait de ce qu’il est lui-même comme
pédagogue.
L’enseignement est sans doute la plus noble profession au monde,
altruiste, difficile, une profession honorable. C’est aussi la moins
appréciée, la plus mal classée, elle est sous-payée et peu louangée.
Il dit de Koussevitzky : « Il enseignait à ses étudiants tout simplement en les inspirant. Il enseignait tout grâce aux sentiments,
à l’instinct, à l’émotion. » Mais encore : « Un grand professeur est
celui qui allume une étincelle en vous, qui vous enflamme d’enthousiasme pour la musique, quelle que soit la matière enseignée.
20
I • « New York, New York »
De là vient le vrai savoir – le désir de savoir. » Il conclut avec émotion : « Chacun a rencontré un professeur qui l’a enchanté, qui,
tout à coup, rend l’algèbre fascinante, ou l’histoire égyptienne, ou
quoi que ce soit. »
***
Est-ce que, aux yeux de Bernstein, l’éducation musicale des
masses, par la télévision, est suffisante pour conduire l’ensemble
des Américains à la culture des sons ? Il ne le croit pas. En 1962,
en publiant son ouvrage The Infinite Variety of Music, il propose un
texte en guise d’introduction, The Musak Muse, un dialogue imaginaire entre lui et George Washington, à bord d’un avion.
Je pourrais parler d’abondance de Mozart, à l’occasion de milliers
de programmes télévisuels, mais cela ne vous donnerait pas une
seconde de connaissance ou d’approfondissement, l’équivalent
d’une heure où vous jouez les sonates de ce compositeur. Aucun
livre sur les symphonies de Beethoven ne peut vous donner autant
que l’interprétation aux pianos quatre mains, avec un partenaire, des transcriptions de ces œuvres. Un jour, je vous raconterai
comment John Dewey prônait l’acquisition de la connaissance
par le « faire ». Une grande idée, surtout pour la musique ; en faisant de la musique, encore et toujours, nous absorbons toutes les
règles abstraites de formes et de structures harmoniques, et tout
le reste, simplement par osmose, par la sensation de leur justesse.
Apprendre sans souffrance ; les faits de musique ne sont plus alors
des faits asséchés, mais des vérités vivantes. Et quand ces vérités
sont distillées dans le large auditoire de musique, cela conduit les
auditeurs à une écoute active, à une participation à chaque œuvre
musicale qui est offerte.
De fait, Bernstein croit qu’il ne suffit pas d’écouter, mais
de savoir bien pratiquer la musique, « ne pas se contenter d’écouter le phonographe, mais pratiquer la musique en famille4 ! » Car,
souligne-t-il :
Nous avons un trop plein de ces maudites musaks de la radio et
de la télévision, qui nous gangrènent d’un océan à l’autre, dans
L’éloge des professeurs
21
les trains et les gares, les restaurants, les ascenseurs et les salons
de barbier. De la musique de tout bord tout côté, que nous ne
pouvons pas écouter, mais seulement entendre. Une malédiction
nationale.
Il faut aux Américains un vaste programme d’apprentissage
de la musique afin de comprendre non seulement « les mélodies, les
sons moelleux des cordes, les improvisations lyriques des bois ou
les sonneries majestueuses des cuivres », mais surtout « la structure,
le flot harmonique, la construction architecturale ». La musique ne
devient vivante que lorsqu’elle est jouée. Aussi, faut-il « apprendre
aux gens à lire la musique. Ce n’est pas si difficile, et il est très
possible d’inclure la lecture musicale dans les programmes éductifs de base » ; « peut-être même arrive-t-on, en écoutant la musique, à déchiffrer l’état d’esprit du compositeur quand il la composait5 ». LB est à ce point convaincu, pour ne pas dire hanté par
cette idée, qu’il faut faire apprendre la musique à tous les enfants
d’Amérique qu’il revient une fois de plus sur le sujet, de façon
solennelle, le 17 décembre 1977, en déposant son témoignage au
House Subcommittee on Select Education regarding a bill calling
for a White House Conference on the Arts. Ce plaidoyer, intitulé
On Education, veut avant tout combattre « la méfiance incrustée
vis-à-vis des arts, dont l’Amérique s’est depuis longtemps rendue
célèbre, une aversion basée sur le pérenne concept puritain de l’artiste comme être inhumain ». Durant les années 1930, rappelle
Bernstein :
Le Congrès s’est tordu de rire quand les projets de lois gouvernementaux, en soutien aux arts, ont été présentés. Un garçon
américain bien né joue au baseball, il ne fait pas de violon et certainement pas de pirouettes de ballet. Pour ce qui est de la fille
américaine, vaut mieux pour elle jouer à la poupée ou savoir coudre que de manier des caméras et faire de la sculpture.
Même aujourd’hui, alors que les arts fleurissent partout :
« Nous sommes encore une nation sans culture6. »
Pour lutter contre cet état de fait, il faut « des gens préparés à
recevoir les produits artistiques ; cela veut dire des gens éduqués ».
Il ne faut pas se contenter de subir ou de souffrir l’éducation, il
22
I • « New York, New York »
faut « l’enlacer parce que, en fait, on vous a infusé la joie d’apprendre ». Prendre en main et développer « la curiosité innée et l’immense capacité d’apprendre que possèdent tous les enfants ». Dans
le domaine musical, « la musique a désespérément besoin d’un
public bien préparé, d’oreilles judicieusement éduquées », sinon
elle demeure orpheline. « Les enfants doivent recevoir l’instruction musicale aussi naturellement que la nourriture et avec autant
de plaisir que celui qui vient d’une joute de baseball. Cela doit
leur arriver au tout début de leur vie scolaire7. » Pour conclure sa
requête, Bernstein tient aussi à déposer officiellement, au comité
de la Chambre, son texte de 1962, The Musak Muse : An Imaginery
Conversation with George Washington.
Ce programme éducatif d’apprentissage musical, souhaité par Bernstein, me rappelle cette anecdote. Quand je préparais la biographie de Denys Arcand, j’ai eu à rencontrer sa sœur
Suzanne pour mettre à jour des documents relatifs à leur enfance à
Deschambault-de-Portneuf. Durant des discussions à bâtons rompus, elle m’a fait remarquer un jour, à propos de l’éducation de ses
trois enfants :
Ils pourront étudier ce qu’ils veulent, mais il y a une chose sur
laquelle je ne céderai pas. Ils devront tous obligatoirement apprendre la musique, jouer d’un instrument, peu importe lequel. Je
crois que c’est indispensable à la vie de chaque individu. Pour la
musique, mes enfants n’auront pas le choix !
Bernstein aurait aimé ce parti pris pédagogique.
***
En 1973, à l’Université Harvard, dans ce haut lieu qui avait
été son alma mater, Bernstein préside à sa plus grande performance
télévisuelle, celle des Norton Lectures, six conférences intitulées The
Unanswered Question. « Je suis enchanté d’être de retour à Harvard,
[...] réconforté par l’impression d’être rentré à la maison8 », souligne-t-il pour commencer. Ces cours prestigieux, nommés en l’honneur du professeur Charles Eliot Norton, ont commencé en 1926
et ont reçu des personnalités de renom comme T.S. Eliot, Robert
L’éloge des professeurs
23
Frost, Igor Stravinsky, Erwin Panofsky, Paul Hindemith, Thornton
Wilder, Aaron Copland et Jorge Luis Borgès ; après Bernstein se
sont succédé à cette chaire Northrop Frye, John Cage, Umberto
Eco, Luciano Berio et Daniel Barenboim, pour n’en nommer que
quelques-uns. Les leçons de LB sont diversement appréciées et
plus souvent qu’autrement, vilipendées. Encore aujourd’hui, il
peut arriver de rencontrer des universitaires qui cassent du sucre
sur le dos de Bernstein pour ses cours donnés à Harvard. Peutêtre accepte-t-on le maître dans ses prestations télévisuelles grand
public, mais on le tolère moins parce qu’il a osé pénétrer dans le
saint des saints de l’enseignement supérieur.
Pour les Norton Lectures, Bernstein a passé presque un an
sur le campus de Harvard, préparant ses notes, ses graphiques et
ses scénarios ou, encore, dirigeant plusieurs exemples musicaux
avec l’Orchestre symphonique de Boston. Les leçons sont composées de trois sortes d’éléments : les cours magistraux comme tels,
les nombreux exemples analysés au piano et, enfin, l’écoute des
œuvres préenregistrées.
Les six blocs de cours sont d’abord donnés dans un grand
amphithéâtre, le Harvard Square Theatre, avant d’être filmés dans
le studio WGBH. Outre les vidéos qui en émergent, les cours ont
aussi paru en coffrets phonographiques puis ils ont été publiés en
1976, l’année même de leur télédiffusion à New York. Ils forment
un grand ensemble de près de quinze heures et représentent le plus
grand projet télévisuel que Bernstein ait jamais conçu. Comme
c’est son dernier en terre américaine, les Norton Lectures se hissent à la hauteur de ce que l’on peut appeler une somme musicale
et sociophilosophique, une sorte d’exploration de la crise de la
musique au XXe siècle : « Notre siècle est celui de la mort. » Joseph
Horowitz, dans son essai « Professor Lenny », croit que cette crise
est aussi celle de Bernstein, « avec, en toile de fond, celle de l’histoire américaine ». En un mot, The Unanswered Question referme,
avec cette sorte de testament, le long cycle de son opéra télévisuel
américain ; par la suite, ses apparitions au petit écran ne ressembleront plus à cette partie de l’œuvre ou n’en seront qu’un reflet.
Dans ce contexte, ses leçons de Harvard sont précieuses en ce
qu’elles marquent l’apogée du professeur comme pédagogue amé-
24
I • « New York, New York »
ricain s’adressant à des Américains. Jamais, après coup, à de rares
exceptions près et dans un tout autre contexte, Bernstein ne se
livrera à un tel effort de pédagogie audiovisuelle.
***
Décor pour les tournages. Une grande salle dénudée de
plateau de télévision. Un large hémicycle, fermé par un piano de
concert bourré de partitions, est formé par le public des étudiants.
Au centre, le dispositif pour le professeur Bernstein : une jolie
table d’époque et un fauteuil reposent sur un tapis persan créant
une chaude tache de couleur. Le fond de la scène est couvert de
rideaux noirs sur lesquels est épinglé un grand écusson de couleur
vive, le blason de Harvard : VE / RI / TAS. Sur la table, à côté du
verre d’eau indispensable, le non moins nécessaire cendrier dans
lequel Bernstein éteint de temps en temps une cigarette. À quelques reprises, il invite les étudiants à son pupitre pour lire la partition pendant l’exécution d’une œuvre.
Dans son introduction, il parle avec chaleur et émotion de ses
professeurs à Harvard : « Piston et Merritt en musique, Kittredge
et Spencer en littérature, Demos et Hocking en philosophie [ainsi
que] David Prall, membre de la faculté de philosophie, brillant
érudit et esthéticien d’une profonde sensibilité9. » Le plan de ses
conférences se décline ainsi : I. Phonologie musicale ; II. Syntaxe
musicale ; III. Sémantique musicale ; IV. Charmes et périls de
l’ambiguïté ; V. La Crise du XXe siècle ; VI. La poésie de la terre.
Dans l’ensemble, si on excepte les parallèles parfois un
peu brumeux entre les théories linguistiques de Chomsky et la
sémiologie musicale, les cours Norton de Bernstein sont fascinants, surtout pour les nombreuses analyses d’œuvres qu’il illustre
au piano. Dans cette sphère, « Professor Lenny » est imbattable.
Outre Mozart (Symphonie no 40) et Mahler (Neuvième symphonie),
Bernstein présente, durant ses conférences, des extraits du Roméo
et Juliette de Berlioz (« Roméo seul » et « Le Bal des Capulets »), le
prélude et le liebestod du Tristan und Isolde de Wagner, Prélude à
l’après-midi d’un faune de Debussy, The Unanswered Question de
L’éloge des professeurs
25
Charles Ives, l’extrait « Feria » de la Rapsodie espagnole de Ravel et,
enfin, l’intégrale d’Œdipus Rex de Stravinski. Sans compter des
dizaines d’autres courts extraits joués au piano.
Bernstein revendique à quelques reprises le droit de se tromper, tout en revenant sur des leitmotive qui ont parsemé l’ensemble de son opéra télévisuel : l’ambiguïté en musique et ses beautés,
l’unité des contradictions, l’expérience vitale faustienne, la primauté de la musique pure sur les significations qu’elle peut véhiculer. Sur ce dernier point, il est catégorique : la musique ne signifie
rien, elle n’est que sonorités et rythmes, structure de sons. Elle ne
décrit aucune idée, aucune émotion, aucun objet. Par ailleurs, le
finale de son cycle est formé de son credo :
La Poésie de la Terre ne mourra jamais ; la Terre engendre une poésie musicale, tonale de par la nature même de ses sources qui donnent naissance à une phonologie de la musique qui se développe
à partir de l’universel connu sous le nom de la série harmonique ;
il existe une syntaxe musicale tout aussi universelle ; grâce à l’opération métaphorique, il est possible d’inventer différents langages
musicaux ; nos réponses affectives les plus profondes à ces différents
langages sont innées ; tous les langages s’influencent mutuellement
et se combinent sans cesse pour former de nouveaux idiomes ; tous
ces idiomes peuvent fusionner en un langage assez universel pour
être compris par toute l’humanité ; les différences expressives entre
ces idiomes dépendent en définitive de la dignité et de la passion
de la voix créatrice individuelle10.
Deux moments sont particulièrement attachants durant
cette longue suite. Le premier, à la fin du deuxième cours, quand
Bernstein fait entendre, après une analyse, le premier mouvement
de la Symphonie no 40, K 550 de Mozart. Contrairement au premier cours, où il avait fait écouter un film préenregistré de son
exécution de cette symphonie, ici, pendant la diffusion sonore
en hors champ, la caméra continue à filmer la salle de classe du
studio. C’est une des rares fois où l’on peut voir LB s’adonner
à une écoute de manière nette et sensible et comprendre jusqu’à
quel point il peut être habité par la musique. Avec quelle intensité et quel ravissement il suit le développement de cette pièce.
Parfois, sa main muette glisse sur le clavier ; les derniers accords du