MARCO DE MARINIS L`ACTEUR EST MORT, VIVE LES ACTEURS
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MARCO DE MARINIS L`ACTEUR EST MORT, VIVE LES ACTEURS
MARCO DE MARINIS L'ACTEUR EST MORT, VIVE LES ACTEURS! TRANSMUTATIONS ACTUELLES D'UNE IDENTITE' ET D'UNE FONCTION [VERSION PROVISOIRE] 0. Deux préambules Je voudrais partir des hypothèses et des questions proposées par les organisateurs du Symposium (et en particulier par Ivan Medenica) avec deux préambules. Prémier préambule: présence vs représentation ou présence et représentation? Le fait d'une bidimensionalité constitutive propre du spectacle théâtral et, en particulier, du jeu sur scène, qui relève toujours soit de la présence soit de la représentation, me paraît une donnée acquise par la théâtrologie depuis longtemps. Pour ce qui me concerne, je souligne depuis trois décennies, à partir au moins de mon livre Semiotica del teatro,1 jusqu'à des contributions toutes récentes,2 le fait que dans tout spectacle théâtral soit toujours repérable, en tant qu'élément constitutif justement, une dimension d'ostension, de présentation autoréférentielle, de materialité autosignifiante, en d'autres mots de renvoi à soi, avant et plutôt que de renvoi à “un autre que soi”, de production (de sens, de réalité) avant et plutôt que de reproduction. Dans les même années, hors de la sémiotique, Eugenio Barba parlait du “niveau préexpressif” du travail de l'acteur, concernant justement sa présence. Evidemment ils existent des genres de spectacle dans lesquels cette dimension présentativeautoréférentielle, que je propose d'appeller “performative”, s'avère plus forte et plus importante que dans d'autres. En particulier, on ne peut pas nier, comme le souligne le texte de convocation du Symposium, que le théâtre du XX siècle a été caractérisé par une véritable mise en crise de la représentation. Cette mise en crise s'est traduite, sur le plan de la pratique, dans une tension constante vers un dépassement de la représentation et, à la limite, du spectacle même en tant que mise en scène. (Là aussi je dois me citer, parce 1 M. De Marinis, Semiotica del teatro. L'analisi testuale dello spettacolo, Milan, Bompiani, 1982 (trad. anglaise: The Semiotics of Performance, Bloomington, Indiana University Press, 1992). 2 M. De Marinis, Représentation, présence, performance: pour un dialogue entre Nouvelle Théâtrologie et Performance Studies, dans Performance et savoirs, sous la direction d'André Helbo, Bruxelles, Editions De Boeck Université, 2011, pp. 53-63; Id., New Theatrology and Performance Studies: Starting Points Towards a Dialogue, “The Drama Review”, 55:4, Winter 2011 (T-212), pp. 64-74. que dans un livre de 1983, intitulé Al limite del teatro [A la limite du théâtre, mais son prémier titre était, pas par hazard, La crise de la représentation], je m'occupait exactement de ce phénomène).3 En allant d'Appia à Artaud, de Grotowski à Carmelo Bene, du Living Theatre à Brook, cette tension au dépassement mobilise différents leviers (acteur, espace, etc.) visant chaque fois un ou plusieurs des divers fondements du théâtre de représentation (ou de mise en scène): le texte, le personnage, la mimésis, la fabula, la fiction, la répétition, etc. Toutefois nous devons nous demander -comme le fait à juste titre Ivan Medenica- si, en continuant à monter sur scène et à faire des spectacles, nous pouvons réellement dépasser la représentation-fiction. Ou doit-on plutôt se contenter de pousser la limite un peu plus avant, sans véritablement franchir la frontière? Artaud, Grotowski et Bene, pour citer trois figures emblématiques du domaine, paraîssent bien conscients de ce problème, qui est sûrement lié à ce fait que dans le texte préparatoire du Symposium vient défini comme “le penchant 'naturel' du public pour la fiction dramatique, pour la perception du personnage et autres éléments du narratif”. J'ai parlé autrefois,4 en citant Christian Metz, d'une “pulsion scopique” qui pousserait irrésistiblement celui qui regarde à fictionaliser et narrativiser tout ce qu'on lui donne à voir (des expériments conduits dans le milieu de l'ISTA l'ont confirmé). Deuxième préambule: mort ou crise de l'acteur? Ici je me réfère directement au thème central de notre Colloque. Depuis des années je m'occupe de la question de l'acteur dans la scène contemporaine et, plus spécifiquement, de sa crise si non de sa mort. Toutefois il faudrait d'abord convenir sur un fait: chaque époque ou presque a annoncé la mort du théâtre, et donc aussi celle de l'acteur de théâtre. Mieux serait donc parler de crise, bien sûr non dans l'acception courante mais fausse, imprécise, d'involution, décadence, disparition, mais plutôt dans celle, bien plus adéquate scientifiquement, de complexité, problématicité, transmutation ou métamorphose. Ceci dit, le titre du Symposium peut s'avérer efficace, au moins comme provocation, à condition qu'il passe du singulier au pluriel: L'acteur est mort, vive les acteurs! C'est donc sur ce passage du singulier au pluriel que je voudrais m'entretenir dans mon exposé. 3 M. De Marinis, Al limite del teatro. Utopie, progetti e aporie nella ricerca teatrale degli anni Sessanta e Settanta, Firenze, La casa Usher, 1983. 4 M. De Marinis, L'esperienza dello spettatore. Fondamenti per una semiotica della ricezione teatrale, “Documenti di Lavoro e pre-pubblicazioni” del Centro Internazionale di Semiotica e di Linguistica di Urbino, nn. 138-139, novembre-décembre 1984, pp. 1-36 (en particulier, p. 16). Le livre de Metz auquel je faisait référence est, en particulier, Le signifiant imaginaire, Paris, UGE, 1976. 1. L'identité explosée de l'acteur contemporain: continuité et discontinuité avec le théâtre du XX siècle Donc, prémière chose à préciser: parler de crise (ou même de mort) de l'acteur aujourd'hui pour moi signifie avant tout constater que celle de l'acteur est devenue désormais une identité fragmentée, explosée. Cette fragmentation/explosion a mit en crise l'image unitaire que l'acteur avait conservé malgré tout pendant le XX siècle (bien que dans cette image unitaire les différences entre les divers exemples pouvaient résulter souvent nombreuses et profondes) et a produit la prolifération d'une typologie multiple d'acteurs, qu'on est forcé dans certains cas à n'appeller pas même plus acteurs, si non avec la caution d'ajectifs qualificatifs. Il m'est arrivé de parler, par exemple, d'acteur figure, acteur virtuel, acteur métis, acteur social, acteur conteur, performer.5 Ce qui se trouve mis en jeu, avant tout, dans cette phénoménologie très variée est la manière différente de se poser par rapport à la grande tradition des metteurs en scène-pédagogues du siécle passé et d'en mettre à fruit, ou moins, l'héritage, qui consiste en prémier lieu -comme nous le savons- dans l'assignation à l'acteur d'une centralité indiscutable au coeur de la création théâtrale et, par conséquent, dans l'idée et la pratique d'une présence expressive de l'acteur douée d'une remarcable autonomie créative, c'est-à-dire d'une véritable autorialité dramaturgique et scénique. On a parlé à ce propos, pour ce qui concerne l'Italie, de la figure de l'”acteur artiste” (Claudio Meldolesi) ou de l'”acteur poète” (Antonio Attisani) pour se référer à une ligne qui parcourt tout le siècle, en allant des derniers Grands Acteurs de la fin du XIX, et en particulier de Eleonora Duse, jusqu'à Eduardo de Filippo, Dario Fo, Carmelo Bene, Carlo Cecchi, Leo de Berardinis (bien sûr, presque toujours une figure comme celle d'Artaud vient associée à cette ligne). Quant à moi, j'ai travaillé beaucoup sur le notion de “dramaturgie de l'acteur”.6 De ce point de vue, on s'aperçut que certaines des transmutations indiquées em précédence (et sur lesquelles je reviendrai) coupent très nettement avec cette tradition. C'est le cas, par exemple, de l'acteur figure ou de l'acteur virtuel. Dans d'autres cas (acteur conteur, social, métis), plutôt que d'une coupure nette il est plus correct de parler de transformation et refonctionnalisation de cet héritage et, en particulier, de la centralité de l'acteur créateur. A ce propos, il se vérifie une phénomène curieux, au moins à la prémière vue. Le secteur du théâtre d'art (quant au théâtre officiel-commercial il ne vaut pas même la peine d'en parler) qui a maintenu des 5 M. De Marinis, Dopo l'età d'oro: l'attore post-novecentesco tra crisi e trasmutazione, “Culture Teatrali”, 13, automne 2005 [en réalité: 2006], pp. 7-28. 6 M. De Marinis, In cerca dell'attore. Un bilancio del Novecento teatrale [En quête de l'acteur. Un bilan théâtral du XX siècle], Roma, Bulzoni, 2000. rapports plus étroits avec cette ligne de l'acteur créateur du XX siècle est exactement le plus traditionnel, celui qui reste encore lié somme toute faite à une idée textocentrique du théâtre, conçu comme mise en scène et comme représentation, exactement ce secteur traditionnel envers lequel le nouveau théâtre et les metteurs en scène-pédagogues n'ont jamais cesser de combattre tout au long du XX siècle, en allant de Mejerchol'd à Grotowski. Toutefois, c'est ici, dans ce secteur ou auprès de lui, que la figure du néointerprète est émergée, en entendant pour néo-interprète un acteur qui, tout en continuant à travailler en termes de personnages et de situations dramatiques, met à profit les nouveautés trouvées par les metteurs en scène du siècle passé dans son jeu et, avant, dans sa manière même de choisir les textes et de les travailler -sans oublier les suggestions provenantes du domaine que quelqu'un propose d'appeller “théâtre performatif” et dont je dirai quelque chose plus avant. Quelque nom particulièrement significatif en Italie: Fabrizio Gifuni, Elena Bucci et Marco Sgrosso, Ermanna Montanari, Enzo Vetrano et Stefano Randisi, Maria Paiato, Enzo Moscato, Francesca Mazza, Angela Malfitano.7 Au contraire, dans les secteurs les plus avancés du théâtre d'art actuel, qui auraient du être les héritiers naturels de la ligne des metteurs en scène-pédagogues, on trouve que très souvent cet héritage est totalement refusé et -comme je le disais toute à l'heure- la coupure ou rupture est plus nette. 2. “Ceci n'est pas un acteur”, ou “acteur: le nom n'est pas exacte” Dans le deuxième acte d'un spectacle dirigé par Romeo Castellucci en 1997, Giulio Cesare, d'après la tragédie de Shakespeare, à la suite de la mort de Cassio du haut de la scène descendait un nuage noir sur lequel était écrite en français cette formule à la Magritte: “Ceci n'est pas un acteur”. Trois ans avant, Castellucci avait publié un article théorique dont le titre était “'Acteur': le nom n'est pas exacte”, tout récemment repris comme titre d'une performance avec six jeunes, à confirmation d'une cohérence de longue durée. Dans cet article, republié dans le volume Epopea della polvere [Epopée de la poussière], du 2001, Castellucci proposait une remarcable redéfinition de l'être humain sur scène: L'acteur n'est pas celui qui fait, mais celui qui reçoit. Est celui qui vient “enlevé” (soustrait), dont le corps est consommé par le regard brûlant des spectateurs. [...] “Acteur”: le nom n'est pas exacte. Aucun acte s'ensuit. [...] L'acteur n'est plus celui qui agit, mais celui qui vient agi par le tréteau; celui qui sait se reconduire et se reduire à tréteau. [...] Le soma reste et ne dit pas. [...] Le soma-acteur se configure comme une pure entité passive.8 7 A propos de celui que j'appelle ici acteur néo-interprète, voir G. Guccini, Biografic-theater. Osservazioni sulle rigenerazioni contemporanee dell'attore interprete, dans Identità italiana e civiltà globale all'inizio del ventunesimo secolo (Actes du colloque, Budapest 29-30 septembre 2011), éd. Ilona Fried, Budapest, 2012, pp. 97-109. 8 R. Castellucci, “Attore”: il nome non è esatto, dans Epopea della polvere. Il teatro della Socìetas Raffaello Sanzio 1992-1999, Milano, Ubulibri, 2001, pp. 81-82. Dans le lexique des groupes les plus avancés des deux dernières générations du théâtre d'avantgarde en Italie, peut-être en suivant l'exemple de la Socìetas Raffaello Sanzio, qui appartient à la génération précédente, le mot “acteur” vient toujours plus fréquemment substitué par d'autres mots, pas casuellement. On parle de “figure”, “image”, “simulacre”. Et en effet, l'utilisation que l'on fait des acteurs (ou plutôt, de leurs corps) dans les spectacles de cet secteur du théâtre d'art récent peut être assimilé à celui d'images ou de matériaux posés sur le même plan des autres moyens visifs et acoustiques de la scène: objets, accessoires, espaces, lumières, sons etc., dans une relation d'intercambiabilité parfaite avec les images virtuelles (c'est pour ça que parfois on parle aussi d'acteur virtuel). Ou bien il s'agit de figures sonores, voix -mais pas du tout d'acteurs véritables. Doit faire réfléchir la manière dont les productions scéniques de plusieurs des troupes les plus renommées de ce secteur en Italie (de Motus à Fanny & Alexander, de Teatrino Clandestino à Masque; de Muta Imago à Pathos Formel, de Città di Ebla à Nanou -avec la Socìetas Raffaello Sanzio comme chef de file) souvent sautent nettement l'acteur en tant que sujet créateur et présence expressive, en se divisant entre deux typologies productives opposées: les spectacles-images et les spectacles-installations, d'un côté, c'est à dire des créations purement visuelles ou multimédiales, dans lesquelles l'acteur, s'il survit, se trouve justement reduit à figure, icone, corps-soma, et les concerts, de l'autre côté, où l'acteur est essentiellement une voix. Un jeune criticien italien, en se référant au IX épisode (Marseille, 2004) du cycle Tragedia Endogonidia de la Socìetas Raffaello Sanzio , a parlé correctement d'expérience limite contre la tradition de l'acteur au XX siècle. [...] Un travail [qui] destitue d'une manière définitive l'urgence et la nécessité même de l'acteur en faveur d'une modulation [baluginio] rythmique de lumières et de sons. 9 Plus récemment, en se référant aux groupes de la dernière génération (Muta Imago, Orthographe, Città di Ebla, Santasangre, Zaches Teatro, Teatro Persona, Anagoor, etc.), un autre exponent de la jeune critique, Silvia Mei, a écrit: Ces jeunes formations ont posées des questions ouvertement anti-théâtrales, en raison de leur provenance en majorité des arts plastiques, beaux-arts, vidéotechnologies. La notion d'acteur s'est métamorphosée pour se redéfinir à la lumière des notions philosophiques de Figure, Simulacre, Soma. Le cadre performatif traditionnel a subi une rupture par la proposition de nouvelles stratégies concernantes l'action et la non-action et par la mise en place d'un dispositif agencé sur la vision plutôt que sur le regard. On assiste a un redoublement de la puissance figurative et plastique de la scène, qui devient une hyperscène, grâce au support des technologies et/ou d'un artisanat très élaboré. Par l'acteur ou malgré l'acteur cette hyper-scène se multiplie, bouge et se métamorphose.10 9 F. Acca, L'attore e il suo dopo, “Culture Teatrali”, 13, cit., p. 34. 10 S. Mei, La nouvelle vague du théâtre italien: le dernier défi pour un théâtre iconographique, relation présentée au Colloque International “Surmarionnettes et mannequins: Craig, Kantor et leurs héritages contemporains” (Charleville-Mézières, 15-17 mars 2012), en cours de publication dans les actes. A partir d'examples de ce type (que l'on peut répérer aisement -je pense- aussi dans le reste du monde) forte est la tentation (à laquelle je n'ai pas resisté il y a quelques années)11 de parler d'une véritable coupure épistemologique dans la manière de penser et de faire le théâtre par les dernières générations. Dans cette coupure un rôle non secondaire est joué sûrement par les innovations technologiques, de la multimédialité à l'ipermédialité, avec l'irruption des new media et du numérique. Toutefois son élément de fond se plonge dans la mentalité ou, en tout cas, dans la culture et l'imaginaire des jeunes gens de théâtre. Cette rupture permet, par exemple, de se servir de nouveau d'un terme presque oublié, ou tombé dans le discrédit, comme “représentation”, en le resémantisant d'une manière complètement nouvelle et originelle respect au passé, grâce à la suppression, du lexème en question, de presque tout trait dramatiquefictionnel-expressif et à son ancrage dans une problématique essentiellement artistico-visuelle, avec au centre des termes-clefs comme -on l'a déjà vu- “image” ou “figure”. Toutefois il ne faut pas trop généraliser. Ce que je viens de dire concerne seulement un secteur du nouveau théâtre d'art, celui où la rupture et la discontinuité sont plus nettes entre XX et XXI siècle. Mais ils existent d'autres secteurs dans lesquels cette rupture est moins nette et survivent plusieurs éléments de continuité avec la ligne des metteurs en scene-pédagogues du XX siècle, bien que reformulésrefonctionnalisés. Dans ces cas, plus que d'une véritable coupure épistemologique, qui nie/élimine l'acteur tel que le XX siècle l'a conçu, il semble donc préférable de parler de trasmutations en cours de l'identité-fonction de l'acteur contemporain. 3. Trasmutations actuelles de l'acteur Probablement ces deux phénoménes coexistent actuellement. Tandis que par la coupure épistemologique dont je viens de parler sont en train de se créer les conditions pour une réfondationregénération complètement différente du théâtre, de l'expérience théâtrale, au même temps aujourd'hui il est en acte sûrement une transmutation de l'identité-fonction de l'acteur. Cette transmutation me semble opérer avec la majeure vitalité surtout aux bords des “performing arts”, dans un dialogue fertile entre la réfondation post-dramatique actuelle et les éléments les plus vifs des différentes traditions du nouveau émergées au cours du siècle passé. C'est sur les bords, sur les “edgepoints” dont a parlé Thomas Richards,12 que l'acteur post-XX siècle, en transmutant et en se régénérant, semble capable de recupérer une vitalité insoupsonnable et de proposer des nouvelles identités possibles: polymorphiques, mutantes, continuellement susceptibles de redéfinitions. Provisoires mais efficaces. 11 M. De Marinis, Dopo l'età d'oro..., art. cité, pp. 16 et suivantes. 12 T. Richards, The Edge-Point of Performance (1997), dans Id., Heart of Practice. Within the Workcenter of Jerzy Grotowski and Thomas Richards, London-New York, Routledge, 2008. Je parlerai, en particulier, d'acteur conteur, acteur social et acteur métis. Bien sûr, il s'agit de typologies phénoménologiques et pas normatives, d'un côté, et qui, d'ailleurs, distinguent entre des modalités actorielles (ou performatives) plutôt qu'entre des genres d'acteurs. Ce qui signifie, entre autres, qu'un seul acteur peut en utiliser plus d'une. C'est bien de souligner ancore une fois où réside la différence entre cettes trasmutations et les types dont je viens de parler: acteur figure, acteur image, acteur soma, acteur virtuel, etc. La différence réside justement dans le fait que chez ces derniers on assiste -comme je viens de le dire- à un rejet presque total de l'identité-focntionnalité actorielle telle qu'elle a été définie au cours du XX siècle, tandis que dans les typologies de la trasmutation, comme dans l'acteur conteur ou social par exemple, cette identitéfonction n'est pas refusée mais elle est plutôt l'objet d'une reformulation qui ne coupe pas complètement les liens avec l'héritage du XX siècle. Acteur conteur (storyteller). La prémière chose à dire est que l'acteur conteur ne coincide pas avec l'acteur soliste ou monologuant. La différence entre les deux réside surtout dans un rapport divers entre écriture et oralité. L'acteur soliste ou monologuant est encore d'habitude un acteur de texte (acteur-qui-lit ou qui-dit-un-texte). Bien différemment, l'acteur conteur travaille sur l'oralité et donc sur l'improvisation, aussi quand il se base sur un texte préexistant. En plus, d'habitude “il exibe scéniquement un'identité non substituéé”,13 c'est à dire qu'il n'interprète pas, il ne devient pas un personnage, si non rarement et pour des brefs moments, mais il le raconte plutôt. Pour l'Italie, les noms sont ceux de Moni Ovadia, Marco Paolini, Marco Baliani, Ascanio Celestini, Davide Enia, Mario Perrotta, Mimmo Cuticchio et beaucoup d'autres. Acteur social (ou des diversités). Pour acteur social, ou des diversités, j'entend celui qui opère dans les ainsi-dits théâtres sociaux, ou des diversités, c'est-à-dire les théâtres qui agissent dans les domaines du malaise (physique et mental) et de l'émargination. Je pense soit au non-acteur, c'est-à-dire, justement, au déténu, à l'handicapé, à l'immigré, au réfugé politique, etc., soit aux professionnels, acteurs, metteurs en scène, auteurs etc., qui font le choix d'opérer dans cettes réalités difficiles, en montrant, en autres, comment l'efficacité sociale (et même thérapeutique parfois) et la qualité artistique sont étroitement reliées, s'aident et se corroborent l'une avec l'autre. Il est suffisant de mentionner des noms comme ceux de Pippo Delbono et de sa véritable védette Bobò, de la Compagnia della Fortezza (composée par des déténus de la prison de Volterre, en Toscane, et guidée par Armando Punzo) ou -en Europe- La Compagnie de l'Oiseau Mouche et Candoco Dance Company. L'acteur social, en tant qu'une des transmutations actuelles de l'acteur contemporain, nous rappelle, d'un côté, l'incroyable efficacité socio-anthropologique des techniques théâtrales (ou mieux, du théâtre primaire), mais aussi, d'un autre côté, il nous permet de découvrir des formes nouvelles et 13 G. Guccini, Teatro e narrazione: nuova frontiera del dramma, dans Il Novecento: Un secolo di cultura: Italia e Ungheria, éds. I. Fried et E. Baratono, Budapest, ELTE TKF, 2002, p. 219. impensées d'art et de beauté: mieux, il nous force à les voir où la paresse, le conformisme, la peur nous empêchent trop souvent de les reconnaître: dans le divers, l'autre, l'ailleurs. Ainsi faisant, l'acteur social actue une relance inédite et formidable du théâtre conçu comme pratique de l'alterité. Acteur métis. Je préfère parler d'acteur métis plutôt que de faire recours à des dénominations plus usuelles, comme acteur multiethnique ou interculturel, parce que le terme “métis” me permet de mieux condenser ceux qui représentent les traits distinctifs de cette modalité actorielle post-XX siècle. En effet, l'acteur métis n'est pas seulement, ni même principalement, celui qui travaille dans des situations multiethniques ou interculturelles, c'est-à-dire avec acteurs et spectateurs de cultures, langues, civilisations différentes (comme dans les cas pionniers et désormais classiques de la troupe de Peter Brook aux Bouffes du Nord et du Théâtre du Soleil de Ariane Mnouchkine, à Paris, ou, en Italie, du Teatro delle Albe de Ravenna, avec son métissage entre acteurs de la Romagne et jeunes immigrés du Sénégal). Dans mon acception, l'acteur métis est surtout celui qui travaille artistiquement, théâtralement, sur sa propre interculturalité-multiethnicité, c'est-à-dire, sur les identités plurimes et les différences de culture interne au sujet, à chacun de nous; ces différences qui sont constitutives de ce qu'on appelle “moi”, “sujet”, “individu”. (Souvenons nous toujours de Rimbaud: “Je est un autre”). L'anthropologue français Marc Augé a parlé, à ce propos, d'une “alterité intime ou essentielle”.14 Et Piergiorgio Giacché, en se référant plus ou moins à la même chose, théorise un'”alterité verticale”.15 De ce point de vue, les acteurs du Teatro delle Albe à Ravenne représentent des exemples parfaits d'acteurs métis non seulement, et non principalement, à cause de leur collaboration de longue durée avec les jeunes Sénégalais immigrés, mais parce que, grâce à cette collaboration, ils ont été capables graduellement d'arriver à regler les comptes, artistiquement, avec leur propre alterité personnelle, intime, un'alterité refoulée, oubliée, inconnue: les racines paysannes, le dialecte de la Romagne, la tradiction des conteurs des campagnes de cette region (les fuler) redécouverte grâce à celle des griots africains apportée par les Sénégalais. Un champion exemplaire de l'acteur métis est représenté sans doute en Italie par Ascanio Celestini: son travail sur les contes de tradiction orale du Centre-Sud italien est aussi un travail sur l'identité paysanne et sur ce “monde magique” (pour citer le grand ethnologue Ernesto De Martino) dans lequel il a découvert d'avoir ses racines à cause de sa famille, son père et sa grande-mère surtout. 14 M. Augé, Il senso degli altri. Attualità dell'antropologia (1994), trad. it., Torino, Bollati Boringhieri, 2000, p. 114. 15 P. Giacché, La verticalità e la sacralità dell'atto, dans Testimonianze e riflessioni sull'arte come veicolo (Opere e sentieri, vol. III), éds. A. Attisani et M. Biagini, Roma, Bulzoni, 2008, p. 125. Un autre extraordinaire exemple d'acteur métis chez nous est Pippo Delbono (dejà mentionné à propos de l'acteur social, à confirmation que je ne veux pas distinguer des types d'acteurs mais des types de modalités actorielle ou d'intervention actorielle). Son travail avec les divers, les émargés, les fous, se base, aussi et surtout, sur le fait de regler les comptes, avec difficulté et douleur, avec sa propre diversitémarginalité-folie, en en réclamant le droit dans une manière au même temps joyeuse et enragée, contre la societé oppressive et comformiste. Et naturellent relève du métissage plus proprement artistique la manière dont Delbono contamine, mélange, brouille sans cesse haut et bas, brut et sublime, cultivé et de consommation: Pasolini et la musique légère, Allain Ginsberg et Raffaella Carrà, la télévision et Pina Bausch, l'Orient et le Varieté, le burlesque, le cirque. 4. Le cas du performer Je voudrais aborder, en conclusion, le cas du mot “performer”, performeur en français, qui présente des problèmes particuliers, ce qui m'empêche d'en faire seulement une des typologies de la transmution actorielle en cours actuellement, comme je viens de le montrer dans cet exposé, en la mettant au même niveau que les autres. La prémière chose à dire est que, exactement comme pour le terme “performance” par rapport à “théâtre”, le terme “performer” peut être considéré comme à la fois plus générique ou plus spécifique par rapport à l'”acteur”. En tant qu'entité-concept plus générique qu'”acteur”, le terme “performer” peut être utilisé pour se référer à tout type d'artiste sur scène: de l'acteur-interprète au comique-enterteiner, du mime au danseur, du storyteller au chanteur. Et cela aussi dans une perspective historique-diacronique: on peut appeller “performers” indifféremment les jongleurs, les bouffons, les ménestrels, les chanteurs ambulants, les chanteurs de l'Opéra, les danseurs, les pantomimes, outre aux acteurs dramatiques, bien sûr. En cet sens, le terme “performer” désigne ce que l'anthropologie théâtrale de Barba a appellé “l'homme en situation de représentation organisée”.16 En tant que notion ou entité plus spécifique par rapport à “acteur”, le performer peut designer un type particulaire d'acteur ou, mieux, d'artiste de la scène: par exemple, le créateur de la performance art, et en particulier de la body art, l'acteur de ce qu'on appelle aujourd'hui le “théâtre performatif” 17, peut-être aussi l'acteur conteur. Ou bien il peut designer un point de vue spécifique porté sur l'acteur et sur sa prestation scénique (le travail de l'acteur envisagé du point de vue performatif: c'est-à-dire en tant que processus productif-créatif). Enfin, avec performer on peut indiquer un niveau spécifique du jeu et de la 16 E. Barba, Le canoë de papier. Traité d'anthropologie théâtrale (1993), Montpellier, L'Entretemps, 2004. 17 J. Féral, Théorie et Pratique du Théâtre. Au-delà des limites, Montpellier, L'Entretemps, 2011. dramaturgie actorielle: le niveau de la performance, c'est-à-dire de la présence, niveau constitutif comme je le disais au début. Il s'agir du niveau que Barba a appellé “niveau pré-expressif”. J'avoue d'être peu favorable à la tendence toujours plus diffusée (et à laquelle aussi le texte de présentation de notre Symposium fait référence) à faire du terme “performer” une espèce de terme passepartout, une sorte de synonime faible du mot ”acteur”, concernant les artistes qui opèrent dans cette scène postdramatique caractérisée par le rejet plus ou moins radical de tous les principaux coéfficients de la théâtralité du XX siècle, en commencant avec l'acteur créateur et en poursuivant avec la représentation, la narration etc. De ce point de vue, “performer” vient employé habituellement comme synonime de “figure” ou “image” ou “instrument”, et donc pour indiquer ces véritables anti-acteurs dont j'ai parlé en précédence. Je ne suis pas d'accord parce que le théâtre du XX siècle a connu aussi une conception toute autre et bien plus forte du “performer”. Je me réfère évidemment à la conception élaborée par Grotowski. Tout à l'opposé de ce qui arrive aujourd'hui, quand le terme performer est devenu interchangéable avec “figure”, “soma”, etc., pour sanctionner l'affaiblissement radical de l'acteur en tant que interprète et créateur et la soustration à lui de presque tout droit autoriel, dramaturgique, dans la tradiction grotowskienne (tradiction ancore bien vivante, il faut le souligner), le terme performer (ou celui de “doer”) sert à l'exaltation exponentielle de la fonction d'auteur-créateur remplie par l'acteur, fonction retrouvée dans l' essence originaire du performer en tant qu'”homme de l'action”.18 A partir des années Quatre-vingt, Grotowski parle de “performer”, au lieu d'”acteur”, pour se référer au travail de l'acteur au déla, après, sans le spectacle, en substance au travail sur soi même et aux effets qu'il produit sur ceux qui le conduisent, en termes d'expérience de transformations énergétiques ou, selon les préférences, de changements d'états de conscience ou de modes de perception. Il s'agit du sujet complexe et fascinant de la recherche que Grotowski a developpé à partir du 1986, sous le titre d'“Art comme Vehicule”, en créant le Workcenter de Pontedera, avec le perfectionnement de l'exercice Motions et surtout avec la mise au point de différentes oeuvres performatives nommées “Action”, mise au point qui est continuée après la disparition du maître polonais, en 1999, sous la direction de Thomas Richards et de Mario Biagini: Downstairs Action, Action, An Action in Creation, The Letter. Les résultats récents du travail du Workcenter de Pontedera, surtout ceux successifs à la naissance 18 J. Grotowski, Performer, dans Jerzy Grotowski. Testi 1968-1998 (Opere e sentieri, vol. II), éds. A. Attisani et M. Biagini, Roma, Bulzoni, 2007, pp. 83-88. (en 2008) de deux différentes équipes guidées par Richards et Biagini, montrent à quel point étaient trompeuses les impressions d'une sécession définitive de l'Art comme Véhicule du théâtre, et donc du performer de l'acteur: Dies Irae, The Letter, mais surtout The Living Room, créée par le team de Richards, et I am America, d'après Ginsberg, créée par l'équipe de Biagini, ne constituent pas du tout un pur et simple retour au spectacle, comme un'espèce de revirement ou, pire, d'abjuration. Bien différemmment ils représentent un exemple très intéressant, chargé de futur et encore à analyser serieusement, de transmutation post-XX siècle du spectacle théâtral et de l'identité-fonction de l'acteur. Plutôt qu'employer le terme performer de manière générique et faible ou, à l'opposé, de risquer d'en faire un genre précis d'acteur (d'anti-acteur, en effet), mieux vaudrait, selon moi, de reconnaître l'importance de la dimension performative dans le théâtre contemporain et donc dans la manière de travailler de beaucoup des types de transmutation actorielle dont je viens de parler. Je ne suis pas sûr qu'il convient vraiment de parler d'un “théâtre performatif”, comme le fait par exemple Josette Féral, mais sans aucun doute est très importante sur la scène contemporaine cette dialectique entre théâtralité et performativité que la chercheuse canadienne a théorisé. Sûrement on est, depuis des décennies, en présence d'un phénomène que l'on pourrait appeller de performativisation du théâtre, qui investit ce dernier à plusieurs niveaux, de la dramaturgie à la mise en scène, au jeu. On pourrait distinguer au moins trois opérations principales à ce propos: 1) prévalence (variable) de la dimension de présence, ostension autoréflexive, matérialité autosignifiante, renvoi à soi, respect à la dimension de représentation, fiction, narration, renvoi à autre que soi; 2) tendence à la déconstruction (en mésure variable) de la forme drame et de la forme mise en scène, à travers l'utilisation de dispositifs que, somme toute faite, sont les même que Lehmann a défini post-dramatiques: parataxe, simultanéité, jeu avec la densité des signes, mise en musique, dramaturgie visuelle, corporalité, irruption du réel, événement/situation; mais aussi: fragmentation, incompletude, discontinuité. 3) Repensement du spectacle théâtral non plus en termes d'oeuvre-produit mais en termes d'événement et de relation, caracterisés par la coprésence physique d'acteur et spectateur et par l'échange énergétique entre les deux, et donc par la corporéité comme dimension essentielle soit pour l'un soit pour l'autre. A ce propos, et pour conclure, c'est intéressant peut être la définition de performance proposée par Marina Abramovič: L'aspect decisif de la performance est le rapport directe avec le public, la transmission d'énergie entre public et performer. Qu'est-ce qu'une performance? C'est une espèce de construction physique et mentale avec laquelle l'artiste se pose face au public. […] La performance est una transmission directe d'énergie.19 19 M. Abramovič, Body Art, dans Marina Abramovič, Milano, Edizioni Charta, 2002, p. 13.