NOTRE INCONNU - Editions Persée
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NOTRE INCONNU - Editions Persée
NOTRE INCONNU Mary Houry Notre inconnu Théâtre Éditions Persée Ce livre est une œuvre de fiction. Les noms, les personnages et les événements sont le fruit de l’imagination de l’auteur et toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé serait pure coïncidence. Consultez notre site internet © Éditions Persée, 2016 Pour tout contact : Éditions Persée – 38 Parc du Golf – 13 856 Aix-en-Provence www.editions-persee.fr « Si tu ne guettes pas l’inattendu, tu ne découvriras pas la vérité » Héraclite « Nier Dieu, c’est se priver de l’unique intérêt que peut avoir la mort. » Sacha Guitry « Personne ne sait encore si tout ne vit que pour mourir ou ne meurt que pour renaître. » Marguerite Yourcenar LES PERSONNAGES JEANNE, 70 ans GEORGINA, 65 ans ROBERT, 82 ans FLORENT, 55 ans AMANDA, 65 ans CLARA, 18 ans LE LIEU Les Edelweiss — résidence pour seniors avec services La chambre de Jeanne La chambre de Georgina 7 ACTE I JEANNE entre dans sa chambre avec un bouquet de fleurs qu’elle arrange dans un vase. Elle fredonne « Pendant que je dormais, pendant que je rêvais, les aiguilles ont tourné, il est trop tard » (de Georges Moustaki). Elle se regarde dans le miroir tout en détaillant son visage « Mon enfance est si loin, il est déjà demain. Passe passe le temps, il n’y en a plus pour très longtemps. » On frappe à la porte, GEORGINA entre. Contraste physique entre les deux femmes, GEORGINA a une tenue plutôt mode et excentrique, maquillée et coiffée en pétard. JEANNE — Bonjour Georgina. Alors, bien installée aux Edelweiss ? GEORGINA — Bonjour Jeanne. Oui, tout est en ordre. Un moment de tranquillité pour bavarder avec vous sera agréable. Je sors de la salle à manger ; les groupes habituels se reconstituent au salon pour prendre le café. Pas question pour eux d’accepter une nouvelle venue. Les dames veillent au grain, se gardent pour elles les quelques messieurs qui trônent dans leur petit cercle. Elles 9 craignent que je ne séduise le plus avenant. Elles ne veulent ni des plus jeunes ni des grandes sourdes qui les embêtent. JEANNE — C’est vrai. C’est amusant de voir que le jeu de la séduction existe encore à un âge avancé, et aussi un peu ridicule. GEORGINA (admirant le bouquet de Jeanne.) — Comme vous savez bien arranger les fleurs, C’est superbe ma chère Jeanne ! (Tout en admirant le bouquet) — J’ai eu un amant qui m’offrait des fleurs la veille de mon départ en vacances, des chocolats à mon début de régime. Il me disait « toi qui n’aimes pas conduire » alors que j’adore conduire. « Tu aimes être seule » alors que cela m’insupporte. Et il m’a dit « Pourquoi tu pars ? » Les deux femmes éclatent de rire. JEANNE — Donc vous ne cherchez pas un nouvel amant ou un autre mari dans notre belle résidence des Edelweiss ? GEORGINA — Cela me semble difficile. Ils ont tous plus de quatre-vingt ans et je n’en ai que soixante-cinq ! Si je vis avec un homme, il faut qu’il mette du sel dans ma vie, de la fantaisie, du rire, et si possible sans dentier… JEANNE — Vous êtes bien sévère avec ces messieurs, ma chère Georgina. Certains portent « beau » et sont très cultivés. Nous non plus, nous ne nous arrangeons pas avec l’âge. Il y a déjà quelques années, mon mari ne me trouvait plus « à la mode ». Je vieillissais. J'avais le sentiment qu'il s’éloignait peu à peu de moi. J'étais, je suis démodée… Tant pis. GEORGINA — Vous avez décidé de rester vous-même et vous êtes une jolie dame. Je préfère lutter. Je lutte tous les jours. Un ami 10 disait des femmes vieillissantes : « Elles sont toujours aussi belles, toujours aussi jeunes, mais cela prend plus de temps et coûte beaucoup plus cher ! » JEANNE — Vous êtes encore très séduisante. Vous avez choisi le style baroque et moi je suis plus classique. GEORGINA (grimaçante) — Je ne suis pas trop mal. Ce qui est terrible, c’est qu’avec l’âge, le volume des oreilles et du nez augmente et la taille des yeux diminue. Il faut donc tricher un peu par la coiffure, le maquillage, les vêtements. JEANNE — Oui, mais avec l‘âge nous avons d’autres armes. Le sentiment de mieux contrôler notre vie, la capacité de susciter de la sympathie, d’aller à l’essentiel, de rire de nous-même, d’apprendre à être seul. GEORGINA (minaudant) — Cela ne vaut pas une belle épaule masculine où poser sa tête. On frappe à la porte. JEANNE (accueille un vieux monsieur qui lui tend la main puis l’embrasse.) — Robert, je vous présente mon amie Georgina. ROBERT (écarquille les yeux, admiratif et salue Georgina.) — Ravi de faire votre connaissance Madame Georgina. Je vous avais aperçue à la salle à manger et j’avais hâte de vous rencontrer. GEORGINA (agacée) — Voilà, c’est fait. 11 JEANNE — Avez-vous des nouvelles de Gabrielle Leduc, cette dame qui était souvent avec vous ? On ne la voit plus à la salle à manger ni au salon. ROBERT — Elle reste dans sa chambre. Sa mémoire a disparu, elle ne reconnait plus personne. JEANNE — Mais elle doit se sentir tellement seule ! ROBERT — Votre gentillesse est accablante. Laissez-la tranquille. JEANNE — Rassurez-vous, ma compassion ne sera pas envahissante. GEORGINA (moqueuse) — C’est vrai, la compassion, c’est comme le cholestérol, il y a la bonne et la mauvaise. ROBERT — Vous avez du cholestérol ? Moi aussi. GEORGINA fait semblant de se déboucher l’oreille en regardant JEANNE. GEORGINA (parlant plus fort) — Non, je parle de la compassion. La mauvaise compassion est celle qui enfonce l’autre dans son malheur plutôt que de l’aider à s’en sortir. Le genre « tais-toi, reste tranquille puisque je t’assiste. » JEANNE — Il y a aussi la bonne et la mauvaise solitude. Le silence choisi ou le silence subi. ROBERT — Moi je n’aime pas le silence, je n’entends rien. J’aime bien parler, entendre parler. Les phrases, les mots. 12 JEANNE (joyeuse) — Ah ! Le bonheur des mots ! Pas la peine d’entendre de grandes phrases, Robert, mais juste certains mots qui nous enchantent, des mots qui font rêver, des mots que l’on peut méditer. GEORGINA — Élégance, Délice, Allégresse JEANNE — Mystère, Silence, Émerveillement ROBERT — Musique, Printemps, Jeunesse GEORGINA — Il y a aussi des mots qui nous désespèrent comme décrépitude. Chassons-les de notre esprit. ROBERT — Vous avez choisi délice, Madame Georgina. Êtesvous gourmande ? GEORGINA — Oui. J’aime la bonne cuisine, les bons vins et j’aime les partager avec des amis. ROBERT (faisant la moue) — Vous avez de la chance. Moi je n’ai plus d’appétit. JEANNE (stupéfaite) — Pourtant vous êtes le premier à entrer dans la salle à manger à l’heure des repas ! ROBERT (minaudant) — J’aime être à la salle à manger, voir les autres s’installer. Mais je grignote… JEANNE (parlant à Georgina) — Il a un très bon coup de fourchette et ne néglige pas une bonne bouteille de vin. 13 ROBERT (se rapprochant de Georgina) — Viendrez-vous prendre quelques repas avec moi, belle Georgina ? Je vous invite à ma table. GEORGINA — Je préfère la compagnie des amateurs de bons repas. Merci Robert. Nous prendrons un café ensemble. ROBERT — Alors, regardons ensemble les nouvelles à la télévision, nous pourrions partager des commentaires. Quelles sont vos idées politiques ? GEORGINA — Je suis ringarde Robert, je lis le journal et ne regarde pas la télévision. ROBERT — Je suis patient et curieux, nous reprendrons cette conversation. On frappe à la porte. FLORENT, kinésithérapeute aux Edelweiss, entre. Il a une cinquantaine d’années, il est d’origine antillaise, un bel homme. FLORENT — Bonjour tout le monde. Je suis désolé de vous déranger. Je viens chercher Madame Georgina pour la rééducation de son genou. GEORGINA — C’est vous le kiné, Florent ? Je n’ai pas vu l’heure passer. Excusez-moi j’aurais dû être dans ma chambre. FLORENT — Ce n’est pas grave. J’ai eu beaucoup de rendezvous et j’étais en retard. GEORGINA — Vous n’avez que de vieux clients ici, perclus de douleurs. 14 FLORENT — Ils attendent beaucoup de moi. Ceux qui se sentent très seuls m’attendent avec impatience. Je les soigne et je suis dépositaire de leurs petits secrets. GEORGINA — On y va. Au revoir tout le monde. À bientôt. GEORGINA prend le bras de FLORENT et ils s’en vont. ROBERT — Quelle vitalité elle a cette Madame Georgina ! Comme elle est belle ! JEANNE — Vous êtes incorrigible Robert, toujours à regarder les jolies femmes encore jeunes. ROBERT — J’ai toujours aimé la compagnie des femmes et pourtant je ne me suis jamais marié. J’ai toujours eu peur de m’engager, de fonder une famille, d’avoir trop de contraintes. JEANNE — Vous avez dû vous sentir souvent seul. ROBERT — J’ai eu des amis. La plupart disaient être très amoureux de leur femme et ne pouvaient pas s’empêcher d’aller voir ailleurs. Alors j’ai souvent consolé leurs femmes… JEANNE — C’est un choix de vie qui n’est pas très fécond ! Vous n’avez pas de famille ? ROBERT — Non. Tous sont morts. Je reste le dernier. Mais j’étais professeur de maths. Mes élèves étaient ma famille. Mes collègues étaient mes amis. JEANNE — Donc après votre retraite, je comprends que vous soyez venu vous installer aux Edelweiss. Ici on n’est jamais seul. 15