NOTRE INCONNU - Editions Persée

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NOTRE INCONNU - Editions Persée
NOTRE INCONNU
Mary Houry
Notre inconnu
Théâtre
Éditions Persée
Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements
sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence.
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© Éditions Persée, 2016
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« Si tu ne guettes pas l’inattendu,
tu ne découvriras pas la vérité »
Héraclite
« Nier Dieu,
c’est se priver de l’unique intérêt
que peut avoir la mort. »
Sacha Guitry
« Personne ne sait encore
si tout ne vit que pour mourir
ou ne meurt que pour renaître. »
Marguerite Yourcenar
LES PERSONNAGES
JEANNE, 70 ans
GEORGINA, 65 ans
ROBERT, 82 ans
FLORENT, 55 ans
AMANDA, 65 ans
CLARA, 18 ans
LE LIEU
Les Edelweiss — résidence pour seniors avec services
La chambre de Jeanne
La chambre de Georgina
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ACTE I
JEANNE entre dans sa chambre avec un bouquet de fleurs
qu’elle arrange dans un vase.
Elle fredonne « Pendant que je dormais, pendant que je
rêvais, les aiguilles ont tourné, il est trop tard » (de Georges
Moustaki). Elle se regarde dans le miroir tout en détaillant son
visage « Mon enfance est si loin, il est déjà demain. Passe passe
le temps, il n’y en a plus pour très longtemps. »
On frappe à la porte, GEORGINA entre.
Contraste physique entre les deux femmes, GEORGINA a une
tenue plutôt mode et excentrique, maquillée et coiffée en pétard.
JEANNE — Bonjour Georgina. Alors, bien installée aux
Edelweiss ?
GEORGINA — Bonjour Jeanne. Oui, tout est en ordre. Un
moment de tranquillité pour bavarder avec vous sera agréable. Je
sors de la salle à manger ; les groupes habituels se reconstituent au
salon pour prendre le café. Pas question pour eux d’accepter une
nouvelle venue. Les dames veillent au grain, se gardent pour elles
les quelques messieurs qui trônent dans leur petit cercle. Elles
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craignent que je ne séduise le plus avenant. Elles ne veulent ni des
plus jeunes ni des grandes sourdes qui les embêtent.
JEANNE — C’est vrai. C’est amusant de voir que le jeu de la
séduction existe encore à un âge avancé, et aussi un peu ridicule.
GEORGINA (admirant le bouquet de Jeanne.) — Comme vous
savez bien arranger les fleurs, C’est superbe ma chère Jeanne !
(Tout en admirant le bouquet) — J’ai eu un amant qui m’offrait
des fleurs la veille de mon départ en vacances, des chocolats à
mon début de régime. Il me disait « toi qui n’aimes pas conduire »
alors que j’adore conduire. « Tu aimes être seule » alors que cela
m’insupporte. Et il m’a dit « Pourquoi tu pars ? »
Les deux femmes éclatent de rire.
JEANNE — Donc vous ne cherchez pas un nouvel amant ou
un autre mari dans notre belle résidence des Edelweiss ?
GEORGINA — Cela me semble difficile. Ils ont tous plus de
quatre-vingt ans et je n’en ai que soixante-cinq !
Si je vis avec un homme, il faut qu’il mette du sel dans ma vie,
de la fantaisie, du rire, et si possible sans dentier…
JEANNE — Vous êtes bien sévère avec ces messieurs, ma
chère Georgina. Certains portent « beau » et sont très cultivés.
Nous non plus, nous ne nous arrangeons pas avec l’âge. Il y a déjà
quelques années, mon mari ne me trouvait plus « à la mode ». Je
vieillissais. J'avais le sentiment qu'il s’éloignait peu à peu de moi.
J'étais, je suis démodée… Tant pis.
GEORGINA — Vous avez décidé de rester vous-même et vous
êtes une jolie dame. Je préfère lutter. Je lutte tous les jours. Un ami
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disait des femmes vieillissantes : « Elles sont toujours aussi belles,
toujours aussi jeunes, mais cela prend plus de temps et coûte beaucoup plus cher ! »
JEANNE — Vous êtes encore très séduisante. Vous avez choisi
le style baroque et moi je suis plus classique.
GEORGINA (grimaçante) — Je ne suis pas trop mal. Ce qui
est terrible, c’est qu’avec l’âge, le volume des oreilles et du nez
augmente et la taille des yeux diminue. Il faut donc tricher un peu
par la coiffure, le maquillage, les vêtements.
JEANNE — Oui, mais avec l‘âge nous avons d’autres armes.
Le sentiment de mieux contrôler notre vie, la capacité de susciter de la sympathie, d’aller à l’essentiel, de rire de nous-même,
d’apprendre à être seul.
GEORGINA (minaudant) — Cela ne vaut pas une belle épaule
masculine où poser sa tête.
On frappe à la porte.
JEANNE (accueille un vieux monsieur qui lui tend la main
puis l’embrasse.) — Robert, je vous présente mon amie Georgina.
ROBERT (écarquille les yeux, admiratif et salue
Georgina.) — Ravi de faire votre connaissance Madame Georgina.
Je vous avais aperçue à la salle à manger et j’avais hâte de vous
rencontrer.
GEORGINA (agacée) — Voilà, c’est fait.
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JEANNE — Avez-vous des nouvelles de Gabrielle Leduc,
cette dame qui était souvent avec vous ? On ne la voit plus à la
salle à manger ni au salon.
ROBERT — Elle reste dans sa chambre. Sa mémoire a disparu,
elle ne reconnait plus personne.
JEANNE — Mais elle doit se sentir tellement seule !
ROBERT — Votre gentillesse est accablante. Laissez-la tranquille.
JEANNE — Rassurez-vous, ma compassion ne sera pas
envahissante.
GEORGINA (moqueuse) — C’est vrai, la compassion, c’est
comme le cholestérol, il y a la bonne et la mauvaise.
ROBERT — Vous avez du cholestérol ? Moi aussi.
GEORGINA fait semblant de se déboucher l’oreille en regardant JEANNE.
GEORGINA (parlant plus fort) — Non, je parle de la compassion. La mauvaise compassion est celle qui enfonce l’autre dans
son malheur plutôt que de l’aider à s’en sortir. Le genre « tais-toi,
reste tranquille puisque je t’assiste. »
JEANNE — Il y a aussi la bonne et la mauvaise solitude. Le
silence choisi ou le silence subi.
ROBERT — Moi je n’aime pas le silence, je n’entends rien.
J’aime bien parler, entendre parler. Les phrases, les mots.
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JEANNE (joyeuse) — Ah ! Le bonheur des mots ! Pas la peine
d’entendre de grandes phrases, Robert, mais juste certains mots
qui nous enchantent, des mots qui font rêver, des mots que l’on
peut méditer.
GEORGINA — Élégance, Délice, Allégresse
JEANNE — Mystère, Silence, Émerveillement
ROBERT — Musique, Printemps, Jeunesse
GEORGINA — Il y a aussi des mots qui nous désespèrent
comme décrépitude. Chassons-les de notre esprit.
ROBERT — Vous avez choisi délice, Madame Georgina. Êtesvous gourmande ?
GEORGINA — Oui. J’aime la bonne cuisine, les bons vins et
j’aime les partager avec des amis.
ROBERT (faisant la moue) — Vous avez de la chance. Moi je
n’ai plus d’appétit.
JEANNE (stupéfaite) — Pourtant vous êtes le premier à entrer
dans la salle à manger à l’heure des repas !
ROBERT (minaudant) — J’aime être à la salle à manger, voir
les autres s’installer. Mais je grignote…
JEANNE (parlant à Georgina) — Il a un très bon coup de
fourchette et ne néglige pas une bonne bouteille de vin.
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ROBERT (se rapprochant de Georgina) — Viendrez-vous
prendre quelques repas avec moi, belle Georgina ? Je vous invite
à ma table.
GEORGINA — Je préfère la compagnie des amateurs de bons
repas. Merci Robert. Nous prendrons un café ensemble.
ROBERT — Alors, regardons ensemble les nouvelles à la télévision, nous pourrions partager des commentaires. Quelles sont
vos idées politiques ?
GEORGINA — Je suis ringarde Robert, je lis le journal et ne
regarde pas la télévision.
ROBERT — Je suis patient et curieux, nous reprendrons cette
conversation.
On frappe à la porte. FLORENT, kinésithérapeute aux
Edelweiss, entre. Il a une cinquantaine d’années, il est d’origine
antillaise, un bel homme.
FLORENT — Bonjour tout le monde. Je suis désolé de vous
déranger. Je viens chercher Madame Georgina pour la rééducation
de son genou.
GEORGINA — C’est vous le kiné, Florent ? Je n’ai pas vu
l’heure passer. Excusez-moi j’aurais dû être dans ma chambre.
FLORENT — Ce n’est pas grave. J’ai eu beaucoup de rendezvous et j’étais en retard.
GEORGINA — Vous n’avez que de vieux clients ici, perclus
de douleurs.
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FLORENT — Ils attendent beaucoup de moi. Ceux qui se sentent très seuls m’attendent avec impatience. Je les soigne et je suis
dépositaire de leurs petits secrets.
GEORGINA — On y va. Au revoir tout le monde. À bientôt.
GEORGINA prend le bras de FLORENT et ils s’en vont.
ROBERT — Quelle vitalité elle a cette Madame Georgina !
Comme elle est belle !
JEANNE — Vous êtes incorrigible Robert, toujours à regarder
les jolies femmes encore jeunes.
ROBERT — J’ai toujours aimé la compagnie des femmes et
pourtant je ne me suis jamais marié. J’ai toujours eu peur de m’engager, de fonder une famille, d’avoir trop de contraintes.
JEANNE — Vous avez dû vous sentir souvent seul.
ROBERT — J’ai eu des amis. La plupart disaient être très
amoureux de leur femme et ne pouvaient pas s’empêcher d’aller
voir ailleurs. Alors j’ai souvent consolé leurs femmes…
JEANNE — C’est un choix de vie qui n’est pas très fécond !
Vous n’avez pas de famille ?
ROBERT — Non. Tous sont morts. Je reste le dernier. Mais
j’étais professeur de maths. Mes élèves étaient ma famille. Mes
collègues étaient mes amis.
JEANNE — Donc après votre retraite, je comprends que vous
soyez venu vous installer aux Edelweiss. Ici on n’est jamais seul.
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